Commentaire de Valeur et Richesse de Fourquet (2006)

/138/ Théorie substantielle et théorie nominale de la valeur. — A partir de là, les choses se gâtent. De la valeur = mesure de la richesse, les économistes en sont venus à prendre la valeur pour la richesse elle-même, à abandonner la notion de richesse et, a fortiori, celle de puissance dont elle n’était que la traduction dans le discours économique. Ce glissement sera achevé par Ricardo et par Marx, qui démarre Le Capital par un exposé de la substance de la valeur, qui séduit l’intellect, mais qui met en scène des personnages conceptuels imaginaires, à l’existence desquels Marx croit dur comme fer.

La valeur n’est pas une mesure, la valeur est une représentation, au sens de Bolzano, mais à part ça, bravo ! Personnages conceptuels imaginaires ! c’est la ménagerie de Marx.

 

A l’opposé de cette théorie substantielle de la valeur, une théorie nominale : la valeur est le nom donné à la mesure commune de ces réalités physiques qu’on appelle biens, services, marchandises, denrées, commodities, conveniences, ou collectivement richesse. La valeur des choses est leur mesure du point de vue de la richesse, comme la longueur, la surface, le volume est leur mesure du point de vue de l’espace, la durée, leur mesure du point de vue du temps, ou la pesanteur, leur mesure du point de vue de la gravitation. Mesure de l’espace, mesure du temps et mesure de la force sont les trois mesures de base de l’esprit. Les autres sont construites à partir d’elles, car les phénomènes du monde sont des combinaisons de force, d’espace et de temps. La richesse est le nom économique donné à la puissance ; nous pouvons donc présumer qu’elle a une relation avec le concept de force.

NON — La valeur n’est pas une mesure. Une mesure est le rapport de deux grandeurs.  Certes, la valeur est l’idée d’un rapport. Mais, le rapport dont la valeur est l’idée est : un échange et non pas : le rapport de deux grandeurs. Donc la valeur n’est pas une mesure, ni l’idée d’une mesure. Pour parler comme Bolzano : la valeur est la représentation d’un échange de même qu’une proposition est une représentation d’un état des choses. Et, de même qu’une proposition peut s’avérer fausse, l’échange représenté par la valeur peut s’avérer impossible.

Une grandeur est une partie d’une grandeur. Une mesure est le rapport de deux grandeurs homogènes*. 1) La valeur n’est donc pas une mesure parce qu’elle est l’idée d’un rapport. 2) Quoiqu’une mesure soit un rapport, la valeur n’est pas non plus l’idée d’une mesure parce que le rapport dont elle est l’idée n’est pas le rapport de deux grandeurs homogènes — ce qu’est toute mesure comme on le sait depuis Euclide — mais un échange.

*. Sont homogènes deux grandeurs dont l’une peut être partie de l’autre.

NON — La valeur n’est pas une grandeur, car une grandeur doit pouvoir être partie d’une autre grandeur, or la valeur ne peut être partie d’aucune grandeur. Euclide, Éléments, livre V :

 

♦ Une grandeur est une partie d’une grandeur, la plus petite de la plus grande, quand elle mesure la plus grande.

♦ Une grandeur plus grande est multiple d’une grandeur plus petite, quand elle est mesurée par la plus petite.

♦ On entend par raison une certaine manière d’être de deux grandeurs homogènes considérées comme se contenant l’une l’autre.

♦ On dit que des grandeurs ont une raison entre elles lorsque ces grandeurs, étant multipliées, peuvent se surpasser mutuellement.

♦ On dit que ces grandeurs sont en même raison, la première à la seconde, et la troisième à la quatrième, lorsque des équimultiples quelconques de la première et de la troisième étant comparés à d’autres équimultiples quelconques de la seconde à la quatrième, chacun à chacun, les premiers équimultiples de la première et de la troisième sont en même temps plus grands que les équimultiples de la seconde et de la quatrième, ou leur sont égaux ou plus petits.

♦ On appellera proportionnelles les grandeurs qui ont la même raison.

 

Comme je le notais en 1976 dans mon Enquête, on ne peut additionner de valeur. La valeur ne peut être plus petite, égale, plus grande, multiple, sous-multiple d’une autre valeur. Ce qui peut l’être ce n’est pas la valeur, c’est la quantité d’argent qui est représenté dans la représentation d’un échange. L’argent est une grandeur. Une quantité d’argent peut être plus petite, égale, plus grande, multiple, sous-multiple avec une autre quantité d’argent. Je le notais dans mes commentaires d’un manuscrit : ce n’est pas la valeur qu’on additionne, c’est l’argent, plus exactement des quantités d’argent. On additionne un francs, deux francs, trois francs qui sont des quantités d’argent, fiduciaire ou réel, métallique, et non des valeurs.

La valeur est la représentation d’un échange avec l’argent. L’argent est la représentation de la richesse. Mais le terme « représentation » n’a pas le même sens dans les deux cas. Dans le première il a le sens de Bolzano. Dans le second il a le sens diplomatique, celui de représentant plénipotentiaire devant lequel chacun s’incline. L’argent est la convention générale. L’argent est la coercition générale.

 

OUI — La richesse est une grandeur. La richesse peut être une partie d’une autre richesse. La mesure de la richesse est le rapport de deux richesses. L’unité de richesse est une grandeur. L’unité de richesse est le dollar, car les États-Unis sont très puissants (plutôt, c’est ce que tout le monde pense encore — sauf l’Émir de la Guerre —, mais pour combien de temps ?)

Je suis donc d’accord sur ce point avec Fourquet qui dit plus bas : « La grandeur de la richesse est donc incluse dans le concept même de richesse » de même que chez Euclide la grandeur est incluse dans le concept même de grandeur comme on peut le constater dans ses axiomes, ici même. Turgot dit de même.

NON — La valeur n’est pas la mesure de la richesse.

 

L’opposition entre théories substantielle et nominale de la valeur rejoint le débat philosophique médiéval entre réalistes et nominalistes. Pour éviter toute ambiguïté, jannonce ma couleur : nominaliste. Je le suis devenu : « valeur est le nom de la puissance sociale » (Cf. p. 125) est encore substantialiste. C’est pourquoi je /139/conserve le vieux mot de richesse pour désigner la réalité physique dont la valeur est la mesure. La valeur est la représentation quantitative de la richesse/puissance ; c’est un rapport. Les rapports entre valeurs donnent des informations d’ordre quantitatif, des proportions, des ordres de grandeur : c’est essentiel. Combien de fois, en lisant les historiens, ai-je pesté contre tel ou tel qui donnait un chiffre sans point de comparaison : autant ne rien dire ; le chiffre seul ne signifie rien. Pas la moindre information. L’information, c’est la relation à un autre chiffre.

NON — Le vieux mot de richesse ne désigne pas la réalité physique mesurée par la valeur, ne serait-ce que parce que la valeur n’est pas une grandeur et qu’elle ne peut donc se rapporter à rien, c’est à dire qu’elle ne peut pas être partie [ Dedekind est l’inventeur de la partition qui permet de construire les nombres irrationnels qui ont tourmentés des Grecs sublimes ] de quelque chose, qu’elle ne peut donc mesurer quoi que ce soit selon les termes d’Euclide.

Les choses physiques (pléonasme), certaines choses physiques, choisies par convention au sens de Lewis, c’est à dire par general conforming (cette convention n’est pas une convention car personne n’a convenu de rien), sont les représentantes de la puissance. Chacun s’incline devant ces choses physiques comme devant les représentants d’une grande puissance, comme devant les ambassadeurs d’une grande puissance. Il était surtout connu pour sa grande notoriété. Chacun s’incline devant ces représentants parce que chacun sait que chacun s’incline devant ces représentant, brièvement dit : parce que la situation est connue (Barwise). Ces choses physiques ne sont pas des mesures de la puissance, mais des représentantes de la puissance. Elles représentent la puissance devant chacun et chacun s’incline (Enzyclopädie, § 106 ou § 260). La puissance est une institution, c’est à dire une affaire collective.

La valeur aussi est une représentation, mais au sens de Bolzano ou de Wittgenstein cette fois : elle est la représentation d’un échange comme la proposition est une représentation d’un état des choses. Et l’échange peut très bien s’avérer impossible, comme la proposition peut s’avérer fausse.

 

Mais le rapport de valeur ne donne jamais aucune information de causalité. C’est la limite absolue de la pensée économique. Pour établir des relations de causalité, nous devons sortir du monde homogène et uniforme de la valeur et « voir » le monde de la richesse dont elle n’était qu’une mesure. Mais la richesse elle-même n’étant qu’une réduction économique de la puissance, nous devrons « voir » les rapports de force, les réseaux, les circuits de captage, etc., bref: être généalogiste, et non comptable.

La richesse implique conceptuellement la valeur. — Pourquoi les mercantilistes et Petty considéraient-ils que la richesse n’était qu’une partie de la richesse mondiale totale ? Parce que, dans le mot même de richesse, comme dans celui de puissance, est déjà inclus un rapport quantitatif entre ce dont on parle et l’ensemble de la richesse/puissance du monde. Quand on dit de quelqu’un qu’il est riche, c’est toujours par rapport à une échelle, fût-elle implicite, ou même oubliée. Une personne riche dans la France d’après guerre nous paraît pauvre aujourd’hui, etc. Dans la désignation « riche » et « pauvre », on sous-entend une quantité totale de richesse inégalement répartie. C’est parce que cette quantité est limitée ou rare qu’il y a égalité, ou inégalité. Si la quantité était infinie, le concept égal/inégal n’aurait pas de sens. Dans l’atmosphère abondante, « non mesurée », de la campagne, l’air qu’on respire n’est pas réparti à chaque individu : chacun y puise à volonté.

Il n’y a répartition, donc égalité/inégalité, que s’il y a rareté. La grandeur de la richesse est donc incluse dans le concept même de richesse ; même chose pour la puissance. Il n’y a grandeur qu’à partir du moment où la pensée peut énoncer : « égal à », « plus grand que », « plus petit que ». Une grandeur déterminée suppose une grandeur totale à laquelle elle est implicitement rapportée. Quand je dis : « j’ai respiré une grande quantité d’air », j’entends : /140/ par rapport à mon maximum de capacité respiratoire, et non par rapport à la quantité totale de l’atmosphère, ce qui n’aurait aucun sens : le rapport serait infiniment petit. Quand j’écrivais que « le pourcentage est le mode privilégié de représentation de la quantité » [1980, p. 371], en vérité, je me trompais : il n’y en a pas d’autre. La quantité est, en soi, relation à un ensemble. Donc, le sens du mot richesse s’épuise dans son rapport à un ensemble, bien que nous ne sachions pas encore en quoi elle consiste physiquement. Dans le concept même de richesse réside le concept de valeur défini comme pure mesure de la richesse. Il n’y a pas d’un côté des choses qu’on appelle « richesses », et de l’autre une valeur mesure de ces choses. Non. Il y a des tas de choses qui ne sont « richesses » que si, implicitement, on les compare à un ensemble de choses analogues. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre richesse et valeur ; c’est pourquoi les économistes se sont si facilement laissés avoir par la conception substantielle.

La richesse est une grandeur et la valeur n’est pas sa mesure.

La valeur n’est pas la mesure de la richesse, la mesure de la richesse est, comme toute mesure, le rapport d’une grandeur à l’unité de grandeur. C’est pourquoi « les » richesses ne sont pas « des » richesses, mais des choses dans lesquelles on ne voit que l’argent. Et on peut voir en elles l’argent parce qu’à chacune d’elles est associée une valeur, c’est à dire l’idée d’un échange avec l’argent. La valeur n’est pas une mesure mais une institution : l’association à chaque chose de l’idée d’un échange. La seule différence entre la valeur et le prix, c’est que la valeur peut-être l’idée d’un échange avec n’importe quelle marchandise tandis que le prix est l’idée d’un échange avec une certaine quantité d’argent. C’est aussi simple que cela.

 

Mais la valeur en soi n’existe pas plus que la grandeur en soi. « Grandeur » n’a de sens que quand on précise : « grandeur de tel objet », c’est-à-dire son rapport à un autre objet, ou à l’ensemble des objets du même genre. Il en est de même pour la valeur « valeur » tout court n’a pas de sens, à moins de préciser : « valeur de telle marchandise », par quoi on mesure le rapport de cette marchandise à l’ensemble des marchandises considérées sous l’angle de leur valeur. Il en est de même de la puissance. Dire d’un pays qu’il est une « grande puissance » ne signifie rien d’autre que: il « peut » beaucoup par rapport à la moyenne, c’est-à-dire à l’ensemble de la puissance répartie entre les différents pays. En vérité, « puissance » est un concept vide ; il ne signifie rien d’autre qu’un pur rapport quantitatif à un ensemble. Dans le langage politique le plus chargé affectivement, le mot ultime, c’est « grandeur », un mot vide : la grandeur de la France fut le but ultime du général de Gaulle et des patriotes en général. Sous-entendu grandeur par rapport à la grandeur du monde, ou à la moyenne des grandeurs nationales. Même chose quand on dit que la France doit tenir son rang dans le monde. Quel rang? Le quatrième ou le dixième dans l’échelle des grandeurs mondiales.

Grandeur a un sens même quand on ne précise pas longueur, temps, masse, courant, moment, énergie, puissance etc. Ce sens est, selon Euclide : ce qui peut être partie d’une autre grandeur. En fait, la notion de grandeur en soi implique la notion de grandeur. C’est pourquoi il fallut qu’Euclide axiomatisât. Par ses axiomes, il décrit le comportement de la grandeur puisqu’il ne peut pas la définir.

La question est différente pour la valeur qui n’est ni une grandeur, ni la mesure d’une grandeur. La valeur est l’idée d’un échange qui est associée à chaque chose qui devient ainsi marchandise. C’est précisément la raison pour laquelle elle est toujours valeur d’une marchandise particulière. L’institution « valeur » consiste dans ce fait. Ce que permet l’institution « valeur » c’est justement de pouvoir comparer différentes marchandises sous l’angle de la richesse, qui elle est une grandeur. Seules les grandeurs sont comparables. Ce qui est comparé grâce à la valeur, c’est l’argent qui est représentant de la puissance. C’est l’argent que l’on compare grâce à la valeur, ce n’est pas la valeur. Si la valeur n’existait pas, on ne pourrait rien comparer sous l’angle de la richesse.

 

Valeur ne contient rien de plus que le mot grandeur : une relation, une proportion. Il n’a de sens que dans un contexte sémantique où il est question de biens, services, marchandises, etc. A cette réserve près, il est aussi vide que lui, et il ne peut s’employer, dans le langage, qu’à sa place.

Non, il y a confusion entre grandeur, relation, proportion. Je me suis heurté aux même difficultés en 1975. La valeur n’est pas une relation mais l’idée d’une relation et cette relation n’est pas une proportion mais… un échange. Il s’agit de la publication de la possibilité d’un échange.

 

/141/ Une expression irrationnelle : la « mesure de la valeur ». — Si « valeur » est le nom donné à la mesure de la richesse, parler de « mesure de la valeur » paraît plutôt bizarre. Étant elle-même une mesure, la valeur n’a pas de mesure, pas plus que la longueur n’a de longueur, ou la pesanteur de pesanteur. On peut mesurer la longueur d’un champ ou la valeur d’une marchandise, mais pas la longueur ou la valeur tout court. La « mesure de la valeur » est donc une expression irrationnelle. Quand on parle de « mesure de la valeur », sans s’en rendre compte on substantialise la valeur, on la confond avec la réalité dont elle est la mesure, à savoir la richesse.

1. OUI — bravo ! L’expression « mesure de la valeur » est une absurdité.

2. NON — la valeur n’est pas elle-même une mesure. Bien au contraire, une mesure est le rapport de deux longueurs, de deux masses, de deux forces. La mesure d’une longueur est le rapport de deux longueurs, la mesure d’une masse est le rapport de deux masses, etc., car une grandeur est toujours une partie d’une grandeur. Pour parler comme Fourquet, la grandeur ne peut être envisagée que du point de vue de la mesure. Une grandeur est ce qui est mesurable parce qu’une grandeur est toujours partie d’une grandeur. La valeur n’est aucun rapport mais seulement l’idée d’un rapport et d’un rapport qui n’a rien à voir avec une mesure, avec le rapport de deux grandeurs. Le rapport dont il s’agit est une institution, l’échange.

Ce n’est pas parce qu’elle serait déjà une mesure que la valeur n’a pas de mesure, qu’elle n’est pas mesurable, mais parce qu’elle n’est pas une grandeur. Ne sont mesurables que les grandeurs.

 

Cette confusion n’est pas contingente : elle est constitutive de l’économie politique depuis Adam Smith. C’est d’ailleurs un expert en confusion : ayant déclaré que « le travail est la mesure réelle de la valeur », il parle dans la phrase suivante de « valeur du travail », autrement dit : la mesure de la mesure réelle de la mesure... de quoi ? De la richesse, sans doute ! [WN, I, 5.] En revanche, ce qui n’est pas irrationnel, c’est la détermination de l’unité de mesure, de l’étalon, du langage de cette unité. Le poids s’exprime en grammes, l’espace en mètres, etc. L’unité est généralement conventionnelle. Quelle est l’unité de la valeur ? Ce problème fut un vrai casse-tête pour les anciens, comme en témoigne les écrits de Petty, de Turgot et de Smith.

OUI — Ça c’est bien vrai ! Effectivement Smith entend par « valeur du travail » la valeur, le prix, de l’obéissance pendant un certain temps. La fameuse « valeur du travail » n’est que le prix de la soumission (Dockès). Il faut appeler les choses par leur nom. Ce n’est pas la « force de travail », pur mythe, que le fabricant achète, mais l’obéissance de l’ouvrier, chose très concrète. Ce n’est pas non plus « du travail » que les fabricants veulent supprimer afin d’accroître leurs bénéfices ou simplement d’en faire, c’est du temps d’obéissance d’ouvrier, parce qu’un ouvrier ça mange et ça boit et qu’il faut donc bien lui « donner » de l’argent — de l’argent, notez bien, pas de la valeur — pour ce faire. Ce n’est pas le travail que veulent supprimer les fabricants mais les ouvriers.

Il n’y a pas d’unité de valeur, il n’y a qu’une unité de richesse et cette unité est le dollar ; la richesse n’étant que la représentante de la puissance.

 

La comptabilité nationale ne se pose pas ces problèmes métaphysiques sur la nature de la valeur et son étalon. Elle appelle prix ce que nous venons d’appeler valeur et se borne à compter ou comptabiliser ( = enregistrer sous forme de comptes) les prix tels qu’ils s’inscrivent sur les documents sociaux, mercuriales, factures, comptabilités d’entreprises ou d’administrations, indices de prix, etc. Elle dispose d’une unité de compte propre à chaque monnaie, le franc, le dollar, etc. Autrefois, on mesurait en livres, une unité de compte elle-même mesurée par une unité de poids — car une nouvelle unité de mesure prend appui sur un autre système de mesure déjà existant. Ainsi le joule ou le kilogrammètre est la combinaison d’une unité de poids et d’une unité de longueur, etc.

Voici enfin une représentation, ne la ratez pas. L’unité de compte n’est pas mesurée par une unité de poids mais représente une autre unité de richesse qui consiste dans un certain poids d’un certain métal. Quant aux monnaies entre elles, il me semble que Turgot montre qu’elles sont entre elles comme de simples marchandises et l’euro possède alors une cote en dollar et réciproquement selon que l’on cote le certain ou l’incertain. Dans chaque pays, la monnaie nationale est comme le proxène des monnaies étrangères, elle les représente toutes. Il ne s’agit pas du tout de combinaison d’unités mais d’unités de système différent : MKSA, cgs, MKpS, etc. unités convertibles, comme le sont les monnaies. C’est une question de conversion. On dit : « combien le pouce anglais vaut-il de millimètres ? » 25,4. Dans ce cas, on a bien une mesure. On peut mesurer le pouce avec le millimètre. On effectue le rapport du pouce et du millimètre. On rapporte deux longueurs.

 

A l’âge classique, les économistes s’interrogent sur l’efficacité de la monnaie comme unité de compte. Ils constatent que cette monnaie a la forme d’une marchandise métallique et qu’elle est donc elle-même soumise à des fluctuations. D’où la recherche par Petty ou Smith d’un étalon immuable qu’ils croient trouver l’un dans la terre et le travail, l’autre dans le travail. Mais comme pour /142/ Smith la « valeur du travail » se trouve elle-même dans les biens de subsistance, il est ramené à une autre unité et sa pensée se dilue, faute d’ancrage. L’habileté du travail est difficilement mesurable ; on pose que le travail qualifié est un multiple du travail supposé simple. Cette réduction étant faite, une unité de mesure s’impose le temps de travail, objectivement divisible, calculable et négociable entre travailleurs et patrons. La mesure de la richesse par le temps de travail fait partie de la vie quotidienne : on parle de millions d’heures de travail perdues par grève, ou gagnées par une invention technique.

Ici la mesure rejoint la réalité qu’elle mesure : la quantité de travail globale dont dispose une nation, et qu’elle dépense au cours d’une année de compte, mesure toute la richesse qu’elle crée au cours de cette année. C’est une ancienne intuition économique ; Petty fut le premier à vouloir faire du travail un instrument de mesure pour évaluer la richesse/puissance dans le cadre d’une comparaison européenne – c’était le but même de l’arithmétique politique. Mais ici se pose le problème le plus difficile de toute l’économie politique – de l’articulation entre le travail et l’utilité la quantité de travail dépensé suffit-elle à mesurer la valeur d’une marchandise ? L’utilité de cette marchandise ne convient-elle pas ? Ce problème fut posé et, je crois, résolu par Turgot dans sa théorie de la « valeur estimative » (cf. p. 237).

Valeur virtuelle, valeur actuelle. - Voici une autre idée qui trouvera son plein sens quand nous aborderons la découverte de Turgot ; mais je souhaite que le lecteur l’ait en tête d’ici là. La valeur, étant mesure de la richesse physique, mesure une certaine quantité d’objets existant dans l’espace à un moment du temps. S’agissant d’une marchandise, son évaluation se fait au moment de la vente, donc après qu’elle a été produite. Elle a été produite selon un calcul de probabilité : combien vaudra-t-elle au moment de la vente? Elle porte en elle un certain coût, somme des valeurs des ingrédients - une certaine quantité de travail (vivant ou figé en biens de production) augmentée d’un profit moyen en vigueur au moment de sa fabrication. Une marchandise a donc deux valeurs la valeur calculée au moment de sa production, et la valeur fixée effectivement au moment de la vente.

J’appelle valeur virtuelle celle qui est calculée au moment de la production, qu’on considère parfois (langage substantialiste) « incorporée » ou, comme dira Ricardo, « réalisée » ou « fixée » /143/ dans la marchandise ; et valeur actuelle celle qui est déterminée au moment de la vente, et qui est égale à son prix. (Je mets de côté pour l’instant la différence entre prix de marché et prix naturel, que nous examinerons p. 130.) Contrairement aux apparences, la valeur prétendument « réalisée » dans la marchandise est irréelle; c’est une valeur escomptée, c’est-à-dire comptée à l’avance comme probable; c’est l’objet même du calcul économique; c’est pourquoi je l’appelle « potentielle » ou « virtuelle ». Seule la valeur actuelle est réelle, et elle n’a d’autre réalité que son prix. Je justifierai ces affirmations par la suite.

Faisons une comparaison avec... la puissance, justement. Quand on parle de « puissance », on se représente un pur potentiel : « telle nation est puissante », c’est une grande puissance en ceci qu’on l’estime capable de vaincre les autres en cas de guerre déclarée. C’est tout le problème : la « puissance » d’une nation mesure ce qu’elle pourrait accomplir en cas d’affrontement, mais ce qu’elle accomplit en fait, réellement, est une tout autre affaire : la puissance révèle ce qu’elle peut (c’est-à-dire ce qu’elle vaut) en tant que puissance actuelle, en acte, ici et maintenant, dans l’action elle-même, et pas ailleurs, pas demain. La guerre est le moment de vérité des évaluations de puissance. Telle nation que l’on croyait puissante s’effondre sur le champ de bataille, comme la France en 1940.

Autre exemple. On a coutume de chiffrer la puissance relative des pièces d’échecs ; c’est une indication facilitant les calculs, notamment au moment où l’on accepte un échange de pièces. Mais ce que la pièce vaut réellement c’est la position qu’elle occupe ici et maintenant sur l’échiquier. Une tour clouée derrière une rangée de pions ne vaut rien ; elle ne vaut que potentiellement ; si on ne libère pas son champ d’action, elle n’aura jamais l’occasion de déployer sa puissance. Inversement, un pion, qui en théorie ne vaut pas grand-chose, peut valoir, dans une conjoncture précise, beaucoup plus que la reine elle-même.

La valeur-travail de la marchandise n’a pas plus d’existence que la puissance d’une nation avant la bataille ou celle d’une pièce d’échecs avant l’engagement. La seule valeur existante, c’est la valeur actuelle ; ce n’est pas une chose, mais une pure relation. La vente est à la valeur ce que l’engagement est à la puissance. Voici une énigme philosophique : pourquoi, pour désigner la puissance, cette réalité si mystérieuse de la vie, utilise-t-on le substantif dérivé du verbe « pouvoir » en langue romane (latin potentia), en anglais (may, might) ou en allemand (mögen, die Macht)

[zFourquet]  

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