Christophe Dejours, psychiatre et titulaire
de la chaire de psychanalyse santé-travail au CNAM (Conservatoire national des
arts et métiers)
Souffrir au travail
LE MONDE | 21.07.07 |
12h35 • Mis à jour le 21.07.07 | 17h51
Depuis
quelques mois, on parle de plus en plus de cas de suicide au travail. Y a-t-il
une accélération du phénomène ?
Autrefois, les suicides au travail étaient rarissimes. Le
phénomène correspondait à des situations très précises, comme lors de l'exode
rural, qui s'est accompagné d'une crise effroyable dans le monde agricole.
Mais, depuis une dizaine d'années, les troubles musculo-squelettiques, le
nombre de pathologies liées à la surcharge au travail, ce qu'on appelle aussi
les karoshis ("mort par surtravail" en japonais) se
multiplient à un rythme inquiétant.
Comment expliquer ce phénomène ?
Il faut en chercher l'origine dans la division du travail
poussée à l'extrême. Celle-ci est avant tout au service d'une méthode de
gouvernement au sein des entreprises, qui estime que plus on a de pouvoir
disciplinaire, de maîtrise des gens, plus on gagne en termes d'efficacité et de
réactivité. Or, la meilleure façon de dominer, c'est de diviser les gens. Mais
depuis la crise du taylorisme, les salariés se sont organisés, ils ont créé de
la solidarité au travers de mutuelles, de syndicats, obtenu le droit de grève,
des protections, toutes sortes de choses qui enquiquinent les entreprises, d'où
la volonté de casser ces protections.
C'est ce qui explique la tendance à l'individualisation des
postes de travail et d'évaluation permanente des performances ?
Tout a commencé dans les activités de services à la fin des
années 1980. L'informatisation a été un moyen sans lequel on n'aurait jamais pu
déployer le système d'organisation dont Taylor avait rêvé. Dès lors, le poste
de travail permet d'enregistrer, voire d'espionner, tout ce qu'on fait et tout
ce qu'on ne fait pas. C'est ce qui a permis de systématiser l'individualisation
des performances, dont on constate aujourd'hui les effets. Les solidarités, les
liens, les protections ont commencé à sauter.
A partir de là, quel mécanisme se met en place pour aboutir à la
souffrance au travail, qui peut se traduire, dans sa phase ultime, en suicide ?
Le suicide est l'aboutissement d'un processus de délitement du
tissu social qui structure le monde du travail. Une organisation du travail ne
peut pas être réductible à une division et à une répartition des tâches,
froides et rationnelles, évaluables à tout instant. Dans le réel, les choses ne
fonctionnent jamais comme on l'avait prévu. Elle doit reposer également sur le
"vivre ensemble". Lorsqu'on se parle, qu'on s'écoute, qu'on se
justifie autour d'un café, c'est là qu'on dit des choses qu'on n'évoque jamais
dans un cadre plus institutionnel : on critique la hiérarchie, on parle de ce
qui ne marche pas, de ce qui fait difficulté et de ce qui irrite, bref on fait
remonter le réel, qui est souvent décalé par rapport à la façon dont le
management voudrait que ça marche.
C'est dans ces lieux de convivialité, informels, que se
transmettent beaucoup de ces éléments qui permettent de renouveler les accords
normatifs, constitutifs des règles de travail et de la coopération dans
l'entreprise. Activité obligatoire et convivialité marchent de pair. C'est très
important, parce que c'est dans ces moments que se construit le plaisir de
s'accomplir, de se retrouver sur des enjeux communs, bref de vivre. C'est un
processus extrêmement pacificateur des relations dans l'entreprise.
Sauf que cela devient rare...
Gérer les rapports humains par la violence, les crocs-en-jambe,
les humiliations, les calomnies est ce qu'il y a de plus facile. C'est banal.
Le fait que les êtres humains peuvent aller au pire est une pente naturelle.
Que quelqu'un souffre dans son travail n'est ni nouveau ni exceptionnel. Mais
avant, la communauté de travail offrait des contreparties aux conditions de
travail difficiles, aux injustices, aux harcèlements, à travers des systèmes de
solidarité assez forts, qui permettaient de tenir le coup. On ne laissait pas
l'autre s'enfoncer. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, souvent, le lien social
a été liquidé, on ne peut plus compter sur les autres, parce que la communauté
est divisée et désorganisée.
Le système des évaluations individuelles entretient-il cette
dégradation de l'organisation du travail ?
Les systèmes d'évaluation cassent le collectif. Les gens n'ont
plus les moyens et les conditions psychologiques pour délibérer, faire remonter
les problèmes, participer à l'activité obligatoire, parce qu'il faut à tout
prix atteindre des objectifs. Travailler sous cet angle, c'est échouer. En
fait, dans le meilleur des cas, les évaluations ne mesurent que le résultat du
travail, elles ne reposent que sur ce qui est visible, quantifiable et
objectivable. Or le travail n'est pas ce qu'on croit. Il ne se limite pas au
temps qu'on passe dans l'entreprise. Entre le travail et le résultat de mon
travail, il n'y a pas de commune mesure. Où s'arrête votre travail ? Au bout
des 8 heures quotidiennes ? Mais quand vous n'en dormez plus, quand vous en
rêvez, ça en fait partie ? On voit bien que lorsqu'on dit qu'on a produit tant
de pièces ou tant de kilowattheures, on n'a pas réellement mesuré le travail.
Prenons l'exemple du fonctionnement d'une ANPE. Admettons que l'évaluation
dépende du nombre d'entretiens effectués dans une journée. Si vous avez en face
de vous quelqu'un de peu qualifié, qui a du mal à s'exprimer, le traitement va
prendre plus de temps que pour quelqu'un qui a un profil mieux adapté au marché
du travail. Or dans un système d'évaluation, la tentation sera grande pour que
les plus anciens, ou les plus malins, ou les plus forts préemptent les dossiers
les plus faciles et laissent aux plus jeunes ou aux plus faibles les cas les
plus délicats. C'est injuste, parce que ce n'est pas forcément celui qui a
travaillé le plus qui va être le mieux évalué.
Ce peut être parfois aussi le meilleur qui recueille une bonne
évaluation ?
Cela peut arriver, mais avoir de meilleurs résultats constitue
l'un des critères de l'excellence, mais pas le seul, car le travail n'est pas
mesurable, n'est pas quantifiable. Ce sont avant tout les pairs qui peuvent se
rendre compte que vous respectez les règles de l'art. Dans le système actuel,
on met tout le monde en concurrence, avec des critères qui peuvent conduire à
des injustices, voire à de la déloyauté, pour parvenir à ses fins. C'est tout
cela qui concourt au délitement auquel on assiste.
Mais, pourtant, les entreprises ne sont-elles pas de plus en
plus rentables ?
Il s'agit de performances en termes de profit, mais pas en
termes d'amélioration de la qualité du travail. Prenons le tropisme de la
qualité totale, qui actuellement se répand de toutes parts. C'est un système
redoutable et pervers, car la qualité totale n'existe pas. Si on la décrète, on
pousse les gens à frauder et à tricher. Comme il s'agit d'un idéal
inatteignable, on est tenté de tordre la réalité. On compense par de la
communication, on multiplie les bilans d'activité flatteurs, on truande. Du
patron au salarié, chacun à son niveau participe au trucage. Dans ce système,
il peut y avoir dégradation de la qualité du travail alors qu'on dégage des
bénéfices. Quand on fait le bilan, cela donne des Eron, des Vivendi, des
WorldCom, des AZF... Enron est un cas très intéressant, car ce n'est pas
l'affaire d'un délinquant, c'est l'affaire de toutes les petites tricheries
causées par une certaine organisation du travail, de la qualité totale érigée
en principe intangible, qui pousse les gens à mentir et à ne pas faire les retours
sur les décalages qu'il peut y avoir avec la réalité.
La remise en cause du système des évaluations, du management par
le stress, est-elle compatible avec la compétition mondiale ? Certains parlent
de guerre économique...
Il n'y a pas de guerre économique. Dans nos pays, de l'argent,
on n'en a jamais eu autant que maintenant. La France n'a jamais été aussi
riche. Ce n'est pas le manque de moyens qui nous empêche de faire des efforts
et des progrès dans l'organisation du travail. Ce qui manque, c'est une volonté
politique, capable de remettre à plat des processus qui sont en train de créer
une casse sociale sérieuse. Les suicides en entreprise, de plus en plus
nombreux, sont un signal d'alarme inquiétant sur la pérennité du système.
Quelles sont les solutions ?
La clé ne peut pas venir d'en haut, car tout le monde est sous
pression, et, dans ce phénomène de cascade, il n'est pas facile de calmer le
stress. L'une des voies consiste à s'appuyer sur la capacité des gens à
reprendre la parole pour améliorer le "vivre ensemble". Savoir se
dire ce qui rend la vie impossible, faire remonter les suggestions, avoir la
volonté de se poser pour réfléchir, dialoguer avec l'autre. Le plus difficile
pour l'encadrement, c'est d'écouter, et ensuite de le traduire en termes de
management.
Croyez-vous que nous serons capables de le mettre en oeuvre ?
Nous souffrons beaucoup du court-termisme des dirigeants.
Economistes et politiques exaltent le système qui consiste à ramasser le maximum
d'argent dans un minimum de temps. Or ces bénéfices sont de plus en plus
déconnectés du travail. Le "vivre ensemble" n'est pas rentable
immédiatement, mais il est fondamental pour la pérennité du système. En tout
état de cause, on ne laisse pas des gens mourir à cause du travail. On ne peut
pas accepter qu'au nom de l'efficacité économique on casse notre société en
mettant les gens sur le bord de la route. Cette violence générée par une
mauvaise organisation du travail, c'est la société qui doit ensuite l'assumer
en termes de dégâts sociaux et financiers. On ne peut pas constamment pomper le
capital humain et l'intelligence collective sans se préoccuper des
conséquences. Parce qu'au bout d'un moment, il n'y aura plus rien à pomper,
nous aurons une société invivable, et le système économique ne fonctionnera
plus. On a peut-être déjà atteint ces limites.
Propos recueillis par Stéphane Lauer
Article paru dans l'édition du 22.07.07