HISTOIRE JUIVE - RELIGION JUIVE

Israël SHAHAK

 

La définition de l’État juif

Il faut parler des attitudes adoptées couramment par les juifs vis-à-vis des non-juifs : sans cela, il n’est même pas possible de comprendre l’idée d’Israël comme « État juif », selon la définition qu’Israël s’est donnée officiellement. Le malentendu général qui — indépendamment même du régime en vigueur dans les Territoires occupés — fait d’Israël une véritable démocratie, provient du refus de voir en face ce que l’expression « État juif » signifie pour les non-juifs. À mon avis, Israël en tant qu’État juif, constitue un danger non seulement pour lui-même et pour ses habitants, mais aussi pour tous les juifs et pour tous les autres peuples et États du Moyen- Orient et d’ailleurs. Je considère comme tout aussi dangereux d’autres États ou entités politiques de la région qui, pour leur part, se définissent comme « arabes » ou « islamiques ». Je suis bien loin d’être le seul à évoquer ces risques. En revanche, personne ne parle du danger inhérent au caractère juif de l’État d’Israël.

Le principe faisant d’Israël « un État juif » fut dès le début d’une importance capitale pour les politiciens israéliens, et il a été inculqué à la population juive par tous les moyens imaginables. Au début des années 80 s’est formée, parmi les juifs israéliens, une toute petite minorité s’opposant à ce concept : la Knesset a alors (en 1985) adopté, à une écrasante majorité, une Loi constitutionnelle (c’est-à-dire prévalant sur des dispositions d’autres textes de loi, qui sinon ne pourraient être abrogées que par une procédure spéciale et compliquée) qui exclut de la participation aux élections parlementaires tout parti dont le programme s’oppose explicitement au principe d’un « État juif », ou propose de le modifier par des moyens démocratiques. Étant moi-même vigoureusement opposé à ce principe constitutionnel, il m’est légalement impossible, dans cet État dont je suis citoyen, d’appartenir à un parti qui, tout en ayant des principes avec lesquels je sois d’accord, serait admis à concourir aux élections à la Knesset. Cet exemple à lui seul montre que l’État d’Israël n’est pas une démocratie, du fait que cet État applique une idéologie juive à l’encontre de tous les non-juifs, et à l’encontre des juifs qui s’opposent à cette idéologie. Mais le danger représenté par cette idéologie dominante ne se limite pas aux affaires internes ; elle influence aussi la politique étrangère d’Israël. Et ce danger ira croissant, tant que l’on continuera de renforcer deux ordres de facteurs opérant dans le même sens : le caractère juif d’Israël et le développement de sa puissance, notamment de sa force nucléaire. À cela s’ajoute un autre facteur inquiétant : l’accroissement de l’influence israélienne sur les milieux dirigeants des États- Unis. Il est donc aujourd’hui non seulement important, mais vital, politiquement, de fournir des informations exactes et précises sur le judaïsme et, en particulier, sur la façon dont les non-juifs sont traités par Israël.

Je commencerai par la définition israélienne officielle du terme « juif », qui est révélatrice de la différence décisive entre Israël en tant qu’« État juif » et la plupart des autres États. Israël, en effet, « appartient » (c’est le terme officiel) aux personnes définies comme « juives » par les autorités israéliennes et à elles seules, et ce, quel que soit leur lieu de résidence. Inversement, Israël n’« appartient » pas officiellement à ses habitants non juifs, dont le statut est considéré, même officiellement, comme inférieur. Cela signifie en pratique que si les membres d’une tribu péruvienne sont convertis au judaïsme et sont donc considérés comme juifs, ils ont aussitôt le droit de devenir des citoyens israéliens et de participer à l’exploitation d’environ 70 % des terres de Cisjordanie (et de 92 % du domaine d’Israël proprement dit), assignées officiellement au bénéfice exclusif des juifs. En revanche, il est interdit à tout non-juif (et non seulement à tous les Palestiniens) de profiter de ces terres. (Interdiction qui s’applique même aux arabes israéliens qui ont servi dans l’armée israélienne, même à ceux qui ont atteint un rang élevé.) — L’exemple que je donnais s’est effectivement produit : il y a quelques années, un groupe de Péruviens convertis au judaïsme a pu s’établir près de Naplouse (Cisjordanie) sur des terres dont les non-juifs sont officiellement exclus. Tous les gouvernements israéliens ont pris et continuent de prendre des risques politiques énormes, y compris celui de la guerre, pour que ce genre d’implantations, constituées exclusivement de personnes définies comme « juives » (et non « israéliennnes », comme l’affirment mensongèrement la plupart des médiats) relèvent de la seule autorité « juive ».

Les juifs des États-Unis et de Grande-Bretagne ne crieraient-ils pas à l’antisémitisme, si l’on proposait de décréter leurs pays « États chrétiens », « appartenant » aux seuls citoyens officiellement reconnus comme chrétiens ? La conséquence d’une telle doctrine serait que les juifs se convertissant au christianisme deviendraient par là-même des citoyens à part entière… Les juifs n’ont pas manqué d’occasions d’apprendre, au long de leur histoire, les bienfaits de la conversion. La discrimination, exercée à maintes époques par les États chrétiens et musulmans à l’encontre des juifs et de toutes les personnes n’appartenant pas à la religion officielle, cessait dès qu’on se convertissait. Mais n’en va-t-il pas de même, aujourd’hui, en Israël, pour un non-juif ? Qu’il se convertisse au judaïsme, et il ne sera plus victime de la discrimination officielle. Ainsi, le même type d’exclusive que la majorité des juifs de la diaspora dénoncent [dans le premier cas] comme antisémite est considérée [dans le second] comme juive par la majorité de tous les juifs. Mais s’opposer à la fois à l’antisémitisme et au chauvinisme juif est une attitude que beaucoup de juifs traitent de « haine de soi », notion que je considère comme absurde.

On comprendra donc que dans le contexte de la politique israélienne, la signification du terme « juif » et des mots apparentés (notamment « judaïsme ») ait autant d’importance que la signification de « islamique » pour l’État iranien, ou que celle de « communiste » lorsque ce terme était utilisé par les autorités de l’ex-URSS. Or, le sens du mot « juif » », dans son usage courant, n’est pas précis, que ce soit en hébreu ou dans les autres langues ; aussi a-t-il fallu en donner une définition officielle.

Selon le droit israélien, une personne est considérée comme « juive » si sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère et sa trisaïeule étaient de confession juive ; ou bien, si cette personne s’est convertie au judaïsme d’une façon jugée satisfaisante par les autorités israéliennes ; et à condition, bien sûr, que la personne en question ne se soit pas convertie du judaïsme à une autre religion — auquel cas Israël cesse de la considérer comme « juive ». La première de ces conditions correspond à la définition donnée par le Talmud et reprise par l’orthodoxie juive. Le droit rabbinique talmudique et post-talmudique reconnaît aussi la conversion d’une personne au judaïsme (ainsi que l’achat, suivi d’une autre sorte de conversion, d’un esclave non juif par un juif) comme un moyen de devenir juif, pourvu que la conversion soit accomplie dans les formes par des rabbins dûment habilités. Ces « formes » comportent, pour les femmes, leur inspection par trois rabbins lors d’un « bain lustral » ; rituel bien connu de tous les lecteurs de la presse hébraïque, mais qui n’est pas souvent évoqué par les médiats anglophones ou autres, en dépit de l’intérêt qu’y prendrait certainement une partie du public. Espérons que ce livre contribuera à réduire cette inégalité.

Mais une autre raison impérieuse exige de définir officiellement qui est « juif » et qui ne l’est pas. L’État d’Israël, en effet, privilégie officiellement les juifs par rapport aux non-juifs dans de nombreux aspects de l’existence. Je citerai les trois qui me semblent les plus importants : le droit de résidence, le droit au travail et le droit à l’égalité devant la loi. Les mesures discriminatoires concernant la résidence se fondent sur le fait qu’environ 92 % du territoire d’Israël est propriété de l’État, administrée par le Domaine israélien (Israel Land Authority), selon des règlements fixés par le Fonds national juif (FNJ — Jewish National Fund), filiale de l’Organisation sioniste mondiale. Ces règlements dénient le droit de résider, d’ouvrir un commerce et souvent aussi de travailler à quiconque n’est pas juif, et pour ce seul motif ; en revanche, rien n’interdit aux juifs de s’établir ou de fonder des entreprises n’importe où en Israël. Appliquées dans un autre État à l’encontre des juifs, de telles pratiques seraient immédiatement et à juste titre taxées d’antisémitisme et soulèveraient un tollé général. Appliquées par Israël au nom de son « idéologie juive », elles sont en général soigneusement ignorées — ou excusées dans les rares cas où on en fait état.

Le déni du droit au travail signifie qu’il est interdit officiellement aux non- juifs de travailler sur les territoires administrés par le Domaine israélien conformément aux règlements du FNJ. Il est clair que ces règlements ne sont pas toujours, ni même souvent respectés, mais ils existent. De temps à autres les autorités lancent des campagnes pour les faire appliquer ; par exemple, le ministère de l’Agriculture part soudain en guerre contre « cette plaie » [qu’est] « l’embauche de journaliers arabes pour la récolte des fruits dans des plantations appartenant à des juifs et situées sur la Terre nationale [c’est-à-dire propriété de l’État d’Israël] » — même si les ouvriers agricoles en question sont des citoyens israéliens. D’autre part, Israël interdit formellement aux juifs installés sur la « Terre nationale » de sous-affermer ne fut-ce qu’une partie de leurs terres à des arabes, même pour un bref laps de temps ; les contrevenants sont punis, en général, d’une forte amende. En revanche, rien n’empêche les non-juifs de louer leurs terrains aux juifs. Ainsi, étant moi-même juif, j’ai le droit de prendre à ferme à un autre juif un verger pour en récolter les fruits, mais ce droit est dénié à un non-juif, qu’il soit citoyen israélien ou résident étranger.

Les citoyens non-juifs d’Israël ne jouissent pas du droit à l’égalité devant la loi. Cette discrimination s’exprime dans de nombreuses lois, même si — sans doute pour éviter des « problèmes » — elles évitent d’employer explicitement les termes « juif » et « non-juif », comme le fait, au contraire, la loi fondamentale dite du Retour. Selon cette loi, les personnes reconnues officiellement comme « juives » ont de ce fait même le droit d’entrer en Israël et de s’y établir. Elles reçoivent automatiquement un « certificat d’immigration » qui, à leur arrivée, leur donne « la citoyenneté en vertu de leur retour dans la patrie juive », ainsi que le droit à de nombreux avantages financiers. Ceux-ci varient selon le pays de provenance. Par exemple, les juifs provenant des États de l’ex-URSS reçoivent une « allocation d’intégration » de plus de 20 000 dollars par famille. Aux termes de cette loi, tout juif qui s’établit en Israël acquiert aussitôt le droit de vote et celui d’être élu à la Knesset [le Parlement] — même s’il ne sait pas un mot d’hébreu.

Les autres lois israéliennes recourent à ces périphrases pudiques : « toute personne pouvant immigrer conformément à la loi du Retour », « toute personne non habilitée à immigrer conformément à la loi du Retour ». Selon la loi considérée, tel ou tel avantage est garanti à la première catégorie de personnes et systématiquement refusé à la seconde. Le moyen le plus simple d’imposer la discrimination dans la vie quotidienne est la carte d’identité, que chaque Israélien est tenu d’avoir toujours sur soi. La carte d’identité indique en effet la « nationalité » officielle de son détenteur : « Juif », « Arabe », « Druze », etc. — bref, toutes les « nationalités » imaginables, à une exception près, qui est de taille : il n’a jamais été possible d’obtenir du ministère de l’Intérieur de se définir comme « Israélien », voire « juif israélien » sur sa carte d’identité. Depuis des années, tous ceux qui auraient opté pour une telle définition reçoivent du ministère de l’Intérieur une lettre les informant qu’ » il a été décidé de ne pas reconnaître une nationalité israélienne ». Décidé quand, et par qui ? La circulaire ne le précise pas.

L’inégalité instituée en faveur des citoyens définis comme « pouvant immigrer conformément à la loi du Retour » se reflète dans une énorme quantité de lois et de règlements, et c’est un sujet qui ne peut être traité qu’à part. Je citerai ici un seul cas, dérisoire, apparemment, auprès des restrictions de résidence par exemple, et néanmoins tout à fait révélateur des intentions réelles du législateur israélien : les citoyens israéliens qui quittent le pays pendant un certain temps mais relèvent de la première catégorie, ont droit à leur retour à de généreuses franchises douanières, peuvent obtenir, sur simple demande, des bourses d’études universitaires pour leurs enfants, une aide ou un prêt très favorable pour l’acquisition d’un logement, ainsi que d’autres avantages. Les citoyens ne relevant pas de cette catégorie, autrement dit les citoyens non juifs d’Israël n’ont droit à rien de tel. L’intention évidente de ces mesures discriminatoires est de réduire la proportion des citoyens non juifs, afin de faire d’Israël un État plus « juif ».

 

(…)

 

CHAPITRE VI

 

Les conséquences politiques

La persistance des attitudes du judaïsme classique envers les non-juifs exerce une profonde influence sur ses adeptes, non seulement sur les juifs orthodoxes, mais aussi sur ceux que l’on peut considérer comme ses épigones : les sionistes. Et à travers ces derniers, ces attitudes influencent aussi les orientations politiques de l’État d’Israël. Depuis 1967 Israël, devenant de plus en plus « juif », suit une politique dictée davantage par des considérations relevant de l’« idéologie juive » que par une froide appréciation de ses intérêts impériaux. Le poids de cette idéologie n’est pas perçu, en général, par les observateurs étrangers, qui ont tendance à ignorer ou à minimiser l’emprise de la religion juive sur la politique israélienne. Ceci explique pourquoi ils se trompent si souvent dans leurs prévisions.

Or, ce sont des questions religieuses, souvent dérisoires, qui plus que tout autre type de cause, provoquent la plupart des crises gouvernementales israéliennes. Sauf en temps de guerre ou de tensions menaçant la sécurité, la presse hébraïque fait une part énorme aux querelles perpétuelles entre les divers groupes religieux, ou entre les religieux et les laïcs. À l’heure où j’écris, début d’août 1993, voici quelques-uns des sujets qui, manifestement, passionnent les lecteurs de la presse hébraïque : les soldats tués au combat, nés de mère non juive, doivent-ils être inhumés dans une division séparée des cimetières militaires israéliens ? Les pompes funèbres religieuses juives, qui ont monopole de sépulture pour tous les juifs (sauf les membres des kibboutz) seront-elles autorisées à continuer, comme elles l’ont toujours fait (sans consulter les familles), de circoncire les cadavres de juifs non circoncis avant de les enterrer ?

L’importation de viande non casher, frappée d’une prohibition de fait depuis l’instauration de l’État, va-t-elle être autorisée ou interdite par la loi ? Ces questions, et bien d’autres de la même veine, intéressent beaucoup plus le public juif-israélien que, disons, les négociations avec les Palestiniens et la Syrie. Quelques dirigeants israéliens ont parfois tenté de passer outre aux facteurs relevant de l’« idéologie juive » pour mettre en avant les intérêts purement stratégiques de l’État : ces initiatives ont eu invariablement des conséquences désastreuses. Ainsi, au début de 1974, après sa défaite partielle dans la guerre de Yom Kippour, il était essentiel, pour Israël, d’enrayer le regain d’influence de l’OLP — laquelle n’était pas encore reconnue par la Ligue arabe comme l’unique représentant légitime des Palestiniens. Le gouvernement israélien eut donc l’idée d’un plan visant à renforcer l’emprise jordanienne en Cisjordanie, emprise qui était alors considérable. Le roi Hussein, sollicité, exigea des signes visibles de réciprocité. Ainsi, les deux parties convinrent que son principal partisan en Cisjordanie, le cheikh Jabri d’Hébron, qui dirigeait d’une main de fer tout le sud de la Cisjordanie avec la bénédiction de Moshé Dayan, alors ministre de la Défense, inviterait les notables de la région à une grande réception dans les jardins de son fabuleux palais. La fête serait donnée pour l’anniversaire du roi, avec grand pavoisement aux couleurs de son pays, et marquerait le début de la campagne pro-jordanienne. Mais les colons religieux de Kiryat-Arba, dans les environs d’Hébron, qui n’étaient qu’une poignée à l’époque, eurent vent de ces projets ; ils rappelèrent à Golda Meir et à Dayan que hisser le drapeau d’un « État non juif » sur la Terre d’Israël est contraire au principe sacro-saint, selon lequel cette terre n’« appartient » qu’aux juifs — et ils prédirent de violentes manifestations. Ce principe étant reconnu par tous les sionistes, le gouvernement dut s’incliner, et il ordonna au cheikh Jabri de ne pas déployer le moindre drapeau jordanien. Sur quoi Jabri, gravement offensé, annula les réjouissances, et peu après, à la conférence de Fez de la Ligue arabe, le roi Hussein vota la reconnaissance de l’OLP comme unique représentant des Palestiniens. De même, aujourd’hui, ce genre de préoccupations idéologiques l’emportent largement sur toutes les autres dans l’attitude de la masse du public juif-israélien face aux négociations en cours sur l’« autonomie » palestinienne.

Nous avons été amenés à considérer la politique israélienne à la lumière d’une étude du judaïsme classique ; il en ressort que toute analyse des mécanismes de décision politique en Israël qui néglige l’importance primordiale de son caractère unique d’« État juif » ne peut qu’aboutir à de fausses conclusions. En particulier, les nombreuses comparaisons qui ont été faites entre Israël et d’autres exemples d’impérialisme occidental ou d’État de colons, passent à côté du sujet. À l’époque de l’apartheid, le territoire de l’Afrique du Sud était officiellement divisé en deux parties : 87 % « appartenant » aux blancs, et 13 % « appartenant » en principe aux noirs. De plus on y a établi des États officiellement souverains, nantis de tous les symboles de la souveraineté, les « Bantoustans ». Mais l’« idéologie juive » interdit de reconnaître l’« appartenance » à des non-juifs de la moindre parcelle de la Terre d’Israël — ou d’y autoriser officiellement le déploiement de drapeaux jordaniens ou autres signes d’une souveraineté non juive. Le principe de la Rédemption de la Terre exige que dans l’idéal toute cette terre, et non quelque 87 %, soit finalement « rachetée », c’est-à-dire devienne propriété exclusive des Juifs. L’« idéologie juive » exclut ce principe de domination très commode, déjà connu des Romains et appliqué par tant d’empires séculiers, que résume à la perfection le mot de Lord Cromer : « Nous ne gouvernons pas l’Égypte, nous gouvernons les gouverneurs d’Égypte ». L’idéologie juive interdit de telles reconnaissances ; elle interdit aussi jusqu’au moindre semblant de respect envers tout « gouverneur non juif » d’un bout de la Terre d’Israël. Le système si pratique du « clientélisme », qui transforme rois, sultans, maharadjahs, grands chefs et, à une époque plus moderne, des dictateurs fantoches en autant d’instruments d’une hégémonie impériale, est inapplicable à l’intérieur des régions considérées comme partie intégrante de la Terre d’Israël. Aussi la crainte, couramment exprimée par les Palestiniens, de se voir proposer un « Bantoustan » est-elle dénuée de tout fondement. Israël ne peut faire marche arrière que dans un seul cas : si un conflit entraîne de nombreuses pertes en vies juives, comme cela s’est produit aussi bien en 1973 qu’en 1983-1985, lors des séquelles de la guerre du Liban ; alors, en effet, un repli peut être justifié, au nom du principe que le caractère sacré de toute vie juive l’emporte sur toute autre considération. Tant qu’Israël demeurera un « État juif », il est exclu qu’il octroie, pour des raisons purement politiques, une souveraineté truquée mais comportant nécessairement des symboles réels, ou ne serait-ce qu’une autonomie effective, aux non-juifs vivant sur la Terre de Israël. Israël n’est pas le seul État exclusiviste de la planète, mais son exclusivisme est sui generis.

Outre la politique israélienne, il est permis de conjecturer que l’« idéologie juive » influence aussi des secteurs importants, sinon la majorité des juifs de la diaspora. Si la mise en oeuvre effective de l’idéologie juive dépend de la force relative d’Israël, celle-ci dépend à son tour, dans une mesure considérable, de l’appui donné à Israël par les juifs de la diaspora, et en particulier des États-Unis. L’image des juifs de la diaspora et de leurs attitudes envers les non-juifs diffère complètement des attitudes du judaïsme classique, tel que décrites ci-dessus. Ce hiatus est le plus évident dans les pays anglophones, où sont produites régulièrement les plus grandes falsifications du judaïsme. C’est aux États-Unis et au Canada que la situation est la pire : dans les deux États qui soutiennent de la façon la plus décisive la politique israélienne, même lorsque celle-ci est en contradiction éclatante avec les droits de l’homme fondamentaux de personnes non juives.

Le soutien des États-Unis à Israël, si on le considère non dans l’abstrait mais dans ses aspects concrets, ne peut être ramené à un simple corollaire des intérêts impérialistes de ce pays. La forte influence exercée par la communauté juive organisée des États-Unis en faveur de toute politique israélienne est un facteur qu’il convient aussi de prendre en compte pour expliquer les stratégies moyen-orientales des diverses administrations américaines. Ce phénomène est encore plus visible dans le cas du Canada, dont les intérêts au Moyen-Orient ne peuvent être considérés comme importants, et dont néanmoins l’attachement à la cause d’Israël est encore plus absolu que celui des États-Unis. Dans les deux pays (et aussi en France, en Grande-Bretagne et dans bien d’autres États) les organisations juives soutiennent Israël avec le même genre de fidélité indéfectible que les partis communistes accordèrent si longtemps à l’URSS. Bien plus, de nombreux juifs engagés dans la défense des droits de l’homme, et qui sur d’autres questions adoptent des vues non conformistes, révèlent, dans les affaires qui mettent en cause Israël, une forme d’esprit remarquablement totalitaire et sont parmi les premiers à venir à la rescousse de cet État, quelle que soit sa politique. Il est bien connu en Israël que le chauvinisme et le fanatisme pro-israélien étalés par les juifs organisés de la diaspora (surtout depuis 1967) dépassent de loin le chauvinisme du juif israélien moyen. Ce fanatisme est particulièrement marqué au Canada et aux États-Unis ; je m’attacherai au cas de ce dernier pays, vu son importance politique fondamentale. Mais il y a aussi beaucoup de juifs — il faut le signaler — qui sur la politique israélienne, ont le même genre d’opinions que le reste de la société (opinions variant selon le pays, la position sociale, le revenu et les autres facteurs à prendre en considération).

Donc, pourquoi ce chauvinisme, parfois extrême, exprimé par une partie des juifs américains, et pas par les autres ? Il faut tenir compte de l’importance sociale-mondaine et par conséquent politique des organisations juives de type « fermé » [exclusive] : elles n’admettent par principe aucun membre non juif. (Cet exclusivisme fait un contraste amusant avec leur acharnement à condamner le moindre club qui refusent d’admettre des juifs.) Ceux qu’on peut appeler « juifs organisés », qui en dehors de leurs heures de travail passent la plupart de leur temps en compagnie d’autres juifs, continuent, je peux le supposer, d’entretenir l’exclusivisme juif et les positions du judaïsme classique à l’égard des non-juifs. Ils ne peuvent certes pas laisser libre cours à de telles attitudes, dans ces États-Unis où les non-juifs constituent plus de 97 % de la population. Mais leurs sentiments réels s’expriment quand même, par « compensation », dans leur soutien à l’« État juif » et au traitement qu’il inflige aux non-juifs du Moyen-Orient.

Comment expliquer autrement que tant de rabbins américains aient soutenu, avec une telle ardeur, des causes comme celle de Martin Luther King, alors qu’ils n’ont rien fait en faveur des droits des Palestiniens, ne serait-ce que de leurs droits individuels fondamentaux ? Comment expliquer autrement la contradiction flagrante entre les attitudes du judaïsme classique envers les non-juifs, dont notamment la règle interdisant de leur sauver la vie, sinon dans l’intérêt des juifs — et le soutien que les rabbins et les juifs organisés des États-Unis ont apporté à la lutte pour les droits des noirs ? Martin Luther King, après tout, n’était pas juif, pas plus que la majorité des noirs américains. Même si l’on considère que ces opinions sur les non-juifs ne sont partagées que par les juifs conservateurs et orthodoxes, qui aux États-Unis constituent quand même la majorité des juifs organisés — le fait est que l’autre partie, les réformés, ne se sont jamais opposés à eux, voire, à mon avis, se montrent complètement influencés par eux. En fait, il s’agit d’une contradiction apparente, qu’il est facile d’expliquer. Rappelons encore une fois que le judaïsme, surtout dans sa forme classique, est de nature totalitaire. Le comportement des tenants des autres idéologies totalitaires de notre époque n’a pas été différent de celui des juifs organisés des États-Unis. Staline et ses suppôts ne se sont jamais lassés de condamner la discrimination contre les noirs américains ou sud-africains, surtout au moment des plus grands crimes commis en URSS. Le régime d’apartheid sud-africain — et ses partisans dans d’autres pays — ne se sont jamais lassé de dénoncer les violations des droits de l’homme commises par les communistes ou par d’autres régimes africains. L’on pourrait citer beaucoup d’exemples semblables. La défense de la démocratie ou des droits de l’homme est donc dénuée de sens, ou même nuisible et trompeuse lorsqu’elle ne commence pas par la critique de soi, et la défense des droits de l’homme violés par le groupe auquel on appartient. Toute défense des droits de l’homme en général, de la part d’un juif, qui ne comporte pas la défense des droits de l’homme des non-juifs dont les droits sont bafoués par l’« État juif », est aussi trompeuse que la défense des droits de l’homme par les staliniens. Le bel enthousiasme avec lequel, dans les années 50 et 60, les rabbins américains et les organisations juives des États-Unis ont embrassé la cause des noirs du Sud n’avait qu’un seul mobile, l’intérêt propre des juifs. De même que pour les communistes qui appuyaient ces mêmes noirs, l’objectif était une « récupération » politique de la communauté afro-américaine ; dans le cas des Juifs, il s’agissait d’obtenir un soutien de principe et aveugle à la politique d’Israël au Moyen-Orient.

Donc, l’épreuve réelle qui s’impose aux Juifs, aussi bien d’Israël que de la diaspora, est celle de leur capacité de faire leur propre critique, ce qui implique la critique du passé juif. L’aspect le plus important d’une telle critique doit être un examen circonstancié et honnête de l’attitude des juifs à l’égard des non-juifs. C’est ce que beaucoup de juifs exigent à juste titre des non-juifs : de faire face à leur propre passé pour prendre ainsi conscience de la discrimination et des persécutions infligées aux juifs. Pendant les quarante dernières années, le nombre de non-juifs tués par des juifs dépasse largement le nombre des victimes juives. Les persécutions et la discrimination imposées par l’« État juif » avec le soutien des juifs organisés de la diaspora sont énormément plus graves que les souffrances infligées aux juifs par les régimes qui leur sont hostiles. La lutte contre l’antisémitisme (et toute autre forme de racisme) ne doit certes jamais cesser, mais la lutte contre le chauvinisme et l’exclusivisme juifs, qui passe nécessairement par une critique du judaïsme classique, est aujourd’hui aussi importante, sinon plus.

 

 


Israël Shahak

HISTOIRE JUIVE - RELIGION JUIVE

Le poids de trois millénaires

avec une préface de Gore Vidal et un avant propos de Edward W. Saïd

Traduit de l'anglais par Denis Authier

I.S.B.N. : 2-903279-18-7
© La Vieille Taupe (Pierre Guillaume), 1996

 

 

Préface

Gore Vidal

 

Un jour, vers la fin des années 50, ce bavard de classe internationale, historien à ses heures, qu’était John Kennedy me racontait les débuts de la campagne présidentielle de Truman en 1948 : cela s’annonçait mal, tout le monde ou presque l’avait lâché ; c’est alors qu’un sioniste américain lui apporta une valise bourrée de deux millions de dollars, directement dans son train électoral. « Voilà pourquoi nous avons reconnu Israël avec une telle vitesse ! » Je n’étais pas plus que Kennedy un antisémite (à la différence de son père et de mon aïeul) : pour nous, ce n’était qu’une boutade de plus sur Truman et sur la sérénissime corruption du monde politique américain.

Malheureusement, la reconnaissance précipitée de l’État d’Israël a eu pour conséquence quarante-cinq années de tohu-bohu meurtrier, et l’anéantissement de l’espérance des compagnons de route du sionisme : l’avènement d’un État pluraliste, qui tout en demeurant la patrie de sa population indigène de musulmans, chrétiens et juifs, serait devenue aussi la patrie d’immigrants juifs pacifiques d’Europe et d’Amérique, y compris la patrie de ceux qui affectaient de croire que le grand agent immobilier des cieux leur avait attribué à perpétuité les terres de Judée et de Samarie. La plupart des immigrants étant de bons socialistes d’Europe, nous supposions qu’ils n’admettraient pas la transformation du nouvel État en une théocratie, et que les natifs de Palestine pourraient vivre avec eux en égaux. Il ne devait pas en être ainsi. Je ne reviendrai pas sur les guerres et les affres de cette malheureuse région du monde. Ce que je tiens à dire, c’est que la vie politique et intellectuelle des États-Unis d’Amérique a été empoisonnée par la création précipitée d’Israël.

Qui se serait attendu que notre pays en devienne le grand protecteur ? Jamais, dans l’histoire des États-Unis, une minorité n’a soutiré autant d’argent au contribuable américain pour l’investir dans son « foyer national ». C’est comme si nous avions dû financer une reconquête par le pape de ses anciens États, sous prétexte qu’un tiers de l’électorat américain est catholique. Une telle idée aurait évidemment déchaîné une tempête de protestations et le Congrès aurait dit non. Or, le fait est qu’une petite minorité religieuse (moins de 2 %) a acheté ou intimidé 70 sénateurs, soit les deux tiers requis pour invalider un (très éventuel) veto présidentiel, et ce avec le soutien entier des médiats*.

Dans un sens, j’admire la façon dont ce lobby a obtenu qu’au fil des années, des milliards de dollars soient détournés pour faire d’Israël un « rempart contre le communisme » — alors que ni celui-ci, ni l’URSS, ne se sont jamais vraiment affirmés dans la région. Mais l’ancienne amitié qui nous liait au monde arabe a été brisée, et il s’est retourné contre nous. Voilà tout le résultat auquel les États-Unis, quant à eux, sont parvenus. Parallèlement, les fausses informations, voire les mensonges impudents sur ce qui se passe au Moyen-Orient, se sont multipliés et enracinés ; et la principale victime en est — outre le contribuable américain — l’ensemble des juifs des États-Unis, constamment bousculés par les Begin, les Shamir et autres terroristes professionnels. Pis encore, à quelques honorables exceptions près, les intellectuels juifs des États-Unis ont abandonné leurs positions libérales en faveur d’alliances démentielles avec la droite chrétienne (antisémite, qui plus est) et le « complexe militaro-industriel ». L’un d’eux a carrément écrit en 1985 que si les juifs, lors de leur arrivée sur la scène américaine, « ont trouvé dans l’opinion publique libérale et chez les hommes politiques libéraux plus de sympathie, plus de compréhension pour leurs préoccupations », désormais il est dans leur intérêt de s’allier avec les protestants intégristes. En effet, « à quoi servirait aux juifs de s’accrocher dogmatiquement, hypocritement, à leurs opinions des premières années ? » La gauche américaine s’est alors divisée, et ceux d’entre nous qui critiquaient nos anciens camarades juifs pour leur opportunisme mal inspiré se sont vus sans tarder affublés des épithètes rituelles d’« antisémite » ou de « juif animé par la haine de soi ». Heureusement, la voix de la raison est bien vivante, notamment en Israël. À Jérusalem, Israël Shahak ne cesse d’analyser non seulement la sinistre politique d’Israël aujourd’hui, mais le Talmud lui-même et l’influence de toute la tradition rabbinique sur un petit État, que la droite religieuse compte transformer en une théocratie réservée aux seuls juifs. Cela fait des années que j’apprécie Shahak : son esprit satirique face aux absurdités où s’empêtre toute religion qui cherche à rationaliser l’irrationnel ; la sagacité avec laquelle il décèle les contradictions textuelles. C’est un plaisir de lire ses pages sur Maimonide, grand médecin et philosophe, et grand pourfendeur de gentils.

Inutile de le dire, les autorités israéliennes, quant à elles, n’apprécient pas du tout Shahak. Mais que faire contre un docteur, professeur de chimie à la retraite, né à Varsovie en 1933, qui a passé son enfance dans le camp de concentration de Belsen, est arrivé en Israël en 1945, a servi dans l’armée, et n’est même pas devenu marxiste quand c’était à la mode ?

Shahak est toujours resté un humaniste, un adversaire irréductible de l’impérialisme, qu’il soit imposé au nom du Dieu d’Abraham ou de George Bush. Il s’attaque également, avec beaucoup d’humour et d’érudition, à la veine totalitaire du judaïsme. Tel un Thomas Paine d’une haute culture, Shahak illustre à la fois la perspective qui s’ouvre à nous et notre long passé. Entre les deux, année après année, il poursuit son raisonnement. Ceux qui l’écoutent en deviennent certainement plus avisés et — oserai-je le dire ? — meilleurs.

Shahak est le dernier en date, sinon le dernier tout court, des grands prophètes

 

 

Avant propos

Edward W. Saïd

 

Israël Shahak, professeur émérite de chimie organique à l’université hébraïque de Jérusalem, est l’un des hommes les plus remarquables du Moyen-Orient contemporain. Je l’ai rencontré pour la première fois, et j’ai commencé à correspondre régulièrement avec lui depuis près de vingt-cinq ans. C’était dans le sillage de la guerre de 1967, puis dans celui de la guerre de 1973. Né en Pologne, il avait survécu à son internement dans plusieurs camps de concentration nazi, puis avait gagné la Palestine immédiatement après la Seconde guerre mondiale.

Comme tous les jeunes Israéliens de l’époque il a fait son service militaire et il a régulièrement accompli ses devoirs de réserviste, comme l’exige la loi israélienne. Doté d’une intelligence implacable, inlassablement curieuse et acharnée à prouver, Shahak poursuivait sa carrière d’enseignant et de chercheur universitaire reconnu — il se voyait souvent distingué comme le meilleur professeur par ses étudiants et recevait des prix en récompense de la qualité de son travail — et en même temps il commençait à percevoir in petto les souffrances et les privations que provoquaient le sionisme et les pratiques de l’État d’Israël, non seulement à l’égard des Palestiniens de la bande de Gaza et de Cisjordanie, mais aussi à l’encontre de l’importante minorité « non-juive » (c’est-à-dire palestinienne) constituée de ceux qui n’étaient pas partis lors de l’expulsion de 1948, qui était restés sur place, et sont devenus depuis citoyens israéliens. Ces réflexions l’ont amené à une enquête systématique sur la nature de l’État d’Israël, sur son histoire, et sur les discours idéologiques et politiques qui, comme il l’a vite compris, étaient méconnus de la plupart des étrangers, et surtout des juifs de la diaspora pour qui Israël était un état merveilleux, démocratique et miraculeux, méritant soutien et défense inconditionnels.

Plus tard, il a fondé et, pendant plusieurs années, présidé, la Ligue israélienne des Droits de l’Homme, un groupe relativement restreint, constitué de gens qui, comme lui, croyaient que les droits devraient être les mêmes pour tous, et donc pas seulement pour les juifs. C’est dans ce cadre précis que j’ai pris connaissance de son travail pour la première fois. La particularité qui l’a distingué immédiatement, à mes yeux, de la plupart des « colombes » juives, israéliennes et non-israéliennes, c’est qu’il était le seul à affirmer la vérité sans ornement, sans se demander si cette vérité, dite simplement, pourrait ne pas être « bonne » pour Israël ou pour les juifs.

Il était profondément et, dirais-je, agressivement et radicalement non- raciste et antiraciste dans ses écrits comme dans ses déclarations publiques ; il y avait une norme, et une norme seulement…, pour considérer les infractions contre les droits de l’homme. Peu importait donc si, la plupart du temps, il était question de signaler des agressions commises par des juifs contre des Palestiniens. Car pour lui, en tant qu’intellectuel, il devait témoigner contre ces agressions.

Il n’est pas exagéré de dire qu’il adoptait si strictement cette attitude qu’il devint bientôt extrêmement impopulaire en Israël. Je me souviens, il y a environ quinze ans, il avait été déclaré mort, alors qu’il était, bien entendu, parfaitement vivant. Le Washington Post avait annoncé sa « mort » dans un article qui, même après une visite qu’il a effectuée au bureau de ce journal, comme il l’a joyeusement raconté à ses amis, pour montrer qu’il n’était pas mort, n’a jamais fait l’objet d’une correction! Ainsi pour certaines personnes, il est toujours « mort », un vœu — fantasme qui révèle combien il met mal à l’aise certains des « amis d’Israël ».

Il faudrait aussi remarquer que sa façon de dire la vérité a toujours été rigoureuse et sans compromis. Elle ne doit rien aux charmes du séducteur. Aucun effort n’est fait pour l’exprimer plus « gentiment », ni pour la rendre plus acceptable ou explicable.

Pour Shahak la tuerie égale le meurtre, égale la tuerie, égale le meurtre : sa manière à lui, c’est de répéter, de choquer, de secouer les paresseux ou les indifférents, afin qu’ils prennent conscience, une conscience galvanisée par la souffrance humaine dont ils pourraient être responsables. Il a parfois offusqué et fâché des gens, mais cela faisait partie de sa personnalité et, on doit le dire, du sens de la mission qui est la sienne. Avec feu le professeur Yéhoshoua Leibovitch — un homme qu’il admirait profondément et avec qui il avait souvent collaboré — Shahak a approuvé l’expression « judéo-nazi » pour qualifier les méthodes employées par les Israéliens afin d’assujettir et d’opprimer les palestiniens. Pourtant il n’a jamais rien dit ni écrit qu’il n’ait observé lui même, vu de ses propres yeux, connu directement. Ce qui l’a démarqué de la plupart des autres israéliens, c’est qu’il a fait le rapport entre le sionisme, le judaïsme, et les actions répressives prises à l’égard des « non-juifs », et bien entendu, il en a tiré les conclusions.

Une grande partie de ce qu’il écrit a pour objectif de dévoiler la propagande et ses mensonges. Israël est un cas unique au monde si l’on considère les excuses qu’on lui accorde : les journalistes ne voient pas, ou n’écrivent pas ce qu’ils savent être vrai, de peur qu’on les mette sur la liste noire, ou parce qu’ils craignent des éventuelles représailles. Des personnalités politiques, culturelles, et intellectuelles, surtout en Europe et aux États-Unis, se donnent grand-peine pour louer Israël et lui faire pleuvoir des largesses telles qu’aucun autre pays de la terre n’en a connues, bien que beaucoup de ces personnalités soient conscientes de ces injustices. De celles-ci elles ne disent rien. Le résultat en est un écran de fumée idéologique que Shahak, plus que tout autre, a tâché de dissiper. Lui même, victime et survivant de l’holocauste* , il sait ce qu’est l’antisémitisme. Pourtant à la différence de beaucoup d’autres il ne permet pas aux horreurs de l’holocauste de manipuler la vérité de ce que, au nom du peuple juif, Israël a fait aux Palestiniens. Pour lui, la souffrance n’est pas l’apanage exclusif d’un groupe de victimes. Elle devrait plutôt être — mais l’est rarement — une base pour servir à l’humanisation des victimes, à qui il incomberait de ne pas faire subir à autrui des souffrances semblables à celles qu’ils ont subies. Shahak a conjuré ses compatriotes de ne pas oublier que le fait d’avoir enduré une affreuse histoire d’antisémitisme ne leur donne pas le droit de faire ce qu’ils veulent, du simple fait d’avoir souffert. Il n’est pas étonnant donc qu’il ait été si impopulaire, puisqu’en disant de telles choses, Shahak discréditait moralement les lois et les pratiques politiques d’Israël envers les Palestiniens.

* Holocauste : n. m. (gr. holos, tout, et kalein, brûler). Sacrifice en usage chez les juifs, et dans lequel la victime était entièrement consumée par le feu. // La victime ainsi sacrifiée. // Sacrifice, immolation de soi-même : l’holocauste du Christ sur la croix. // Offrande entière et généreuse, sacrifice : s’offrir en holocauste à la patrie. Larousse Universel, 2 vol., Paris 1969, p. 772 — L’utilisation de ce terme pour nommer les persécutions et le sort dont furent victimes les juifs au cours de la deuxième guerre mondiale, dont Élie Wiesel revendique l’initiative et qui fut popularisée par un film hollywoodien, ne semble pas pertinent, ni pour nommer le sort des juifs en général, ni celui d’Israël Shahak en particulier. (Note de la Vieille Taupe).

Il va encore plus loin : Shahak est absolument et infatigablement laïque en ce qui concerne l’histoire humaine. Par cela je ne veux pas dire qu’il soit contre la religion, mais plutôt qu’il est contre l’utilisation de la religion pour expliquer des événements, justifier des politiques irrationnelles et cruelles, favoriser son propre groupe de « croyants » au détriment des autres. Ce qui est également surprenant c’est que Shahak n’est pas, à proprement parler, un homme de gauche. A de nombreux égards il est très critique du marxisme, et fait remonter la source de ses principes aux libres-penseurs et libéraux européens et à de courageux intellectuels célèbres comme Voltaire et Orwell. Ce qui rend Shahak encore plus redoutable en tant que défenseur des droits des Palestiniens est le fait qu’il ne succombe pas à l’idée sentimentale selon laquelle, parce qu’ils ont souffert sous Israël, les Palestiniens doivent être excusés de leurs âneries. Loin de là : Shahak a toujours été trés critique de l’inconstance de l’O.L.P., de sa méconnaissance d’Israël, de son incapacité à s’y opposer résolument, de ses compromis miteux, de son culte de la personnalité, et plus généralement de son manque de sérieux. Il s’est toujours élevé avec force contre la vengeance, et les assassinats « pour l’honneur » de femmes palestiniennes, et il a toujours été un partisan déterminé de la libération féministe.

Pendant les années quatre-vingts, lorsqu’il devint à la mode pour les intellectuels palestiniens et quelques responsables de l’O.L.P. de rechercher le « dialogue » avec les colombes israéliennes de « La Paix Maintenant », du parti travailliste et du Méretz, Shahak en était exclu d’office. D’une part, il était extrêmement critique à l’égard du camp pacifiste israélien à cause de ses compromissions, de son habitude honteuse de faire pression sur les Palestiniens plutôt que sur le gouvernement pour obtenir des changements politiques, et à cause de sa mauvaise volonté à se libérer de l’obligation de « protéger » Israël en ne disant jamais rien de critique à son sujet à des non- juifs. D’autre part, il ne fut jamais un politicien : il ne croyait tout simplement pas aux poses et aux circonlocutions dont les gens imbus d’ambition politique sont toujours friands. Il se battait pour l’égalité, la vérité, une vraie paix et un véritable dialogue avec les Palestiniens. Les colombes officielles luttaient pour des arrangements qui permettraient le genre de paix qu’on apporté les accords d’Oslo, et que Shahak fut l’un des premiers à dénoncer. Mais, parlant en tant que Palestinien, j’avais toujours honte de ce que les activistes palestiniens, si avides de dialogues en secret ou en public avec des travaillistes ou avec le Méretz, refusent tout contact avec Shahak. Pour eux, il était trop radical, trop direct, trop marginal vis-à-vis du pouvoir officiel. Je pense qu’en secret, ils craignaient aussi qu’il ne soit critique à l’égard de la politique palestinienne. Et il l’eût certainement été.

Outre son exemple d’intellectuel toujours fidèle à sa vocation, n’admettant pas de compromis en regard de la vérité telle qu’il la perçoit, Shahak a rendu un immense service, pendant des années, à ses amis et sympathisants à l’étranger. Partant de l’idée juste selon laquelle la presse israélienne était paradoxalement plus près de la vérité et plus informative que les médiats arabes ou occidentaux, il a traduit sans relâche, annoté, puis reproduit et expédié, des milliers d’articles de la presse en langue hébraïque. Un tel service ne saurait être surestimé. En ce qui me concerne, en tant qu’auteur qui a parlé et écrit sur la Palestine, je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait sans ses papiers et bien sûr son exemple de chercheur de la vérité, de la connaissance, et de la justice. C’est aussi simple que cela. J’ai envers lui une immense dette de reconnaissance. Il accomplissait ce travail à ses propres frais le plus souvent, et pendant ses heures libres. Les notes qu’il ajoutait et les petites introductions qu’il composait pour ses sélections mensuelles de la presse étaient d’une valeur incalculable pour leur esprit cinglant, leur perspicacité informative, leur patience inlassablement pédagogique. Pendant tout ce temps, bien entendu, Shahak continuait ses recherches scientifiques et son enseignement, qui n’avaient rien à voir avec ses annotations et ses traductions.

D’une façon ou de l’autre il trouvait aussi le temps de devenir le plus grand érudit que j’aie jamais connu. L’étendue de ses connaissances en musique, en littérature, sociologie, et surtout en histoire — d’Europe, d’Asie et d’ailleurs — est, d’après mon expérience, sans rivale. Mais c’est en tant que spécialiste du judaïsme qu’il dépasse tant d’autres, puisque c’est le judaïsme qui a occupé son énergie de savant et d’activiste depuis le début. Depuis quelques années, il avait commencé d’éclairer ses traductions de commentaires qui devinrent bientôt des documents mensuels de plusieurs milliers de mots sur un seul sujet — par exemple le véritable arrière-fond rabbinique de l’assassinat de Rabin, ou encore pourquoi Israël devait faire la paix avec la Syrie (curieusement parce que la Syrie est le seul pays arabe qui puisse réellement lui faire du mal militairement) — et ainsi de suite. Ceux-ci constituaient d’inestimables sommaires de la presse mais aussi des analyses extrêmement perspicaces, souvent dynamiques, des tendances, des courants et des questions actuelles que les grands médiats embrouillent ou passent sous silence la plupart du temps.

J’ai toujours connu Sahak comme un historien prodigieux, un intellectuel brillant, un esprit universel, un érudit, et un activiste politique ; mais comme je l’ai suggéré précédemment je me suis finalement rendu compte que son « hobby » principal avait été l’étude du judaïsme, des traditions rabbiniques et talmudiques, et des travaux sur le sujet. Le présent livre est donc une puissante contribution à ces choses-là. Il n’est rien de moins qu’une histoire concise du judaïsme « classique » aussi bien que de sa manifestation plus récente, en ce que ceux-ci ont une importance pour la bonne compréhension du moderne Israël. Shahak montre que les obscures mesures, étroitement chauvines, prises contre divers Autres indésirables se trouvent bien dans le judaïsme (comme dans d’autres traditions monothéistes bien sûr) mais il en vient à démontrer la continuité entre celles-ci et la manière dont Israël traite les Palestiniens, les Chrétiens et autre non-juifs. Il en ressort un tableau dévastateur de préjugés, d’hypocrisie et d’intolérance religieuse.

Mais ce qui en est important à cet égard, c’est que la description qu’en donne Shahak inflige un démenti non seulement aux fictions qui abondent dans les médiats occidentaux sur la démocratie israélienne, mais aussi qu’elle stigmatise implicitement des hommes politiques et des intellectuels arabes pour leur conception scandaleusement ignorante au sujet de cet État, surtout quand ils prétendent pompeusement devant leur peuple qu’Israël a vraiment changé et maintenant veut vraiment la paix avec les Palestiniens et les autres Arabes.

Shahak est un homme très courageux qui mériterait d’être honoré pour les services qu’il a rendu à l’humanité. Mais dans le monde d’aujourd’hui l’exemple du travail inlassable, de l’énergie morale sans relâche et de l’éclat intellectuel qu’il a donné constitue un embarras pour le « statu-quo » et pour tous ceux pour qui le mot « controverse » signifie « fâcheux » et « déconcertant ». Je suis ravi que pour la première fois un grand ouvrage de sa main paraisse en langue arabe. Je suis certain, cependant, que ce qu’il dit dans Histoire juive, Religion juive sera une source de perturbation pour ses lecteurs arabes tout autant. Je suis sûr qu’il s’en dirait ravi.

 

E.W.S. New-York, janvier.1996

 

 

 

POUR INFORMATION :

Relevé dans Le Monde, vendredi 11 octobre 1996, p. 4

Protestation contre la censure palestinienne de l’écrivain Edward Saïd

NEW YORK. Le Pen American Center a protesté contre l’interdiction par l’Autorité palestinienne de la mise en vente des ouvrages de l’écrivain américain d’origine palestinienne Edward Saïd. Dans une lettre adressée à Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne, le Pen Américan Center estime que cette nouvelle est « particulièrement alarmante à un moment où ceux qui à travers le monde soutiennent les aspirations du peuple palestinien » s’attendent que « toute entité palestinienne qui verrait le jour » serait établie « sur la base de principes démocratiques et plus spécifiquement sur celui de la liberté d’expression et de la différence » M. Saïd étant « l’un des critiques culturels les plus influents et les plus admirés » et ayant largement contribué à la défense de la cause palestinienne, les signataires, dont des hommes de lettres prestigieux arabes, demandent à M. Arafat de revenir sur sa décision.