Emmanuel
Todd : USA, le spectre d’une crise à la soviétique
Selon le démographe, l’ouragan
Katrina a révélé l’affaiblissement du système américain
Ingénieur de recherche à l’Institut
national d’études démographiques, historien, auteur d’Après l’empire, paru chez
Gallimard en 2002, un essai où il prédisait la «décomposition» du
système américain, Emmanuel Todd s’interroge, pour Le Figaro, sur les
graves défaillances révélées par le cyclone.
Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis
Lacroix
[12 septembre 2005]
LE FIGARO. - Quel premier
enseignement moral et politique pouvons-nous tirer de la catastrophe provoquée
par Katrina ? La nécessité d’un changement «global» dans notre rapport à
la nature ?
Emmanuel TODD. – Prenons garde à la surinterprétation. Ne perdons pas de
vue qu’il s’agit d’un ouragan d’une ampleur extraordinaire qui aurait produit
des dégâts monstrueux partout ailleurs. Un élément qui a beaucoup frappé les
esprits, l’irruption de la population noire, ultra majoritaire dans ce
sinistre, ne m’a pas vraiment surpris, personnellement, car j’ai beaucoup
travaillé sur les mécanismes de ségrégation raciale aux États-Unis. Je sais
depuis longtemps que la carte de la mortalité infantile aux États-Unis reproduit
toujours fidèlement la carte de la densité des populations noires. J’ai, en
revanche, été étonné que les spectateurs de cette catastrophe aient semblé
découvrir que Condoleezza Rice ou Colin Powell étaient des icônes non
représentatives de la condition noire américaine. Ce qui fait vraiment écho à
ma représentation des États-Unis – je l’ai développée dans Après l’empire –, c’est
bien le fait que les États-Unis aient été désemparés et inefficaces. Ce qui a
été mis en péril, c’est le mythe de l’efficacité et du super dynamisme de l’économie
américaine.
Nous avons pu constater l’insuffisance, sur place, des moyens techniques, des
ingénieurs et des forces militaires, pour faire face à la crise. Cela a levé le
voile sur une économie américaine globalement perçue comme très dynamique,
bénéficiant d’un taux peu élevé de chômage, créditée d’un fort taux de
croissance du produit intérieur brut. Face aux États-Unis, l’Europe est censée
faire piètre figure, frappée par un chômage endémique et grevée par une croissance
anémique. Mais on ne veut pas voir que le dynamisme des USA est pour l’essentiel
un dynamisme de consommation.
La consommation des ménages américains est-elle artificiellement stimulée ?
L’économie américaine est au coeur du système économique mondialisé, et les
Etats-Unis agissent comme une pompe à finances remarquable, important du
capital au rythme de 700 à 800 milliards de dollars par an. Ce dernier, une
fois redistribué, finance la consommation de biens importés – secteur
réellement dynamique celui-ci. Ce qui caractérise les Etats-Unis depuis des
années, c’est une tendance au gonflement d’un déficit commercial monstrueux, s’évaluant
à près de 700 milliards de dollars. La grande fragilité de ce système
économique, c’est qu’il ne repose pas sur une réelle capacité industrielle
interne.
L’industrie américaine est fortement anémiée, et c’est bien le déclin
industriel qui explique, surtout, l’incurie de la nation confrontée à une
situation de crise ; pour gérer une catastrophe naturelle, on n’a pas
besoin de techniques financières sophistiquées, d’options d’achat à telle ou
telle date, de conseillers fiscaux ou d’avocats spécialisés dans l’extorsion de
fonds à l’échelle planétaire, mais on a besoin de matériel, d’ingénieurs et de
techniciens et d’un sentiment de solidarité collective. Une catastrophe
naturelle sur le territoire national confronte un pays à sa nature profonde, à
sa capacité de réaction technique et sociale. Or, si la population américaine s’entend
fort bien à consommer – le taux d’épargne des ménages étant d’ailleurs
quasiment nul – en terme de production matérielle, de prévention et de
planification à long terme, elle s’avère catastrophique. Le cyclone a montré
les limites d’une économie virtuelle identifiant le monde à un vaste jeu vidéo.
Est-il juste de tisser un lien entre la financiarisation du système
américain, ce «néolibéralisme» dénoncé par des commentateurs européens,
et la catastrophe qui a frappé La Nouvelle-Orléans ?
La gestion en aurait surtout été meilleure dans les États-Unis d’autrefois. Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis assuraient la
production de la moitié des biens de la planète. Aujourd’hui, les États-Unis se
montrent désemparés, empêtrés dans un Irak dévasté qu’ils ne parviennent pas à
reconstruire. Ils ont mis un temps considérable à blinder leurs véhicules, à
protéger leurs troupes. Ils ont dû importer des munitions légères. Quelle
différence avec les États-Unis de la Seconde Guerre mondiale qui ont
simultanément écrasé l’armée japonaise avec leur flotte de porte-avions,
organisé le débarquement de Normandie, ré-équipé l’armée russe en matériel
léger, contribué magistralement à la libération de l’Europe et maintenu en vie
les populations européenne et allemande libérées d’Hitler. Ils ont su maîtriser
le cyclone nazi avec une maestria dont ils se montrent bien incapables aujourd’hui
dans une seule de leurs régions. L’explication est simple : le capitalisme
américain de l’époque était un capitalisme industriel, fondé sur la production
de biens. Bref un monde d’ingénieurs et de techniciens.
N’est-il pas plus pertinent de reconnaître qu’il n’y a quasiment plus de
catastrophes rigoureusement naturelles, en raison de la démesure des activités
humaines ? Que c’est aussi l’american way of life qui doit se
réformer ? En acceptant, par exemple, les contraintes du protocole de
Kyoto ?
Les sociétés et les
insertions écologiques de l’Europe et des États-Unis diffèrent radicalement. L’Europe
est partie d’une très ancienne économie paysanne, habituée à tirer
difficilement du sol sa subsistance dans un climat relativement tempéré,
épargné par les catastrophes naturelles. Les États-Unis ont été une société
neuve qui a commencé à travailler sur un sol vierge et très fécond, mais au
sein d’une nature plus menaçante. Leur climat continental, beaucoup plus
violent, ne constituait pas un problème pour les États-Unis tant que ces
derniers disposaient d’un réel avantage économique, c’est-à-dire tant qu’ils
avaient les moyens techniques de maîtriser la nature. Actuellement, l’hypothèse
d’une dramatisation de la nature par l’homme n’est même pas nécessaire. Le
simple affaissement des capacités techniques d’une économie américaine qui a
cessé d’être productive crée la menace d’une nature qui ne ferait que reprendre
ses droits.
Les Américains ont besoin de plus de chauffage l’hiver et de plus d’air
climatisé en été. Si nous sommes un jour confrontés à une pénurie absolue et
non plus relative, les Européens s’y adapteront mieux car leur système de
transport est plus concentré et beaucoup plus économe. Les États-Unis ont été
conçus, pour ce qui concerne la dépense énergétique et l’espace, d’une manière
assez fantaisiste, peu réfléchie.
Ne pointons pas l’aggravation des conditions naturelles, mais bien l’affaiblissement
économique d’une société qui doit affronter une nature beaucoup plus violente !
Les Européens comme les Japonais ont fait la preuve de leur excellence en
matière d’économie d’énergie lors des précédents chocs pétroliers. C’est normal :
les sociétés européennes et asiatiques se sont développées en gérant la rareté
et, finalement, quelques décennies d’abondance énergétique apparaîtront
peut-être un jour comme une parenthèse dans leur histoire. Les États-Unis se
sont construits dans l’abondance et ne savent pas gérer la rareté. Les voilà
donc aujourd’hui confrontés à une inconnue. Les débuts de l’adaptation ne sont
pas prometteurs : les Européens disposent de stocks d’essence, les
Américains de stocks de pétrole brut – ils n’ont pas construit de raffinerie
depuis 1971.
Vous ne mettez donc plus seulement le système économique en cause ?
Je ne porte pas de jugement moral. Je focalise mon analyse sur le pourrissement
de l’ensemble du système. Après l’empire développait des thèses somme toute
modérées que je suis aujourd’hui tenté de radicaliser. C’est sur la base de l’augmentation
du taux de mortalité infantile dans les années 70-74 que j’avais prédit l’effondrement
du système soviétique. Or, les derniers chiffres publiés sur ce thème aux
États-Unis – ceux de 2002 – ont fait apparaître un début de remontée du taux de
mortalité infantile, pour toutes les soi-disant «races» américaines. Qu’en
déduire ? Tout d’abord, qu’il faut éviter de « sur-racialiser »
l’interprétation de la catastrophe Katrina et de tout ramener au problème noir ;
en particulier la désintégration de la société locale et le problème du
pillage. Cela constituerait un tour de passe-passe idéologique. La mise à sac
des supermarchés n’a fait que répéter au niveau le plus bas de la société le
schème de la prédation qui est aujourd’hui au cœur du système social américain.
Le schème de prédation ?
Ce système social ne repose plus sur l’éthique du travail et le goût de l’épargne
du calvinisme des pères fondateurs – mais au contraire sur un nouvel idéal (je
n’ose pas parler d’éthique ou de morale) : la recherche du meilleur gain
pour le moindre effort. L’argent vite gagné, par la spéculation et pourquoi pas
par le vol. La bande de chômeurs noirs qui pille un supermarché et le groupe d’oligarques
qui tente d’organiser le « casse » du siècle sur la réserve d’hydrocarbures
de l’Irak ont un principe d’action en commun : la prédation. Les
dysfonctionnements de La Nouvelle-Orléans renvoient à quelques éléments
centraux de la culture américaine actuelle.
Vous prétendez que la gestion de Katrina révèle une fragmentation
territoriale préoccupante jointe à l’incurie de l’appareil militaire.
Que faut-il craindre, dès
lors, à l’avenir ?
L’hypothèse du déclin développée dans Après l’empire évoque la possibilité d’un
simple retour des États-Unis à la normale, certes assorti d’une diminution du
niveau de vie de 15 à 20% mais garantissant à la population le maintien d’un
niveau de consommation et de puissance «standard» dans le monde développé. Je
ne faisais qu’attaquer le mythe de l’hyper puissance. Aujourd’hui, je crains d’avoir
été un peu optimiste. L’incapacité des États-Unis à réagir face à la
concurrence industrielle, le lourd déficit sur les biens de technologie
avancée, la remontée du taux de mortalité infantile, l’usure et l’incapacité
pratique de l’appareil militaire, l’incurie persistante des élites m’invitent à
envisager, à moyen terme, la possibilité d’une vraie crise à la soviétique aux
États-Unis.
Une telle crise serait-elle une conséquence de la politique de l’Administration
Bush dont vous stigmatisez les aspects paternalistes et le darwinisme social ?
Ou bien ses causes seraient-elles plus structurelles ?
Le néoconservatisme américain n’est pas seul en cause. Ce qui me semble le plus
frappant, c’est la manière dont cette Amérique incarnant le contraire absolu de
l’Union soviétique est sur le point de produire la même catastrophe par un
chemin opposé. Le communisme, dans sa folie, prétendait que la société était
tout et que l’individu n’était rien, base idéologique qui causa sa propre
ruine. Aujourd’hui, les États-Unis nous assurent avec une foi de charbonnier,
aussi intense que celle de Staline, que l’individu est tout, que le marché
suffit et que l’État est haïssable. L’intensité de la fixation idéologique est
tout à fait comparable au délire communiste. Cette posture individualiste et
inégalitaire désorganise la capacité d’action américaine. Là est pour moi le
vrai mystère : comment une société peut-elle à ce point renoncer au bon
sens, au pragmatisme et entrer dans un tel processus d’autodestruction
idéologique ? C’est une aporie historique à laquelle je n’ai pas de
réponse et dont la problématique ne saurait se résumer à la politique de l’actuelle
administration. C’est toute la société américaine qui semble lancée dans une
politique du scorpion, système malade qui finit par s’injecter son propre
venin. Une telle conduite n’est pas rationnelle, mais elle ne contredit pas
pour autant la logique de l’histoire. Les générations d’après-guerre ont perdu
l’habitude du tragique et du spectacle de systèmes s’autodétruisant. Mais la
réalité empirique de l’histoire humaine, c’est qu’elle n’est pas raisonnable.