TROIS PERSONNAGES EN QUÊTE
D’HAUTEUR
Une Correspondance Situationniste
Yves Le Manach
Artichauts
de Bruxelles, vol. 43, janvier 1999.
Jean-François Martos (Jeff), auteur d’une orthodoxe
Histoire de l’Internationale Situationniste (Editions Champ Libre 1989), vient
de publier sa Correspondance avec Guy Debord.
Ce livre comporte trois parties : la
correspondance entre les deux protagonistes ; une première annexe
constituée de correspondances avec des tiers ; une deuxième annexe avec
des documents divers. Y figurent aussi quelques photographies qui tendent à
prouver que Martos a vécu dans la proximité de Debord et que les femmes ont des
seins.
Cette Correspondance aborde essentiellement trois
sujets : la tentative des debordistes pour subvertir l’Espagne au début
des années 80 (avec leur haine pour le héros négatif qui fait, soi-disant,
rater l’affaire), la guerre contre les frères ennemis de l’Encyclopédie des
nuisances et pour finir, la dissolution du clan debordiste.
Autrefois, je détestais les correspondances, mais
avec la solitude qui accompagne le chômage, je commence à prendre goût à
pénétrer dans l’intimité des gens. Quel ravissement lorsque je découvris, à la
page 113, à la place des « Cher Jeff » et des « Cher Guy »
que l’on se servait avec une fidélité désespérante, un sec « Guy »,
aussitôt suivi, à la page 116, d’un froid « Camarade ». Je
compris que je venais de découvrir un vaudeville. C’est de celui-ci, qui
implique Debord, Martos et leur ami Jean-Pierre Baudet dont il va être question
ici.
Baudet, ami de Martos depuis 1979, entra en contact
avec Debord par le biais de ses activités pour les Editions Champ Libre. Il y
était chargé de réviser les traductions allemandes de deux livres de Debord
(Préface à la quatrième édition italienne de la Société du spectacle et In
girum...), ainsi que de réviser la traduction de De la guerre, de Von
Clausewitz, en collaboration avec le même Debord, spécialiste du stratège
allemand, mais non-germanophone. Ces activités rapprochèrent suffisamment les
deux hommes pour qu’ils entretiennent une correspondance suivie qui révèle
entre eux une certaine complicité.
C’est Baudet, par une lettre à un nommé Fargette,
qui déclencha la guerre contre les frères ennemis de l’Encyclopédie des
nuisances. C’est encore lui qui déclenchera, sans l’avoir voulu, la guerre
intestine au sein des debordistes.
Une initiative apparemment innocente.
Le 14 septembre 1988, Baudet a l’idée de
communiquer à son entourage le résumé du livre d’un certain Günther Anders. Il
en envoie un exemplaire à Debord (Cher Guy), accompagné d’un mot
d’accompagnement dans lequel il écrit : « Il y a environ un an,
Floriana avait refusé la mauvaise traduction d’un livre écrit dans sa langue
d’origine, l’allemand, de façon hélas scolaire et pédante (Günther
Anders : Die Antiquiertheit des menschen). Autant ce refus était justifié,
autant il est dommage d’ignorer ce que ce livre contenait sur le fond. Voici
donc un résumé très libre du premier volume, écrit en 1956. »
Ce résumé (publié en annexe du livre de Martos)
laisse apparaître qu’Anders anticipait de trente ans les Commentaires sur la
société du spectacle, de Debord. En communiquant ce résumé, Baudet, grand
admirateur de Debord, pensait avoir affaire à un intellectuel sincère qui
serait heureux de découvrir un antécédent à ses théories, voyant-là une preuve
supplémentaire du bien-fondé de sa pensée.
Peut-être par maladresse, à moins que ce ne soit par
soumission, Baudet signalait à Debord les faiblesses de son travail :
« Ma terminologie n’est pas toujours celle d’origine, car une traduction
plus fidèle aurait dans ce cas considérablement allongé la sauce. »,
livrant ainsi la corde pour le pendre.
L’art d’éluder les affaires embarrassantes.
Le 22 septembre 1988, Debord répond à Baudet. Le
« Cher Jean-Pierre » des jours heureux laisse la place à un glacial
« A Jean-Pierre Baudet » :
« Le résumé très libre de la traduction du
germano-américain qui en 1956 ambitionnait, si j’ai bonne mémoire, de marier la
métaphysique et le journalisme, et que le grand succès du livre de Boorstin a
rejeté dans l’ombre avant que les contestataires, dans les États-Unis des
années suivantes aient pu s’en armer, est en effet bien épuré. Et il est
certain que cet Anders gagne beaucoup d’actualité si on lui fait employer
quelques termes pris dans les plus récents commentaires sur le spectacle (*). Mais alors il ne faut pas dire “résumé très libre”,
terminologie “pas toujours celle d’origine”, et qu’une “traduction plus fidèle”
aurait pris trop de place. C’est vendre la mèche, et risquer d’ôter tout son
sel à la mystification. Pour en faire goûter toute la drôlerie, il faudrait
affirmer au contraire que c’est la traduction la plus rigoureuse et la plus
honnête. Et pourquoi pas ? Qui s’y intéresse ? »
Le germano-américain avait des ambitions, le succès
d’un autre l’a rejeté dans l’ombre, les contestataires ne se sont pas emparé de
ses idées, c’est un raté ! Contrairement aux mathématiciens, pour qui la
théorie est un moyen de connaissance, c’est-à-dire un lieu de séduction, de
compétition et de sacrifices rituels, pour Debord la théorie était un terrain vague
où les voyous viennent régler leurs comptes.
De cette réponse il ressort que Debord connaissait
Anders. Les accusations de mystification et de malhonnêteté qu’il porte à
Baudet, montrent qu’il s’est senti mis en cause dans sa position d’intellectuel
dominant. Ceci laisse entendre que le livre d’Anders n’était pas dépourvu
d’intérêt et constituait une menace pour l’originalité de Debord. Pourquoi,
sinon, une telle réaction à propos d’un livre sans succès ?
Compromettre tout le monde.
Ce même 22 septembre, Debord fait parvenir à Martos
la copie de sa réponse à Baudet, accompagnée du mot suivant :
« Puisque tu paraissais pressé, l’autre soir, d’avoir des nouvelles sur la
façon dont j’avais pu prendre le résumé spécial de la pensée d’Anders, et maintenant
que je l’ai lu, je te communique tout ce que je peux en penser. »
Il s’agit d’un mot non-nominal, comme si cela
dégoûtait Debord de désigner son correspondant pas son nom. Nous sommes sur la
zone, Debord ne peut sauvegarder sa position et avoir la peau de ses amis qu’en
les prenant par derrière. Hypocrisie et duplicité, voilà ses armes, il n’y a
pas de bassesses qu’il ne commettrait pour conserver son rang. Debord se
gardera donc d’accepter la discussion sur le terrain des idées. Il s’emparera
des maladresses de Baudet pour tenir la polémique sur le mot d’accompagnement
de Baudet et fera à Jeff un procès d’intention.
Baudet cherche une épaule compatissante.
Le 26 septembre 1988, Baudet écrit à son ami Martos
(Cher Jeff) pour se plaindre du courrier offensant de Debord :
« (...) j’ai relu mon résumé ligne par ligne en regard du texte d’Anders.
Je n’ai rien debordisé du tout, mon résumé est une quasi traduction, et cela
peut être prouvé avec une très grande facilité. Je n’ai fait que condenser en
une phrase des paragraphes, en conservant absolument le contenu des dits
paragraphes et même les mots choisis par l’auteur. » Pourquoi, alors,
avoir écrit à Debord qu’il s’agissait d’un résumé très libre, que la
terminologie n’était pas celle d’origine et que la traduction n’était pas
fidèle ?
Lucidité tardive.
Le 3 octobre 1988, Baudet répond à Debord (A Guy
Debord). Il s’agit d’une lettre en six points dans laquelle il réfute
l’intention de faire éditer la traduction d’Anders (qui a déjà été refusée), et
il précise : « (...) je n’ai jamais fréquenté Floriana autrement que
pour le plaisir de sa fréquentation personnelle, et jamais comme un éditeur à
exploiter. »
Baudet apporte à Debord les mêmes précisions qu’à
Martos : il n’a jamais debordisé Anders. Au lieu de mettre en valeur les
éventuelles ressemblances entre le livre d’Anders et celui de Debord, Baudet ne
fait que se justifier à propos de son mot d’envoi. Il tombe dans le piège tendu
par Debord.
Seul le sixième et dernier point aborde la vraie
question : « Si cet Anders de 1956, si méprisable, te paraît
ressembler au Debord de 1988, il faut peut-être revoir l’ensemble de ton
appréciation négative. Et reposer dans ces conditions la fameuse
question : Qui s’y intéresse ? » C’est un sursaut d’une belle
arrogance et auquel Debord devrait répondre.
Martos solidaire de Baudet.
Le 18 octobre 1988, Martos répond à Debord
(Guy !). Dans cette lettre il se défend d’être le complice de Baudet dans
la supposée mystification, hypothèse qui lui est « proprement intolérable ».
D’autant plus qu’il ne connaissait même pas Anders et que le résumé de Baudet
l’avait laissé perplexe : « le langage utilisé était-il celui du
Jean-Pierre d’aujourd’hui, ou celui d’Anders de 1956 ? »
Martos, qui connaît bien Baudet, sait que ce n’est pas
un manipulateur, il demande dans quel but il aurait pu inventer une telle
mystification : pour obtenir une publication chez Champ Libre alors qu’il
a admis le refus de l’éditeur ? Pour permettre aux truqueurs du spectacle
de dire que les situationnistes devaient tout à Anders de la même manière
qu’ils disaient déjà qu’ils devaient tout à Lefebvre et à Baudrillard ?
Bref, Martos ne voit pas quel intérêt aurait Baudet à une mystification qui
implique « une trahison générale de nos buts et de nos méthodes » Il
n’y a donc qu’une explication possible : « ce résumé n’est pas une
mystification délibérée, mais c’est plutôt la manière de le présenter,
excessivement prudente et scrupuleuse, qui a pu le faire apparaître comme
tel. » Pour en avoir le cœur net, il suffirait « de mettre en regard
quelques passages du résumé, choisis parmi les plus surprenants, avec les pages
correspondantes du livre, pour constater si oui ou non Jean-Pierre a opéré un
lifting abusif ou une actualisation forcée. »
Martos se montre solidaire de son ami Baudet.
Cependant cette solidarité ne repose que sur la forme et il se garde bien de
suggérer de mettre en regard les passages les plus surprenants du résumé de
Baudet avec les pages correspondantes du livre de Debord. Peut-être veut-il se
réserver une porte de sortie pour le cas où l’affaire tournerait mal. Pourtant,
en délaissant la question des idées, il vient de commettre la même erreur que
Baudet. Dès cet instant il ne fait aucun doute que, pour Debord, Martos ne
compte plus.
Baudet et Martos ont répondu à Debord, la balle est
maintenant dans le camp de ce dernier. Mais l’hiver arrive, un vent glacial
venant de la Seine s’engouffre dans la rue du Bac, remontant jusqu’au métro
Saint-Placide. Debord décide d’hiverner. Le printemps revenu, Debord
répondra-t-il à la seule question scientifiquement et humainement
intéressante : a-t-il oui ou non plagié Anders ? Martos et Baudet
resteront-ils solidaires ? La réponse à la question dans les prochains
épisodes.
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* Debord faisait référence à son livre Commentaires sur la société du spectacle, publié quelques mois plus tôt, en mai 1988.