Emmanuel Todd – « La question du racisme doit être posée sans illusion mais le discours qui vise à dire que le vote Trump est le vote des petits blancs racistes n’est pas seulement absurde, c’est juste le contraire »

15 Novembre 2016

 

Atlantico : Après le Brexit de juin dernier, c’est au tour du peuple américain de faire, avec l’élection de Donald Trump, un choix impensable. Lors d’une conférence faite à l’Audencia Business school de Nantes la veille de cette l’élection, vous n’en aviez pas du tout écarté l’hypothèse. Pourquoi ?

Emmanuel Todd : Cette conférence sur la crise de la globalisation et de la société américaine peut effectivement servir aujourd’hui à expliquer la victoire de Donald Trump. Mais je ne me suis pas mis en opposition pour le plaisir et j’essaye maintenant de comprendre pourquoi, comment j’ai résisté à la pression de l’école de l’impensable. Ce n’est pas du tout évident. Le modèle que j’utilise d’habitude ne fonctionne pas ici. J’ai consacré l’essentiel de ma vie de chercheur à dire qu’il fallait chercher les déterminants de la vie politique et idéologique au-delà de l’économie : dans les structures familiales, les valeurs religieuses, les stratifications éducatives.

Mais cette approche m’aurait amené à conclure que la société américaine pouvait supporter à l’infini le néolibéralisme, l’hyperindividualisme, la montée des inégalités, la stagnation ou même la baisse du revenu médian des ménages. La famille nucléaire anglo-saxonne est individualiste, libérale, mais pas du tout égalitaire. Le protestantisme des sectes, avec ses élus et ses damnés, est inégalitaire. La nouvelle stratification éducative en supérieurs, secondaires et primaires a rajouté une couche d’inégalitarisme à la société américaine. Il était donc possible d’imaginer (comme l’ont fait Hillary Clinton et la presse de l’establishment) que tout allait continuer. Le monde anglo-américain aurait engendré le néo-libéralisme parce que, pour le meilleur et pour le pire, il lui convenait. La résistance à la globalisation ne pouvait être qu’ailleurs, dans des pays attachés à l’égalité, comme la France, à l’intégration collective comme l’Allemagne ou le Japon, ou aux deux comme la Russie.

Je crois que c’est l’augmentation de la mortalité des Américains blancs de 45 à 54 ans entre 1999 et 2013 qui m’a fait craquer. La mortalité a un peu baissé pour les Blancs qui avaient fait des études supérieures complètes, elle a stagné pour ceux qui avaient fait des études supérieures incomplètes, elle a augmenté en-dessous de ce seuil, entraînant l’élévation du taux global. Nous en sommes au point où le groupe majoritaire, les Blancs, représentant 72% du corps électoral, est tellement en souffrance que sa mortalité augmente. Les causes de cette augmentation ne sont pas « naturelles » : il s’agit de suicides, d’alcool, de drogue, d’empoisonnements médicamenteux. A l’instinct je me suis dit : à ce stade, le système idéologique néo-libéral peut craquer. Cet indicateur est vraiment le signe que la globalisation économique a fini par conduire à une insécurité individuelle et sociale insupportable même en pays anglo-saxon. Les sondages « sortie des urnes » ont bien montré qu’au fond, la principale motivation du vote Trump était la volonté de changement. Tout sauf ce que représente Clinton.

Au fond, je suis revenu l’autre jour à la première intuition prospective de ma vie, antérieure à mon hypothèse et mes recherches sur la détermination des idéologies par les structures familiales. En 1976, j’avais prédit, à l’instinct, dans La Chute finale, l’effondrement du système soviétique, en me basant, fondamentalement, sur la hausse de la mortalité infantile russe entre 1970 et 1974. Je peux aujourd’hui boucler l’interprétation : la famille communautaire paysanne russe – égalitaire, autoritaire - a bien mené à l’idéologie communiste. Mais à un certain stade, l’absurdité économique et sociale du communisme est devenue telle que la Russie a fini par s’en débarrasser, par transcender sa propre détermination anthropologique. Il se passe aujourd’hui quelque chose du même ordre aux États-Unis. Une réalisation exagérée du potentiel idéologique individualiste et inégalitaire de la famille nucléaire absolue anglo-saxonne a mené l’Amérique dans une autre forme d’absurdité. La population finit par réagir et part dans une autre direction. Ce qui se passe en Amérique peut donc sans doute être mis en parallèle, en termes d’importance historique, avec ce qui s’est passé en Russie vers 1990. Dans les deux cas, un taux de mortalité avertit le chercheur. La démographie est tellement plus fiable que l’économie !

La chute du néo-libéralisme succède donc à celle du communisme. Le parallèle s’arrête ici j’espère. Le capitalisme est plastique, multiforme : il devrait permettre une reconstruction assez rapide de la nation américaine..

Vous envisagez le vote Trump comme une réaction démocratique égalitaire. Que faire de la dimension raciale du vote ? Le parti républicain est toujours un parti blanc. Les démocrates protègent les Noirs et les Hispaniques. On parle de Trump comme de l’élu des « petits blancs »

La lecture sociologique de cette élection s’est faite avant tout sur des critères d’éducation et de race. Mais il faut quand même regarder les thèmes électoraux. La campagne américaine a débuté par une double surprise, la montée en puissance de Bernie Sanders et celle de Donald Trump, qui avaient en commun la dénonciation du libre-échange. Sanders a échoué, mais Trump a réussi en s’émancipant idéologiquement du parti Républicain. Je vois bien en France et ailleurs tous ceux qui veulent penser que Trump n’appliquera pas son programme. Mais nous devons accepter de voir la tendance lourde de la société américaine, à gauche autant qu’à droite de l’échiquier idéologique. La véritable idéologie de l’Amérique c’est aujourd’hui ce que j’appelle la « globalization fatigue ». Et d’une certaine façon, le programme de Trump a déjà commencé à être appliqué sous Obama. Les États Unis sont le pays qui a pris le plus de mesures protectionnistes depuis la crise et les dépenses de reconstruction des infrastructures ont déjà débuté. Commençons donc par valider une dimension marxiste de l’interprétation. Et un choix économique.

Il est vrai que Donald Trump a fait ses meilleurs scores chez les non éduqués blancs, mais il reste le fait que Trump est aussi un phénomène de classe moyenne, et qu’il fait un peu mieux que Clinton dans l’électorat blanc éduqué. Les Noirs ont voté à 88% pour Clinton, avec pourtant un taux de participation plus faible que pour Obama. Mais les mouvements les plus importants, par rapport aux élections précédentes, ont bien eu lieu en fonction des niveaux de revenus. Alors que le parti républicain était le parti des riches, il se contente aujourd’hui de faire jeu égal avec le parti démocrate chez ceux qui gagnent plus de 200 000 dollars par an. Globalement certes, on a l’impression que le niveau économique n’est plus tellement déterminant. Mais c’est le résultat d’une mutation extraordinaire : beaucoup de riches ont fui le parti républicain. D’ailleurs, pendant la campagne, l’argent est allé vers le parti démocrate. Wall Street a voté Clinton. Tout comme les chanteurs et acteurs branchés perçus comme « de gauche », liberal au sens américain, mais qui sont quand même, au fond, des milliardaires qui bénéficient à leur manière de la globalisation.

Vous fuyez la question raciale

Non, vous allez voir. Je vais commencer par une blague pour semer le doute sur les lieux communs. Ces prétendus « prolos blancs incultes », de la Rust Belt, entre Grands Lacs et Pennsylvanie, ont voté démocrate lorsque le candidat était noir, ils ont cessé de voter démocrate lorsque la candidate est devenue blanche.

Mais soyons sérieux. Si l’on veut comprendre la question raciale, il faut remonter au fondement même de la démocratie américaine.

Le problème racial est en Amérique d’une épaisseur, d’une résistance extraordinaire. Il n’a aucun équivalent en France. Il n’y a pas chez nous de groupes où le taux de mariage mixte soit aussi faible que celui des femmes noires aux États Unis. Loïc Wacquant a bien montré dans Urban Outcast (parias urbains) que les banlieues françaises les plus pourries n’avaient rien à voir avec l’hyperghetto américain. Il y a pire : les États-Unis sont depuis l’origine une démocratie raciale. Les Anglais qui ont fondé l’Amérique ne croyaient pas en l’égalité des hommes. La seule façon d’expliquer leur conversion à un idéal égalitaire démocratique, c’est d’admettre que les Blancs sont devenus égaux en Amérique parce que la notion d’infériorité y a été collée sur des groupes raciaux ; sur les Indiens, puis sur les Noirs.

Comment cette question raciale structure-t-elle aujourd’hui l’espace politique américain ?

Dès Nixon, les Républicains ont utilisé le ressentiment blanc contre la déségrégation et contre l’émancipation politique des Noirs comme un instrument de lutte et de conquête électorale. Subtilement, en utilisant un langage codé, ils ont établi l’idée que l’État Providence (le welfare) était un truc pour les Noirs. Le parti Républicain, le parti de Lincoln et de l’abolition de l’esclavage, est rapidement devenu un parti blanc. La question raciale a été à partir de Reagan un levier fondamental de la révolution néolibérale. C’est largement par racisme que les électorats de Reagan, de Bush père et fils, ont applaudi aux suppressions d’impôts, à la destruction de l’Etat social de Roosevelt. C’est en tapant sur les Noirs que les classes moyennes et les classes populaires blanches se sont autodétruites... Une bonne partie de l’électorat blanc a voté, des décennies durant, contre ses propres intérêts économiques, silencieusement contre les Noirs, bruyamment pour des valeurs religieuses ou contre l’avortement. En 1984, spécifiquement, contre le protectionnisme de Walter Mondale, candidat démocrate écrasé par Reagan. On pourrait dire qu’il s’est agi d’un électorat fou, ou peut-être seulement masochiste. C’est cet électorat raciste et masochiste que les éditorialistes du Washington Post, du New York Times aux États-Unis, du Guardian et de l’Independent au Royaume-Uni, et de la presse française, semblent regretter. Ils ont la nostalgie de ces gens qui votaient contre leur intérêt et qui élisaient des Présidents qui réduisaient les impôts et faisaient la guerre en Irak.

Mais aujourd’hui, sur tous les plans, l’opinion, la sensibilité américaine bouge. L’irrationnel recule. La vague religieuse fondamentaliste est en régression comme l’a montré Putnam. L’idée d’intervention de l’Etat redevient populaire. C’est ça la véritable toile de fond de l’élection de Trump. C’est aussi pour cela qu’il a pu mettre l’intérêt économique réel des gens – le protectionnisme, le retour à la nation - au cœur de l’élection, plutôt que la passion religieuse ou raciale. La question du racisme doit être posée sans illusion mais le discours qui vise à dire que le vote Trump est le vote des petits blancs racistes, n’est pas seulement absurde, c’est juste le contraire.

Mais les Noirs n’ont pas voté Trump…

Exact mais à ce stade, il faut se demander qui est responsable de la racialisation persistante du vote. Je suis convaincu que cette fois-ci, elle est venue des démocrates, par un discours raciste inversé. Les démocrates proposaient une alliance électorale perverse, ou vicieuse, je ne sais que dire, associant aux vrais privilégiés économiques et éducatifs du système, toujours blancs majoritairement, une sorte de mercenariat électoral des minorités, hispanique et noire, pour casser le cœur blanc de la démocratie américaine. Ce qui m’a le plus écoeuré dans ce processus, c’est la façon dont Hillary Clinton a évincé Bernie Sanders, dont je me sentais évidemment très proche. J’ai suivi les primaires démocrates Etat par Etat. Et c’est bien l’électorat noir qui a empêché la victoire de Sanders. En 2016 l’aliénation politique a changé de couleur. On est passé d’un système où le cœur de l’électorat blanc votait contre ses intérêts à un système où l’électorat noir a voté contre ses intérêts. En effet, les Noirs, surreprésentés dans le monde ouvrier, moins éduqués malgré des progrès importants, sont le groupe qui a le plus souffert du libre-échange, et qui continue d’en souffrir le plus. Le paradoxe ultime de l’élection qui vient d’avoir lieu est que si Trump applique son programme protectionniste, les Noirs seront les premiers à en bénéficier.

Après le Brexit, après Donald Trump, quelles sont les leçons à tirer, pour la France et l’Europe, de ce qui s’apparente de plus en plus à un mouvement de fond ? Comment jugez-vous la réaction officielle de François Hollande ?

Quand on me parle de François Hollande, je hausse les épaules. Ma seule demande, en ce qui le concerne, c’est qu’il rembourse ses frais de coiffeur à la République. Il est nul, au bord d’une rupture psychique avec le réel, mais il est injustement devenu le bouc émissaire de la médiocrité de la classe politico médiatique française. Aucun des candidats du système ne fera autre chose que la politique de Hollande : rester dans l’euro et dans le libre-échange. Avec les mêmes conséquences désintégratrices pour la société française, et la même montée de violence qui en résulte.

Mais ce serait pourtant pour les « élites » françaises le moment d’être lucides et de ne pas refaire en 2017 l’erreur de 1981 : agir à contre temps des pays dominants et leaders, anglo-saxons.

Regardez. La révolution néolibérale démarre avec Thatcher en 1979 et Reagan en 1980 ; en 1981 la France de Mitterrand opère un contretemps exceptionnel. Alors que le virage néolibéral commence, la France amorce un virage soviétique. Elle nationalise. Tout cela pour aboutir, dès 1983, à un retournement mal maitrisé, qui se croit néolibéral mais qui n’est en fait qu’austéritaire. Nos hauts-fonctionnaires naïfs vont finir par concevoir l’euro en le pensant libéral alors qu’il s’agit en fait d’une construction typiquement étatique, presque soviétique dans son désir de domination par en haut de la société.

2017 sera peut-être l’occasion, pour la France, de faire la même erreur, mais à l’envers. Après le Brexit, et Donald Trump, les Anglo-saxons bougent dans le sens de la reconstruction nationale et s’éloignent de l’idéal de la globalisation. Nos candidats de droite, dont l’un sera président, font assaut de néolibéralisme. Tous sont des libre-échangistes bêtas. L’un d’entre eux sera peut-être un nouveau Mitterrand, agissant à contretemps sur la scène mondiale.

Vous faites l’impasse sur le Front national

En France, on peut avoir le sentiment que le Front national est le parti trumpien. Mais il y une différence de fond : aux États Unis, au Royaume Uni, la dissidence est venue de l’intérieur même du système : Boris Johnson, Donald Trump sont des gens du système. De son côté, la France n’a trouvé, pour défendre ces idées, que des parias d’extrême droite structurellement marginalisés. Leurs chances de succès restent faibles parce qu’il y a dans chaque peuple une forme de légitimisme, le besoin, pour changer démocratiquement les règles, qu’une fraction au moins des classes dirigeantes accepte de le représenter. En France, ce chemin semble pour le moment bien bouché. Nos classes dirigeantes ne cultivent ni l’originalité ni la souplesse. C’est inquiétant. Le modèle français, ce n’est pas le modèle d’une élite qui lâche lorsqu’il est encore temps, c’est celui d’une élite qui se fait couper la tête. Sur cette base, quand même, je lance par civisme un appel à la droite française : il n’y aurait pas chez vous quelques types audacieux et créatifs disposés à nous éviter des affrontements brutaux ?