BOLZANO

Introduction à la Théorie des grandeurs
(1830-1833)

Wissenschaftslehre
(1837)

 

Les textes de Bolzano, extraits de la Wissenschaftslehre (Bolzano 1837) et de l'Introduction à la Grössenlehre (Bolzano 1833, composée entre 1830 et 1833, revue dans les années 1840, mais publiée seulement en 1976) contiennent l'essentiel de ses découvertes logiques

— la notion de proposition et de représentation en soi ;

— l'idée de la variation (substitution de représentations à d'autres représentations dans une proposition) ;

— les concepts de degré de validité et d'analyticité ;

— les définitions des relations logiques les plus importantes entre les propositions (compatibilité, déductibilité, équivalence, incompatibilité).

A la base de la logique de Bolzano se trouvent les propositions en soi (Sätze an sich). Ce sont des entités de nature intensionnelle [par opposition à extentionnelles], caractérisées par deux propriétés essentielles : elles n'appartiennent pas au monde réel (elles ne sont pas localisables dans le temps ou dans l'espace) et elles sont soumises à la bivalence (elles sont vraies ou fausses). D'où la différence aussi bien par rapport aux jugements (actes psychiques qui sont des événements réels) que par rapport aux énoncés (suites de signes, également réelles). Les propositions en soi sont logiquement antérieures et aux jugements dont elles forment la matière ou contenu, et aux énoncés dont elles constituent le sens.

Les représentations en soi (Vorstelluntgen an sich) qui correspondent à ce qu'on nomme traditionnellement idées ou concepts (mais qui englobent également des intuitions), sont dérivées des propositions en soi: elles sont définies comme parties des propositions qui ne sont pas à leur tour des propositions entières.

Le rapport entre les propositions et les représentations (en soi) est donc inverse : au lieu d'être une combinaison d'idées, une proposition est une entité primitive dont on obtient les constituants par l'analyse.

Le concept clef de la méthode de Bolzano en logique est celui de variation. Par variation, Bolzano entend la substitution de certaines représentations à d'autres représentations, qui sont « considérées comme variables » dans une proposition donnée (sous condition de respecter les catégories sémantiques au cours de la substitution). Cette manière de parler ne doit pas et reprise à la lettre puisqu'on ne peut rien varier dans une proposition en soi. Elle revient en fait à considérer une classe de propositions semblables à la proposition donnée, sauf que celles-ci contiennent d'autres représentations la où la proposition donnée contient les représentations sur lesquelles on a opéré des « substitutions ». Par la méthode de variation, une proposition engendre donc une classe de propositions que Bolzano représente parfois par une forme propositionnelle. Nous appellerons ici les propositions obtenues par la méthode de variation des variantes de la proposition donnée. Les variantes sont relatives au choix des représentations considérées comme variables dans une proposition.

La méthode de variation permet de définir les concepts logiques les plus importants, compte tenu de la vérité ou de la fausseté des propositions obtenues. C'est d'abord le concept de degré de validité d'une proposition, défini comme le rapport du nombre de variantes vraies au nombre de toutes les variantes de la proposition initiale. Le degré de validité est un nombre réel de l'intervalle fermée [0, 1]. S'il est égal à 1, toutes les variantes d'une proposition sont vraies et la proposition elle-même est universellement valide (relativement aux représentations considérées comme variables); si le degré est nul, la proposition est universellement contravalide ; s'il est strictement compris entre 0 et 1, la proposition a une probabilité déterminée par ce nombre.

L'analyticité correspond à la deuxième étape, intermédiaire, de la construction bolzanienne : une proposition est analytique si elle contient au moins une représentation qui, considérée comme variable, donne lieu aux variantes qui ont toutes la même valeur de vérité. Autrement dit, une proposition analytique contient au moins une représentation « variable » telle que les propositions obtenues par la méthode de variation sont ou bien toutes vraies ou bien toutes fausses.

Plus importante est la troisième étape de cette construction par laquelle on accède au niveau logique proprement dit et qui aboutit à la notion d'analyticité logique et aux relations logiques entre les propositions. Une proposition est logico-analytique si toutes ses variantes ont la même valeur de vérité lorsque toutes les représentations non logiques qui y figurent sont considérées comme variables. Toutefois, Bolzano observe que « le domaine des concepts qui appartiennent à la logique n'est pas délimité de manière si nette que jamais là-dessus aucune controverse ne puisse s'élever ». Dans les remarques au § 148, il ajoute que les propositions qui peuvent se réduire aux (logico-) analytiques par substitution de la définition au défini sont également (logico-) analytiques.

Bolzano peut appliquer maintenant sa méthode pour décrire les relations logiques. La compatibilité (Verträglichkeit) entre deux classes de propositions A et M (relativement aux « représentations variables » choisies) sera définie par l'existence d'au moins un système (Inbegriff) de représentations qui, substitué aux représentations « variables » correspondantes dans A et dans M, rend toutes les propositions de A et de M vraies. De manière semblable, Bolzano obtient la relation logique la plus importante, à savoir la déductibilité (Ableitbarkeit) entre deux classes de propositions, qui correspond à la conséquence logique: la classe M est déductible de la classe A si chaque système de représentations qui, substitué aux variables dans les propositions de la classe A, les rend toutes vraies, rend également vraies toutes les propositions de la classe M. Il est à noter que la déductibilité bolzanienne est un cas particulier de la compatibilité; cette clause permet d'une part d'affaiblir la déductivité en relation de probabilité d'une proposition M relativement à une classe d'hypothèses A, d'autre part de considérer la déductibilité comme cas limite de la probabilité.

 

 

J. SEBESTIK

 

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Propositions et représentations en soi

(Introduction à la Théorie des grandeurs 1833, II, §2)

 

1) On comprendra ce que j'entends par proposition dès que je remarque que ce n'est pas pour moi ce que les grammairiens appellent une proposition, à savoir l'expression verbale, mais uniquement le sens de cette expression, lequel, nécessairement et toujours, ne peut être que vrai ou faux : une proposition en soi ou une proposition objective. J'accorde bien l'existence à la conception d'une proposition dans l'esprit d'un être pensant, je l'accorde bien aux propositions pensées et aux jugements qu'on porte, à savoir l'existence dans l'esprit de celui qui pense ces propositions et qui porte ces jugements. Mais les pures propositions en soi, ou les propositions objectives, je les compte parmi une espèce de choses qui ne sont absolument en rien des existants, et qui ne pourront non plus jamais le devenir. Que nous pensions à une proposition, que nous jugions qu'une chose soit ainsi ou autrement, cela est quelque chose de réel, qui est apparu en un temps déterminé et qui cessera aussi en un temps déterminé; les signes écrits, par lesquels nous couchons quelque part de telles propositions, sont de même quelque chose qui appartient à la réalité; mais les propositions mêmes n'appartiennent à aucun temps et à aucun lieu.

2) Si, comme je l'espère, on peut comprendre d'après ce qui vient d'être dit, ce que j'entends par propositions en soi ou proposition objective, on comprendra également ce que j'appelle une représentation en soi ou représentation objective. Dans chaque proposition peuvent, en effet, être distinguées plusieurs parties et si celles-ci ne sont pas à leur tour des propositions entières, je les appelle représentations ou (en tenant compte d'une différence qui doit être expliquée par la suite), parfois aussi concepts. Ainsi, la proposition : Dieu a l'omniscience, se com­pose de parties : Dieu, a et omniscience ; je les appelle par conséquent représentations. De même qu'une proposition en soi n'a pas de réalité (Wirklichkeit), de même ses parties, i.e. les représentations ou concepts en soi n'ont pas de réalité. Une représentation en soi doit par conséquent être nettement distinguée de sa conception dans l'esprit d'un être pensant (d'une représentation subjective, pensée). Car à cette dernière appartient évidemment la réalité. Si je suis en train de penser maintenant à une montagne d'or, la représentation: montagne d'or, représentation subjective, existant dans mon esprit, a bien entendu la réa­lité, à savoir pendant le temps qu'elle existe dans mon esprit. En revanche, la représentation objective qui est à la base de cette représentation subjective (celle-ci n'est qu'une conception de celle-là), la pure représentation en soi, n'est et ne saurait absolument pas être quelque chose d'existant. Non certes, parce que — comme c'est le cas seulement dans cet exemple — il n'y a pas de montagne d'or, mais parce que si les représentations en soi étaient quelque chose de réel, a leur tour les propositions en soi, dans lesquelles ces représentations figurent comme parties, devraient être quelque chose d'existant.

3) Pour saisir la différence qui vient d'être décrite entre les propositions et les représentations encore plus complètement, il sera utile de mentionner une propriété par laquelle les représentations et les propositions se distinguent de manière caractéristique. Toute proposition, toute proposition complète est toujours l'un des deux seulement: ou bien vraie ou bien fausse; en revanche, ni la vérité ni la fausseté n'appartient aux représentations seules. Par exemple, la proposition: toute ligne est divisible, doit être qualifiée de vraie; la proposition: tout point est divisible, de fausse. S'il semble bien que certaines représentations, par exemple « montagne d'or », « rectangle rond », peuvent être appelées fausses, c'est seulement dans la mesure où nous supposons que quelqu'un affirme les propositions: il y a une montagne d'or, il peut y avoir des rectangles ronds, et semblables. C'est de cette manière seulement que nous le comprenons lorsque nous parlons de concepts faux et de représentations fausses.