Mediapart publie l'intégralité de l’audition

26 Novembre 2010

Voici l'intégralité de l'audition, face au juge Renaud Van Ruymbeke, de l'ancien premier ministre Dominique de Villepin dans le cadre du volet financier de l'affaire Karachi.

Le juge : La présente information a pour but de rechercher les auteurs du délit d'entrave dénoncé par les parties civiles. Elles dénoncent le fait que leur a été cachée l'existence des deux rapports « Nautilus » des 11 septembre et 7 novembre 2002 dont elles n'ont eu connaissance que fin 2008 dans le cadre d'investigations judiciaires.

Or les rapports « Nautilus » énoncent que la cause de l'attentat commis le 8 mai 2002 résulte de l’arrêt du versement des commissions exigées lors de la signature du contrat Agosta, dont une part était destinée à corrompre des décideurs politiques et militaires pakistanais et l’autre à verser des rétrocommissions en France.

Vous avez souhaité apporter votre témoignage dans la présente instruction. Quelles sont vos déclarations ?

Dominique de Villepin : D’abord, en ce qui concerne la motivation. Le président de la République n’a été mû que par une seule exigence, celle de la moralisation de la vie publique internationale et tout particulièrement en ce qui concerne les grands contrats et ce depuis le début de son mandat en 1995, jusqu’en 2007.

Dès son investiture comme chef de l’État, son attention a été attirée par des responsables étrangers sur des pratiques anormales qui avaient pu se développer au cours des années précédentes. C’est avec ce seul objectif qu’il est intervenu. Il n’a jamais été question, à aucun moment, d’enquêter sur des financements politiques ou des personnes politiques.

Ensuite, en ce qui concerne le cadre de l’intervention présidentielle, Jacques Chirac a souhaité poser un cadre technique confidentiel. La question à laquelle il souhaitait avoir une réponse était la suivante : y a-t-il eu des commissions illicites, voir des rétrocommissions, dans les différents contrats signés par la France ? Sa volonté étant de mettre fin à ces pratiques si elles existaient. Je rappelle qu’à sa demande, la France a signé dès 1997 la convention OCDE qui est entrée en vigueur en l’an 2000. Il a donc saisi personnellement le ministre de la défense pour que des vérifications soient effectuées en ce sens.

Le premier ministre n’a pas été informé de cette demande puisqu’il ne s’agissait, à ce stade, que d’une vérification technique. Le ministre de la défense, Charles Millon, était chargé de rassembler les informations utiles auprès des différents services avec le concours de la DGSE.

Enfin l’intervention du président de la République a comporté trois temps. Le premier temps, c’est la demande formulée directement auprès de Charles Millon, dans le cadre confidentiel et technique que j’ai indiqué. Le deuxième temps, c’est au terme des vérifications, les conclusions apportées par le ministre de la défense au président de la République quelques mois plus tard. Jacques Chirac m’a demandé de m’associer à l’entretien qu’il avait avec son ministre de la défense.

Lors de cet entretien, trois points ont été mis en avant pour souligner les très forts soupçons qui existaient de commissions illégitimes, voire de rétrocommissions, à partir de l’examen des différents contrats et du suivi de ces commissions. Sur les deux contrats posant problème, le contrat pakistanais Agosta et le contrat saoudien Sawari II, ressortaient les éléments suivants :

Sur cette base, le président de la République a décidé d’arrêter la partie des commissions qui apparaissait illégitime, non justifiée.

Troisième temps, il concerne l’application et le suivi de Jacques Chirac. Il a souhaité que sa décision soit appliquée rapidement dans un esprit de responsabilité. Il a chargé le ministre de la défense d’informer les entreprises concernées, et, de la même façon, que les contacts puissent être établis avec les intermédiaires pour qu’informés de la situation, ils renoncent d’eux-mêmes à toutes prérogatives sur ces contrats.

Plus généralement, il a souhaité que soient tirées les leçons de cette situation afin d’éviter le rôle néfaste de tels intermédiaires. Ainsi, en ce qui concerne l’Arabie saoudite, il a souhaité privilégier une relation d’État à État à travers une réorganisation de la Sofresa excluant tout intermédiaire.

Les parties civiles considèrent que :

Qui, selon vous, a intérêt à cacher la vérité aux victimes de l’attentat ?

Permettez-moi d’abord de préciser que je n’ai pas moi-même été informé de ces rapports et que par ailleurs je n’ai eu aucun contact direct avec la DCN. Les seules informations que j’ai eues m’ont été transmises par le canal du ministère de la défense.

Je ne dispose d’aucune information pour répondre à la question que vous me posez. Je ne connais pas du tout le bien-fondé de ces rapports. Je constate seulement qu’ils interviennent au lendemain de l’attentat. Parmi les questions que je ne peux pas manquer de me poser, c’est : pourquoi les allégations ou informations contenues dans ces documents n’ont-ils pas été portés à la connaissance des responsables publics ? En d’autres termes, sont-ils guidés par la défense d'intérêts personnels ou particuliers ou mus par le service de l’intérêt général et de la vérité ?

·           Selon les rapports Nautilus, l’arrêt des commissions prévues pour le réseau El Asir a été ordonné suite à l’élection présidentielle de 1995.

Quels sont les éléments qui ont conduit le président de la République et vous-même à demander au ministre de la défense de procéder à une enquête sur l’existence de rétrocommissions et qui visiez-vous ?

Comme je vous l’ai indiqué, le président de la République a vu son attention attirée dès son élection par de hautes personnalités étrangères sur les pratiques contestables. Jacques Chirac a donc eu le souci de corriger de telles dérives dès lors qu’elles s’avéraient fondées. Je le répète, ce souci du président Jacques Chirac, était la moralisation des grands contrats. En aucun cas, n’étaient visés des personnes où n’entraient en ligne de compte des intentions politiques ou partisanes.

La meilleure preuve, c’est qu’il n’a pas souhaité, à partir des conclusions du ministre de la défense, donner de quelconque suite à cette affaire et que le cadre qu’il avait choisi marquait clairement son exigence de confidentialité. Ce n’est qu’une fois les conclusions obtenues qu’il en a informé le premier ministre pour qu’à l’avenir toutes les leçons puissent êtres tirées de telles dérives.

Selon les rapports Nautilus, le réseau El Asir intervenait déjà dans le contrat Sawari II avec l’Arabie saoudite et il « avait pour principale fonction d’assurer le financement de la campagne d’Edouard Balladur ».

Vous avez publiquement déclaré qu’il est apparu, suite à l’enquête réalisée par les services du ministre de la défense, M. Millon, « que de très forts soupçons de rétro-commissions existaient dans deux dossiers, deux contrats. Un contrat avec le Pakistan, contrat de sous-marins et un contrat avec l’Arabie saoudite ».

Il s’agit précisément de deux contrats cités et analysés par les rapports Nautilus. Etes-vous parvenu aux mêmes conclusions, s’agissant du financement de la campagne d’Edouard Balladur ?

Je ne peux que m’en tenir aux indications telles qu’elles nous ont été données à l’époque à Jacques Chirac et à moi-même par le ministère de la défense. Ce réseau d’intermédiaires aurait été selon les conclusions de la vérification opérée, imposé par le précédent ministère de la défense et avait des liens avec des personnalités publiques françaises. Le suivi des commissions, tel qu’il avait été opéré par la DGSE, faisait ressortir de forts soupçons de rétrocommissions.

Je dois dire qu’il s’agissait davantage dans les hypothèses faites à cette époque, à partir des données fournies, de financement politique de tel ou tel parti soutenant la majorité du premier ministre de l’époque, que d’un financement spécifique de la campagne présidentielle, d’autant qu’il était aisé d’imaginer qu’elle avait pu être abondée par les fonds secrets de Matignon.

De quel parti politique s’agit-il ?

Les vérifications qui ont été effectuées, comme je vous l’ai indiqué, n’ont porté ni sur des financements politiques ni sur des partis politiques. Les conclusions qui ont été présentées au président de la République, ne comportaient donc aucun élément spécifique à cet égard et vous pouvez imaginer facilement qu’il n’était pas question de détourner d’une quelconque façon les services du ministre de la défense ou de la DGSE à des fins qui n’auraient pas manqué d’être jugées partisanes en dehors de la vocation de tels services. Je le répète, l’objectif de Jacques Chirac n’était pas de régler des comptes politiques mais de moraliser la vie publique internationale.

Je précise qu’à aucun moment le ministère de la défense n’est rentré dans des questions de politique intérieure française ni n’a fait de quelconques hypothèses dans ce sens. Les hypothèses qui ont pu être faites, dans le cadre des réunions entre Charles Millon, le président de la République et moi-même, n’ont été faites qu’à partir d’une intime conviction.

Dans le cadre de cette intime conviction, quel parti politique était concerné ?

Nous ne sommes pas rentrés dans cette analyse, d’autant moins que nous n’avions sur ce point aucun élément de preuve formelle.

Vous avez fait état de liens entre les intermédiaires des contrats Agosta et Sawari II et des personnalités politiques françaises. De quelles personnalités politiques s’agit-il ?

Les conclusions qui ont été présentées ne citaient pas nominativement des personnalités politiques. Ce n’était pas l’objectif de la vérification.

Sur quels éléments précis sont fondés les « très forts soupçons » révélés par l’enquête et qui visaient-ils ?

Les très forts soupçons étaient nourris par l’examen détaillé des contrats et du caractère anormal d’un certain nombre de dispositions que je vous ai mentionnées, tant sur les montants que sur le calendrier.

Dans le livre Le Contrat, versé au dossier par les parties civiles, vous êtes cité par leurs auteurs page 219 en ces termes : « Pour revenir à nos soupçons de l’époque, je me souviens qu’il y avait beaucoup de déplacements qui nous paraissaient suspects, notamment de MM. Hortefeux et Bazire. Mais qu’est-ce qu’ils allaient faire en Arabie saoudite ? Et ces visites d’Edouard Balladur en Arabie saoudite également... Intéressez vous à cette période ; vous trouverez des noms d’intermédiaires : Takieddine et El Asir, par exemple, qui avaient leurs entrées à Matignon ». Le confirmez vous ?

Je confirme à travers ces propos les interrogations qui étaient les miennes, dans la période 1993-1995. A plusieurs reprises, en tant que directeur de cabinet du ministère des affaires étrangères, j’ai été amené à me plaindre auprès du directeur de cabinet du premier ministre devant la multiplication de déplacements d’émissaires sans que le Quai d’Orsay soit informé de ces déplacements, de leur objet comme de leur résultat, ce qui constituait un véritable problème pour la cohérence de notre action extérieure.

C’était particulièrement vrai dans nos relations avec certains ministères, comme le ministère de l’intérieur ou de la défense. Dans ce contexte, Alain Juppé, à plusieurs reprises, a été amené à s’inquiéter de cette situation, tant auprès du premier ministre de l’époque, que de Charles Pasqua ou de François Léotard.

Vous êtes également cité page 220 : « Je me souviens, juste après son élection, Chirac avait été très clair en évoquant devant moi le “trésor de Balladur” auquel il voulait s’attaquer ». Le confirmez vous ?

Je ne me rappelle pas la formule, mais je confirme l’esprit dans lequel était Jacques Chirac. Il était désireux, face aux soupçons de l’époque, de mettre fin à toute pratique inacceptable. A l’évidence, les propos rapportés dans cet ouvrage ne constituent pas un verbatim de l’entretien que j’ai eu avec ces journalistes mais je confirme l’esprit de ce qui est transcrit.

Il y avait chez le président de la République le soupçon de financements illicites et la détermination à mettre fin à toute pratique pouvant porter atteinte aux intérêts et à l’image de la France à l’étranger, et ce, en dehors de tout esprit de règlement de comptes politique.

·           Vous êtes également cité page 220 : « Après l’élection de 1995, Chirac n’a pas donné d’instructions à Millon sans éléments. Il n’y avait peut-être pas de preuves matérielles mais de nombreux indices. Notamment des écoutes, beaucoup d’écoutes. Et quand vous entendez toujours les mêmes noms revenir, ceux d’intermédiaires, surtout Takieddine dans mon souvenir, mais aussi de directeurs de cabinet, de ministres eux-mêmes, de Balladur et de son financement... Et les noms ne revenaient pas une ou deux, mais des dizaines de fois. Il n’y avait aucune ambiguïté... » Le confirmez-vous ?

De la même façon, l’entretien que j’ai eu avec les journalistes concernés a été un long entretien qui n’a pas donné lieu à une transcription complète, mais je confirme l’esprit de mes déclarations. Dans les conclusions qui ont été présentées par le ministère de la défense aux différentes étapes, puisque j’ai eu également dans cette période des contacts avec le directeur de cabinet du ministère de la défense ainsi que de façon régulière avec le directeur général de la sécurité extérieure, il a été fait référence à des extraits d’écoute.

Dans ces extraits, ces intermédiaires évoquaient leurs relations avec des personnalités publiques françaises. Je précise que l’Elysée ne dispose d’aucun pouvoir en matière d’écoute, ni ne reçoit communication des écoutes décidées dans le cadre de la loi de 1991 sous le contrôle de la Commission nationale des interceptions de sécurité.

Quelles personnalités publiques françaises apparaissaient comme ayant des relations avec ces intermédiaires dans les écoutes ?

Dans les noms évoqués, il y avait à la fois des ministres et des membres de l’entourage des ministres. 

Il s’agissait de ministres du précédent gouvernement et des membres de leur entourage.

Lesquels ?

Les éléments qui m’ont été transmis ne faisaient pas mention de noms spécifiques. Ce qui intéressait le président de la République, c’était de savoir s’il y avait ou non versement de commissions illégitimes.

Qui a procédé à l’enquête ?

A ma connaissance, le ministre de la défense a sollicité par le biais de son cabinet les informations de ses différents services et a mobilisé en particulier la DGSE.

Quel est le contenu de l’enquête de la DGSE  ?

Je vous ai précédemment donné les différents éléments tels qu’ils ont été présentés par Charles Millon au président de la République.

Qui a autorisé des écoutes, qui visaient-elles et qu’ont-elles révélé  ?

Comme je vous l’ai indiqué, l’Elysée ne disposait d’aucun moyen propre concernant les écoutes, elles étaient donc décidées, soit sur initiative du ministre de la défense, soit de Matignon. Pour le reste, je confirme mes précédentes déclarations.

Que sont devenus les comptes rendus d’enquête et la transcription des écoutes  ?

Je n’ai pas eu connaissance de comptes rendus d’enquête ni ne connais la nature de conservation des écoutes qui ont pu être faites par le ministère de la défense.

Qui était écouté  ?

Je ne connais pas précisément le nom des personnes qui étaient écoutées. Ce qui a été porté à ma connaissance, c’est l’évocation directe ou indirecte d’intermédiaires faisant état de relations avec des personnalités publiques françaises. Je précise que jamais, à aucun moment à ma connaissance, aucune personnalité politique n’a été mise sur écoute.

Selon M. Millon, il a sollicité des écoutes auprès du premier ministre visant des collaborateurs de François Léotard : François Lépine, Patrick Molle et Pierre Louis Dillais. Le confirmez-vous  ?

Charles Millon m’a effectivement informé de cette décision qui ne concernait, dans mon souvenir, que deux collaborateurs. François Lépine n’a pas, dans mon souvenir, fait l’objet d’écoute.

MM. Léotard, Donnedieu de Vabres et Douffiagues ont-ils été écoutés  ?

Pas à ma connaissance.

Savez-vous pour quelle raison M. Mazens a été nommé en remplacement de M. Douffiagues  ?

Comme je vous l’ai indiqué, Jacques Chirac souhaitait rétablir notre relation avec l’Arabie saoudite sur des bases claires, d’État à État, c’est pourquoi il a demandé à Charles Millon de procéder à la nomination d’un haut fonctionnaire qui pourrait s’engager dans cette voie à la tête de la Sofresa.

Qui a eu connaissance de cette enquête  ?

Comme je vous l’ai indiqué, le cadre posé par le président de la République se voulait à la fois technique et confidentiel. Les conclusions de la vérification une fois portées à la connaissance du président de la République, celui-ci a fait part au premier ministre de sa décision d’annuler certaines commissions, à charge pour le ministre de la défense de définir les modalités de cette annulation.

Aux termes de l’enquête réalisée, qui a mis en place le réseau El Asir - Takieddine et qui a pu en bénéficier  ?

Je ne dispose pas d’autres éléments que ceux que je vous ai indiqués.

Vous êtes vous assuré auprès des autorités politiques saoudiennes et pakistanaise de ce que l’arrêt des commissions n’entraînerait aucune conséquence lors de l’exécution des contrats Sawari II et Agosta  ?

Le ministre de la défense avait pour responsabilité de veiller à la bonne application de cette décision dans le souci de responsabilité que j’ai évoqué de la part du président de la République. Cet esprit de responsabilité impliquait à la fois de veiller à ce que cet arrêt des commissions ne soit pas mal compris du coté des autorités des pays concernés et d’autre part à ce que les intermédiaires renoncent à toute réclamation légale sur ces contrats.

Les commissions du réseau Takieddine sont apparues, selon les conclusions qui nous ont été présentées, sans lien avec le marché pakistanais. En conséquence, il apparaissait que l’arrêt du versement de ces commissions n’étaient pas susceptibles de peser sur les relations entre la France et le Pakistan.

·           Est-ce que le fait que la commission Takieddine soit apparue sans lien avec le marché Agosta a conforté vos soupçons de l’existence de rétrocommissions  ?

Comme je vous l’ai indiqué dans mon propos liminaire, ces commissions sans lien avec les marchés, nous ont été présentées dans les conclusions du ministère de la défense, comme un indice important de leur illégitimité pouvant conduire à rétrocommissions.

Les questions suivantes sont posées par Me Olivier Morice : Vous avez indiqué en remarque préliminaire que la seule motivation ayant conduit le président de la République à décider l’arrêt de ces commissions était motivé par la moralisation des relations internationales.

Or, dans les citations qui sont contenues dans le livre Le Contrat on a clairement le sentiment à travers vos propos que le président Jacques Chirac souhaitait mettre fin au système de redistribution politique en évoquant le « trésor de Balladur » auquel il voulait s’attaquer. Pouvez-vous expliquer cette contradiction  ?

Il n’y a aucune contradiction dans cela. Dès lors qu’il y a de très forts soupçons de commissions illégitimes, voire de rétrocommissions, quelles que soient les hypothèses qui puissent être faites sur ces commissions, il y a la volonté affirmée par Jacques Chirac de mettre fin à de telles pratiques. C’est le seul objectif visé par le président de la République, preuve en est donnée qu’il n’y a à travers ce dossier aucune exploitation politique, judiciaire ou médiatique et vous êtes bien placé maître pour le savoir.

Justement, là encore M. le premier ministre, je trouve qu’il y a une contradiction dans vos propos. Vous avez souligné qu’il n’y avait pas eu de recours à la justice, précisant ainsi qu’il n’y avait pas d’esprit de vengeance. Cela laisse donc entendre que vous aviez identifié les bénéficiaires politiques de ces commissions mais que vous ne souhaitiez pas vous retourner contre eux dans cet esprit de vengeance. Pourriez-vous donner des précisions sur ce point  ?

Là encore, maître, il n’y a pas de contradictions. Il y a, je le rappelle, de très forts soupçons de commissions illégitimes, voire de rétro-commissions, qui fondent la décision du président de la République d’arrêter le versement de ces commissions. Et, je le répète, les vérifications qui ont été faites ne portent pas sur les hommes politiques, ni sur un quelconque financement politique.

De surcroît, de très forts soupçons ne constituent pas au sens judiciaire des preuves formelles. Il n’y avait donc pas de raisons, sur cette base, de saisir l’autorité judiciaire. Le cadre technique et confidentiel choisi par le président de la République visait à éclairer sa décision sur cet enjeu important de moralisation des grands contrats.

Pour quelle raison avez-vous déclaré vendredi dernier au journal de TF1 que les soupçons de rétro-commissions portaient notamment sur des retours en France. Vous précisiez : « Il y avait des commissions qui revenaient vers la France, des personnalités politiques ou non politiques qui elles étaient totalement illégales. » Qui sont les personnalités politiques que vous visiez chez Claire Chazal  ?

J’ai fait état vendredi dernier, comme je viens de le rappeler devant le juge, de très forts soupçons de commissions illégitimes, voire de rétrocommissions, comme cela m’avait été indiqué par les conclusions du ministère de la défense. Je n’ai pas d’autres précisions quant à d’éventuels destinataires, personnalités publiques politiques ou non politiques, que celles que je vous ai indiquées précédemment.

Précisément, vous n’en avez indiqué aucune  ?

Je vous ai rapporté les conclusions du ministère de la défense telles que j’en ai eu connaissance.

Comprenez-vous M. le premier ministre que les familles des victimes s’insurgent sur le fait que l’on ait caché à la justice qui instruisait sur une affaire d’assassinat depuis 2002, l’existence de ces rapports  ?

Je le comprends d’autant mieux que je n’en ai pas moi-même été informé ni comme ministre des affaires étrangères, ni comme ministre de l’intérieur, ni comme premier ministre alors même que ce sont des affirmations qui, à tout le moins, auraient mérité du côté de l’État, un véritable travail d’investigation.

L’entreprise qui a commandé des rapports Nautilus est une entreprise directement à l’époque sous la tutelle du ministère de la défense et du ministère de l’économie. Il apparaît au vu du dossier que les dirigeants de ces entreprises ont eu personnellement connaissance des rapports Nautilus.

Comment croyez-vous possible que des informations aussi capitales, alors qu’une information judiciaire est ouverte pour assassinats, n’aient pas été portées à la connaissance des ministères de tutelle ?

Je ne connais pas ces rapports, pas plus que je ne sais pourquoi et dans quel esprit ils ont été rédigés. Je ne suis donc pas en mesure d’apprécier le sérieux des allégations ou informations qu’ils contiennent. Manifestement, dès lors que ces informations étaient en possession des dirigeants, elles auraient dû être transmises.

Dans un autre domaine, pour éclairer la réponse à votre question, de très nombreuses allégations ou informations concernant la DCN ont été mises à jour publiquement au cours des derniers mois sans qu’à ma connaissance à aucun moment les responsables politiques de l’époque n’en aient été informés. C’est dire à quel point l’opacité semblait être la règle dans ce dossier.

De quelle opacité parlez-vous ?

Ce que vous soulignez concernant les rapports Nautilus me paraît être vrai pour l’ensemble de ce dossier. Je n’ai eu moi-même, dans toute la période que nous indiquons, aucun contact avec la DCNI, ni aucune information particulière.

Vous avez expliqué qu’à l’époque de l’attentat, les relations avec le Pakistan étaient tout à fait satisfaisantes, ce qui je suppose dans votre esprit confortait la piste d’Al-Qaida comme étant à l’origine de cet attentat. Est-ce exact ?

En effet, la piste terroriste islamique est celle qui a été privilégiée même si d’autres hypothèses ont été formulées telles que la complicité directe ou indirecte des services pakistanais.

Dans les rapports Nautilus de 2002, il est fait état d’une instrumentalisation par les services de l’ISI comme ayant participé à l’attentat. Avez-vous eu connaissance de cela, à quelle époque et comment ?

Ce sont des hypothèses qui ont été faites, à ma connaissance, dès 2003, mais pour avoir une connaissance plus précise des éléments à la disposition de nos services et de notre administration, il serait utile de se reporter aux différentes visites ministérielles qui ont été effectuées au Pakistan. Je pense notamment en 2002 à la visite du ministre de la défense, comme à ma propre visite au mois d’août.

Dans les archives du ministère de la défense comme au Quai d’Orsay, figurent les éléments précis dont nous disposions à l’époque ainsi que les comptes rendus d’entretien que nous avons pu avoir au Pakistan même.

·           D'après ce que vous me dites, vous n'avez eu connaissance des éléments d'information sur une éventuelle implication de l'ISI qu'en 2003. Est-ce exact ?

Je n’ai pas parlé de connaissance mais d’hypothèses qui étaient faites et comme je n’ai pas le souvenir exact de la chronologie dans ce domaine, je ne peux que vous renvoyer au dossier diplomatique dont j’ai disposé comme ministre des affaires étrangères dans cette période.

Dans mon souvenir, il y a eu autour de 2003 des interrogations sur la nature de l’explosif utilisé dans l’attentat pouvant justifier de nouvelles hypothèses.

Dans le livre Le Contrat, page 219, les propos suivants vous sont prêtés : « Il faut s’intéresser aux archives du général Rondot saisies au ministère de la défense dans le dossier judiciaire sur la période 2003-2004. Elles montrent que le général s’intéressait au réseau Hortefeux-Sarkozy pour peu qu’on s’en donne la peine on retrouve la trace des déplacements d’Hortefeux au Moyen-Orient. C’est pour ça que Brice Hortefeux est inquiet aujourd’hui, inquiet qu’apparaissent ses liens avec Takieddine et El Asir. » Confirmez-vous ces propos ?

Je confirme ces propos tout en soulignant qu’il y a là des éléments de nature différente faisant référence à une tout autre période puisqu’il s’agit de la période 2003-2004. D’un côté, je souligne à nouveau, comme dans la période 1993-1995, mon inquiétude sur des déplacements qui s’effectuaient sans concertation avec le ministère des affaires étrangères que je dirigeais. Le général Rondot y faisait référence dans ses notes.

D’un autre côté, je faisais référence à des inquiétudes qui m’avaient été rapportées et qui comme pour beaucoup d’autres éléments repris dans cet ouvrage, demandaient à être vérifiées. J’avais accepté de faire part auprès des deux journalistes mentionnés de mon expérience mais surtout des questions et interrogrations qui étaient les miennes, à charge pour eux de faire le travail d’enquête et de vérification qui étaient le leur. D’ailleurs, les auteurs le rappellent ces précautions que je leur avais indiquées dans leur ouvrage.

S’agissant des notes Rondot, il y a une note du 23 mai 2002, soit très exactement quinze jours après l’attentat faisant état d’un entretien que vous auriez eu en votre qualité de ministre des affaires étrangères où il est précisé en référence à l’attentat de Karachi : « interrogations sur le rôle de l’ISI » (annexe du livre Le Contrat). Confirmez-vous cette rencontre avec le général Rondot et avez-vous évoqué l’implication de l’ISI dans l’attentat de Karachi ?

Effectivement, j’ai eu des entretiens avec le général Rondot entre 2002 et 2004 quand j’étais ministre des Affaires étrangères portant en particulier sur les questions terroristes. Je me garderais bien d’interpréter les notes du général Rondot. Mais, à l’évidence, évoquant cet attentat, nous avons dû passer en revue le rôle des différents acteurs dans ce pays.

Avez-vous eu connaissance d’un article paru dans Le Nouvel Observateur, dans la semaine du 20 mai 2010 relatif à une interview de M. Ziad Takieddine avec comme titre : « J’accuse Villepin et les chiraquiens » ?

Oui, ainsi que d’autres déclarations faites dans la presse qui m’ont conduit à poursuivre l’intéressé en diffamation.

Dans cet article, à la page 50, Ziad Takieddine indique que le 6 juillet 1996, Jacques Chirac vient en visite officielle en Arabie saoudite et là il provoque un stupéfiant incident diplomatique. Fait exceptionnel, il exhibe devant le prince Abdallah, alors prince héritier, au contrat secret-défense du gouvernement à gouvernement pour la vente de frégates, le contrat Sawari II entre la Sofresa et une certaine société Estar.

Le président français accuse carrément son hôte d’avoir participé, à travers cette dernière, au financement de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur. Du jamais vu, les Saoudiens se sont sentis humiliés par ce geste. Qu’avez-vous à dire sur ces déclarations ?

Je n’étais pas en Arabie saoudite avec le président Chirac. Tout ceci me paraît complètement farfelu comme d’ailleurs la plupart des déclarations faites par l’intéressé dont j’ai pu avoir connaissance. Je peux en tout cas témoigner que les relations entre le président de la République Jacques Chirac et le prince Abdallah, aujourd’hui roi de l’Arabie saoudite, ont toujours été des relations de respect, d’estime et de confiance.

Avez-vous eu connaissance des déclarations faites hier par le président Valéry Giscard d’Estaing expliquant que d’après lui il existe une liste des rétrocommissions et souligne que cette liste serait classée secret-défense. En sa qualité d’ancien président de la République, ne pensez-vous pas que sa déclaration doit être prise au sérieux ?

Le président Giscard d’Estaing dispose peut-être de plus d’informations que moi mais je n’ai, en ce qui me concerne, aucun élément sur ce point.

Il apparaît que plusieurs mois avant l’attentat de Karachi des menaces précises auraient été faites. A l’époque, en avez-vous eu connaissance et à partir de l’instant où vous avez été ministre des affaires étrangères, avez-vous eu connaissance des différents rapports qui ont été établis par les agents du STIP sur les risques pesant sur nos compatriotes ?

Je n’ai pas souvenir d’informations spécifiques dans cette période. Je dois préciser que de 1997 à 2002, dans la période de cohabitation, je n’avais pas de relations directes avec le ministère de la défense. Pour l’essentiel, mes relations passaient par le directeur de cabinet du premier ministre.

Sur les rapports qui ont pu être rédigés après 2002 quand j’étais ministre des affaires étrangères, je n’ai pas de souvenir précis de ces rapports mais ils ont dû être communiqués, je l’imagine, aux services du ministère des affaires étrangères ainsi qu’à mon cabinet, et donc, intégrés dans les différentes notes qui m’ont été faites à ce sujet à l’époque. Il est facile de s’y référer aux archives du ministère des affaires étrangères.

La politique décidée par Jacques Chirac de moralisation des contrats qui a conduit à sa décision sur les contrats Agosta et Sawari II, a-t-elle été la même en ce qui concerne les contrats Bravo (les frégates de Taïwan) ?

Je n’ai pas eu d’informations spécifiques sur l’ensemble des contrats mais seulement sur ceux considérés par le ministère de la défense comme posant problème. Mais la règle posée par Jacques Chirac était générale. Posée en 1995, à l’époque où j’étais secrétaire général de l’Elysée, elle a clairement (été) réaffirmé en 2002 quand je suis devenu ministre des affaires étrangères.

Lorsque M. Mazens a été entendu récemment il a évoqué que lorsqu’il avait été demandé à M. Castelan de mettre en œuvre l’arrêt du versement des commissions, notamment sur le contrat Agosta, M. Castellan lui avait répondu que cela lui semblait compliqué et que cela risquait de faire courir des risques à ses personnels. Que pensez-vous de ces déclarations ?

Le président de la République a lui-même rappelé à M. Mazens les instructions qu’il avait prises et transmises au ministère de la défense, d’arrêter le versement des commissions. Le président m’a demandé d’assurer le suivi de ses instructions, ce que j’ai fait avec M. Mazens président de la Sofresa concernant l’Arabie saoudite. Je n’ai pas le souvenir particulier d’avoir demandé à M. Mazens de prendre contact avec la DCN, le ministre de la défense étant en charge d’assurer l’exécution des décisions du président pour l’ensemble du ministère.

En tout état de cause, à aucun moment je n’ai été informé d’inquiétudes quelconques concernant la sécurité des personnels de la DCN en liaison avec la décision du président de la République d’arrêter le versement des commissions. Je peux comprendre qu’il ait pu y avoir des inquiétudes juridiques ou liées à la situation des personnels ayant négocié les contrats avec les intermédiaires et c’est la raison même qui a conduit le président de la République à souhaiter que l’arrêt des versements soit fait dans les meilleures conditions possibles. Mais, je le répète, aucun élément circonstancié d’une menace de violence ou d’attaque terroriste n’a été mentionné.

Question du juge : Doit-on considérer, au vu de vos explications, que vous aviez de forts soupçons de rétro-commissions sur les commissions Takiedinne – qui s’élevaient tout de même pour Sawari II à 200 millions d’euros selon M. Mazens – et qu’en conséquence le fait d’arrêter le versement des ces commissions ne vous paraissait pas devoir mettre en danger les personnels de la DCN ?   

Comme je vous l’ai indiqué, les conclusions des vérifications faites par le ministère de la défense, marqueraient de forts soupçons de commission illégitimes, voire de rétrocommissions d’autant qu’elles étaient présentées comme sans lien avec le marché concerné.

Question de Me Morice : Souhaitez-vous la déclassification de tous les documents en relation avec cette affaire, notamment sur l’existence des commissions et des rétrocommissions ?

Je souhaite que toute la vérité soit faite dans ce drame. Il m’apparaît donc nécessaire que tout ce qui peut être déclassifié puisse l’être, en prenant en compte une exigence qui est celles des intérêts supérieurs de l’État, et en particulier tout ce qui pourrait affecter les relations de la France avec nos partenaires étrangers ou ce qui pourrai mettre en péril la crédibilité des services français.

Question de Me Morice : Estimez-vous que dans les rapports de la DGSE figurent des éléments de nature à mettre en cause les intérêts supérieurs de l’État ?

Dans les éléments dont j’ai eu conscience il n’y a pas d’éléments qui me paraissent susceptibles de rentrer dans cette catégorie.