Éditorial n° 33, mercredi 15 décembre 2004

La dictature de la petite bourgeoisie

Entretien avec Marc du Saune (IX)

 

 

 

Marc du Saune : Renaud Camus, j’aimerais aborder avec vous, aujourd’hui, un sujet qui sans doute, et pour une fois, ne concerne pas directement le parti de l’In-nocence - lequel, à ma connaissance, n’en a jamais débattu, et ne lui fait aucune place dans son programme, sauf peut-être, implicitement, indirectement, dans le chapitre fiscal de ce programme, chapitre au demeurant assez controversé. La question dont je voudrais que nous parlions, si vous en êtes d’accord, est pourtant très présente dans vos livres, et même avec de plus en plus d’insistance, ces dernières années. C’est la question de ce que j’appellerais - mais bien sûr l’expression vous revient entièrement, c’est à ma connaissance vous qui l’avez forgée - la dictature de la petite bourgeoisie.

 Renaud Camus : Ah, vous avez raison : c’est un thème qui m’est plus personnel qu’il n’est lié au parti de l’In-nocence, où je ne sache pas qu’il ait jamais rencontré le moindre écho ; et où peut-être il pourrait bien faire grincer quelques dents, au contraire – ou même rencontrer une forte opposition, qui sait : en tout cas servir de cible à des contradictions argumentées.

M. du S. : Quand vous parlez de dictature de la petite bourgeoisie, j’imagine que vous faites allusion, ou référence, au moins ironiquement, à la fameuse dictature du prolétariat marxiste-léniniste ?

R. C. : Bien entendu – mais si ironie il y a, elle est un peu amère. Ma thèse, ou mon hypothèse, si vous préférez, c’est qu’en les décennies mêmes où feue l’Union soviétique, à la suite de sa révolution fondatrice, échouait à établir ladite dictature du prolétariat, pourtant officiellement annoncée, promise et même inscrite dans les textes constitutionnels, la France, elle (et sans doute pourrait-on dire l’Europe, l’Occident, le "monde libre", selon l’expression consacrée, l’ensemble des démocraties et surtout des "social-démocraties" - mais je préfère m’en tenir à la France, que j’ai l’occasion d’observer de plus près, et qui d’ailleurs me semble un cas éminemment représentatif, peut-être plus que beaucoup d’autres), la France, donc, elle, tandis que les Soviétiques échouaient dans leur grand dessein, avait réussi parfaitement, à peu près dans le même temps, et peut-être sans l’avoir tout à fait voulu, par l’effet de réformes progressives, étalées, certaines d’entre elles presque invisibles – réformes fiscales, réformes scolaires, mais aussi évolution insensible ou au contraire accélérée des mœurs, bien sûr, et diffusion de la radio, puis surtout de la télévision - réussi à établir ce que j’appelle, oui, et c’est bien par référence à la dictature du prolétariat, vous avez tout à fait raison, une dictature de la petite bourgeoisie : sous laquelle nous vivons encore, ou déjà, et dont nous ne sommes pas prêts de nous libérer, selon moi.

M. du S. : Première objection, si vous permettez, et qui me semble évidente : je vis en France, comme vous, et je dois dire que je n’ai pas trop l’impression de vivre sous une dictature… Il me semble, au contraire, me voir prodiguer tous les jours des droits nouveaux, dont certains que je n’aurais jamais songé à réclamer…

R. C. : Vous n’avez pas l’impression de vivre sous une dictature, soit. Il y a à cela deux raisons, à mon avis. La première raison, c’est que le dictateur c’est vous.

M. du S. : Ah oui ? Décidément, je vais de surprise en surprise : je vis sous une dictature et je n’en savais rien, c’est moi le dictateur et j’en ignorais tout…

R. C. : C’est vous le dictateur, oui. Si une véritable dictature du prolétariat avait pu être instaurée en Union soviétique et dans les démocraties populaires, tous les prolétaires auraient été dictateurs, n’est-ce pas, en indivision, si je puis dire. Eh bien, en régime de dictature effective de la petite bourgeoisie, tous les petits-bourgeois sont tyrans. Et tout le monde est petit-bourgeois, j’espère que nous y reviendrons.

M. du S. : Nous reviendrons à ce que vous voudrez : je suis là pour essayer de comprendre.

R. C. : La deuxième raison qui fait que vous n’avez pas l’impression de vivre sous une dictature, c’est que cette dictature n’est pas politique au premier chef. En tout cas elle n’est pas institutionnelle. Elle n’a pas besoin de l’être. Elle s’accommode parfaitement de tous les droits individuels, et même de tous ces droits nouveaux auxquels vous venez de faire allusion. Elle est une dictature sans dictateur,

M. du S. : … sauf moi…

R. C. : …sans autre dictateur que la petite bourgeoisie dans son ensemble, que l’ensemble des petits-bourgeois : vous, moi, Claire Chazal, Claude Allégre, Marc-Olivier Fogiel, Edwy Plenel,

M. du S. : …il vient pourtant de perdre son poste…

R. C. : …son poste de directeur de la rédaction du Monde, pas son poste de dictateur, de co-dictateur indivis… Roselyne Bachelot, Nicolas Sarkozy, Danielle Gilbert, l’archevêque de Paris, le premier président de la cour de Cassation, tout le monde, même Jacques Chirac ou David Douillet. Tout juste peut-on remarquer qu’à d’aucuns est échue une part un peu plus large qu’à d’autres de tyrannie à exercer. Mais leur rôle et leur fonction, à ceux-là, est plus d’exprimer et de rappeler sans cesse le sentiment tyrannique, l’implicite doctrine dictatoriale, le ce-qui-va-sans-dire mais gagne-tout-de-même-à-être-rappelé, que d’être à titre personnel plus tyrans que les autres. Ces privilégiés sont des médiateurs, des traducteurs, des fédérateurs, enfants chéris du régime, bien sûr, prêcheurs patentés de son idéologie (et dans l’idéologie, en l’occurrence, je range les goûts, les désirs collectifs, la langue, évidemment, les styles, les espérances et les aspirations grégaires), bien plus qu’ils ne sont des détenteurs individuels ou collectifs de l’ensemble, ou d’une partie, du pouvoir dictatorial global. Leur pouvoir particulier, à ces porte-paroles, à ces médiateurs - ces opinion makers, plutôt, opinion expressers, opinion translators, opinion controlers : canalisateurs, formateurs, pédagogues de masse-, leur pouvoir particulier, même s’il est plus grand que celui des autres, ne leur vient que de l’adéquation rigoureuse de leurs discours, et sans doute de leurs sentiments, de leurs pensées, de leurs convictions profondes (car il n’y a pas de raison, enfin, pas toujours, de douter de leur bonne foi), avec le discours général dominant, le sentiment dictatorial global, indivis.

Encore une fois il ne s’agit pas d’une dictature politique, au moins au sens étroit. C’est d’ailleurs un des secrets de sa force, puisqu’elle ne ressemble pas, dans ses formes, à ce qu’on s’attend à reconnaître en une dictature. L’expérience historique ne nous a pas préparés à l’affronter. Voilà pourquoi tant de gens se trompent d’ennemis, et croient en toute sincérité lutter contre des tyrannies ou des menaces de tyrannie imaginaires, tout en étant les instruments inconscients d’une tyrannie bien réelle. Il s’agit d’une dictature purement sociale et culturelle (bien que je sois tenté d’ajouter : médiatique, et langagière). Comme elle n’a pas de structure institutionnelle visible, elle ne suscite pas de sentiment de révolte - tout juste une sorte d’accablement, qu’on ne sait pas à quoi attribuer, ni à qui, et qui se traduit par la consommation effrénée d’anxiolytiques, la croissance de la clientèle des psychiatres, des psychologues, des psychanalystes, gourous, coaches marabouts et charlatans divers, et par l’augmentation du nombre des suicides ; le tout sur fond d’abrutissement général, de bêtification programmée sans programme, d’imbécilisation festive, de crétinisation pailletée. Pourquoi se révolterait-on, et surtout contre qui, puisque tout le monde est petit-bourgeois, c’est-à-dire dictateur de tous les autres ? Ce serait se révolter contre soi-même. Ce serait se révolter contre un langage avec les seuls moyens de ce langage lui-même. Ce serait se révolter contre un système de pensée avec les armes mêmes qu’il vous fournit - ou plutôt qu’il se garde bien de vous fournir, justement !

M. du S. : Donc, si je vous comprends bien, ce qui prouve absolument qu’il y a dictature, et même de la pire espèce, c’est que personne n’a l’impression qu’il y ait dictature…

R. C. : C’est un peu ça. Vous vous moquez, mais vous n’avez pas tout à fait tort. Néanmoins je ne prétends pas du tout que toute absence du sentiment qu’il y a dictature, toute présence du sentiment contraire, de la conviction, même, qu’il n’y a pas dictature, impliquent nécessairement que dictature il y a bien. Non, non, non. Toutefois, ce sentiment général que dictature il n’y a pas, il arrive, quand dictature il y a bien - dictature invisible, dictature sans visage, dictature sans appareil - qu’il se combine, chez certains être marginaux, plus sensibles, plus mélancoliques, mieux vaincus par la vie ou par l’histoire, moins inclinés aux séductions grégaires, avec une sourde inquiétude, un soupçon, le souvenir vague, mais insistant, d’un monde plus large, et plus libre.

M. du S. : Si tant est que dictature il y ait bien, donc – acceptons pour un moment d’en envisager l’hypothèse, et même, par souci d’expérience, de la tenir pour acquise (même si je dois vous avouer que je n’en suis pas tout à fait là…) -, si tant est que dictature il y a bien, donc, c’est une dictature d’un type très particulier, puisque tout le monde l’exerce, et que personne n’en est la victime ?

R. C. : Oh là là ! Je vous en prie, n’allez pas si vite en besogne ! Que tout le monde l’exerce (ce que je crois en effet) n’implique pas du tout que, par voie de conséquence, personne n’en soit la victime ! Je pense exactement l’inverse : tout le monde en est la victime, au contraire. Et pour commencer : l’État, la nation, le pays, la culture (sa culture particulière et la culture en général), la connaissance, les mœurs, le langage, la langue, la civilisation, les modes de la présence, de la gestion du temps et de l’administration d’exister. Maintenant, qu’il s’agisse d’une dictature bien particulière, et même, par certains côtés, sans précédent, ça oui, aucune hésitation sur ce point.

D’autres classes que la petite bourgeoisie ont exercé le pouvoir avant elle (laissons de côté pour un instant la dictature). Après tout, on pourrait se dire que c’était bien son tour, à la petite bourgeoisie : que son accession aux affaires n’est que justice, que cette accession est exactement dans l’ordre des choses ou dans le sens de l’histoire, et qu’elle est tout à fait normale, morale, conforme à l’équité sociale. Mais l’un des traits - et c’est sans doute le principal - qui distinguent la petite bourgeoisie au pouvoir de toutes les autres classes au pouvoir avant elle, c’est qu’elle procède par intégration, alors que toutes les autres classes avant elle procédaient, elles, par exclusion. La petite bourgeoisie, la société petite-bourgeoise, n’a que ce mot à la bouche : intégration. C’est d’ailleurs ce qui fait que son pouvoir est nécessairement une dictature, et peut-être la dictature la plus solide, la plus totale qui ait jamais existé…

M. du S. : Est-ce que vous ne dramatisez pas un peu, et même beaucoup ? Encore une fois, je n’ai pas le sentiment…

R. C. : Non, bien sûr, vous n’avez pas le sentiment de vivre sous une dictature, je le sais, vous l’avez déjà dit. Si vous l’aviez, ce sentiment, vous pourriez songer à vous révolter. Tandis que là… Mais ne nous rembarquons pas là-dedans, nous tournerions en rond. Si vous permettez, j’aimerais plutôt revenir un instant, avant de passer à autre chose, sur cette distinction, à mes yeux capitale, entre les classes qui ont exercé leur pouvoir par l’exclusion et celle - au singulier, car par définition il n’y en a qu’une - qui l’exerce au contraire par inclusion, par intégration générale, de sorte que personne n’a le sentiment d’être exclu.

M. du S. : « Personne n’a le sentiment d’être exclu » ! C’est de la provocation ? Vous plaisantez ? Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Des millions de gens ont le sentiment d’être exclus ! Et ce n’est pas seulement un sentiment, croyez-moi ! Exclus ils le sont autant qu’on peut l’être !

R. C. : Ils sont exclus de l’affluence, ils sont exclus de l’aise et de l’aisance, ils sont économiquement exclus, mais ils ne sont pas socialement exclus, pas du moins "au niveau des représentations", comme on disait dans ma jeunesse. Comme les autres, comme tous les autres, ils sont les instruments de la dictature de la petite bourgeoisie, autant qu’ils n’en sont les victimes. D’abord presque personne n’est assez misérable pour n’avoir pas de télévision, par exemple. Et la télévision est le grand vecteur de la dictature de masse.

M. du S. : N’empêche, il me semble qu’il y a là une faille, et de taille, dans votre grille d’interprétation - même si d’autre part elle est assez cohérente, si je puis me permettre d’en juger. Quoi que vous en disiez, il y a bel et bien une réalité, une réalité tragique, de l’exclusion.

R. C. : Il y a bel et bien une réalité tragique de l’exclusion, mais l’idéal affiché, proclamé et même seriné de l’énorme classe au pouvoir, c’est précisément de réduire et même de supprimer l’exclusion. C’est d’ailleurs elle, c’est cette classe au pouvoir, qui a inventé le concept et le mot, exclusion. Jadis on parlait des pauvres, on parlait du prolétariat et du sous-prolétariat, on ne parlait pas des exclus. Exclus de quoi, ce serait-on demandé ? C’est parce que la petite bourgeoisie dictatoriale entretient, contrairement, je le répète, à toutes les autres classes dominantes avant elle, un idéal d’inclusion universelle, qu’elle a inventé le concept et le mot d’exclusion pour désigner ce à quoi elle entend, officiellement, mettre fin par tous les moyens.

M. du S. : Mais, même si dictature il y a bien ; si l’on consent à vous donner raison sur ce point, au moins à titre d’hypothèse d’école ; et si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion, est bien exercée par la petite bourgeoisie, ou par ce qu’il vous plaît d’appelez de la sorte, eh bien, il me semble tout de même qu’il est préférable que cette classe et cette dictature soient inclusives, incluantes, je ne sais pas comment il faut dire, plutôt qu’exclusives ou excluantes. Ce que je veux suggérer c’est que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble, une dictature qui n’exclut personne, qui même invite tout le monde à la rejoindre, à être dictateur avec elle, qu’une dictature…

R. C. : …eh bien non, justement, mieux ne vaut pas, si je puis me permettre de vous contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu’elle est fort peu visible, comme vous venez de le remarquer, et donc d’autant plus dangereuse (ses victimes ne s’aperçoivent même pas qu’elle existe), est aussi d’autant plus rigoureuse : car il n’y a d’échappatoire concevable à son emprise. Si une telle dictature vous donnait le sentiment d’être en prison, il ne vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors, ce serait aussi la prison. Plus exactement, il n’y a pas de "dehors". Il n’y a pas de différence entre le dehors et le dedans. Cette dictature-là, justement parce qu’elle est tout-incluante, ne se conçoit pas d’extérieur ; elle ne s’en ménage pas ; elle empêche qu’il en demeure ou qu’il s’en crée. Elle coïncide exactement avec la société, et presque avec le monde. Pour elle il n’y a pas d’autre

Vous allez me dire qu’elle n’a pourtant que ce mot à la bouche : l’autre, l’autre, l’autre, l’étranger, l’exclu. C’est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés que dans la mesure où ils sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces étrangers sont des semblables en voie d’assimilation, où ces exclus sont en procès d’inclusion. Il est très frappant d’observer la coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières, l’immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l’idéologie dominante et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale et, d’autre part, l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Chacun, s’il le souhaite, a vocation à devenir français ; chacun, et même s’il ne le souhaite pas, a vocation à devenir petit-bourgeois : d’ailleurs tout le monde l’est déjà, serait-ce sans le savoir ; et ceux qui seraient autre chose seraient tout de même des petits-bourgeois, ils jouiraient, si c’est bien le mot, de la double nationalité, ils seraient condamnés à la double appartenance. Il faut bien se le dire : dès lors qu’on a l’intention de faire éduquer ses enfants ou d’aller soi-même à l’école, de regarder la télévision, de gérer son budget, de prendre l’avion ou d’être malade, de mourir, on est forcé d’être petit-bourgeois. La petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les rapports de la nation avec le reste du monde ou dans ses propres rapports de classe avec les autres classes, ne se conçoit pas d’extérieur - d’extérieur, du moins, qui soit destiné à le rester.

C’est là un autre des traits fondamentaux de ce que j’appelle la dictature de la petite bourgeoisie : de même que cette classe, nous l’avons vu, est la première à exercer son pouvoir par inclusion et non par exclusion, de même, et ceci est une conséquence de cela, elle est la première à s’être persuadée qu’elle coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est qu’elle n’a pas tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec la société : la petite bourgeoisie s’est arrangée pour que toute la société soit petite-bourgeoise, qu’il n’y ait pas moyen, pour les individus, les familles, les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.

Ce défaut de tout extérieur, cette absence d’ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle, souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur il y a bien malgré tout, s’il s’obstine à se manifester, si des poches de résistance ou seulement de non-assimilitation, de non-intégration, de non-coïncidence se laissent déceler, il ne peut s’agir, aux yeux de la classe au pouvoir, à ses millions d’yeux, que d’aberrations, de ratés provisoires du système, de monstruosités morales autant qu’intellectuelles. Par un phénomène qui correspond tout à fait à ce que j’ai appelé d’autre part, dans un autre registre, plus individuel, le "soi-mêmisme" - cet état de société où l’idéal par excellence, pour chacun, est d’être soi-même et rien d’autre - , eh bien, pareillement, ne pas coller exactement au soi global de la société, à son soi-même collectif, bref à la pensée dominante, c’est encourir la pire condamnation morale, ou bien c’est n’exister pas.

Pardonnez-moi de prendre un exemple personnel, et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais combien de fois ai-je entendu, dans la bouche d’un journaliste, ou d’un animateur d’émissions de télévision, des phrases de ce genre :

« Mais enfin, Machin-Truc, il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : vous êtes un type intelligent, un garçon sympathique, un homme cultivé, un bon écrivain… Comment pouvez-vous écrire que ceci ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela… »,

…c’est-à-dire autre chose que ce que nous pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu’il faut penser, autre chose que ce qu’il est indispensable de penser pour vivre tranquille et heureux dans la société comme elle va, pour être invité à des émissions comme celle-ci, pour faire la moindre "carrière" ? Je crois que c’est la première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui n’est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement, aux convictions dominantes et monopolisantes, monopolistiques, fait l’objet, non pas d’une opposition intellectuelle, dont on peut discuter indéfiniment, qui est même la matière même du débat, mais d’une condamnation morale, génératrice d’exclusion.

M. du S. : Mais, même si dictature il y a bien ; même si l’on consent à vous donner raison là-dessus, au moins provisoirement, à titre d’hypothèse d’école ; et même si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion

R. C. : Je vous ai donné tout à fait raison sur ce point, inutile d’y revenir

M. du S. : même si cette dictature invisible

R. C. : N’exagérons pas non plus en sens inverse ! Elle est peu visible par ses victimes, qui ne se doutent de rien. Elle n’est pas invisible pour autant, et encore moins imperceptible

M. du S. : même si cette dictature peu visible, peu perceptible, mais selon vous bien réelle, est bien exercée par la petite bourgeoisie, ou par ce qu’il vous plaît d’appeler de la sorte, eh bien, il me semble tout de même qu’il est préférable que cette classe et cette dictature soient inclusives, incluantes - je ne sais pas comment il faut dire -, plutôt qu’exclusives ou excluantes. Ce que je veux suggérer c’est que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble, une dictature qui n’exclut personne, qui même invite tout le monde à la rejoindre, à être dictateur avec elle, qu’une dictature

R. C. : Eh bien non, justement, mieux ne vaut pas, si je puis me permettre de vous contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu’elle est fort peu visible, comme vous venez de le rappeler, et donc d’autant plus dangereuse (ses victimes ne s’aperçoivent même pas qu’elle existe), est aussi d’autant plus rigoureuse : car il n’y a pas d’échappatoire concevable à son emprise. Si une telle dictature - par chance, peut-être, car ce serait pour vous le début d’une prise de conscience - vous donnait le sentiment d’être en prison, il ne vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors, ce serait aussi la prison. Plus exactement, il n’y a pas de "dehors". Il n’y a pas de différence entre le dehors et le dedans. Cette dictature-là, justement parce qu’elle est tout-incluante, ne se conçoit pas d’extérieur ; elle ne s’en ménage pas ; elle empêche qu’il en demeure ou qu’il s’en crée. Elle coïncide exactement avec la société, et presque avec le monde. Pour elle il n’y a pas d’autre

Vous allez me dire qu’elle n’a pourtant que ce mot à la bouche : l’autre, l’autre, l’autre, l’étranger, l’exclu. C’est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés que dans la mesure où ils sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces étrangers sont des semblables en voie d’assimilation, où ces exclus sont en procès d’inclusion. Il est très frappant d’observer la coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières, l’immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l’idéologie dominante et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d’autre part, l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Il est très frappant d’observer la coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières, l’immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l’idéologie dominante et quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d’autre part, l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Chacun, s’il le souhaite, a vocation à devenir français ; chacun, et même s’il ne le souhaite pas, a vocation à devenir petit-bourgeois : d’ailleurs tout le monde l’est déjà, serait-ce sans le savoir ; et ceux qui seraient autre chose seraient tout de même des petits-bourgeois, ils jouiraient, si c’est bien le mot, de la double nationalité, ils seraient condamnés à la double appartenance.

Voyez ces pauvres aristocrates ultimes, que la télévision sort du placard une fois par an pour son émission rituelle sur la noblesse et ses fonds de tiroir. Malgré quelques derniers pittoresques sociaux, quelques maigres et touchantes survivances d’exotisme, qui font rire la galerie et frémir les applaudisseurs de plateau, voyez comme le siècle et la réalité sociale, la dictature, en somme, ont laminé ces malheureux, et comme ils sont petits-bourgeois par le goût, surtout les plus jeunes, et par la langue, qui est toujours la preuve suprême.

Il faut bien se le dire : dès lors qu’on a l’intention de faire éduquer ses enfants ou d’aller soi-même à l’école, de regarder la télévision, de gérer son budget, d’habiter la terre ou plutôt la ville, la banlieue, cette banlieue universelle qui est proposée et presque toujours imposée comme terminus ad quem à tous les destins ; à peine entend-on prendre l’avion ou être malade ; sitôt se propose-t-on de mourir, a fortiori, on est forcé d’être petit-bourgeois. Il n’y a pas d’autre issue, et même il n’y a pas d’issue. La petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les rapports de la nation avec le reste du monde ou dans ses propres rapports de classe avec les autres classes, ne se conçoit pas d’extérieur véritable, et elle n’en offre pas à ses administrés – pas d’extérieur, du moins, qui soit destiné à le rester.

C’est là un autre des traits fondamentaux de ce que j’appelle la dictature de la petite bourgeoisie : de même que cette classe, nous l’avons vu, est la première à exercer son pouvoir par inclusion et non par exclusion, de même, et ceci est une conséquence de cela, elle est la première à s’être persuadée qu’elle coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est qu’elle n’a pas tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec la société : la petite bourgeoisie s’est arrangée pour que toute la société soit petite-bourgeoise, qu’il n’y ait pas moyen, pour les individus, les familles, les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.

Ce défaut de tout extérieur, cette absence d’ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle, souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur il y a bien malgré tout, s’il s’obstine à se manifester, si des poches de résistance ou seulement de non-assimilitation, de non-intégration, de non-coïncidence se laissent déceler, il ne peut s’agir, aux yeux de la classe au pouvoir, à ses millions d’yeux, que d’aberrations, de ratés provisoires du système, de monstruosités morales autant qu’intellectuelles. Par un phénomène qui correspond tout à fait à ce que j’ai appelé d’autre part, dans un autre registre, plus individuel, le "soi-mêmisme" - cet état de société où l’idéal par excellence, pour chacun, est d’être soi-même et rien d’autre - , eh bien, pareillement, ne pas coller exactement au soi global de la société, à son soi-même collectif, bref à la pensée dominante, c’est encourir la pire condamnation morale, ou bien c’est n’exister pas.

Voyez le sort récent, et le succès époustouflant, du mot pédagogie, dans le sabir de contreplaqué officiel. Jadis la pédagogie, comme son nom l’indique, était destinée aux enfants. Dieu sait qu’elle n’a pas rencontré grand succès, dernièrement, auprès de cette clientèle traditionnelle, il est vrai un peu récalcitrante. Pourtant on n’en veut pas à la pédagogie de ses échecs, on prétend même ne pas les voir, et bien loin de se poser des questions sur ses vertus - sur les vertus de ce qu’on a fait d’elle, plutôt, en les sinistres I.U.F.M. [1] -, en étend son action dans toutes les directions, et en particulier vers tous ceux , quel que soit leur âge, qui ne pensent pas comme on souhaiterait qu’ils pensent. Ce qu’il est impérieux d’exercer à leur égard, à ceux-là, c’est de la pédagogie, toujours plus de pédagogie. Autant dire que ce sont des enfants. Ou bien ce sont des monstres, on bien ce sont des enfants. Ce n’est d’ailleurs pas incompatible, la preuve en est apportée tous les jours. Mais faisons confiance à la pédagogie, quand bien même elle ne serait qu’une sous-section un peu verbeuse de la tératologie : elle saura venir à bout de tout ce qui reste d’extérieur dans le monde, de sceptique, d’objectant, de non-conforme à la parole médiatique instituée.

D’aucuns prétendent par exemple que la Turquie n’est pas européenne ? Il ne faut pas s’énerver avec le malade, il ne faut pas brusquer les choses, il faut même essayer de ne pas trop en vouloir à ce malheureux, qui ne sait pas ce qu’il dit, et qui est plus bête que méchant, sans doute, plus ignorant que délibérément nocent : ce qu’il faut faire, c’est redoubler de pédagogie à son endroit [2] . Et c’est tout pareillement qu’il importe d’en user à l’égard de tous ceux qui auraient l’air de croire, supposons, qu’organiser la cohabitation très imbriquée des civilisations et des peuples, sur un même espace, dans un même État, ce n’est pas forcément garantir leur convivialité, leur convivance, comme dit délicatement l’Académie française pour parler de la vie à Cordoue comme à Vaulx-en-Velin ; ou de ceux qui penseraient, sautons prudemment à des thèmes plus étroits, que le palais de Tokyo c’est à pleurer : pédagogie, pédagogie, pédagogie (dès l’âge le plus tendre). La pédagogie est le nouveau nom de la lobotomie sociale. Elle est à la dictature de la petite bourgeoisie ce que les internement psychiatriques des dissidents étaient à la dictature du prolétariat – c’est vous dire les progrès de la civilisation. 

Pardonnez-moi de prendre un exemple personnel, et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais combien de fois ai-je entendu, dans la bouche d’un journaliste, ou d’un animateur d’émissions de télévision, des phrases de ce genre :

« Mais enfin, Machin-Truc, il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : vous êtes un type intelligent, un garçon sympathique, un homme cultivé, un bon écrivain – même Bernard-Henry Lévy le reconnaît Comment pouvez-vous écrire que ceci ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela »,

c’est-à-dire autre chose que ce que nous pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu’il faut penser, autre chose que ce qu’il est indispensable de penser pour vivre tranquille et heureux dans la société comme elle va, pour être invité à des émissions comme la nôtre, pour faire la moindre "carrière" ?

Vous avez à peu près figure humaine, ou peu s’en faut, et pourtant vous ne pensez pas exactement comme ce monsieur, sur l’école ou sur l’Anatolie, sur l’Europe ou sur la grammaire, sur l’immigration ou le paysage : il y là quelque chose qui le dépasse, malgré toute sa bonne volonté ; et que lui et ses pareils ne supporteront pas longtemps, il faut bien vous mettre cela dans la tête, malgré toute leur largesse d’esprit.

Je crois que c’est la première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui n’est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement, aux convictions dominantes et monopolisantes, monopolistiques, fait l’objet, non pas d’une opposition intellectuelle, dont on peut discuter indéfiniment, qui est même la matière par excellence du débat, mais d’une condamnation morale, génératrice d’exclusion.

M. du S. : Mais vous venez de dire qu’il n’y a pas d’exclusion, justement ! Que nous sommes dans une société tout-incluante !

R. C. : Justement. Je vous remercie : vous m’amenez à préciser ma pensée. Dans une société tout-englobante, tout-incluante, qui ne se reconnaît pas d’extérieur, d’extérieur légitime, d’extérieur aimable ; dans une société qui est persuadée de coïncider entièrement avec elle-même, avec le monde et avec toute l’étendue du pensable ; dans une telle société, quiconque se place de lui-même en marge, quiconque s’exclut, quiconque refuse de se laisser assimiler et de coïncider, de payer son tribut au grand ça parle universel, celui-là s’expose à une exclusion qui ne peut même pas se nommer et se reconnaître comme exclusion, une exclusion en quelque sorte aporétique, qui implique, pour celui ou celle qui en est l’objet, la disparition, la mort civile, le grand silence.

Mais quel est cet homme à l’écart ?

Dans les taillis son sentier va se perdre,

Derrière lui

Les buissons se referment

Et les brins d’herbe se redressent ;

Le vide l’engloutit. [3]

Certes il y a les scènes et les campagnes de lynchage médiatique, dont la presse a fait si grand usage dans les années récentes, et dont la télévision est si friande, au point de les avoir érigées en une sorte de nouveau genre médiatique, de divertissement collectif, de jeu du cirque : l’exécution symbolique en public. Ces scènes pénibles sont l’occasion de vérifier une fois de plus la pertinence admirable des théories de René Girard sur le bouc émissaire, et il est vraisemblable que dans une société de plus en plus obsédée par l’idée d’exclure toute exclusion, si je puis dire, de bannir tout extérieur, de suturer toutes les failles, de réduire toutes les fractures, d’autocélébrer sans cesse sa globalité, sa massivité, son unicité symbolique, il est probable que de telles scènes et de telles campagnes iront se multipliant, puisqu’on connaît leur merveilleuse efficacité de ciment, de pacte fondateur à refonder sans cesse, de jouissif contrat de co-appartenance globale – contrat d’autant plus nécessaire que la co-appartenance est moins ressentie, plus artificielle, plus menacée, mieux démentie par l’opiniâtreté des faits.

Mais ces scènes de lynchage, c’est affreux à dire, sont encore un mode de la présence, pour leurs victimes. Plus graves encore, plus sévères, et d’ailleurs tout à fait compatibles avec ces scènes-là, qu’elles peuvent très bien suivre immédiatement dans le temps, et suivre longtemps, suivre éternellement, il y a les muettes inflictions de mort civile, de mort médiatique, qui frappent des malheureux aussi terriblement que le simple fait de n’être pas d’un Marly, sous Louis XIV ; et qui ont l’avantage, par définition, de ne pas laisser de traces. Ce n’est pas « la mort sans phrase » de la Convention, c’est la mort sans trace, la disgrâce innommée, la précipitation silencieuse dans l’abîme. Die Oede verschlingt ihn [4] . De même que la censure ne déteste rien tant que d’être montrée du doigt et de laisser des marques, des cicatrices, des blessures, des blancs, de même l’exclusion, cette exclusion-là, cette exclusion contradictoire, cette exclusion dont le caractère extrême est rendu indispensable par l’exigence d’affirmer qu’il n’y a pas d’exclusion, elle ne doit à aucun prix être désignée, ni seulement nommée. X., Y., Z., que sont-ils devenus ? On ne sait pas. Ils ne participent plus au débat. Pourtant personne ne les a exclus. Ils sont vivants, voyez, ils publient même des livres. C’est curieux, personne ne les mentionne jamais. Ils parlent, ils parlent, ils écrivent, ils crient, leur bouche est ouverte, est-ce notre faute à nous si aucun son ne sort ?

M. du S. : Ne craignez-vous pas que pareil tableau, où d’aucuns pourraient juger que c’est votre propre situation qui est décrite, risque de confirmer certains observateurs dans le soupçon, ou dans la conviction, même, que votre théorie, si c’est bien le mot, est largement inspirée par votre histoire personnelle, et qu’elle trahit avant tout, pardonnez-moi, une bonne dose de paranoïa ?

R. C. : Oh, je ne doute pas un seul instant que ma "théorie", si c’est bien le mot en effet, ne soit largement inspirée, comme la plupart des théories, y compris un certain nombre d’entre celles qui sont infiniment plus rigoureuses et scientifiques que ne l’est celle-ci, par l’histoire personnelle de son auteur. Permettez-moi de vous faire remarquer néanmoins que mon histoire personnelle est déjà longue, et que ma "théorie", si théorie il y a, est bien antérieure aux mésaventures auxquelles vous faites sans doute allusion. Qu’elle doive tout à ces mésaventures ou à d’autres, au demeurant, il n’en découlerait nullement qu’elle soit fausse. Et même s’il était établi qu’elle reflète « une bonne dose de paranoïa », pour reprendre vos termes exacts, sa fausseté ne s’ensuivrait pas pour autant. L’extrême pauvreté du débat actuel, le sentiment de découragement des citoyens à constater qu’il n’est jamais question de ce qui les préoccupe le plus, le fait que toute pensée divergente, fût-elle celle de millions de gens, fût-elle même majoritaire, se trouve automatiquement exclue ou passée sous silence, déconsidérée d’emblée, à partir de fondements moraux, ou prétendus tels, me semblent des données objectives, et, dirais-je même, incontestables.

M. du S. : Je me demande tout de même si les contemporains de toutes les périodes de l’histoire, les vivants de toutes les époques, n’ont pas jugé, siècle après siècle, que le débat était exceptionnellement pauvre, de leur temps

R. C. : Oh, je connais bien cet éternel argument selon lequel ce que l’on croit observer d’inédit serait en fait vieux comme le monde, tout aurait toujours été la même chose, il n’y aurait rien de nouveau La richesse d’un débat, et surtout d’un débat démocratique, est pourtant assez mesurable. On peut commencer par compter les journaux d’opinion, par exemple

M. du S. : Sans doute, mais convenez que le choix de cet exemple limite singulièrement le nombre des époques admises à être comparées : il n’y avait pas de journaux d’opinion à Athènes, pas de journaux d’opinion à Rome, pas de journaux d’opinion sous Louis XIV Mais puisque vous posez la question en termes de classes successivement dominantes, il me semble que la question de la richesse ou de la pauvreté du débat – du débat démocratique, j’imagine – ne peut se poser qu’à partir du règne de la bourgeoisie, et n’aurait aucun sens au sein des aristocraties, par exemple.

R. C. : Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. La richesse d’un débat n’est pas exactement fonction du nombre des participants.

M. du S. : Excusez-moi, mais c’est vous qui venez de parler du nombre de journaux d’opinion comme d’un critère pertinent

R. C. : Certes, mais à condition que ce critère soit recoupé par d’autres. Il faut encore qu’entre les divers éléments, individus, magazines, journaux, revues, maisons d’édition, écoles de pensée participant à un débat, les différences et même les divergences soient réelles. Si tous ces éléments n’expriment en fait que la même idéologie, à quelques variantes internes près, ils peuvent bien être des centaines, des milliers, des millions, l’unanimité n’en sera que plus impressionnante. Il faut d’autre part que tous ne s’expriment pas en même temps, qu’ils ne créent pas un brouhaha où plus aucune voix distincte ne s’entend, où tout le monde, en permanence, coupe la parole à tout le monde, de sorte que plus aucune idée ne peut s’exprimer, sauf les rituelles déclarations d’allégeance à la pensée dominante. Donner la parole à tout le monde en même temps, c’est ne la donner à personne. La laisser prendre par qui veut, c’est la réduire à néant. Si l’on pense par exemple aux débats de la télévision, il semble que le nombre des participants, et là vous avez tout à fait raison, n’apporte rien du tout. Au contraire : l’échange a tout à gagner au simple tête-à-tête. Et je vous accorde bien volontiers, d’autre part, que la question de la richesse éventuelle d’un débat - démocratique ou pas, mais de préférence démocratique, oui -, ne peut se poser que dans un contexte de liberté ; ou si vous préférez, dans le cadre d’une société libérale, politiquement libérale.

M. du S. : C’est-à-dire bourgeoise ?

R. C. : Pas nécessairement, mais à ma connaissance il semble bien, en effet, si l’on interroge l’histoire, qu’il n’y ait pas de société libérale antérieure à l’avènement social et politique de la bourgeoisie ; et qu’elle soit la seule classe qui en ait assuré, tant bien que mal, le fonctionnement Hélas, peut-être. Personnellement, je n’ai aucun attachement particulier, sentimental ou autre, à l’égard de la bourgeoisie

M. du S. : Vous dites cela, mais vos attaques continuelles, et qu’on pourrait presque appeler obsessionnelles, contre la dite petite bourgeoisie, ont ceci de particulier – par rapport à celles d’un Brecht, par exemple, qui sont plus obsessionnelles encore, s’il se peut, et si je puis risquer un instant le rapprochement – de paraître tout à fait bourgeoises d’inspiration. Plus exactement elles semblent procéder d’idéaux bourgeois, de donner l’impression de se manifester à partir de la bourgeoisie. Je sais bien qu’il n’y a guère de rapports, et que la juxtaposition est même assez cocasse, mais Brecht, j’insiste, lorsqu’il voue aux gémonies la petite bourgeoisie et ses valeurs, qui sont à ses yeux de pseudo-valeurs, bien entendu, mène l’attaque à partir du prolétariat. Ce qu’il reproche à la petite bourgeoisie, c’est de ressembler à la bourgeoisie, et de lui ressembler mal. Ce que vous lui reprochez vous, c’est de ressembler au prolétariat, et de lui ressembler bien.

R. C. : Vous n’avez pas tort Il m’est même arrivé de parler de prolo-petite-bourgeoisie, de prolo-petit-embourgeoisement. Les frontières entre les classes ne sont pas toujours faciles à préciser, et d’autant moins qu’elles sont perpétuellement mouvantes.

M. du S. : Comment peuvent-elles être perpétuellement mouvantes, puisque vous dites qu’il n’y en a plus ? Que nous vivons dans un régime de classe unique, que tout le monde est petit-bourgeois !

R. C. : Là où il n’y a plus de frontières demeurent cependant, en palimpseste, des traces des anciens tracés, des soupçons de nuances dans la monochromie de la carte, de perceptibles vestiges des anciennes régions aujourd’hui unifiées ; et l’on peut se demander laquelle, de ces anciennes régions, a donné le plus grand nombre de ses traits particuliers, de ses caractères propres, de ses idiosyncrasies, à la nouvelle et plus large entité. La classe unique au pouvoir, que j’appelle par convention petite bourgeoisie, n’est pas une simple extension quantitative et territoriale de l’ancienne petite bourgeoisie, celle de Brecht et de Céline, mettons, qui se serait conservée dans sa pureté tout en s’élargissant indéfiniment.

M. du S. : Les deux noms que vous citez font une drôle de combinaison

R. C. : En effet Disons Pirandello et Marcel Aymé, si vous préférez, Jean Dutourd et Georges Perec Non, ce qui s’est produit n’est pas une simple extension quantitative, un élargissement sans limite, de l’ancienne petite bourgeoisie, passée de grenouille à bœuf en une ou deux générations. Le schéma est un peu plus compliqué que cela, serait-ce seulement parce la petite bourgeoisie, en enflant, en enflant démesurément pour devenir classe unique, s’est incorporée bien des traits de l’ancien prolétariat.

M. du S. : Et quelques traits aussi de l’ancienne bourgeoisie?

R. C. : Quelques-uns, sans doute, à titre décoratif, mais à mon avis ils sont peu nombreux, et superficiels.

M. du S. : Mais si cette classe nouvelle est une espèce de patchwork, pourquoi l’appeler petite bourgeoisie ?

R. C. : Faute de mieux, certes. Cependant je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’une classe nouvelle.

M. du S. : Ce nom que vous lui donnez, pourtant, est-ce qu’il n’ouvre pas la porte à beaucoup de malentendus ?

R. C. : N’importe quel nom est une porte ouverte aux malentendus, bien sûr. Les malentendus s’engouffrent dans le nom nécessairement. Nommer c’est malentendre, mais c’est tendre l’oreille. Reste à savoir ce qui peut entrer aussi de vérité, par la porte du nom. La petite bourgeoisie est tout de même la classe où se sont donné rendez-vous, pour s’y fondre, de gré ou de force, toutes les autres classes. Mais la critique brechtienne de la petite bourgeoisie, pour en revenir à elle, est avant tout culturelle

 


 

[1] Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (à l’impuissance ? au désespoir ? à la résignation ? à la servitude ?)

[2] On lui expliquera par exemple, gentiment, calmement, que les Turcs, en leur lent encerclement de Constantinople, se sont d’abord établis en Thrace, que leur capitale était alors Andrinople, qu’en conséquence c’est à partir de l’ouest qu’ils se sont emparés de la ville impériale, et que donc ils étaient déjà européens à cette époque-là (ce qui est à peu près comme de dire, si les Allemands avaient eu la bonne idée d’entrer à Paris par la porte de Saint-Cloud, en 40, que l’invasion venait de l’ouest). Le même brillant pédagogue, M. Gilles Martin-Chauffier, rappelle que les troupes ottomanes qui ont pris ou menacé Belgrade, Budapest ou Vienne, comptaient dans leurs rangs de nombreux combattants et officiers d’origine grecque, serbe, bulgare, etc. (enrôlés de force, mais ce n’est pas précisé) ; qu’il s’agissait en somme d’une guerre intra-européenne (de sorte que l’occupation française de la Ruhr, dans les années vingt, relevait sans doute d’un conflit germano-sénégalais).

[3]

Aber abseits wer ists ?

Ins Gebüsch verliert sich sein Pfad,

Hinter ihm schlagen

Die Sträuche zusammen,

Das Gras steht wieder auf,

Die Oede verschlingt ihn.

Goethe, Le Voyage d’hiver dans le Harz

[4] Le vide l’engloutit. Ibid.

 

2

 

M. du S. : La vôtre aussi ! D’ailleurs votre "théorie" de la classe unique n’est envisageable un moment que du point de vue culturel – ou social, à la rigueur, si l’on prend le terme dans un sens très culturel. D’un point de vue strictement économique, prétendre que nous sommes dans une situation de classe unique serait absurde - je pense que vous-même en conviendrez. Il me semble que votre échafaudage conceptuel, si l’on peut dire, n’a de chance de tenir debout que dans un contexte exclusivement culturel

R. C. : Nous y reviendrons. Je disais seulement, pour le moment, que la critique brechtienne est avant tout culturelle - politique, certes, mais par les moyens et selon les intérêts de la culture, ou de l’art. Il ne change rien à l’affaire que le point de vue supposé, chez Brecht, soit celui du prolétariat. Et d’ailleurs c’est surtout vrai pour le Brecht tardif, qui ne pouvait guère adopter une autre approche. C’est la culture – son idée de la culture, soit – que Brecht défend ; et dont il estime, comme moi, si j’ose dire, que sous le règne de la petite bourgeoisie elle est gravement compromise.

M. du S. : Oui, mais pourquoi, justement ? Je ne peux pas interroger Brecht, mais je vous interroge vous. Si, comme vous le pensez, la petite bourgeoisie est la classe actuellement dominante, pourquoi, d’abord, n’aurait-elle pas droit, comme les autres classes l’une après l’autre, à la domination ? Et pourquoi ne pourrait-elle pas, ne devrait-elle pas, imposer sa culture, sa culture à elle, comme les autres classes l’ont fait avant elles, quand c’était leur tour à elles d’être dominantes ?

R. C. : Reprenons Ma "thèse", si je peux m’exprimer ainsi, est que la petite bourgeoisie n’est pas seulement dominante, mais qu’elle est dictatoriale, pour les raisons que nous avons vues plus haut : il ne lui reste plus de classes à dominer, elle les a toutes avalées, absorbées, digérées. À l’égard des individus elle est passivement dictatoriale, si vous voulez : il n’y a rien en dehors d’elle, on ne peut pas lui échapper, aucun extérieur ne lui est concevable, ni conçu par elle, ni par ses victimes, qui sont elles-mêmes, forcément, des petits-bourgeois, lesquels ne peuvent critiquer la petite bourgeoisie qu’en termes petits-bourgeois, dans la langue petite-bourgeoise, la seule que la petite bourgeoisie leur ait apprise.

M. du S. : Mais alors, si tout le monde est petit-bourgeois, vous l’êtes nécessairement aussi !

R. C. : Ah mais bien sûr que je le suis aussi ! Je supposais que ce point était acquis ! Comment pourrais-je ne pas l’être ? Je ne dénonce pas la dictature de la petite bourgeoisie à partir d’un quelconque extérieur, puisque précisément je prétends qu’elle n’en a pas, qu’elle coïncide exactement avec elle-même.

M. du S. : Mais alors comment pouvez-vous la dénoncer ? À partir de quel lieu ?

R. C. : Il n’y a pas d’extérieur, mais il y a peut-être une certaine épaisseur du territoire petit-bourgeois, des souterrains, des caves, des grottes, des couches géologiques de configuration successivement inversée, des strates de sens et de liberté, de l’air étranger captif, des passages, des galeries, tout un feuilletage de contradictions chronologiques et sémantiques dont l’étude et la cartographie en relief sont l’objet même de ce que j’ai appelé, après Roland Barthes, la bathmologie, cette science à demi-plaisante des niveaux de sens et de langage [1] . J’aime à croire - mais je me fais peut-être beaucoup d’illusions - qu’il reste en moi, et en quelques autres, par je ne sais quel miracle, je ne sais quelle quinte de toux mal à propos du système, une nostalgie, une réminiscence vague, une lointaine lueur au creux de la parole, qui proviendrait de quelque chose qui ne serait pas la petite bourgeoisie et son règne, qui aurait son origine dans un extérieur malgré tout, dans une faille, en quelque bâillement accidentel de la coïncidence. En ce qui me concerne, on m’a suffisamment fait sentir que je n’appartenais pas ! Et vous-même disiez à l’instant que mes critiques procédaient d’un point de vue bourgeois. S’il faut être un peu bourgeois pour n’être pas tout à fait petit-bourgeois, va pour la bourgeoisie et pour les ultimes alvéoles de son empire effondré, quoique je n’y tienne pas plus que cela. De toute façon, il faut bien être petit-bourgeois sinon pour parler du moins pour essayer de se faire entendre, puisque tous les moyens d’expression de quelque portée sont aux mains de la petite bourgeoisie, à commencer par la télévision, l’instrument principal de son pouvoir.

Vous demandiez pourquoi la petite bourgeoisie ne pourrait pas, ne devrait pas, imposer sa culture comme l’ont fait les autres classes avant elles, quand elles étaient dominantes. Dans un premier temps je serais tenté de répondre – et je pense que sur ce point au moins Brecht serait d’accord avec moi - : parce qu’elle n’en a pas. Mais bien entendu une telle assertion ne peut s’appuyer que sur une définition de la culture que libre à vous et à qui veut de contester et même de rejeter.

Pour simplifier à l’extrême, disons que la grande question est de savoir si la culture est l’ensemble des expressions artistiques et intellectuelles auxquelles ait atteint et puisse atteindre encore l’humanité, un patrimoine, en somme, le patrimoine des patrimoines, l’objet d’un héritage éventuel, la matière d’une transmission ; ou bien si elle est, plus simplement, l’ensemble des pratiques qu’on appelle aujourd’hui "culturelles", et cela à une époque donnée, pour une classe donnée fût-elle classe unique, pour une société donnée fût-elle une société globale, pour un territoire quelconque ou un type de territoire : culture de rue, culture d’entreprise, culture de génération, culture de ghetto, culture de cité, culture jeune, etc. - bref quelque chose qui serait toujours déjà-là, comme ce soi-même qu’il s’agit d’être à tout prix, selon l’idéal de ce que j’ai appelé ailleurs le "soi-mêmisme" : une matière qui flotterait dans l’air, ayant horreur du vide, et qui, étant toujours présente, par définition (de sorte que tout le monde est cultivé, puisque tout le monde a sa culture) n’aurait pas à faire l’objet d’un héritage quelconque, ou d’une transmission – plus besoin de maître pour naître à soi-même. 

Je dis toujours que l’innocence, ou plus exactement l’in-nocence, qui a donné son nom à notre parti, n’est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons déjà perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l’objet nécessaire d’une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans le même rapport structurel que les deux conceptions de l’innocence, que l’innocence et l’in-nocence.

Je dis toujours que l’innocence, ou plus exactement l’in-nocence, qui a donné son nom à notre parti, n’est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons déjà perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l’objet nécessaire d’une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans le même rapport structurel que les deux conceptions de l’innocence, que l’innocence et l’in-nocence.

Selon l’une de ces conceptions, la culture, comme l’innocence, est première, native, passive, toujours exposée à la perte par les effets nocifs de l’infidélité à soi-même, du paraître, des conventions, des formes et peut-être même de l’éducation (ce que vous voulez m’apprendre n’est pas dans ma culture, en l’apprenant je serais infidèle à ce que je suis, je cesserais d’être "moi-même"). Cette culture-là a tendance à se prendre pour une nature, au moins pour une seconde nature. Et tel qui dit : « ce n’est pas dans ma culture », dirait presque aussi bien : « ce n’est pas dans ma nature », dans la nature culturelle de mon groupe, qu’il soit ethnique, social, professionnel, territorial ou "générationnel", si vous pardonnez l’adjectif. Il s’agit d’une culture "de proximité", comme on le dit du petit commerce : d’une culture de la proximité, de la ressemblance, de la répétition, de la coïncidence avec soi-même, pour le sujet et pour la société. 

Selon l’autre de ces deux conceptions, la culture, au contraire, comme l’in-nocence, est seconde, voire dernière, active, extérieure, le but d’une quête éternelle, inépuisable. Elle est un procès. Elle est une cible. Plus qu’une cible elle est la flèche, elle est la flèche de Zénon. Elle est la cible et la flèche, elle est Achille et la tortue, elle est cet écart qui se réduit sans cesse mais se maintient indéfiniment, comme un pas moi immarcescible. Il s’agit d’une culture de l’écart, oui, du détour, de la distance, de la forme, de la différence, de la distinction, de la non-coïncidence avec soi-même, avec l’origine, avec l’état social, avec le toujours-déjà-là.

M. du S. : Vous m’étonnez un peu. Surtout vous étonneriez beaucoup vos ennemis, pour qui vous êtes le champion de l’origine, de l’héritage, de

R. C. : Ah mais je ne renie pas du tout l’origine, même si je n’en ai jamais été le "champion", et si je n’ai jamais éprouvé la tentation, surtout, jamais, au grand jamais, de "réduire les êtres à leur origine", comme me l’ont reproché des gens qui ne m’avaient pas lu, ou qui m’avaient vraiment très mal lu. L’origine, il en faut pour qu’il y ait de la distance, comme il faut de l’ici pour qu’il y ait de l’ailleurs. Je crois, ça oui, que l’origine, en général, ajoute grandement à la saveur des êtres, des choses, des phrases, des œuvres, des idées, des significations ; et que sa prise en compte contribue de façon précieuse à l’intelligence qu’on a d’eux. Mais pas un instant je n’ai imaginé qu’elle puisse offrir un quelconque "dernier mot", ni même un premier. La culture, c’est ce qui quitte l’origine - de préférence sans la renier, peut-être, car le reniement est toujours la marque d’une emphase, d’une cicatrice, d’un compte mal réglé ; c’est ce qui s’en détache, s’en écarte, s’extrait d’elle sur le mode de l’églogue, ex logos, "tiré de la parole", pour la contempler du dehors. Et c’est en même temps ce qui revient vers elle, et en repart, et y revient encore, sans y adhérer jamais, sans se confondre avec elle. Aussi bien l’origine est-elle moins un site qu’elle n’est un voyage, un cheminement, une épaisseur de temps et une épaisseur de l’air, un halo, un art, un tremblement autour des mots, des visages, des sens. 

Quant à l’héritage Contrairement à ce que l’on croit, c’est toute une affaire, d’hériter – surtout lorsqu’il s’agit d’hériter une culture. Frédéric Boyer parle très bien de cela dans son livre sur la traduction des Écritures, et de cette dialectique de la distance, de l’éloignement, de la reproposition qu’implique le passage d’une langue dans une autre, d’une civilisation dans une autre, d’une état de la pensée dans un autre – or est-ce que ce n’est pas précisément cela, la culture ?

« Hériter, lit-on dans La Bible, notre exil [2] , c’est éprouver sa propre différence, être convoqué à sa propre responsabilité de vivant. »

On ne saurait mieux dire. Il n’y a rien de passif, dans la transmission : les professeurs en savent quelque chose ; et les élèves aussi, dans la mesure où ils en ont encore l’expérience. Mais cette question de l’héritage, des valeurs de la transmission, et de la transmission des valeurs, en tant qu’elles s’opposeraient aux valeurs de l’expression - comme si la transmission n’était pas la condition première indispensable de l’expression, et comme si l’expression pouvait avoir un intérêt quelconque, et une substance, tant qu’elle ne s’est pas vue transmettre ses propres moyens - , cette question-là est trop importante, je pense, pour être envisagée dans une simple parenthèse. J’espère que nous aurons l’occasion d’y revenir, d’autant qu’elle est beaucoup moins étrangère à notre débat qu’il ne pourrait y paraître.

M. du S. : Je n’en doute pas. Mais je voudrais en rester un instant, si vous voulez bien, à ces deux conceptions de la culture que vous évoquiez à grands traits juste avant cette parenthèse sur l’héritage, et sur l’origine. Il me semble, vous me corrigerez si je me trompe, qu’entre les situations marquées par l’une ou par l’autre de ces deux conceptions, il y a beaucoup de situations intermédiaires, où s’illustrent un peu de l’une et beaucoup de l’autre, ou l’inverse

R. C. : Oh, vous ne vous trompez pas du tout, vous avez même parfaitement raison. Sans doute, si l’on voulait être tout à fait rigoureux, ne rencontrerait-on que des situations intermédiaires, que des significations, à ce terme de culture, où les deux acceptions se mélangent. Néanmoins certaines de ces situations intermédiaires sont si proches de l’une ou l’autre des situations "idéales" où triomphe l’une de ces deux conceptions à l’état pur, l’une de ces deux acceptions, et elles font si peu de place à l’autre conception, à l’autre acception, que pour la commodité de la démonstration on peut placer ces situations sous une rubrique ou sous l’autre.

Il va sans dire, d’autre part, que le patrimoine, le contenu de l’héritage auquel je faisais allusion, est indéfiniment révisable ; et que d’ailleurs il a toujours été révisé, au cours des siècles. François Taillandier rappelle plaisamment, par exemple, dans son récent Une autre langue, que le corpus historique de la littérature française, tel qu’il était enseigné dans les lycées et collèges de la Troisième République - le corpus qui allait de la Chanson de Roland à Victor Hugo, puis à Anatole France, puis à Claudel et Jean-Paul Sartre - , eh bien, ce corpus-là, qui en deux ou trois générations avait acquis le vernis de l’immortalité, était en fait une invention, le mot est à peine trop fort, de Gustave Lanson (Lanson marchant sur les traces de Sainte-Beuve, tout de même). Au XVIIIe siècle, et dans la première moitié du XIXe siècle encore, le contenu des "humanités" n’était pas du tout celui-là – il n’était que très partiellement celui-là, plutôt. N’importe : ces révisions de ce qui est considéré comme le patrimoine n’affectaient en rien le caractère patrimonial de la culture. Mais c’est précisément ce caractère patrimonial de la culture qui est aujourd’hui très expressément remis en cause.

Je lisais l’été dernier un passionnant entretien que Mme Laure Adler, directrice de France Culture, justement, a donné au supplément de radio et de télévision du Monde. C’était passionnant parce que l’une des deux conceptions dont nous venons de parler, la conception non-patrimoniale, si vous voulez, voire anti-patrimoniale, de la culture - cette conception que je ne sais comment appeler : tautologique, soi-mêmiste, fond de l’airiste, actualitaire, présentiste, petite-bourgeoise de la culture, celle pour qui la culture est une sorte de chambre d’enregistrement de ce qui survient - s’y donnait à entendre, à lire, avec une netteté incomparable. Et puis France Culture n’est-elle pas, après tout, le lieu où l’on peut le mieux observer ce qu’est la culture en France, et quelle idée on s’en fait, pour ainsi dire officiellement ?

Donc Mme Adler déclarait sans détour – et cela n’aurait pas dû me surprendre, car il n’y avait rien là qui contredît l’évolution déjà accomplie, et l’évolution promise, de la programmation au sein de la station dont cette dame a la charge - que la culture n’avait plus, ou n’avait plus que très partiellement, un sens patrimonial - dont acte ; et que son objet principal, de nos jours, c’était l’actualité, le décryptage de l’actualité, grâce à la parole et au commentaire des experts, sociologues, intellectuels, journalistes, écrivains (en fait je ne me souviens plus, à la vérité, si les écrivains étaient nommés), hommes politiques, syndicalistes, "hommes de terrain", etc. Pour les auditeurs qui continueraient d’être attachés à la culture "patrimoniale" (au répertoire, en somme, au vieux répertoire, aux archives de la culture, à ses strates), Mme Adler promettait généreusement la création de quelques niches spécialisées, sur le Net : stations satellites qui permettraient de faire de la place, je suppose, et de consacrer plus largement encore la station qui se pare du nom de Culture à son objet véritable, à savoir l’actualité, et son fameux décryptage.

Ainsi s’observe à merveille, selon moi, une autre forme de cette absence d’ailleurs, de ce défaut de tout extérieur, de cette coïncidence méticuleuse avec soi-même, qui caractérisent à mon sens la situation actuelle, celle que j’appelle à tort ou à raison la dictature de la petite bourgeoisie : cette fois c’est dans le temps qu’il n’y a pas d’échappatoire, de même qu’il n’y en a pas dans l’espace. L’actualité est l’actualité est l’actualité. Le passé ni le futur (mais la culture patrimoniale, le patrimoine culturel, sont par définition, reconnaissons-le, constitués de passé plus que de futur), le passé ni le futur ne sont pas des extérieurs véritables : ils sont à tout instant (en mettant les choses au mieux), rabattus sur le présent, de même que l’étranger est à tout instant rabattu sur le semblable, et l’autre sur le même. Passé et futur ne servent qu’à expliquer le présent, à décrypter l’actualité. On ne retient d’eux, sur la table de Procuste de l’histoire, que ce qui sert à cette fin, à cette fin des fins, nous, je, soi, soi-même, l’actualité, le présent, la coïncidence avec l’instant, cet accomplissement suprême du grand labour des temps : d’où cette vision téléologique de l’histoire, qui fait tant de ravages dans l’éducation et ailleurs, et que je déplore depuis des lustres, depuis cette époque où la grande manie était déjà, à la suite du beau livre de Jan Kott [3] , d’appeler tout le monde "notre contemporain" – comme s’il n’y avait pas de plus grand honneur à faire à Périclès, à Soliman le Magnifique ou à Kleist que de les proclamer nos semblables, nos frères, les contemporains de notre basse époque, ou, à défaut, ses précurseur tâtonnants, en marche vers notre incomparable lumière

M. du S. : Oui, je crois que je comprends ce que vous dites, je serais même prêt à souscrire, bien que je ne sois pas là pour ça, à certains des traits que vous relevez dans la situation que vous décrivez - mais pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Qu’est-ce que cette situation a de spécifiquement petit-bourgeois ? Est-ce que vous ne cédez pas à un ressentiment de classe, un ressentiment de classe à l’envers, si vous voulez, voire un pur snobisme ?

R. C. : Est-ce que oui ou non la petite-bourgeoisie est la classe au pouvoir, comme la bourgeoisie l’a été avant elle pendant un siècle ou deux, et comme l’aristocratie l’a été à d’autres époques ?

M. du S. : Eh bien, justement, puisque nous y voilà, ce n’est pas tout à fait évident, il me semble. Nous en avons déjà touché un mot : économiquement, politiquement, ce point de vue me paraît très contestable, à dire le moins. Si l’on considère que les individus les plus puissants de la planète ce sont les grands capitaines d’industrie, les patrons des grandes entreprises, les présidents et les actionnaires principaux des multinationales, les détenteurs plus ou moins anonymes du grand capital – et c’est une vision des choses qui n’est pas sans fondement, je pense -, je ne vois pas bien comment ces personnes-là peuvent être considérées comme des petits-bourgeois, comme des représentants de la petite bourgeoisie, et leur caste comme relevant de la petite bourgeoisie. Pas selon les revenus, en tout cas ; pas en termes économiques

R. C. : La dictature de la petite bourgeoisie, je le répète, n’est pas au premier chef une dictature économique, ni même politique. C’est une dictature sociale, intellectuelle, idéologique et culturelle – et à ce titre, bien sûr, elle a de considérables prolongements dans les domaines économiques et politiques.

Vous souvenez-vous du stupéfiant, et, de mon point de vue, accablant, show médiatique auquel a donné lieu la récente intronisation en fanfare de Nicolas Sarkozy à la tête de l’U.M.P., c’est-à-dire en tant que l’un des deux ou trois principaux candidats virtuels à la présidence de la République? À qui, à quelles gloires nationales, à quels garants intellectuels et moraux le candidat présidentiable présidentié fait-il appel pour témoigner sur grand écran, et par ricochet sur les millions de petits écrans du pays, qu’il est un type formidable, un ami merveilleux que ces personnalités se flattent de tutoyer, un individu exceptionnel mais néanmoins semblable à tous les autres (l’exigence qu’il soit semblable à tous les autres étant d’autant plus forte, évidemment, qu’il serait plus exceptionnel)? À Claude Lévi-Strauss ? À Henri Dutilleux ? À Pierre Soulages ? A Jean-Luc Nancy ? Non, à Alain Delon, à Michel Sardou, à Danielle Gilbert. Je me suis étonné, mais sans doute n’ai pas regardé au bon moment, de ne pas retrouver là Christian Clavier, qui avait déjà servi de caution sympathique, de caution de sympathie, à la politique corse de l’ancien ministre de l’Intérieur, au motif qu’il tournait dans l’île, à ce moment-là, une farce cinématographique inspirée d’une bande dessinée. Et nous oublierons charitablement l’épisode Tom Cruise, - Tom Cruise dont on nous avait d’abord raconté qu’il avait insisté, lors d’un de ses passages à Paris, pour entrevoir le grand homme, cette fois ministre des Finances ; mais qui, insuffisamment briefé, sans doute, a déclaré ensuite que c’est l’entourage de Nicolas Sarkozy (dont il n’avait pas l’air de très bien savoir qui c’était) qui avait insisté auprès de lui pour qu’il fasse cette visite et pose pour la photographie. Quoi qu’il en soit c’est Danielle Gilbert qui a la charge de dire aux Français qui ils peuvent et doivent élire, c’est elle l’autorité éthique et culturelle qui sert de caution et de publicité à une candidature, c’est elle, qui, en daignant tutoyer le candidat en public (c’est un si merveilleux ami, pardon, copain), lui donne la bénédiction, l’accolade, l’indispensable certificat d’appartenance culturelle à la petite bourgeoisie maîtresse des urnes. Vous imaginez de Gaulle, ou bien seulement Georges Pompidou, solliciter l’aval d’Anny Cordy, ou monter cette bénédiction en épingle ?

Mais puisque vous parliez des grands capitaines d’industrie, et des présidents de multinationales, on peut parfaitement gagner des millions, avoir une influence déterminante sur l’existence de milliers ou de dizaines de milliers d’être humains, et être culturellement, socialement, intellectuellement, langagièrement, un petit-bourgeois. J’étais très amusé d’apprendre, récemment, que plusieurs grands patrons de l’industrie et des services entretenaient de solides relations d’amitié cimentées par leur goût commun pour la bande dessinée. Pour d’autres c’est la science-fiction. La dictature culturelle de la petite bourgeoisie mélange à de fortes pulsions vers la brutalité, vers la grossièreté, vers la scatologie (pulsions dont je ne soupçonne nullement ces messieurs de la haute banque et de la haute industrie, faut-il le dire ?) de nettes tendances à l’infantilisme et l’infantilité.

M. du S. : Pardonnez-moi, mais là il me semble que c’est vous, sauf votre respect, qui vous montrez à votre plus puéril ! Et que, en ce point de notre échange, ce sont seulement vos préjugés à vous que vous exposez, avec moins de précautions que jamais : ni la science-fiction ni la bande dessinée ne peuvent sérieusement être subsumées sous la seule catégorie infantilisme, puérilité !

R. C. : Aïe, vous m’avez attiré sur un terrain dangereux

M. du S. : Permettez : c’est vous qui vous y êtes précipité tout seul ! C’est vous qui avez mentionné la bande dessinée comme un indice d’appartenance petite-bourgeoise, culturellement.

R. C. : Bon, bon, bon Eh bien il va me falloir assumer ce faux-pas, en ce cas Voulez-vous envisager l’hypothèse selon laquelle la tragédie classique, dans l’Occident moderne, l’opéra, l’opéra de cour, seraient des formes artistiques liées par excellence à la société monarchique, ou aristocratique; le roman, l’opéra public, l’opéra-comique, des formes artistiques liées par excellence à la société bourgeoise ; tandis que la bande dessinée, la science-fiction, le roman policier, compteraient parmi les expressions culturelles emblématiques de la société petite-bourgeoise ? Les chiffres de tirage et de vente de la bande dessinée sont aujourd’hui sans commune mesure avec ceux de la littérature, avec ceux des livres-livres. C’est par la bande dessinée que l’édition reste une activité économique importante, de même que c’est à travers ce qu’on appelait jadis les variétés, et qu’on appelle à présent la musique, que la production de disques conserve une dimension "industrielle".

M. du S. : Nous reviendrons si vous voulez bien, à propos du mot musique – et bien que les points sur lesquels nous devons revenir commencent à se multiplier de façon inquiétante ! -, nous reviendrons sur cette question terminologique, à laquelle vous attachez beaucoup d’importance, ou qui du moins vous semble déterminante, très révélatriceMais je n’ai pas l’intention de vous lâcher si facilement à propos de la bande dessinée J’aimerais être sûr de bien comprendre pourquoi la bande dessinée est pour vous typiquement petite-bourgeoise

 


 

[1] Sur la bathmologie voir Roland Barthes par Roland Barthes, collection "Écrivains de toujours", Seuil, 1975, p. 71 ; et Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette P.O.L 1980 ; Éloge du paraître, Sables, 1995, et P.O.L, 2000 ; Du sens, P.O.L, 2002, etc.

[2] Frédéric Boyer, La Bible, notre exil, P.O.L 2002.

[3] Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain, Payot 1993.

 

3

 

R. C. : Elle n’est peut-être pas typiquement petite-bourgeoise en chacune de ses manifestations, elle est typiquement petite bourgeoise en tant qu’art mineur, que manifestation mineure de l’art.

M. du S. : Mais il y a des bandes dessinées qui sont des chefs-d’œuvre !

R. C. : Mais les arts mineurs ont toujours produits une abondance de chefs-d’œuvre ! Je crois même que c’est à leur propos que le terme a été inventé. Les plus beaux des œufs de Fabergé sont incontestablement des chefs-d’œuvre, de même que La Divine Comédie. Ils n’en relèvent pas moins, et contrairement à elle, des arts mineurs.

M. du S. : Arts mineurs, arts majeurs, est-ce que cette distinction ne vous paraît pas complètement périmée ? Et, pour tout dire, bourgeoise ?

R. C. : Eh bien voilà ! Vous me facilitez les choses! Vos questions comportent leurs propres réponses. Il est certain qu’en régime de dictature idéologique et culturelle de la petite bourgeoisie, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs est par définition périmée

M. du S. : Mais enfin vous ne pouvez pas attribuer les arts majeurs à l’aristocratie, à la bourgeoisie,

R. C. : ou au peuple

M. du S. : ou au peuple, soit, encore que vous ne donniez pas beaucoup d’exemples - et les arts mineurs, eux, systématiquement, à la petite bourgeoisie. Vous venez de mentionner, comme exemples de manifestations des arts mineurs, les œufs de Fabergé. Or on sait bien que les collectionneurs des plus beaux des œufs de Fabergé, c’est d’abord la famille impériale de Russie, et ensuite la haute aristocratie russe ! Les arts décoratifs, que vous rangez parmi les arts mineurs, je présume, n’ont jamais tant prospéré que durant les périodes aristocratiques et monarchiques.

R. C. : Aussi bien je n’attribue pas du tout les arts mineurs à la petite bourgeoisie, ou l’inverse. Ce que j’attribue à la petite bourgeoisie, c’est le refus de distinguer entre arts majeurs et arts mineurs. Un œuf de Fabergé et La Divine Comédie sont tous les deux des chefs-d’œuvre, mais dans l’œuf il entre tout de même moins d’humanité, d’inhumanité, de grandeur, de hauteur, d’ombre, de risque, que dans le poème. En régime de dictature culturelle de la petite bourgeoisie, Elton John est rangé sans barguigner parmi « les plus grands musiciens de tous les temps » (sic).

M. du S. : Vous tombez mal : Elton John était l’idole de la princesse de Galles, comme Fabergé de la famille impériale ! Il a même chanté à son enterrement !

R. C. : C’est vous qui tombez mal ! La princesse de Galles était la quintessence culturelle de la petite bourgeoisie ! Elle était l’idole de la petite bourgeoisie au pouvoir, parce qu’elle était une parfaite petite-bourgeoise.

M. du S. : Alors là

R. C. : Petite-bourgeoise et princesse de Galles, certes, mais parfaite petite-bourgeoise, culturellement. C’est d’ailleurs pour cette raison que sa situation en tant que princesse de Galles a pris un si mauvais tour, et qu’il ne pouvait pas en aller autrement. Elle était en avance sur son temps, sur son temps dans son milieu, dans ses fonctions : déjà petite bourgeoise à une époque où la monarchie britannique, et la famille royale, n’étaient pas encore tout à fait résolues à sauter le pas – il le faudra bien, pourtant, si elles veulent gagner encore un peu de temps. La société petite-bourgeoise idolâtrait Diana parce qu’en elle elle reconnaissait une des siennes, mais comme dans un rêve, comme dans un conte de fées : petite bourgeoise idéale, avec de parfaits goûts petits bourgeois, mais princesse, riche à millions, et pouvant faire de sa vie ce qu’elle voulait, surtout après son divorce. Et faire de sa vie ce qu’elle voulait c’était se laisser conseiller par son masseur ou son esthéticienne, s’amouracher d’un aigrefin, faire du shopping avec son astrologue ou se faire prédire l’avenir par sa marchande de sacs à main, je ne sais plus ; et finalement passer ses vacances à Saint-Tropez, comme une parfaite petite-bourgeoise

M. du S. : Les petits-bourgeois ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez ! Ils n’en ont pas les moyens !

R. C. : Ils ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez parce qu’ils n’en ont pas les moyens ! Ils vont un peu voir, tout de même. Et c’est là qu’ils passeraient leurs vacances s’ils en avaient les moyens. C’est là qu’ils passent leurs vacances quand ils en ont les moyens, quand ils sont princesses de Galles, présidents de société, "artistes", maffieux, ministres, président de Conseil régional ou membres de la "jet-set", à un titre ou un autre. La "jet-set", c’est vraiment une invention ou une réinvention typique de la petite bourgeoisie au pouvoir : une sorte de faux ailleurs, de négation frénétique et gâteuse de l’ailleurs, de l’altérité sociale et de l’extérieur culturel ; une espèce de super petite bourgeoisie un peu pégreuse, disposant de tous les moyens et pouvant accomplir tous ses rêves, mais n’ayant de passions et de rêves que petits-bourgeois, des goûts de charcutier-traiteur milliardaire, une vision totalement petite-bourgeoise du monde, et comme telle parfaitement rassurante pour la petite bourgeoisie. Nous ne ratons rien, peuvent se dire les petits-bourgeois – ou bien si, nous ratons quelque chose, mais ça ne tient pas à nous, c’est seulement une question d’argent, pas une question d’éducation, de transmission, de culture : l’argent suffirait pour que nous puissions être pleinement nous-mêmes, c’est-à-dire exactement semblables à ce que nous sommes déjà, avec les mêmes goûts, les mêmes curiosités, les mêmes manières, mais riches à millions

M. du S. : Nous nous égarons un peu, et vous voilà repris par les plus durs à cuire de vos vieux dadas, que tous vos lecteurs connaissent bien.

R. C. : Peut-être un peu trop, vous avez raison. L’idée que j’essayais d’exprimer, c’est qu’une société petite-bourgeoise est une société où les différences de classe tendent à n’être plus qu’économiques ; où les riches ne sont plus que des pauvres avec de l’argent. Pardon si j’ai fait un peu dévier la ligne de l’échange, et l’ai ramenée à des exemples éculés. Mais cet entretien vise à une sorte de synthèse, n’est-ce pas, de panorama, d’état des lieux, de récapitulation - plus qu’au défrichement de terres nouvelles, non ? Où en étions-nous ?

M. du S. : À Elton John, aux arts mineurs et aux arts majeurs.

R. C. : Oh, fichez-moi la paix avec Elton John, je vous en prie !

M. du S. : Les arts mineurs ? Les arts majeurs ? Leurs rapport avec la petite bourgeoisie ?

R. C. : Ah oui Il est bien évident que si la petite bourgeoisie culturellement au pouvoir tient si fort à abolir la distinction entre arts mineurs et arts majeurs, ce n’est pas par l’effet d’une passion désintéressée à l’égard des arts mineurs en général. C’est pour installer dans la situation la plus avantageuse pour elle et pour eux les arts mineurs qui lui sont propres, ou avec lesquels elle est le plus étroitement liés : le cinéma,

M. du S. : Ah, parce que le cinéma est un art mineur, lui aussi, comme la bande dessinée ???

R. C. : Le cinéma n’est peut-être pas un art mineur, encore que, non plus que la bande dessinée, il ne suffise absolument pas, à mon avis, à constituer à lui seul une culture personnelle: je veux dire que lorsque quelqu’un n’a de culture que cinématographique, il y a toujours un manque, je trouve

M. du S. : Lorsque quelqu’un n’a de culture que littéraire, il y a toujours un manque aussi !

R. C. : Oui, bien sûr. Mais ces deux manques ne sont pas du tout comparables en ampleur et en gravité. Quelqu’un qui n’a de culture que littéraire peut tout de même être extrêmement cultivé. Quelqu’un qui n’aurait de culture que cinématographique ne serait pas vraiment cultivé.

M. du S. : Nous voilà de nouveau dans le domaine du pur préjugé, il me semble.

R. C. : Je ne crois pas. Ce que je pense, quoi qu’il en soit, c’est que le cinéma, s’il n’est pas un art mineur, et en soi il ne l’est pas, soit, le devient en régime de dictature de la petite bourgeoisie, précisément parce que les hiérarchies esthétiques sont abolies en même temps que les autres, dans le même mouvement qui détruit les autres, et par lui. Nous avons vu mourir la cinéphilie, dans les quinze ou vingt dernières années. Plus exactement, nous l’avons vu disparaître de l’espace public, qu’il s’agisse de la télévision hertzienne ou du réseau des salles d’art et d’essai ; et survivre uniquement parmi un très petit nombre d’aficionados, en qualité de hobby, au même titre que la littérature, la culture en général, le karaoké ou la boxe thaïlandaise : passions tolérables, un peu excentriques, mais légitimes, et qui ne sauraient en aucune façon intéresser l’ensemble de la société, même en tant qu’idéal ou que modèle culturel.

Accessoirement, la cinéphilie, comme beaucoup de domaines de la connaissance ou de l’art, se survit en farce, dans quelques rites que lui ont volé le cinéma commercial de consommation courante et sa promotion médiatique, de même que les ex-"variétés" ont volé son vocabulaire à l’ex-"musique", et parlent de concerts, gros comme le bras, de récitals ou de festivals. Vous avez certainement remarqué ces émissions de télévision où des personnes dont on voit bien qu’elles auraient du mal à distinguer Tempête sur l’Asie de Moonfleet reçoivent solennellement, selon le protocole des défunts ciné-clubs, des acteurs, de préférence, pour décortiquer avec eux Opération Cléopâtre ou L’Ex-femme de ma vie avec le sérieux qu’on mettait jadis à examiner les implications théologiques de Ordet ou la politique du cadrage chez Kurosawa

Par un renversement cocasse, le sérieux à complètement changé de camp. Le Chat est à l’École des Beaux-Arts, les étudiants sont invités à se pénétrer de l’œuvre de Philippe Gelluck, Gaston Lagaffe occupe la Cité des Sciences. C’est qu’il y a d’énormes débouchés économiques, de ce côté-là, il faut bien s’en persuader ; de véritables bassins d’emplois à exploiter, ça les jeunes eh ben ils le savent pas h’assez. D’un côté les pédagogues sont convaincus qu’on ne peut rien apprendre de sérieux aux enfants autrement que par la voie ludique, par le truchement du jeu et du divertissement, mais d’un autre côté, en symétrie, le divertissement, lui, tout ce qui naguère était offert ou toléré comme un moment de détente un peu bêta après l’effort scolaire ou l’exercice intellectuel, est abordé, au sein même du système éducatif, et partout ailleurs, avec la détermination grave et la volonté tendue qu’il convient d’apporter aux grandes entreprises de la vie, celles qui engagent un destin : des femmes de cinquante ans vous parlent de leurs trois séances hebdomadaires de tayshi sur le ton qui servait autrefois à avouer qu’on était presque arrivé au terme de son grand ouvrage sur l’origine et la stabilité des figures piriformes d’après la correspondance d’Henri Poincaré, tandis que des parents au bord des larmes s’inquiètent de l’éventuelle insuffisance d’assiduité de leur fille adolescente au cours de spray-dance : elle a le désir d’y arriver, elle a le drive, elle a le talent ça je le sais, mais est-ce qu’elle aura la rage suffisante, c’est ça qu’j’ai peur, est-ce qu’elle aura la rage qu’y a besoin ?

Si des professeurs de français ou de mathématiques s’avisaient de témoigner à l’égard de leurs élèves la moitié de la rigueur, de la sévérité, de l’implacabilité dans la sélection qu’on juge tout naturelles chez les professeurs de chant ou de danse des divers "châteaux" ou villages de toile qui servent de plateaux pour la télé-réalité à vote public payant, il n’y aurait pas, pour ces maîtres abusifs et réactionnaires, pour ces bourreaux d’enfants, de conseils de discipline assez indignés, de syndicats d’enseignants assez ulcérés, ni de parents assez vengeurs.

Nous évoquions, a contrario, à propos de la cinéphilie, de la littérature, de la musique contemporaine – de la musique savante contemporaine, puisqu’il faut désormais préciser -, à propos de toutes ces activités de chapelle nous évoquions a contrario les passions, les curiosités, les langages, les modes d’expression et d’être qui, eux, concerneraient l’ensemble de la société, seraient admis comme implicite référence commune. À la possible exception du sport, je ne vois plus que la musique, au sens nouveau qu’a pris le mot dans les dix ou quinze dernières années, la musique au sens où à la Star’Ac on fait de la musique, qui puisse aujourd’hui mettre en avant des prétentions d’universalité, de catholicité, de médiateté immédiate, si je puis dire, et globale. D’ailleurs, ces prétentions-là, nul ne les lui conteste, au contraire : elle seule est reconnue comme langage commun, comme référence générale, même si elle ne l’est pas tout à fait. Quant à ce statut de simple hobby qui est désormais celui de la cinéphilie, puisque nous parlions d’elle, il est aussi, dans le meilleur des cas, celui qui est promis, en régime de dictature de la petite bourgeoisie, à la culture elle-même, à la culture en général, à la culture au sens ancien, cette fois (la langue a tellement changé qu’il faut sans cesse préciser), et à ses diverses pratiques : une excentricité, un passe-temps comme un autre, une innocente manie, tolérable si elle sait se faire oublier, et si elle ne prétend pas, surtout, à un statut particulier, qui la distinguerait du sport ou de la culture au sens moderne, et de ses pratiques à elle. Mais pour en rester encore une seconde à la cinéphilie, souvenez-vous qu’Arte, chaîne prétendument culturelle, officiellement, quand elle montre des films dits "classiques" à des heures de grande écoute, les présente couramment en version doublée, c’est-à-dire non cinéphilique

M. du S. : Il y a des cinéphiles hyper-cinéphiles qui ne veulent pas des versions doublées, parce que les sous-titres nuisent à la pureté de l’image.

R. C. : Écoutez, franchement, je ne pense pas que ce soit ce public-là qui soit visé ! D’ailleurs vos hyper-cinéphiles, s’ils le sont à ce point, ne regardent sans doute pas leurs films à la télévision. Ils sont les doux maniaques dont je parlais à l’instant, comme les amateurs de musique contemporaine ou les ultimes tenants de la théorie du texte : ils n’aspirent plus à l’espace public. La culture prend le chemin des catacombes. C’est dans les catacombes qu’on verra les Straub, ou les films de Vincent Dieutre, ceux de Vincent Gallo ou de Weerasethakul. Et encore, il faudra se dépêcher pour arriver à temps ! C’est dans les catacombes qu’on entendra la musique de Tristan Murail ou de Nicolas Bacri. Je voudrais tout de même noter au passage que cette incapacité de la chaîne dite culturelle et de son public à voir et à montrer des films en version originale, est merveilleusement emblématique, elle aussi, d’une société qui n’a que l’autre à la bouche, l’autre, l’autre, l’autre, toujours l’autre, comme nous l’avons rappelé, mais qui ne le supporte qu’à condition qu’il soit comme elle, traduit en elle, parlant la même langue qu’elle. La langue, voilà ce qu’il y a de moins supportable, chez l’autre – sans doute parce que la langue, à commencer par la mienne, la nôtre, celle du sujet lui-même, dès lors qu’elle ne lui sert pas seulement à s’exprimer, comme il le croit, à être lui-même, comme il se l’imagine, la langue est l’autre dans la pensée, l’autre dans l’être, le lieu même de l’altérité [1]

M. du S. : Vous voilà bien éloigné de votre maître Roland Barthes, pour qui la langue est fasciste![2]

R. C. : La pensée de Barthes sur la question ne peut pas être réduite à cette formule à l’emporte-pièce, qui a sans doute créé plus de malentendu, c’est vrai, qu’elle n’a éclairé le débat. La langue est fasciste quand elle sert à la conformité, à la répétition psittaciste, à la coïncidence avec soi-même et avec la société (et à la coïncidence de ces deux coïncidences, la coïncidence au carré, le comble de l’horreur). Elle n’est nullement fasciste en soi, je pense même qu’elle est tout le contraire, quand elle est bien perçue comme la leçon d’altérité qu’elle est, d’anti-soi-mêmisme, d’inadhérence au "toujours déjà là" du sujet et du monde. Et je pense aussi que cet adjectif de fasciste est très daté, en l’occurrence : daté "années trente", bien sûr, mais surtout daté "années soixante-dix", et à ce titre passablement logomachique. Il est paradoxal, à la fois, mais joliment auto-démonstratif, que jamais Barthes n’ait été plus parlé par sa langue, la langue, la langue de son milieu intellectuel et de son époque, plus étroitement soumis à ses contraintes, à son fascisme, si vous voulez, que le jour où il exprimé, et sous cette forme-là, avec cet adjectif-là, l’idée que la langue était fasciste. Je ne crois pas pour ma part que le danger principal soit de ce côté-là, vraiment – bien plutôt du côté de ce despotisme de l’indifférenciation, entrevu avec effroi par Tocqueville ou par Orwell.

Cela dit, même à l’intérieur du seul système terminologique de Barthes, d’ailleurs très rapidement évolutif, en ce domaine, surtout sur la fin, il n’y a pas incompatibilité entre ces deux dangers, ces deux côtés du danger. Je dirais même qu’ils sont le même. Pour tourner les choses autrement, le fascisme auquel Barthes fait allusion dans sa formule fameuse n’est pas tant, à mon avis, le fascisme "fasciste", si je puis dire, le fascisme au sens traditionnel, même un peu élargi – l’extrême-droite, pour parler clair -, que les virtualités tyranniques de tout pouvoir dès lors qu’il n’a plus de frontières, plus d’extérieur, plus d’autre. La leçon inaugurale au Collège de France, au cours de laquelle a été prononcée, avec quel retentissement, la phrase que vous m’avez gentiment jetée dans les pattes, est du 7 janvier 1977. Le 2 décembre 1978, au même endroit, je m’en souviens très bien, j’y étais, Barthes parle du danger, justement. Et il précise :

« Je dirai, en toute conscience : parce que sentiment de danger à Société française actuelle : idéologiquement, montée puissante de la petite bourgeoisie : elle prend le pouvoir, règne dans les médias ; il faudrait ici une analyse esthétique de la Radio, de la TV, de la grande presse, montrer quelles valeurs implicites y sont promues, et quelles rejetées (en général : valeurs aristocratiques). Danger, me semble-t-il, plus manifeste, depuis quelque temps : signes concordants d’une montée de l’anti-intellectualisme (toujours contigu au racisme, au fascisme), attaques contre le "jargon" (le langage) mass-médiatisé, contre le cinéma d’auteur, etc. à Sentiment qu’il faut se défendre, que c’est une question de survie. » [3]

Donc je ne suis pas sûr que vous allez arriver à me mettre en contradiction, sur ce point, du moins, avec mon maître Roland Barthes, comme vous dites – et d’ailleurs j’accepte tout à fait la référence, j’en suis même très flatté, même si je n’ai pas toujours été un très bon disciple. Vous noterez la référence finale à la cinéphilie, qui décidément semble être un point sensible.

M. du S. : N’empêche. Convenez que sur la question de la langue, de la nature de la langue, il y a de sérieuses nuances entre Barthes et vous.

R. C. : J’en conviens volontiers. Après tout il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il y ait des nuances entre le maître de la nuance et tel ou tel de ses disciples, plus ou moins éclairé. Je ne vais pas m’amuser à rompre des lances avec l’ombre de Barthes en un champ où il est mille fois plus savant que moi. Soyez content : je vois très bien comment la langue peut être fasciste, je ne vois pas du tout qu’elle le soit par essence. Pour moi elle est plutôt libératoire, au contraire.

M. du S. : Bien. Pendant ce temps vous n’avez toujours pas répondu sur le point de savoir pourquoi la bande dessinée serait un art mineur, d’une part ; et pourquoi, surtout, elle serait un art typiquement, ou spécifiquement, petit-bourgeois. Il y a des bandes dessinées qui sont infiniment supérieures, artistiquement, intellectuellement, et même peut-être littérairement, à des milliers de mauvais romans, et même à beaucoup de bons

R. C. : Je ne doute pas qu’il y ait des bandes dessinées qui soient des chefs-d’œuvre, encore que, personnellement, je n’en ai pas rencontré beaucoup. Transposez l’esthétique dominante de la bande dessinée dans n’importe quel autre art, et en particulier dans la peinture, dans les arts plastiques extra-livresques, vous la trouverez incroyablement réactionnaire, attardée, infantile, complaisante. On dirait que toute l’histoire de l’art au XXe siècle est passée sur elle sans y laisser la moindre trace – alors que l’inverse n’est pas vrai, parce que les arts plastiques lui doivent beaucoup, pour le meilleur et pour le pire.

 


 

[1] Cf. Renaud Camus, Syntaxe, ou l’autre dans la langue, conférence prononcée à la Sorbonne le 25 novembre 2003, publiée sous une forme augmentée et sous le même titre aux éditions P.O.L, 2004.

[2] « Mais la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » Roland Barthes, Leçon, leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, éditions du Seuil, 1978. 

[3] Cette transcription est celle qu’on peut lire dans Roland Barthes, La Préparation du Roman I et II, Cours et séminaires au collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, traces écrites, Seuil Imec, 2003.

 

4

 

M. du S. : L’endroit non plus n’est pas vrai ! Si vous comparez "l’esthétique dominante", comme vous dites, de n’importe quel art avec l’esthétique de pointe de n’importe quel autre, vous arriverez toujours au même résultat. Si vous comparez la littérature de gare, ou de plateau de télévision, qui représente la masse de la production éditoriale, avec l’art de Fabrice Neaud ou d’Olivier Deprez, vous trouverez que cette littérature de production courante est, comment dites-vous, incroyablement réactionnaire, attardée et infantile. D’un art à l’autre, il faut comparer les meilleurs avec les meilleurs, et les moyens avec les moyens.

R. C. : Oui, certainement. Dieu sait que je ne suis pas un spécialiste, là non plus, je ferais sans doute mieux de me taire. Disons que, vus de l’extérieur, les "moyens" sont plus moyens, et surtout plus nombreux, plus visibles, dans la bande dessinée que dans les autres arts. Je trouve qu’en moyenne et en général les albums qu’on entrevoit sont d’une extraordinaire laideur, d’une formidable vulgarité et d’une criante pauvreté d’expression, que ce soit littéraire, langagière ou plastique.

M. du S. : Mais c’est complètement faux ! Excusez-moi, mais là il me semble que vous parlez de ce que vous connaissez très mal.

R. C. : Je viens de le reconnaître

M. du S. : Vous parlez de pauvreté langagière, par exemple, alors que la bande dessinée est depuis presque un siècle, avec le cinéma, avec la télévision, l’un des principaux creusets où s’est forgée la langue contemporaine

R. C. : Je ne suis pas sûr que ce soit un très grand compliment à lui faire même si j’admets très volontiers que sont sorties de la bande dessinée toute sorte d’expressions courantes, commodes ou divertissantes, dont je fais usage et dont je m’amuse autant qu’un autre. L’ennemi n’a jamais été l’invention dans la langue, d’où qu’elle vienne, mais au contraire son engourdissement, son ankylose, son excès d’adhérence à elle-même. Néanmoins, quand je vois dans les Fnac des gens de tout âge agglutinés par centaines, des heures durant, dans les espaces réservés à la bande dessinée ou aux mangas, alors que ceux qui sont dévolus à la littérature, à la philosophie, à l’art, sont dix ou vingt fois moins fréquentés, je me dis que l’intelligence connaît une grave régression. Je sais bien que ce que je dis là n’est pas très sympathique, mais je suis habitué à cela, et je n’ai plus grand chose à perdre : sauf exception, dont vous me rappeliez l’existence, je pense que la lecture, ou la contemplation - je ne sais pas comment il faut dire -, de bandes dessinées demande infiniment moins d’agilité d’esprit, de subtilité intellectuelle, d’attention, d’exercice cérébral, que la fréquentation d’un livre de littérature ou que la contemplation d’un tableau, d’une œuvre d’art. Non seulement l’esprit est soumis à moins d’exercice, mais il est faussé, il s’ankylose, il se pervertit définitivement, comme le goût, surtout le goût. Quand je pense à tous ces parents, et même à ces professeurs, qui n’ont pas de mots assez vifs pour se féliciter que leurs enfants, leurs élèves, « passent leur temps dans les bouquins », parce que ces bambins pratiquent assidûment Titeuf ou Le Petit Spirou ! Et que dire de toute cette presse, culturelle, quelquefois, ou ce voulant telle, qui parle de Miyazaki et de son horrible Château ambulant comme s’il s’agissait d’Apollinaire et d’Hokusaï mêlés, un poète, un génie, un formidable artiste visionnaire? On en viendrait presque à regretter Walt Disney ! Comment un enfant peut-il avoir la moindre chance de comprendre et d’aimer un jour Manet, mettons, ne parlons pas de Rothko ou de Ryman, ou du Rosso, quand il a passé toute ces premières années abîmé dans l’un ou l’autre de ces albums hideux où l’on voit vautrées d’entières générations, la bouche ouverte ? Comment peut-on accéder jamais au théâtre de Marivaux, par exemple, à la dextérité d’esprit qu’il faut pour en saisir les nuances, pour appréhender la complexité de ses phrases, ou de celles de Proust, quand on n’a eu d’autre pratique intellectuelle, des années durant, que le déchiffrement hâtif des deux ou trois lignes d’une bulle ?

M. du S. : Oh, je pense qu’il y a beaucoup plus de passerelles que vous ne semblez le supposer ; et que, chez les enfants et les adolescents, le goût des bandes dessinées, même quand elles ne sont pas excellentes, et je veux bien admettre qu’elles ne le sont pas toujours, est déjà un signe qu’ils savent lire, et qu’ils ne sont pas fermés à la fréquentation des livres.

Cela dit vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Même si la bande dessinée était un art mineur comme vous le soutenez, même si la plupart des bandes dessinées étaient des manifestations secondaires, ou même inférieures, de l’art et de la culture, même - voyez, je vous fais beaucoup de concessions, au moins provisoirement -, même si elles ne relevaient ni de l’art ni de la culture, en quoi cette situation serait-elle nouvelle et spécifique ? De tout temps les formes dites "inférieures" ou vernaculaires de l’art, les plus faciles d’accès, celles qui relèvent du pur divertissement, celles qui sont des reprises, sur le mode mineur, des formes savantes (mais qui bien souvent aussi les ont précédées, au contraire, en sont même la source, comme les musiques populaires dans l’œuvre de Bartok ou de Kodaly, mais aussi de Beethoven, de Schubert, de Mendelssohn ou d’innombrables compositeurs), de tout temps, donc, ces formes-là, ces formes populaires, on dirait aujourd’hui "médiatiques", ont eu une diffusion plus large, et elles ont séduit plus de monde, que les formes artistiques relevant de ce qu’il était convenu d’appeler la culture à proprement parler, la "grande" culture.

R. C. : Bien sûr, et vous avez tout à fait raison. Mais les formes qui bénéficiaient de la diffusion la plus large ne tenaient pas le haut du pavé culturellement. Surtout elles ne se présentaient pas, ainsi qu’on les voit le faire aujourd’hui, non seulement comme étant de la culture, mais comme étant l’essentiel de la culture, voire sa totalité. Elles ne prétendaient pas, ainsi que c’est le cas aujourd’hui, coïncider avec l’ensemble du champ culturel, et le constituer. Si vous avez cinquante ou soixante ans, et si vous êtes à un endroit où l’on entend MC Solaar, par exemple, ou Corneille, vous vous exposez à vous entendre dire :

« Vous la musique c’est plutôt Sylvie Vartan, non, comme génération ? ».

Qui vous interroge ainsi gentiment serait bien étonné d’apprendre que lorsque vous aviez vingt ans Sylvie Vartan florissait, sans doute, comme dirait Diogène Laërce, mais qu’elle ne tenait aucune espèce de place dans votre vie et dans celle de vos camarades, de vos amis, de votre "milieu", parce qu’à cette époque encore la culture ce n’était pas ça, la musique, ce n’était pas ça, les mots avaient un sens tout à fait différent ; et Sylvie Vartan, ni Johnny Halliday, ni Eddy Mitchel, sans susciter la moindre hostilité de votre part – vous n’auriez vraiment pas songé à ressentir la moindre, la question ne se posait même pas, et d’ailleurs elle ne se pose toujours pas ! – n’avaient aucune espèce de présence dans votre existence, ni dans vos oreilles.

M. du S. : Mais personne ne dit que Sylvie Vartan c’est la culture !

R. C. : Est-ce qu’on ne dit pas que c’est la musique, déjà ? Ce que je constate c’est que la conviction de la classe au pouvoir de coïncider avec l’ensemble de la société, la certitude que ce qu’elle appelle sa culture, sa musique, ses goûts, sont la culture, les musiques, les goûts, cette certitude et cette conviction sont en plus rétrospectives, à présent, et la petite bourgeoisie culturellement régnante est persuadée qu’en d’autres périodes on avait, mutatis mutandis, les mêmes goûts, la même culture, la même musique, ou de même sorte. J’entendais récemment, exemple entre cent mille possibles, à France Culture, une excellente série d’émissions de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie; et chaque jour, dans les moments de pause du récit, on entendait des chansons qui étaient censées être le fond musical de cette époque-là, de ces événements-là. Mais le véritable fond musical de cette époque-là, tout autant que Gloria Lasso, Dario Moreno ou les Chaussettes noires, pourquoi ne serait-ce pas Déserts, de Varèse, Messiaen, Boulez, ou bien, sans aller jusque-là, les concerts des Jeunesses Musicales de France, dont il est tant question dans les films de Truffaut ? En 1957, nous dit-on, toute la France chantonnait Lavandières du Portugal. Mais ce n’est pas vrai. Il y avait encore toute une France pour laquelle Lavandières du Portugal n’avait qu’une place très limitée, insignifiante.

M. du S. : Peut-être qu’on voulait donner une idée de ce que les soldats du contingent écoutaient sur leurs fameux transistors

R. C. : Ah, oui, peut-être Je ne suis même pas sûr que tous les soldats du contingent, dès qu’ils le pouvaient, baignaient dans la chansonnette. Vous avez fait allusion à l’évolution du mot musique...

M. du S. : C’est plutôt vous, qui y avez fait allusion – ou si c’est moi, c’était uniquement en référence à vos écrits

R. C. : L’allusion et la référence étaient très pertinentes, en tout cas, car rien n’est plus significatif que cette évolution. Nous venons d’en parler : ce qui s’appelait musique – et cela il y a encore quinze ou vingt ans, inutile de remonter à la guerre d’Algérie -, c’était la grande tradition musicale qui va d’Hildegarde von Bingen à Gérard Grisey, mettons.

M. du S. : Hildegarde von Bingen était à peu près inconnue il y a quinze ou vingt ans

R. C. : Disons le chant grégorien, si vous voulez, quoiqu’on puisse remonter jusqu’à Byzance et à la Grèce antique, si on le souhaite. Et je dis Gérard Grisey je dirais Gérard Pesson aussi bien, ou Pascal Dusapin, ou Marc-André Dalbavie, ou Brian Ferneyhough, ou Dutilleux pour s’en tenir à des valeurs très consacrées. C’était cela, la musique, comme en témoignait alors une station comme France Musique. Et en dehors de cela il y avait le jazz, bien sûr, et l’immense continent qui dans cette terminologie périmée était désigné comme les variétés, le music-hall, pour ne pas dire la musique populaire ou pop, ou ce que vous voudrez. Or les ex-variétés, dans un premier temps, ont commencé par obtenir droit d’entrée sous la rubrique générale musique, devenue musiques, comme en témoigne justement France Musiques. Puis, une fois dans la place, elles s’en sont assuré la maîtrise totale. C’est du moins le processus auquel nous assistons, et il est avancé au point d’être presque arrivé à terme. Je me souviens du jour, pas très éloigné, où j’ai entendu à la télévision ce journaliste qui s’appelle Guillaume Durand, et qui d’autre part présente une émission dite culturelle, "Campus", sur laquelle il y aurait aussi beaucoup à dire

M. du S. : Il ne tient qu’à vous

R. C. : Essayons de ne pas courir tous les lièvres à la fois – quitte à revenir à "Campus" éventuellement, si vous le souhaitez  - entendu Guillaume Durand, donc, annoncer qu’il allait présenter une émission consacrée à l’histoire de la musique au XXe siècle. Comme j’en suis encore à l’ancienne terminologie, ou que je l’étais à ce moment-là, j’ai cru qu’il allait nous parler de l’histoire de la musique de Debussy à Ligeti, mettons, de Stravinsky à Eliot Carter, ou de Schoenberg à Maja Solveig Kjelstrup Ratkje ; et j’en ai été très heureusement surpris. « Ce Durand, me disais-je, je l’ai sous-estimé. Je ne savais pas qu’il s’intéressait à la musique ». Mais non : l’histoire de la musique au XXe siècle, dans sa bouche, allait des Pink Floyd aux Sex Pistols, des Rolling Stones aux Doors, d’Elvis Presley à Elton John. Et ce jour-là j’ai compris que la dictature de la petite bourgeoisie était cette fois implacablement en place, qu’elle occupait tout l’espace, qu’il n’y avait plus moyen de lui échapper et même, peut-être, que tout combat d’arrière-garde était vain.

M. du S. : Oui, eh bien c’est là que j’ai beaucoup de mal à vous suivre D’abord il me semble que vous donnez beaucoup d’importance à Guillaume Durand,

R. C. : ah, il est un de ces traducteurs, médiateurs, "exprimeurs", dont nous parlions plus haut

M. du S. : mais surtout pourquoi les Doors, pourquoi tel ou tel groupe rock, ou punk, ou funk, ou de rappeurs, ou de R n’ B, pourquoi auraient-ils quelque chose à voir avec votre supposée dictature de la petite bourgeoisie, quand bien même nous admettrions qu’elle existe ? Nombre de ces groupes, la plupart peut-être, la presque totalité s’agissant du rap, sont politiquement subversifs, socialement anarchistes, ou l’inverse, anti-bourgeois et plus encore anti-petit-bourgeois, dans la mesure où la petite bourgeoisie, corrigez-moi si je me trompe, est plutôt marquée, traditionnellement, par une soif de respectabilité, et par l’imitation, en général médiocre, voire pathétique, ridicule, désespérée, des rites, des modes, des formes et des pratiques de la bourgeoisie ou de la classe cultivée quelle qu’elle soit. La petite bourgeoisie en musique, ce serait plutôt des gens comme André Rieux, je ne sais pas, Pavarotti, Vangelis, Rondo Veneziano, Arvo Paart

R. C. : Il est vrai que le concept de petite bourgeoisie, si concept il y a, doit être nettement élargi et révisé, "historicisé", pour figurer de façon significative et pertinente dans le tableau que je m’efforce de dresser.

Aujourd’hui, il y a beau temps que la petite bourgeoisie n’est plus une classe en attente de pouvoir, une sous-bourgeoisie impatiente de succéder à la bourgeoisie et, in the meantime, l’imitant comme elle peut, avec un sentiment d’incapacité, d’infériorité et de honte, combattu par un effort obstiné vers la respectabilité. Cette petite bourgeoisie-là a vécu. La petite bourgeoisie d’aujourd’hui est une classe triomphante, au contraire, puisqu’elle est la classe unique, et qu’elle n’aperçoit qu’elle-même dans tous les miroirs, surtout ceux que lui tendent les médias, qui sont sa fabrication, et qu’elle a soigneusement disposés pour pouvoir s’y mirer complaisamment dans toutes ses attitudes et toutes ses positions. Elle voit bien que même les riches, les très riches et les infiniment riches, même les très puissants, même les princes - ne reparlons pas de l’infortunée lady Diana, mais songez à la dynastie de Monaco ; et remarquez que le prince des Asturies, comme par hasard, épouse une journaliste, mieux, une présentatrice de télévision, c’est-à-dire le comble de la petite bourgeoisie, mais touché par la célébrité -, même les fameux people ou pipeul de la presse petite-bourgeoise (mais y en a-t-il d’autre?), ne sont que des petits-bourgeois comme les autres, à ceci près seulement qu’ils sont très riches, ou très fameux.

Nous avons déjà parlé de cela. La petite bourgeoisie n’éprouve aucune honte – hélas, faut-il sans doute ajouter, car la honte [1], comme la syntaxe, comme le réglage de la voix [2] selon les exigences contraires de la discrétion et de la communication, comme la politesse, comme l’in-nocence, comme le civisme, comme n’importe quel "sur-moi", implique la reconnaissance d’une extériorité, d’un détachement de soi, d’une non-coïncidence. Or la petite bourgeoisie, je le répète, coïncide exactement avec elle-même et avec la société, et elle n’imagine pas d’instance extérieure à elle qui puisse lui faire honte de quoi que ce soit. À l’extérieur elle sait bien qu’il n’y a rien, ou plutôt qu’il n’y a qu’elle-même, le pareil de son même, et que donc il n’y a pas d’extérieur, que ce n’est jamais qu’elle qui se regarde, et qu’elle n’a pas à se gêner. Voyez par exemple l’invraisemblable grossièreté des gens qu’on interviewe dans la rue, pour la télévision, lors de qui s’appelle je crois, non sans pertinence, des trottoirs : radio-trottoirs, télé-trottoirs, micro-trottoirs, je ne sais plus. Voyez la dextérité avec laquelle la plupart d’entre eux manient et savent exprimer en quelques secondes l’obsession scatologique nationale, et comment ils expliquent tranquillement, naturellement, combien ceci ou cela les fait chier, mais alors vraiment chier, et à quel point nous sommes dans la merde, mais grave, à leur avis. L’argot ne cesse de gagner du terrain, il est en passe de devenir langue officielle. On nous expliquait à l’automne dernier, très officiellement, aux informations de France Culture, que les toubibs de l’hôpital Percy de Clamart n’étaient pas très confiants, quant au sort de Yasser Arafat. Et dans Le Monde on lit tous les jours que le gouvernement va mettre le paquet sur ceci ou cela, qu’entre les offres d’achat de tel ou tel groupe y pas photo, que le ras-le-bol se répand ou que tel praticien octogénaire est le papy de la psychanalyse. Papy ce n’est pas un mot, c’est une conception de l’existence. Et ne parlons pas de la façon de s’exprimer des ministres .

M. du S. : Vous dites que même les people, même les milliardaires, même les grands patrons de l’industrie et du commerce sont des petits-bourgeois,

R. C. : oui, socialement, culturellement, oui Tout le monde est petit-bourgeois. Les juges sont des petits-bourgeois, les avocats sont des petits bourgeois, les généraux, les ambassadeurs, les journalistes, les professeurs, y compris les professeurs d’université

M. du S. : Vous faites allusion à leur origine sociale ?

R. C. : Non, non, bien sûr que non : le système est en place depuis près d’un demi-siècle, en tout cas depuis une génération au moins, qui fabrique des petits-bourgeois avec des individus de quelque origine sociale que ce soit – ceux qui sont authentiquement d’origine petite-bourgeoise n’ont bénéficié que d’un peu d’avance, voilà tout.

Non, quand je dis que les magistrats, les avocats, les généraux, les ambassadeurs, les médecins, les détenteurs de toutes ces fonctions qu’on avait l’habitude d’associer presque par excellence à la bourgeoisie, sont des petits-bourgeois, je ne fais pas allusion à leur origine sociale, pas du tout. Je fais allusion à leur état culturel, à leur condition sociale personnelle, à leur vision du monde et à leur langage, bien sûr, qui, plus encore que leur tenue ou que leur costume, est le reflet et le signe de cette vision du monde, il va sans dire, mais surtout en est l’instrument : on voit à travers ses mots, on ressent à travers le vocabulaire dont on dispose, on conçoit l’univers et la réalité sociale à travers la syntaxe qu’on maîtrise

Regardez les magistrats. Regardez, écoutez les magistrats instructeurs de cette sinistre affaire dite "des disparues de l’Yonne", quand ils viennent témoigner au procès d’Émile Louis, alors que pour la plupart, bien plus que témoins, c’est accusés qu’ils devraient être, accusés d’inimaginable négligence, pour le moins On se rend bien compte quand on les observe, quand on les entend, que le sort de dizaines d’êtres humains, leur vie peut-être, leur sécurité, leur honneur, le souci que prend d’eux la société, ou qu’au contraire elle ne prend pas de leur disparition, par exemple, ou de l’horreur, de l’horreur inimaginable, qui peut s’être abattue sur eux, tout cela, qui n’est pas rien, dépend de tout petits fonctionnaires (socialement, culturellement), de sous-sous-fifres en fonction de fifres et même de chefs d’orchestre, de personnes auxquelles on n’aurait jamais songé, il y a une génération ou deux, pour leur confier des responsabilités pareilles ; et qui les détiennent, ou les ont détenues, parce que leur classe, leur niveau socio-culturel, est au pouvoir (et qu’il n’y en a pas d’autres). Et ce que je dis des juges, je pourrais le dire des professeurs, aussi bien, des journalistes, des

M. du S. : oui, oui, oui, je sais, des ambassadeurs, des généraux, des architectes en chef des Monuments historiques, je vous ai lu, je sais tout cela. Mais restons-en un instant aux juges, si vous voulez bien, aux magistrats en général. Admettons un instant que vous ayez raison, quant à la "petite-bourgeoisisation" – je crois que vous-même risquez ce néologisme – de la magistrature, ou au moins d’une partie d’entre elle. Pensez-vous vraiment que les magistrats d’autrefois, qui, eux, pour le coup, étaient des bourgeois, de vrais bourgeois, barricadés dans leurs certitudes bourgeoises et sans doute dans leurs préjugés de classe autant que dans leurs faux-cols, pensez-vous que de tels magistrats faisaient nécessairement de meilleurs juges que ceux que vous accusez aujourd’hui d’être des petits-bourgeois ?

R. C. : Je ne les accuse pas, je constate que dans leur immense majorité c’est ce qu’ils sont, oui.

M. du S. : Bien. Mais ces magistrats d’aujourd’hui, que vous traitez assez péjorativement de petits-bourgeois - et quelquefois (non pas au cours de cet entretien jusqu’à présent, mais dans vos écrits), vous allez jusqu’à parler à leur sujet de leur prolétarisation

R. C. : je ne me souviens pas avoir parlé de la prolétarisation des magistrats

M. du S. : Non, c’était peut-être de celle des médecins, ou des professeurs : la différence n’est pas bien grande, en l’occurrence Mais j’en reste à ma question : ces magistrats d’aujourd’hui, s’il se trouvait, comme vous le soutenez, qu’ils soient des petits-bourgeois en effet, en tout cas qu’ils ne soient pas des bourgeois comme jadis, est-ce que vous ne pensez pas que ce pourrait être un progrès, si grâce à cela ils sont moins éloignés de ceux qu’ils ont à juger, s’ils ont au moins, au moins en partie, un langage commun avec eux ?

R. C. : Vous voyez, on en revient toujours à l’exigence du même, qui est l’exigence petite-bourgeoise par excellence. Mais je ne veux pas être jugé par mes semblables, moi ! Pas nécessairement par mes supérieurs, non, mais pas par mes semblables ! Mes semblables, en tant qu’ils sont mes semblables, n’ont aucun droit de juridiction sur moi - de juridiction contraignante, en tout cas. Ils peuvent avoir une opinion sur moi, ils peuvent exercer à mon propos leur faculté de juger, ils peuvent user à mes dépens de leur droit d’expression, mais ils n’ont aucun droit à prononcer des arrêts, des sanctions, des peines, qui aient une influence directe et contraignante sur ma vie.

D’ailleurs je dépasserais à peine ma pensée si je disais que je ne veux pas être jugé par des hommes, ou par des femmes. Je veux être jugé par un principe, par une convention de délégation, par la loi, par la Justice, dont les hommes ou les femmes ne sont que le truchement. Ce n’est pas en tant qu’ils sont M. Machin ou Mme Chose qu’ils me jugent, qu’ils ont le droit de me juger; mais en tant qu’ils sont le Président de la Cour d’Assise ou du Tribunal correctionnel ; bref, en tant qu’ils remplissent des fonctions qui ne se confondent pas avec eux ; en tant qu’ils tiennent un rôle, bien reconnu comme tel. Mais en régime de dictature de la petite bourgeoisie les fonctions et les personnes se confondent, les rôles et les êtres ne font qu’un. Voyez la manie actuelle, si emphatiquement petite-bourgeoise, pour le coup, si contraire à la tradition française, sauf peut-être dans les farces paysannes, d’appeler les gens par leur nom de famille, à tout propos : Monsieur Dubedout, Madame Taillefer, Monsieur Mortier. Le moindre journaliste aimerait mieux mourir que de dire M. le Ministre, M. le Premier Ministre, M. l’ambassadeur, Madame la Présidente, ne parlons même pas de Monsieur tout court, ou de Madame. Il faut toujours qu’il dise M. de Villepin, M. Barasco, M. Ishmir, Madame Choé. Dans la banque, dans les bureaux, partout, les employés portent leur nom sur la poitrine, quand ce n’est pas leur prénom, leur seul prénom. Viktor Klemperer dans son journal et dans son LTI se plaignait déjà de cette manie-là, au temps du nazisme.

 


 

[1] Cf. Éloge de la honte, conférence prononcée le 25 juin 2002 à la faculté des Lettres de Dijon, publiée dans le recueil Syntaxe, ou l’autre dans la langue, op. cit.

 [2] Cf. Éloge du chuchotement, ou l’autre dans la voix, conférence prononcée le 29 avril 2004 à Séoul, publiée dans le recueil Syntaxe, ou l’autre dans la langue, op. cit. 

 

5

 

M. du S. : Vous n’allez tout de même pas comparer votre dictature de la petite bourgeoisie, même si dictature il y a bien comme vous le prétendez, avec le nazisme !

R. C. : Je ne vais pas comparer, non, ou plutôt si, je vais comparer, mais certainement pas assimiler. Je remarque néanmoins que toutes les dictatures ont des points communs. Elles répudient la forme au profit de la force. Elles écartent le droit, l’abstraction, la distance, le détour, la syntaxe, le dédoublement, le rôle, au profit du sens, du seul sens, de la coïncidence, de l’individu, c’est-à-dire encore une fois de la force, de la seule loi du plus fort, non médiatisée.

M. du S. : Ne m’en veuillez pas, mais, là encore, je suis loin d’être sûr de ce que vous avancez. Les dictatures, les totalitarismes, le nazisme, le fascisme, même le communisme, se sont montrés extrêmement formalistes. Le formalisme n’est pas une protection de la personne. Puisque nous parlons des magistrats et de la Justice, souvenez-vous de ces palais de Justice écrasants du fascisme et du nazisme, de ces procès aux mises en scènes incroyables, où les accusés sont réduits au statut de petites choses minuscules, face au colossal appareil d’État

R. C. : Les palais de Justice que vous appelez écrasants sont loin d’être une exclusivité des totalitarismes. D’ailleurs l’architecture fasciste d’ordre colossal est au moins autant un trait d’époque que la manifestation de régimes particuliers. Son équivalent soviétique est bien connu, et il ne laisse rien à désirer par rapport à elle en énormité, en

M. du S. : vous ne faites que passez d’un totalitarisme à un autre !

R. C. : Sans doute, mais si l’on en juge par le palais de Chaillot, le Front populaire, que vous ne taxerez pas de totalitarisme, je présume, ne voyait pas les choses en beaucoup plus petit

M. du S. : Les plans du palais de Chaillot, au moins, sont antérieurs au Front populaire, je crois bien

M. du S. : Probablement, mais le monument a tout de même été voulu par la République française, par un régime démocratique, parlementaire, dont peu importe en l’occurrence qu’il ait été de droite ou de gauche.

M. du S. : En plus ce n’est pas un palais de Justice !

R. C. : On n’aurait aucun mal à trouver en France ou dans d’autres démocraties, en Angleterre, aux États-Unis, des palais de Justice des années trente qui n’ont rien à envier en faste austère, en massivité et en solennité architecturale avec les palais de Justice des totalitarismes. S’il n’y a pas davantage d’exemples, en France, d’architecture dite "fasciste" – et il y en tout de même un bon nombre -, c’est surtout parce que le régime républicain, à l’époque, était depuis longtemps dans ses meubles, si je puis dire, et n’avait pas à s’affirmer dans sa nouveauté, dans son originalité, dans sa rupture, comme les régimes allemand, italien ou soviétique. Ajoutons que le régime républicain français n’était guère, alors, dans une phase d’extension et de démonstration de force, et qu’il n’avait guère les moyens de donner libre cours à une démesure architecturale qui le titillait sans doute, stylistiquement, tout autant que ses voisins.

D’ailleurs, pourquoi se limiter aux années trente ? De tout temps les palais de Justice ont montré par leur solennité qu’en ces édifices ce n’étaient pas des hommes qui jugeaient les hommes, mais que là avait cours un formalisme, une abstraction, un langage tiers comme la syntaxe, en l’occurrence celui de la loi, ou de la Justice. Le plus colossal de tous les palais de Justice a été construit à Bruxelles, dans la bourgeoise, libérale et pacifique Belgique, bien éloignée vous en conviendrez de tout totalitarisme.

M. du S. : Oui, encore qu’au futur "Congo belge", à la même époque

R. C. : Tous les régimes ont leur torts, leurs péchés et leurs cadavres dans le placard. Il reste que la Belgique qui a construit le palais de Justice de Bruxelles, le plus écrasant de tous les palais de Justice, certainement, n’était pas, sur le territoire belge, en tout cas, un totalitarisme ou une tyrannie. De toute façon je ne réclame pas une telle démesure : je ne dis pas qu’il faut du surhumain, du colossal, de l’écrasant à l’administration de la Justice. En matière de formalisme judiciaire, de décollement d’avec soi-même, de non-coïncidence, de distance marquée, la perruque des juges britanniques me suffit tout à fait, ou le salut militaire des bobbies aux contrevenants au code de la route, ou le vouvoiement des policiers français s’adressant aux jeunes gens de banlieue, quand ils veulent bien y penser : tout ce qui marque, tout ce qui signifie, que le détenteur d’une autorité quelconque, que ce soit celle de juger ou celle de me réclamer mes papiers, n’est pas seulement une personne ordinaire, un individu quelconque, M. Machin ou Mlle Claquemuche, mais qu’il est aussi, qu’il est en même temps, un juge, une juge, un policier, un douanier, peu importe : bref qu’il ne coïncide pas avec lui-même, qu’il n’est pas lui-même, soi-même et rien d’autre – car son soi-même n’a aucun droit sur moi, ce n’est pas à son soi-même que je puis accepter d’avoir affaire en qualité de prévenu, d’accusé, de suspect, de contrevenant, de témoin, ou seulement de membre du public ; et en généralisant un peu je dirais que ce n’est pas à son soi-même que je puis accepter ou souhaiter avoir affaire en qualité d’élève, d’étudiant ou de client de la banque

Considérez la décadence de l’uniforme, parmi nous, sa quasi-disparition de l’espace public, les refus dont il fait l’objet, la négligence avec laquelle il est arboré, l’impatience avec laquelle il est dépouillé, de la part des gardiens de musée, des postiers, des postières, des professeurs d’université, des marins, des douaniers, des contrôleurs des chemins de fer, ne parlons pas des lycéens ou des écoliers. Tout ce petit monde veut être lui-même, comme tout le monde, et il a horreur, une horreur toute naturelle, c’est le cas de le dire, des uniformes. Moyennant quoi c’est lui qui est uniforme, et nos villes, de plus en plus ternes, et nos vies, de moins en moins chatoyantes, de plus en plus raisonnables, plates, gales, quelconques. C’est bien sûr un détail, une image, un exemple entre mille : mais ce que disent cette décadence et ce refus de l’uniforme (au seul profit de l’uniformité), c’est encore une fois l’aspiration effrénée à la coïncidence, au redoublement scrupuleux, à la tautologie, à l’être soi-même soi-même, si j’ose dire, au c’est vrai que de la vérité. Ce qui s’y lit à l’évidence, surtout, c’est la croissante insuffisance de sophistication moyenne, de dextérité intellectuelle, de culture, disons le mot, pour que soit encore perçue, et souhaitée, aimée, la différence entre le rôle et la personne, l’espace entre l’être et la figure sociale, cet écart, ce délai entre sens et signification qui de tout temps avaient été le lieu et le moment de la civilisation, de la courtoisie, de la littérature, du droit, du sort suspendu, de la liberté et de l’in-nocence.

Mais vous m’avez troublé en faisant allusion au formalisme judiciaire supposé des totalitarismes : je veux bien que l’administration de la Justice ait pu être entourée de beaucoup de pompe, sous les nazis ou bien au temps des procès de Moscou, et même d’un écrasant formalisme affiché - mais c’était l’hommage du vice à la vertu. La lecture du journal de Victor Klemperer [1], ou bien la seule vision des bandes d’actualité, pourtant soigneusement "éditées", des procès de Moscou, montrent bien que ce n’est pas de formalisme, qu’il faut parler, même si la prétendue justice, sous les nazis ou au temps de Staline, pouvait être administrée dans des bâtiments grandioses et selon des rites soigneusement arrêtés ; mais d’arbitraire, au contraire, de pur arbitraire, où la force perce constamment sous la forme, et n’en laisse rien subsister.

M. du S. : Plus profondément, est-ce que les grands formalistes, parmi les personnalités de la culture européenne au XXe siècle, n’ont pas manifesté une étonnante prédisposition à s’accommoder des totalitarismes, et même à en célébrer les mérites ? Je pense aux futuristes italiens, je pense à Pound, je pense à Pessoa, dans une moindre mesure à Eliot, à beaucoup de grands inventeurs de formes qui souvent se sont très gravement compromis avec le fascisme, le nazisme, le stalinisme, Salazar et j’en passe ?

R. C. : Formalistes et inventeurs de formes, ça ne veut pas dire la même chose. Céline est certainement un grand inventeur de formes, et il est certes très gravement compromis avec le pire des totalitarismes, mais il ne viendrait à l’idée de personne de le considérer comme un formaliste. Les futuristes italiens ne sont pas des formalistes : ils célèbrent avant tout l’élan, la vitesse, l’éclat, la force, la puissance non médiatisée. Pound n’est pas un formaliste, Pessoa non plus, et d’ailleurs j’ai scrupule à les mettre tous les deux dans le même sac, dans la même phrase. Tout cela demanderait à être regardé de très près, et on trouverait sans doute que, parmi les formalistes incontestables, aussi nombreux sont ceux qui ont penché d’un côté que de l’autre, vers la liberté ou vers la tyrannie. Les formalistes russes, qui sont les plus nettement étiquetés de tous les formalistes, ne sont pas suspects de complaisance à l’égard du stalinisme, dont la plupart d’entre eux ont été les victimes, au contraire. Un Malevitch est une proie pour la tyrannie, il n’en est pas le complice : accusé par elle de formalisme, c’est avec les instruments du formalisme qu’il lui résiste comme il peut. De toute façon je ne plaide pas pour un quelconque formalisme en soi, mais seulement pour la forme, et pour cette quintessence de la forme qu’est la non-coïncidence : non-coïncidence avec la personne, non-coïncidence avec l’expression, non-coïncidence avec la force. Il y a beau temps que j’ai renié pour ma part tout formalisme pur, et renoncé à la pratique, ou à la poursuite, de formes qui n’amènent pas de sens, qui n’élargissent pas l’expérience, qui ne sont pas les moyens de plus de justesse, sinon de plus de justice.

Vous vous moquiez à l’instant des juges bourgeois de l’ère bourgeoise, avec leur raideur bourgeoise, et je veux bien croire qu’elle ait pu être pénible, ou ridicule : mais ce que signifiait cette raideur, dans la tenue, dans le discours, dans l’attitude sociale, c’était justement la non-coïncidence, entre la personne et sa fonction. Aujourd’hui on voit de toute part les rôles coïncider avec les individus qui les tiennent, chacun se vanter à n’en plus finir d’être soi-même en toute circonstance, même les plus officielles, et d’être venu comme il était. Un professeur, pas plus qu’un juge, n’a à être lui-même, lorsqu’il enseigne et lorsqu’il agit, ou paraît, dans une société où il peut être perçu en tant que professeur. Sa soi-mêmité, si j’ose dire, elle doit être cantonnée à sa vie privée. Quel pourrait être le fondement de sa légitimé et de son autorité comme professeur si c’est lui-même, M. Michu, ou Michu Jean-Raymond, l’homme, l’individu, celui qui est venu comme il était, attifé comme l’as de pique, et parlant comme un amuseur de télévision, qui enseigne ?

M. du S. : Mais dans une situation où il s’agit d’amener à la culture et à la connaissance beaucoup d’élèves qui par leur origine y sont souvent très étrangers, est-ce que vous ne craignez pas que cette espèce de distance, de distanciation, que vous recommandez, chez les professeurs – je sais que vous détestez qu’on dise profs, et plus encore, peut-être, enseignants -, est-ce que vous ne craignez pas que cette distance n’accroisse encore le sentiment, chez les élèves dont je parlais, qu’ils sont étrangers à la culture, qu’elle ne les concerne pas, qu’elle n’est pas faite pour eux, qu’elle est décidément trop éloignée ? Ou bien, pour poser ma question autrement, ne peut-on pas envisager que ces profs auxquels vous semblez reprocher un certain relâchement de langage, de tenue vestimentaire et d’attitude sociale, adoptent ces partis que vous réprouvez justement pour aller au-devant de leurs élèves, pour abréger la distance qu’il y a entre eux et la culture, entre eux et la connaissance ?

R. C. : Oh, je veux bien leur reconnaître ces bonnes intentions, si vous voulez, même si je suis convaincu qu’elles sont fourvoyées. Je suis convaincu que c’est une erreur de vouloir toujours rapprocher l’enseignement de l’enseigné. Ce n’est pas du même qu’il faut prodiguer à l’élève. Le même il en aura toujours assez. C’est le lointain qu’il faut lui apprendre à aimer, le dissemblable, le non-coïncidant: le mot qu’il ne comprend pas dans une phrase, la phrase qu’il ne comprend pas dans un texte, le nom qu’il ne connaît pas dans une liste, le geste que lui n’aurait pas fait dans une situation donnée, l’idée qui ne lui serait pas venue, la tournure syntaxique, ou stylistique, que jamais ne lui aurait dictée la simple expression de lui-même. L’art est lointain, voilà ce qu’est l’art : la culture est autre chose, la littérature ne nous parle pas de nous, ou bien, si elle nous parle de nous, c’est par un détour à travers autre chose, l’autre, un autre, un autre qui est la forme, les formes, la distance, l’écart avec soi-même. Pardonnez-moi de citer une fois de plus la phrase d’Adorno que je trouve si juste et si belle, et que je plaçais en exergue d’un chapitre d’Esthétique de la solitude [2], il y a déjà quinze ans de cela :

« L’étrangeté au monde est un aspect de l’art : celui qui perçoit l’art autrement que comme étranger au monde ne le perçoit pas du tout. »[3]

On dit toujours des grandes liturgies religieuses, ou bien des fastes du pouvoir, surtout du pouvoir monarchique, qu’ils sont du théâtre, des mises en scène de théâtre, des emprunts aux arts de la scène. Mais c’est le contraire qui est vrai : c’est le théâtre qui est un emprunt aux rites d’échange avec les dieux, même si cet échange est fictif, et même s’il n’est en rien un échange. C’est l’art qui imite, non pas tant la nature, que les protocoles inhérents à tout pouvoir dès lors qu’il n’est pas la force pure ; et d’abord inhérents au pouvoir sur soi-même, sur les événements, sur la peur, sur l’horreur, sur l’injustice, sur les émotions trop fortes. C’est la culture, c’est l’enseignement, c’est l’éducation qui figurent en chacun de leurs modes, en chacune de leurs inflexions, la sortie de soi, le décollement d’avec le moi, l’insoumission au destin passif, l’inasservissement à la fatalité, que celle-ci soit psychologique, économique, intellectuelle ou sociale.

M. du S. : En somme vous recommandez un enseignement aussi formalisé, solennel, pompeux, distant, que la tragédie classique, ou que l’administration de la justice dans ces palais que vous aimez tant

R. C. : Non. Je n’irai pas jusque là. Mais je crois en effet qu’il faut y mettre des formes, pour enseigner – des formes tempérées par la gentillesse, bien sûr, par la patience, la compréhension, l’attention particulière ; mais des formes, oui, des formes spatiales sinon architecturales, du rituel, de la non-coïncidence avec soi-même, j’en revins toujours à cela, et que ce soit pour les élèves aussi bien que pour les professeurs. Vous savez que j’aime à parler de la lontanànza de l’art, ce que je suis tenté de traduire par sa lointeur, ou sa lontanité, je ne sais pas, ces deux néologismes me plaisent autant l’un que l’autre. Les professeurs doivent être des maîtres de lointeur, pas de proximité.

M. du S. : Mais vous parlez, avec une certaine exaltation, comme s’il ne s’agissait que d’enseigner l’art, ou la littérature, ou la théologie ! Un enseignement ne peut pas se limiter pas à cela !

R. C. : Un enseignement ne peut pas se limiter à cela, non. Mais s’il veut produire des magistrats, des avocats, des médecins, des ambassadeurs, des architectes, des ingénieurs des ponts et chaussées, des chefs d’entreprise et bien sûr des professeurs, des professeurs qui soient autre chose que des petits-bourgeois et des maîtres en petit-bourgeoisisme, il doit prodiguer de la lointeur, de la distance, de l’écart, de la non-coïncidence avec soi-même – en un mot de la culture, et, pour être plus précis, de la culture générale. Pas nécessairement de l’art ou de la littérature, ou plutôt si, très nécessairement ; mais pas seulement : de l’histoire, de la grammaire, de la géographie, de la philosophie, des mathématiques, des sciences, de la conscience des niveaux de langage, bref de la culture générale, je ne trouve pas d’autre expression, et celle-là me convient très bien.

La dictature de la petite bourgeoisie se reconnaît à cela que la culture générale n’y a pas cours ; et que le discours social s’y adresse en permanence à la méconnaissance, qui est un plein, et pas à la connaissance, qui bien sûr est pleine de trous, de manques, d’écarts, de sauts dans l’inconnu et au-dessus de lui, de nuit, d’espace pour l’avenir et de non-coïncidence.

Qu’est-ce qui fait que tous ces magistrats nouvelle manière, ces avocats, ces médecins, ces professeurs sont des petits-bourgeois, malgré leurs honorables fonctions, éminemment bourgeoises ? Qu’ils n’ont pas de culture générale, ce qu’on voit bien dès qu’ils paraissent, et ce qu’on entend mieux encore à peine ouvrent-ils la bouche ou tournent-ils une phrase, parce que la culture générale se traduit d’abord, essentiellement, par un usage de la langue, un usage distancé de la langue, non-coïncidant lui non plus. Ils n’ont pas de culture générale parce qu’ils ont reçu de l’instruction, on veut bien le croire, l’instruction nécessaire pour leur permettre d’occuper les fonctions qu’ils occupent et d’être des experts, des spécialistes, en mettant les choses au mieux ; mais ils n’ont pas reçu d’éducation. S’ils n’ont pas reçu d’éducation c’est qu’il faudrait à la petite bourgeoisie, pour en prodiguer, être capable de sortir d’elle-même, de se quitter, de se renoncer un moment. Or c’est là ce dont elle est le plus incapable, tout occupée qu’elle est à être tout ce qu’elle est, rien de plus, rien de moins.

J’ajouterais, pour finir sur ce point, que cette instruction sans éducation, que nous voyons si largement répandue parmi les détenteurs des fonctions principales de cette société, ne peut pas, même en tant que simple et pure instruction, être de très bonne qualité. Ne savoir que la médecine ne fait pas un bon médecin. Ne savoir que le droit ne fait pas un bon juge, ni un bon avocat. Ne connaître que le journalisme fait un journaliste de dernière catégorie. Ne connaître que la pédagogie fait d’exécrables pédagogues. N’avoir étudié que la sociologie engendre d’ineptes observateurs de la réalité sociale. Un architecte qui n’a appris que l’architecture, même et surtout si elle fut mâtinée de sociologie, construit les cités que nous avons sous les yeux, et où nous sommes menacés d’avoir un jour à vivre, si l’étau de la dictature se resserre, quand elles occuperont tout le terrain.

En régime de dictature de la petite bourgeoisie on se retrouve avec des magistrats, des avocats, des médecins et bien sûr des professeurs qui, en une large proportion, ne sont pas de très bons magistrats, de très bons médecins ou de très bons professeurs, parce que l’enseignement de masse leur a dispensé de l’instruction, laissons-leur sur ce point le bénéfice du doute, mais pas d’éducation, pas de culture générale - de sorte, accessoirement, qu’ils ne constituent pas un public pour la culture, qu’ils ne forment pas une classe cultivée.

M. du S. : Mais vous ne parlez que des magistrats, des avocats, des architectes, des ambassadeurs, des médecins, des professeurs - c’est-à-dire très exactement des individus que l’on considère, ou considérait habituellement, comme étant des bourgeois ; et dont vous dites justement qu’ils ne sont plus des bourgeois, mais des petits bourgeois,

R. C. : comme tout le monde, oui.

M. du S. : Tout le monde n’est pas médecin, avocat, architecte, ingénieur, professeur, magistrat, etc. Ces bourgeois dont vous dites que ce sont des petits bourgeois, ils sont passés depuis trente ans par ce que vous appelez un peu abusivement l’enseignement de masse ; et ils y ont plutôt mieux réussi que les autres, puisque leurs diplômes leur ont permis d’occuper ces fonctions qui sont généralement considérées comme enviables.

R. C. : Ils y ont mieux ou moins mal réussi que les autres, oui, en cela qu’ils y ont reçu une meilleure instruction. Cependant, j’insiste, ils n’y ont pas reçu d’éducation, ou très peu. Je crains qu’enseignement de masse et éducation ne soit incompatibles, fondamentalement. Je crains que l’éducation, contrairement à l’instruction, ne puisse être apportée à des enfants que par des parents, à des adolescents ou des jeunes gens que par des maîtres choisis, ou qui les ont choisis, des amants, des mentors, des modèles, des conseillers particuliers. Je crains même qu’éducation et égalité n’aillent pas très bien ensemble – et si c’était le cas, si cette hypothèse désagréable se vérifiait, il y aurait eu quelque chose de vicié, d’aporétique, dès l’origine, dans la conception même de ce projet d’enseignement de masse ; d’aussi aporétique que la belle formule de Jack Lang, un enseignement d’élite pour tous.

Ce qui m’incite à penser que malheureusement il en va ainsi, c’est que s’éduquer, me semble-t-il, s’élever, se cultiver, c’est se rendre inégal, et, pour commencer, inégal à soi-même. C’est aussi apprendre à percevoir entre les œuvres, voire entre les choses, les lieux, les circonstances et peut-être les êtres (et certainement entre les artistes, les penseurs, les pensées) des différences de niveau de qualité, de hauteur, de profondeur, qui sont forcément des inégalités.

Dans l’art, dans la culture, dans la pensée, a fortiori dans le style, l’égalité n’est nulle part. Et un enseignement de masse, qui se veut égalitaire même s’il est loin de l’être tout à fait, se trouve bientôt pris dans une situation de contradiction impossible, qui est celle où nous sommes enfermés. La petite bourgeoisie au pouvoir est sans cesse obligée, pour ne pas se trouver trop gravement en opposition avec elle-même, d’affirmer, ou d’insinuer, que tout se vaut, ou de faire comme s’il en allait effectivement ainsi (et Elton John est « un des plus grands compositeurs de tous les temps », sic). Par délicatesse sociale, par prudence politique, par souci de cohérence idéologique ou plutôt par besoin de masquer les incohérences, elle est obligée de donner à entendre, jour après jour, que toutes ces cultures particulières dont l’assemblage hétéroclite font le tissu de son multiculturalisme bien aimé sont égales. Et si elles sont égales il n’y a aucun moyen d’imposer et de transmettre les meilleures d’entre elles, les meilleures parties d’une d’entre elle, ni quoi que ce soit qui repose sur un principe d’excellence, de sélection, de patrimoine.

Comment la société petite-bourgeoise pourrait-elle éduquer, de toute façon, puisque éduquer, au moins au-delà d’un certain point, c’est faire quitter la petite bourgeoisie ? Comment pourrait-elle éduquer des enfants petits-bourgeois (ou prolétaires), puisque ce serait les inviter, dans une certaine mesure, à renier leurs parents petits-bourgeois (ou prolétaires), à les désavouer ? Et comment cette tâche pourrait-elle être accomplie par des maîtres petits-bourgeois (ou prolétaires), qui devraient, pour la mener à bien, se renier eux-mêmes, peu ou prou, se détacher de ce qu’ils sont, aller voir comment ça fait du dehors, pour citer Ponge encore une fois, alors qu’ils n’ont pas d’idéal plus sacré, au contraire, que d’être eux-mêmes en toute circonstance ?

 


[1] Victor Klemperer, Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten, Tagebücher 1933-1945 Und so ist alles schwankend, Tagebücher Juni bis Dezember 1945, Aufbau-Verlag GmbH, Berlin 1995. Traduction française, Mes soldats de papier, journal 1933-1941 Je veux témoigner jusqu’au bout, journal 1942-1945, éditions du Seuil, 2000.

[2] Renaud Camus, Esthétique de la solitude, édition P.O.L, 1990. Cf. également Alain Finkielkraut, Renaud Camus, Emmanuel Carrère, L’Étrangèreté, éditions du Tricorne, France Culture, collection "Répliques", Genève 2002.

[3] Theodor Adorno, Âsthetische Theorie, Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Mai, 1979. Traduction française, Théorie esthétique, Klincksieck 1989.

 

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M. du S. : Mais on croirait toujours à vous entendre que s’éduquer, ce serait devenir bourgeois ! Vous parlez comme si être éduqué, c’était être un bourgeois ! 

R. C. : Ah non, pas du tout, quelle horreur ! S’éduquer ce n’est pas devenir bourgeois ! Ce serait trop déprimant ! Devenir bourgeois, en revanche, impliquait - oh, très imparfaitement, très approximativement - qu’on s’éduquât, oui. Être bourgeois impliquait - non moins imparfaitement - qu’on fût éduqué. Enfin, disons, a minima, qu’il n’y avait pas incompatibilité entre éducation et bourgeoisie, ou bourgeoisisme ; qu’il y avait même incitation, et forte, à la coexistence. Ma crainte est qu’il n’y ait relative incompatibilité, au contraire, entre éducation et petite bourgeoisie, ou société petite-bourgeoise, a fortiori ; ne parlons pas d’une situation où cette classe exercerait la dictature !

M. du S. : C’est à propos de cette incompatibilité supposée, entre petite bourgeoisie et éducation, entre petite bourgeoisie et culture, que j’essaie de vous amener, sans grand succès jusqu’à présent, je dois le dire, à vous expliquer une bonne fois. Je ne me décourage pas. Mais pour commencer - et là c’est au président du parti de l’In-nocence que je m’adresse - : cette contradiction que vous dénoncez.

R. C. : que j’énonce, plutôt, que je crois relever

M. du S. : que vous énoncez, soit, entre l’exigence sociale d’égalité et la fondamentale inégalité impliquée selon vous par le concept de patrimoine culturel, et donc de culture, et donc d’éducation, qu’est-ce que vous prévoyez, vous et vos amis, pour essayer d’en sortir ?

R. C. : Là je ne puis que vous renvoyer à notre programme, chapitre Éducation, que d’ailleurs vous connaissez bien [1]. Pour le dire d’un mot, notre objectif, c’est un accès égalitaire à l’inégalité : faire en sorte que personne, mais vraiment personne, et surtout pas un enfant, mais un adulte non plus, ne puisse être empêché de faire toutes les études qu’il peut faire, et qu’il veut faire, par des contraintes matérielles, sociales ou culturelles – d’où une abondance de bourses d’études de toute sorte ; et d’autre part, et surtout, création d’un corps spécialisé d’éducation, une sorte de troisième force, dite Éducation intermédiaire, entre l’éducation générale et l’éducation professionnelle, spécialement chargée de tout faire pour compenser, en cours d’études, les différences de niveau qui seraient liées à l’origine, à la fortune, au handicap, etc. ; et d’assurer qu’aucune situation éducative non désirée, non désirée par le sujet lui-même, surtout, ne soit figée, définitive, irréversible. Cette troisième force éducative, cette espèce d’escadron volant pédagogique, aurait pour mission d’assurer, par exemple, que les élèves qui auraient la volonté et la capacité intellectuelle de se maintenir dans les filières les plus exigeantes, mais qui éprouveraient des difficultés particulières à le faire pour des raisons culturelles, sociales, médicales et bien sûr économiques, reçoivent l’assistance la plus étroite ; et de même ceux qui seraient engagées dans des filières moins exigeantes mais qui, à quelque point que ce soit de leur parcours, éprouveraient le désir, et auraient la ferme volonté, de rejoindre les premières. C’est ce que j’appelle égal accès à l’inégalité

M. du S. : Une sorte de discrimination positive, en somme ?

R. C. : La discrimination positive, c’est plutôt l’inégal accès à l’égalité, non ? Selon notre projet il n’y a pas de dispense, il n’y a pas de passe-droit, les examens ne sont pas dévalués, personne n’est admis nulle part sans avoir fait la preuve de mériter de l’être, par son mérite, par ses capacités, autant que n’importe lequel des autres admis. Tout le monde peut en permanence bénéficier d’une assistance spéciale, prodiguée par les maîtres de l’éducation intermédiaire, individuellement si c’est nécessaire. À l’intérieur de ce cadre-là, cependant, la sélection est rigoureuse, d’après le seul mérite, la volonté et les aptitudes. Mais si vous voulez bien nous n’allons pas nous lancer là-dedans maintenant, nous avons déjà assez de pain sur la planche.

M. du S. : En effet .

R. C. : Ces profs et enseignants dont vous parliez il y a quelques instants, et qui adopteraient un certain relâchement de langage, de tenue vestimentaire et d’attitude sociale dans le dessein d’aller au-devant de leurs élèves, je pense qu’ils tiennent surtout à être eux-mêmes, comme tout le monde, naturels, voire nature : ils veulent s’épargner la peine de sortir d’eux-mêmes, et désirent venir au lycée comme ils étaient, comme ils sont, conformément aux idéaux ambiants, qui sont ceux-là même de la petite bourgeoisie dominante, et selon moi dictatoriale.

M. du S. : Objection, si vous permettez. N’avons-nous pas posé que l’un des traits fondamentaux de la petite bourgeoisie c’était l’imitation ? Si la presque totalité des profs sont aujourd’hui des petits bourgeois comme vous le soutenez, et si le trait fondamental de la petite bourgeoisie c’est la pulsion d’imitation, comment les profs peuvent-ils désirer avant tout être eux-mêmes, ce qui semble devoir impliquer d’abord, nécessairement, la répudiation de toute imitation ?

R. C. : Nous commençons peut-être à être un peu fatigués l’un et l’autre par cet entretien qui se prolonge - en tout cas j’ai l’impression que nous n’avons pas, ici, le même souvenir de ce qui précède.

D’abord ce n’est pas moi qui dit que la petite bourgeoisie a pour trait fondamental l’imitation. Je n’ai pas dit non plus le contraire, notez bien. Il faudrait distinguer entre l’ancienne petite bourgeoisie et la nouvelle, d’une part : entre la petite bourgeoisie classe parmi d’autres classes, et la petite bourgeoisie classe unique ; et d’autre part entre la petite bourgeoisie et les petits-bourgeois - qui eux s’imitent beaucoup les uns les autres, c’est vrai.

Nous avons vu, s’il vous en souvient, que la petite bourgeoisie, classe victorieuse, classe triomphante, ne vivait plus dans l’obsession d’une autre classe, la bourgeoisie, qu’elle a désormais supplantée et presque complètement chassée de la scène ; et dont elle ne garde plus, au demeurant, qu’un souvenir très confus. La mémoire n’est pas son fort, elle sait à peine qu’il y a eu des siècles. Le temps, c’est toujours un extérieur, n’est-ce pas : c’est même l’extérieur des extérieurs. Et la petite bourgeoisie, j’ai eu dix fois l’occasion de le dire depuis que nous parlons, ne se conçoit pas d’extérieur, pas d’extérieur du moins qui ne soit destiné à être rabattu sur ce qu’elle est, sur son présent, et assimilé à elle, à lui : c’est son ardent présentisme. Et puis la mémoire c’est toujours une espèce de culture, de dépôt, d’héritage, d’objet de transmission, de patrimoine, de patrimoine culturel. Et de ce que la mémoire n’est pas le fort de la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’ancêtres, vient la nécessité sans cesse réitérée, sous la domination petite bourgeoise, de faire d’elle un devoir, le fameux devoir de mémoire.

M. du S. : Vous dites que la petite bourgeoisie n’a pas d’ancêtres. Comment expliquez-vous alors cette frénésie de généalogie qui a pris nos compatriotes ?

R. C. : Comme une réaction à la réalité que je souligne ; comme la marque d’un affolement ; comme une soupape de sécurité à ce présentisme déculturé dont nous parlions à l’instant. Si les petits bourgeois se cherchent des ancêtres, c’est bien qu’ils n’en ont pas sous la main. Cela dit votre mot de frénésie me paraît très exagéré. Même s’il y a en effet une petite mode de la généalogie, ce n’est qu’une mode réactive, la manifestation, comme le devoir de mémoire, d’une volonté de contrepoids à la tendance dominante, qui, elle, est à l’oubli, à l’autogénération du présent, à l’autogénération des individus, lesquels prétendent naître à eux-mêmes sans l’aide d’aucun maître, et surtout sans héritage. 

M. du S. : En somme ce qui va dans le sens de vos propos est bon parce que cela va dans le sens de vos propos, et ce qui va contre eux est bon aussi, parce que cela marque une réaction, une réaction confirmative, à la réalité de ce que vous affirmez

R. C. : Écoutez je ne crois pas qu’on puisse dire sérieusement qu’il y ait dans la profondeur de la société française contemporaine, et surtout dans sa largeur, une forte tendance à la généalogie, à l’histoire, à la mémoire. Quand vous demandez à neuf Français sur dix, et surtout s’ils sont jeunes, à quelle époque remonte ceci ou cela, de quelle époque date ce monument, à quelle époque fait référence ce costume, ils ne comprennent même pas ce que vous leur demandez. Je le répète, ils ne savent pas qu’il y a eu des époques. La pulsion généalogique dont vous faites état est à mon avis un contre-courant, une strate géologique à contre-sens de la surface, une contradiction minoritaire incorporée, dont seule une approche bathmologique [2] peut rendre compte avec justesse.

Après tout c’était peut-être le rôle historique de la petite bourgeoisie - et nous devrions, qui sait, lui en savoir gré – d’apporter dans ses bagages, en arrivant au pouvoir, un nécessaire oubli, et de l’enseigner dans ses écoles, de faire servir ses écoles à enseigner l’oubli, à faire oublier la culture. La culture, il faut bien le dire, était avant tout nationale, jadis. Chaque pays avait la sienne. L’héritage, c’était avant tout l’héritage des ancêtres. Dès lors que nous entrons, de l’avis général, dans une phase post-nationale de l’histoire, dès lors que le pays n’est plus le pays des ancêtres, que le peuple n’est plus un peuple de descendants (de descendants de ces ancêtres-là, en tout cas), la culture devient un embarras, l’héritage est aussi encombrant qu’une armoire normande au dix-huitième étage d’une H.L.M basse de plafond, et les ancêtres agacent les voisins, qu’eux-mêmes n’apprécient qu’à moitié. La petite bourgeoisie vous arrange tout ça comme un régiment de termites dans la fameuse armoire normande : la culture commence à Dalida et finit à Joey Starr, comme cela tout le monde est content. 

M. du S. : Bien. Refermons cette parenthèse, une de plus, non sans regrets. Vous disiez que le rapport entre petite bourgeoisie et imitation avait complètement changé, selon vous...

R. C. : Oui, je le répétais. Mais surtout il faut bien voir, à un autre niveau, plus essentiel, que l’incompatibilité de surface entre soi-mêmisme (comme j’aime à dire) et imitation est parfaitement illusoire. Le "soi-mêmisme" est une imitation, au contraire – d’une part parce qu’être soi-même est parmi nous la scie des scies, au même titre que c’est vrai que ou que le problème il est là ; d’autre part, et de façon plus fondamentale, parce qu’être soi-même c’est s’imiter, se répéter, se buter dans ce qu’on est déjà, dans ce que le hasard a fait de soi. Plus les contemporains répètent comme des perroquets qu’ils n’aspirent à rien d’autre qu’à être eux-mêmes, plus ils sont semblables les uns aux autres et c’est-vrai-qu’isent, problème-il-est-làïsent, stéréotypisent, fascisent la langue, oui, ou la totalitarisent, la rendent plus contraignante, plus prédéterminante. Le naturel c’est le conformisme. La différence se crée. Sauf peut-être chez les génies et les fous, et encore, l’originalité n’est pas donnée, elle se cultive. La culture est la grande école du n’être pas soi-même, de l’être-plus, de l’être-autre, du soi-même autre comme dit Ricoeur. Certes c’est aux fins de fomenter un soi-même meilleur, plus authentique et plus précieux. Mais justement, ce soi-même meilleur, inédit, non-imitatif, ne coïncidera pas avec le soi-même du soi-mêmisme, le soi-même toujours déjà là et qu’il ne s’agit jamais que de dégager des scories et des strates de conventions dont l’ont prétendument chargé la vie sociale, la civilisation et peut-être même, à en croire les accusations dont elle fait l’objet, la culture.

M. du S. : Ce sont là des thèmes et même des expressions, des tournures, des comparaisons, qui sont familiers à tous vos lecteurs, encore une fois,

R. C. : Ça ne fait pas beaucoup de monde !

M. du S. : Je ne sais pas. Peu importe. En tout cas, le fait que ces tournures, ces expressions, ces concepts si l’on veut, reparaissent en toute occasion, chez vous, quel que soit le sujet abordé, semble impliquer que l’ensemble de vos réflexions s’agence plus ou moins délibérément en une sorte de système, dont tous les éléments sont interdépendants ; et qu’à tirer sur n’importe quel fil on fait venir à soi la totalité de la tapisserie.

R. C. : Ah, puissiez-vous dire vrai ! Si c’était le cas, au demeurant, ce ne serait pas nécessairement de mon fait. J’aime à croire que je ne fais que reconnaître, en tâtonnant, et en tirant moi-même tel ou tel fil, une tapisserie qui serait celle-là même de la société contemporaine, avec ses avantages et ses inconvénients.

M. du S. : Vous soulignez beaucoup plus ses inconvénients que ses avantages, il me semble

R. C. : L’ennui, c’est que les uns ne sont guère séparables des autres Vous allez dire encore que je ressasse ici tous mes vieux dadas. L’un de ceux-là, c’est l’idée que les questions les plus intéressantes, en morale, ne sont pas celles où se trouvent confrontés le bien et le mal : ces questions-là, quoi qu’on en dise, sont assez faciles à régler, en général, au moins au niveau théorique Non les questions morales les plus intéressantes, à mon avis, sont celles où se sont deux biens qui s’opposent, deux biens dont on se rend compte, comme il arrive souvent, hélas, qu’ils ne sont pas compatibles, qu’il faut choisir entre eux.

Eh bien, dans le domaine politique et idéologique, je pense qu’il en va à peu près de même, mutatis mutandis. Bien plus qu’à la lutte entre le bien et le mal l’humanité s’est trouvée constamment confrontée, au cours de l’histoire, à la lutte entre deux biens, qui lui semblaient également précieux, qu’elle ne voulait répudier ni l’un ni l’autre, mais qui n’étaient pas compatibles. Plus exactement il n’est sans doute pas de bien, de progrès, de progrès moral, mais aussi social, politique, idéologique, culturel, qui n’amène avec lui une part plus ou moins importante de mal, de régression, d’inconvénient. La question est alors de savoir si cette part de mal est plus importante ou non que la part de bien dont elle semble être la contrepartie indissociable ; et s’il n’y a pas moyen de les dissocier malgré tout, en examinant des unités plus petites, en distinguant et en distinguant encore.

Je parlais lorsque nous avons commencé cet entretien de la succession des lois et dispositions législatives diverses qui très progressivement, très doucement, insensiblement, sur un siècle à peu près, ont amené en France, et presque partout en Occident, et dans une moindre mesure partout dans le monde, la prépondérance de la petite bourgeoisie, et finalement ce que j’appelle sa dictature. Or ces lois, pour la plupart, étaient de bonnes lois, de justes lois, presque des lois d’évidence, contestées sont doute, lorsqu’elles ont été passées, par des coalitions d’intérêts égoïstes et réactionnaires, mais sur lesquelles, très vite, il était impossible de revenir tant leur justice, et donc leur justesse, leur bonté, comme dit Tocqueville, paraissaient évidente. La marche en avant de la petite bourgeoisie est celle-là même, je ne dirais pas de la liberté, je n’irai pas jusque là, mais de l’égalité (on sait que ces deux idéaux, liberté et égalité, sont souvent en opposition, justement) - et certainement de la démocratie.

L’éducation est une bonne chose, une excellente chose, la meilleure qui soit – tout le monde est d’accord là-dessus. Il y a cinquante ans et plus, dans le système éducatif français, on donnait une bonne éducation, dans l’ensemble, à une petite partie d’un classe d’âge, que nous dirons privilégiée. Au reste de cette classe d’âge, on donnait une assez bonne éducation aussi, toujours dans l’ensemble, mais infiniment plus limitée, très partielle, solide (les paysannes de quatre-vingt-dix ans, dans les campagnes, ont une orthographe d’une qualité stupéfiante, souvent – en tout cas bien supérieure à celle de leurs arrière-petits-enfants), mais sommaire, élémentaire. À cette situation injuste on a voulu mettre fin. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu’on ne donnait jusqu’alors, par l’effet d’une injustice, qu’à quelques-uns. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu’on donnait jusque-là, disons le mot, aux seuls enfants de la bourgeoisie - pour le coup cette évolution est très facilement et très justement analysable en termes de classes. Le résultat, hélas, c’est que plus personne ne reçoit une éducation de bonne qualité.

M. du S. : Ce que vous dites là me paraît très contestable

R. C. : Il est possible que je généralise un peu abusivement. On généralise toujours abusivement. Il reste que généraliser est le mouvement le plus indispensable de tout effort de compréhension. Je ne doute pas qu’il existe, heureusement, quelques poches de survivance d’une éducation de qualité. Elles sont plutôt rares, plutôt étroites, et à l’observation superficielle elles ne frappent guère. Dans l’ensemble, et avec l’incritiquable dessein d’en généraliser les vertus, de les étendre à tous, d’en faire bénéficier tout le monde, on a détruit l’enseignement bourgeois, celui qui fonctionnait assez bien pour quelques privilégiés.

M. du S. : Et donc, à vous en croire, il n’y aurait plus de privilégiés de l’éducation ? Mais tout contredit cette observation !

R. C. : Oh, je ne dis pas que l’égalité est parfaite, loin de là. Cependant les plus hauts sommets ont été considérablement abaissés, et même arasés. Pour abaisser, ça, la petite bourgeoisie est très forte. Elle a détruit tout ce qui relevait de l’excellence, et même de la bonne qualité. Elle éprouve beaucoup plus de difficulté, et même elle échoue lamentablement, à élever ce qui était et qui est au plus bas. Sous son administration les plus hauts reliefs du paysage éducatif disparaissent, ils sont aplanis – c’est un progrès vers l’égalité, si l’on veut ; mais les gouffres se creusent, les points les plus bas deviennent des abîmes, et ils s’élargissent indéfiniment. Les privilégiés d’hier sont peut-être encore un peu privilégiés, mais l’essentiel de leur privilège, c’est d’être un peu moins sous-privilégiés que les autres, un peu moins défavorisés

M. du S. : Vous ne pouvez pourtant pas nier que le niveau général d’éducation de la population française a beaucoup augmenté, en cinquante ans. Le nombre des diplômés a été multiplié par dix, par cent

R. C. : Qu’est-ce que cela signifie, si la qualité des diplômes a été divisée par dix ? La plupart des bacheliers d’aujourd’hui n’auraient pas été admis en classe de sixième en 1950

M. du S. : Vous caricaturez.

R. C. : Peut-être un peu, mais moins que vous ne pouvez croire. Le fait le plus grave à mon sens, et le plus significatif, est la disparition de la classe cultivée. En France il n’y a plus de public pour la culture.

M. du S. : Mais comment pouvez-vous dire une chose pareille ! Vous-même, dans votre journal, vous ne cessez pas de vous plaindre que dans les expositions de peinture, par exemple, il faille jouer des coudes pour voir les tableaux, après avoir fait la queue pendant trois heures, tandis que jadis il n’y avait personne dans les musées !

R. C. : Il est vrai qu’une politique de marketing échevelé a convaincu des masses considérables qu’il convenait de se précipiter dans les grandes expositions, quand ce sont des noms illustres qui sont mis en avant. Mais ces foules qui s’engouffrent au Grand Palais ou ailleurs, est-ce qu’elles les voient, les tableaux ? À en juger par les conversations qu’elles vous forcent à surprendre en leur sein, devant les toiles, on peut ressentir quelques doutes sur l’acuité de leur regard.

Des millions d’individus voyagent, et la propagande pseudo-culturelle est arrivée à les convaincre, pour le meilleur et pour le pire, qu’un séjour touristique à Paris, mettons, devait obligatoirement comporter un passage au Louvre ou au musée d’Orsay ; que c’est cela qui se faisait, et cela qui devait se faire ; que sinon ça ne comptait pas, qu’on ne pouvait pas dire qu’on avait vu Paris. D’immenses portions des grands musées sont devenus très difficiles à distinguer de centres commerciaux, et on a parfois l’impression que la plupart des visiteurs passent plus de temps dans ces parties-là, d’une boutique à l’autre, que dans les galeries proprement dites.

J’entendais l’autre matin le directeur du Louvre, à la radio, expliquer que quatre-vingt-dix pour cent de ces visiteurs, une fois dans les salles, ne savaient pas ce qu’il fallait y faire, s’attendaient à quelque chose qui n’arrivait pas, s’étonnaient de n’être pas pris en main, n’avaient pas l’idée de parcourir les salles et de regarder des tableaux. Certes il aurait fallu que les cartouches donnent plus de renseignements sur les œuvres, en expliquent mieux le sujet, plus en détail, soient plus diserts sur les artistes et leur époque. Mais le public ne songe pas à regarder les cartouches. Il ne comprend pas leur rapport avec les œuvres exposées. Et même si par extraordinaire il s’y porte, il manque totalement de la culture nécessaire pour tirer parti des explications qui lui sont données, car la mythologie, l’histoire religieuse, l’histoire tout court sont pour lui lettre morte. Il faudrait des explications aux explications, des cartouches pour expliquer les cartouches, des dictionnaires accrochés à des chaînes, des manuels pour expliquer l’usage des dictionnaires

Je reconnais que j’extrapole un peu, mais j’ai tort, c’est bien inutile, car le directeur du Louvre disait aussi que quatre-vingt-dix-sept pour cent des visiteurs pensaient que l’histoire commençait en "l’an zéro", et donc ne comprenaient pas que des œuvres exposées puissent dater de "moins quatre cent cinquante", ou du XXIIIe siècle avant Jésus-Christ. Je ne suis pas absolument sûr du chiffre. J’ai pu mal entendre. On se dit bien sûr qu’on a mal entendu, que ce n’est pas possible, qu’on est en train de faire un mauvais rêve, ou bien qu’on est le 1er avril, que France Culture vous fait encore une farce. Mais cet homme citait les résultats d’une enquête statistique qu’il avait lui-même diligentée, je présume, et tous les taux mesurant le degré de méconnaissance du public étaient extraordinairement élevés - je ne me souviens pas du moindre qui fût inférieur à quatre-vingt-sept pour cent. 

Entre parenthèses on retrouve tout à fait là le phénomène que nous évoquions plus haut : les gens ne savent pas qu’il y a eu des siècles. Danièle Sallenave dans Le Don des morts cite Kazymierz Brandys qui étant à l’hôpital essaie d’expliquer à son voisin de lit ce que c’est que d’être polonais. « Au XVIIe siècle », commence-t-il. Mais l’autre ne le suit pas. « Il ne savait pas qu’il y avait eu un XVIIe siècle. »[3]. L’immense majorité des visiteurs du Louvre, apparemment, ne savent pas qu’il y a eu un XVIIe siècle. Ou, s’ils le savent, ils ne s’en rendent pas compte, cela n’a pas de réalité pour eux, et ils ne savent pas reconnaître le XVIIe siècle du XVe ou du XIXe. Les relations avec Poussin, forcément, n’en sont pas facilitées.

Le plus étrange est que le directeur du musée ne tirait nullement de ces constatations sévères la conclusion que cette situation était absurde, que la quantité pour la quantité n’avait aucun sens, que ce n’était pas au musée de procéder à une éducation générale qui n’avait pas été dispensée, ni même esquissée, aux stades antérieurs, et en particulier par l’école. Pas du tout, et même très au contraire. On comprenait de ses déclarations que ces visiteurs innombrable, qui ne savaient pas que dans un musée de peinture on va de salle en salle pour regarder les tableaux, constituaient une élite culturelle, un exemple de la réussite du système, puisqu’ils étaient entrés au musée, et que leur nombre était infime, infime, par rapport à celui des individus qui eux ne mettent jamais les pieds dans une institution culturelle quelconque, n’y songent même pas, ne savent même pas qu’il y a des musées ou, s’ils le savent, n’imaginent pas une seule seconde qu’ils puissent être concernés par eux, avoir jamais le moindre rapport avec eux. Ce sont ceux-là que visent le directeur du Louvre, ce sont ceux-là qu’ils veut faire venir, ce sont ceux-là qu’il entend atteindre par tous les moyens. Car son grand objectif, qui s’en étonnerait, c’est de « réduire la fracture sociale ». 

Je suppose que personne ne peut faire la moindre carrière dans la haute fonction publique, et surtout dans le champ culturel, sans assurer à qui veut l’entendre, le plus souvent possible, ce ne sera jamais trop, que la préoccupation capitale, pour un directeur de musée, pour un responsable de monuments historique, pour un directeur d’école des beaux-arts, pour un directeur de théâtre subventionné, ce doit être la réduction de "la fracture sociale". J’imagine que l’on est promu selon le nombre de fois où l’on a pu placer cette antienne, si possible avec due conviction. Et peu importe que tous ces efforts de réduction de la fracture sociale, sans la réduire le moins du monde, au contraire (tout le monde reconnaît qu’elle s’aggrave), aient rendu les musées insupportables, les monuments historiques invisitables et le théâtre irregardable. Peu importe qu’à force d’avoir voulu attirer tous les publics, et surtout ceux qui ont le moins envie d’être attirés (ceux-là sont les meilleurs, les plus précieux, pour les prosélytes dévots – ceux dont la conversion a le plus de prix), on ait découragé le public naturel, c’est-à-dire culturel, bien entendu, cultivé.

L’année dernière on était allé jusqu’à abolir la gratuité et le droit d’entrer sans faire la queue, dans les musées, pour les artistes. Le principe est toujours le même : il s’agit d’ouvrir les institutions culturelles à tous, et de préférence à ceux qui ne peuvent pas en profiter, et qui n’en profiteront pas ; et tant pis si ce faisant on les rend sans profit aucun, quand ce n’est pas impossibles d’accès, pour ceux à l’intention desquels elles avaient été conçues – car on étonne beaucoup en rappelant que les musées ont été institués pour les artistes, et accessoirement pour les amateurs d’art; pour les résidents des villes où il se trouvent, pas pour les touristes ; pour une fréquentation assidue, pas pour une visite au pas de course. Quantité, quantité, quantité : ce n’est pas seulement la qualité qui est sacrifiée, c’est le sens, c’est l’existence même, la raison d’être.

Même la campagne, la montagne, les forêts, les landes, les dernières solitudes, sont balisées d’affreux panneaux, de parcours fléchés et de réclames dans le style des bandes dessinées, afin d’y attirer ceux qui n’auraient jamais songé à s’y rendre, quitte à ce que soient perdues les vertus de ces lieux pour ceux qui les aimaient sans avoir besoin d’y être amenés de force, ni par la persuasion publicitaire. En régime de dictature de la petite bourgeoisie, tout est fait pour exaucer les désirs de ceux qui n’en ont pas. C’est un effet secondaire sans importance de cette démarche qu’elle rende impossible la satisfaction de ceux qui, ces désirs, les éprouvaient naturellement.

 


[1] Cf. programme du parti de l’In-nocence, chapitre "Éducation", www.in-nocence.org

[2] Cf. supra, note 4.

[3] Danièle Sallenave, Le Don des morts, Sur la littérature, Gallimard, Paris, 1991, p. 39. Kazymierz Brandys, Carnets-Paris 1985-1987, Gallimard, 1990.

7

 

M. du S. : Vous dites naturellement, vous savez bien que c’est culturellement, qu’il faudrait dire, voire héréditairement. 

R. C. : Oui, en grande partie. Mais c’est à l’école de tourner les déterminations auxquelles vous faites allusion, et d’offrir une culture à tous ceux qui n’en ont pas héréditairement, et qui peuvent et qui veulent en avoir. Au lieu de quoi on ne vise qu’à la quantité, là aussi, et voulant cultiver tout le monde non seulement on ne cultive plus personne, mais on ôte leur culture, on en interdit l’accès, au petit nombre de deux qui en auraient "naturellement" – on les empêche d’"hériter", et l’on croit qu’on a accompli ce faisant un grand progrès démocratique.

M. du S. : En somme le parti de l’In-nocence, de même qu’il s’est donné comme objectif politique, à en croire son programme, de réduire progressivement le nombre proportionnel des bacheliers – quatre-vingt pour cent, soixante-dix pour cent, soixante pour cent, cinquante pour cent au bout de quelques années, si tout va bien

R. C. : Oui, il s’agit de redonner un sens et une portée véritable à ce malheureux examen

M. du S. : Avouez que c’est une belle provocation  le parti de l’In-nocence, donc, pourrait aussi viser à réduire de quelques dizaines de milliers tous les ans le nombre des visiteurs du Louvre, du musée d’Orsay, des grandes expositions du Grand Palais

R. C. : Ah, oui, c’est un noble idéal. Je retiens votre suggestion pour le Comité de rédaction perpétuelle du programme Chassons les marchands du Temple, surtout ceux qui par miracle seraient désintéressés, et ne viseraient en tout sincérité qu’à le désacraliser tout à fait, à finir de désenchanter le monde, à le petit-embourgeoiser sans reste.

Voyez la rue de Rivoli, rue éminemment bourgeoise au temps où le musée du Louvre était fréquenté par les artistes et les seuls amateurs d’art, et qui est devenue une espèce de souk, au moins au niveau de la chaussée, depuis que le Louvre est une énorme machine à malaxer du touriste et à lui extraire son argent, en échange d’un vague brevet de distinction touristique (« On a vu la Joconde ! »). Les boutiques de la rue de Rivoli, sur des centaines de mètres, l’horreur de ce qu’elles étalent, et qui est destiné très précisément aux visiteurs du musée, qui n’a de raison d’être là qu’à cause du musée, tout cela vous renseigne bien mieux que n’importe quelles statistiques sur la sorte de regard porté sur les tableaux (si tant est que regards et tableaux se rencontrent vraiment).

M. du S. : Oui, mais enfin, de tout temps, il y a eu près des grands musées des boutiques de babioles et de souvenirs ; et les visiteurs bourgeois de la Florence 1900 en rapportaient déjà des objets affreux

R. C. : des objets affreux, certes, mais qui avaient tout de même quelque rapport avec l’art, le plus souvent : reproductions, copies, moulages, photographies, lithographies ; tandis qu’à présent le lien est rompu. Ces objets qui sont en vente autour du Louvre, ces tabliers de cuisine et ces T-shirts historiés, ces Poulbot de plâtre et ces Pokémons de plastique, il est évident que ceux qui les achètent, et qui sortent du musée, qui sont la même clientèle que celle du musée, n’ont pas vu les tableaux, même s’ils les ont regardés ; qu’en tout cas ils ne les ont pas aimés ; qu’à dire le moins ils n’en ont rien appris.

M. du S. : Est-ce que vous ne craignez pas, à l’occasion de sorties comme celle-ci, somme toute assez prévisibles, de votre part, et comme d’autres qui vous sont coutumières, est-ce que vous ne craignez pas de prêter le flanc à des accusations de mépris ? Est-ce que vous n’avez pas peur qu’on puisse dire de vous que, plus que critique et éclairant, ainsi que vous souhaiteriez sans doute le paraître, vous êtes surtout terriblement méprisant ?

R. C. : Mépris ? Méprisant ? Comment pourrait-on être méprisant face à ce qui vous dépasse de toute part, et dans quoi l’on se noie comme un puceron tombé dans une vasière ? C’est comme si vous reprochiez à l’escargot écrasé sur un chemin de campagne après la pluie d’éprouver du mépris pour l’énorme botte qui vient de s’abattre sur lui ; ou bien au hérisson aventureux de ressentir du mépris pour l’autocar qui vient de le transformer en crêpe ! Comment pourrait-on mépriser ce qui est mille fois, un million de fois, soixante millions de fois, plus fort que vous ? Et qui de toute façon l’emportera toujours?

La petite bourgeoisie, entre son passé d’humiliations véritables et son présent de domination implacable, a tout loisir de mettre en avant, selon les circonstances, celui des ses aspects dont elle a le plus d’avantages à tirer à ce moment précis : je suis martyr, voyez mes bleus, et cet odieux mépris que vous me témoignez ; je suis tyran, voyez mes crocs, et les ennuis affreux que vous vous attirez.

Le pouvoir moderne tire beaucoup de sa force, ou bien les forces modernes, sociales, politiques, tirent beaucoup de leur pouvoir, y compris de leur pouvoir de nuisance, de nocence, des humiliations, des exploitations, des injustices réelles ou supposées, mais de préférence réelles, c’est plus efficace, qu’elles ont subies. La puissance gagne beaucoup de poids, c’est presque une condition de sa puissance, même, à être incritiquable : non pas incritiquable en ses actions, qui ne prêteraient le flanc à nulle contestation ; mais incritiquable par statut, par privilège historique, par capital d’injustices ou d’humiliations subies. Les ex-victimes deviennent intouchables. La victimité de la victime suscite la paralysie de l’adversaire. La petite bourgeoisie règne parce qu’on ne peut rien lui reprocher, elle a trop souffert. Quiconque oserait élever la voix contre elle se verrait taxer de mépris, ainsi que vous venez de le faire,

M. du S. : de le suggérer comme une possibilité

R. C. : de le suggérer, oui ; se verrait taxer de mépris, d’inconscience historique ou pis encore, de ridicule, de snobisme, d’élitisme réactionnaire, si je puis risquer le pléonasme, bref de toutes les abominations de la terre. Pour des raisons muettes, qui n’ont pas besoin d’être énoncées, on ne peut pas la critiquer, on ne peut même pas la nommer, on ne peut surtout pas la dépeindre, ni son influence, ni la structure de son pouvoir, ni ses actions : la petite bourgeoisie dispose là, en toute bonne conscience, d’une sorte d’assurance tous risques, qui est un des principaux moyens de sa dictature, et dont la bourgeoisie, par exemple, n’a pas disposé un seul instant, du temps qu’elle était au pouvoir.

M. du S. : Vous dites que la petite bourgeoisie l’emportera toujours, et je ne sais pas tout de votre vie, loin de là, mais il me semble que vous-même vous êtes assez bien arrangé, malgré tout, pour vous soustraire aux contraintes, aux pressions, aux tentatives d’assimilation de ce que vous appelez la société petite-bourgeoise et sa dictature

R. C. : Oh, on peut ruser avec elle quelque temps, on peut prendre quelques ultimes chemins de traverse, on peut encore refuser quelquefois ses enveloppes préimprimées et ses propositions de rabais, ses remises de prix et ses remises de peine, ses formules et ses formulaires, ses forfaits-vacances et ses pactes fidélité clientèle, ses existences clefs en main, ses libertés surveillées, ses sentiers de grandes et de petites randonnées, ses promenades de santé du condamné, toutes les soumissions qu’elle vous impose tous les jours en échange des merveilleuses économies qu’elles vous vaudront et des simplifications qu’elles vous permettront, toutes les normalisations dociles qu’elle vous suggère sans y toucher, tous ces alignements résignés, cette programmation sans cesse plus étroite de votre vie. Elle n’en est pas moins maîtresse de l’espace, du territoire, qu’elle grignote jour après jour jusqu’à n’en presque rien laisser d’intact, et qu’elle agence impitoyablement à sa manière petite-bourgeoise, qui tient toujours plus ou moins du lotissement, de la résidence, du centre commercial, du parc de loisir et du golf miniature, en somme de la banlieue généralisée, cet immense ni-ville-ni-campagne qui lui est spatialement consubstantiel, et qui bientôt n’aura plus d’extérieur, lui non plus, coïncidant exactement avec le monde, de sorte que nous n’aurons plus nulle part où nous perdre, nous cacher, nous soustraire.

Nous avons peut-être évacué un peu vite, plus haut, le thème de l’imitation. Je disais que la petite bourgeoisie ne se sent plus tenue d’imiter plus ou moins adroitement la bourgeoisie, classe qu’elle a pratiquement éliminée, soumise, assimilée, dont elle se souvient mal et à l’égard de laquelle elle n’éprouve plus aucun complexe. Sa pulsion imitatrice, toutefois, dépourvue d’objet social précis, n’en subsiste pas moins, épurée, réduite à son essence, imitation d’imitation. Je cite souvent Balthus disant presque en mourant que le XXe siècle était le siècle de la laideur; et j’ai tendance à préciser qu’à mon avis c’était plutôt - et notre présent avec lui – le siècle de la camelote. Maisons qui ne sont pas des maisons, murs qui ne sont pas des murs, villes qui ne sont pas des villes, hôtels qui ne sont pas des hôtels, luxe qui n’est pas du luxe, stations balnéaires ou de ski qui ne sont pas des villages et qui ne sont pas des ports, neige artificielle, vagues mécaniques, diplômes en siporex, philosophes pour talk-shows : partout triomphe Potemkine, et son univers de cache-misère, à l’intention d’une tsarine innombrable, sa formidable maîtresse.

Les objets naissent jetables, remplaçables, interchangeables, et l’on ne peut s’empêcher de soupçonner que les êtres aussi. On ne répare plus rien, on remplace. Le dépérissement, l’obsolescence, la mort, sont inscrits dans la conception même des choses, de tout ce que nous touchons, de tout ce qui nous entoure et que nous habitons. On bétonne les rivages, on bétonne la montagne, ce n’est même plus en béton mais en parpaings, en mousse, en plâtre, en calculs de rentabilité sur cinq ans, huit ans, dix ans ; et ensuite on abat ou bien on laisse pourrir, on recommence à côté. Aucune civilisation ne s’est éprouvé si mortelle, aucune n’a davantage jeté, le long de ses mers et de ses autoroutes, de ses ultimes chemins de campagne et de ses destins. On détruit des immeubles, des écoles, des hôpitaux, avec pour seule explication que pensez, ils avaient été construits en 1970, on ne pouvait tout de même pas continuer d’y mettre des gens, des enfants, des malades ! Et de la plus grande réalisation récente du régime (je ne parle de la Ve République, je parle de la petite-bourgeoisocratie), de l’ouvrage d’art dont il tire la plus grand fierté, du viaduc de Millau, à vingt lieues du pont du Gard, on nous assure triomphalement, tout à fait sans rire, qu’il est prévu pour tenir au moins cent vingt ans.

C’est une consolation pour les victimes de la dictature, elle ne croit pas elle-même qu’elle va durer - ses maisons Phouygues ou Bénix le prouvent suffisamment. Consolation toute métaphysique, au demeurant : car on ne voit pas très bien ce qui pourrait venir après, et l’on a quelques raisons de craindre que ce ne sera pas de l’ordre de l’humain. En attendant il faut endurer. Même si des années durant on parvenait, à force de ruses et d’expédients, de compromis et de prises de maquis, de traînages de pieds et de jambes à son cou, à résister aux avances de la petite bourgeoisie régnante, à ses faveurs et à ses pressions, à ses contrats de confiance sans engagement de notre part et à ses notes en petits caractères en douzième page, même si l’on tenait bon une vie entière sans lui céder, sans se laisser engluer dans son suburbanisme sans urbanisme, et certainement sans urbanité, elle vous rattraperait toujours au dernier moment, comme les anciennes religions.

À moins d’être milliardaire ou fameux, ce qui concerne tout de même assez peu de monde, et ne constitue même pas une garantie absolue, vous ne couperez pas à la maladie, aux opérations, et à l’horrible mort petite-bourgeoise, à la mort à l’hôpital petit-bourgeois, plus petit-bourgeois encore que le lycée, que la télévision, que le bureau, l’aéroport ou les gares, avec son chapelet de « Alors il nous a bien fait son petit pipi, le papy ? », et ce moment inévitable, rituel, fatal, où votre femme, votre mari, votre maîtresse, votre amant, un étranger qui vous veut du bien (à moins qu’il n’y ait personne, afin que le triomphe de la dictature soit encore plus complet), se demandera, après dix coups de sonnette restés vains, et tandis que vous êtes recroquevillé de douleur à tomber du lit, s’il ne vous ferait pas gagner dix jours d’existence, dix mois, dix ans peut-être, en forçant sa nature accommodante et en allant faire une scène, à trois heures du matin, dans le réduit blafard où sont rassemblées les infirmières autour d’un p’tit café, et en exigeant d’elles qu’elles réveillent le médecin de garde, ou même qu’elles contactent le chirurgien, malgré ses strictes instructions, plutôt que de venir vous dire une fois de plus, en donnant un petit coup d’ongle négligent au conduit de perfusion :

« Le docteur Schmoll passera vous voir lundi matin. Vous pourrez lui expliquer que le sérum i’ fait plus rien, d’après vous »

M. du S. : Eh bien, vous êtes gai Mais on a toujours le soupçon que ce à quoi vous vous en prenez, en fait, quand vous donnez des exemples de votre présumée dictature de la petite bourgeoisie, c’est tout simplement l’égalité. Si vous avez une telle horreur de l’hôpital, est-ce que ce n’est pas tout simplement parce que c’est un lieu égalitaire – enfin, théoriquement, parce que là encore il y aurait bien des nuances à apporter ?

R. C. : Vous avez peut-être raison. Peut-être n’y a-t-il d’égalité que par le bas, toujours, comme l’impliqueraient ces anciens hôtels ou pseudo-grands hôtels des démocraties populaires, où tout était toujours si mal tenu, et où l’on n’obtenait jamais les services les plus ordinaires, parce qu’on se heurtait toujours à un implicite : « Non mais vous vous prenez pour qui? ». La petite bourgeoisie ne vous demande jamais qui vous êtes, mais toujours pour qui vous vous prenez. Si par extraordinaire elle vous a raté plus tôt, elle vous attend à l’hôpital petit bourgeois, avec sa question toute prête. Elle sait bien que vous viendrez tôt ou tard. Et je sais bien, moi, que nous sommes censés être égaux devant la mort. Mais il est toute sorte de circonstances, et la mort en est une éminente, où l’homme n’aspire à rien tant que du privilège, un traitement spécial, des attentions particulières. Être traité comme n’importe qui, que ce soit à l’école ou à l’hôpital, c’est être traité comme n’importe quoi - autant dire comme moins que rien.

M. de S. : Mais alors il n’y a pas de solution !

R. C. : Peut-être pas S’il y en a une elle est encore à chercher dans l’accès égalitaire à l’inégalité.

M. du S. : Je ne vois pas très bien comment cela pourrait se traduire à l’hôpital.

R. C. : On peut poser que mourir donne des droits, par exemple

M. du S. : Oui, mais enfin on ne vient pas forcément à l’hôpital pour y mourir ! S’il faut être agonisant pour que les infirmières répondent à votre coup de sonnette !

R. C. : On peut poser que souffrir donne des droits. On peut poser qu’être poli donne des droits. On peut poser qu’être in-nocent donne des droits. On peut poser que n’avoir aucun droit donne des droits.

M. du S. : Mais personne n’a aucun droit !

R. C. : C’est peut-être pour cela que personne n’a de droits. C’est l’indistinction qui crée la dictature de tous par chacun. La société petite bourgeoise est une dictature parce qu’elle refuse de distinguer, étant elle-même indistincte. Le chapitre d’Hannah Arendt sur la société sans classe, "A Classless Society", dans Les Origines du totalitarisme, analyse de façon magistrale et, je crois, définitive, les liens entre indifférenciation sociale et culturelle, d’une part, totalitarisme d’autre part. Il faudrait tout citer, comme on dit. Ceci seulement, si vous voulez, où Arendt elle-même cite non seulement William Ebenstein, mais Gorki :

« Les libertés démocratiques peuvent être édifiées sur l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; néanmoins elles n’acquièrent organiquement leur sens et leur fonction qu’à partir du moment où les citoyens appartiennent à des groupes distincts, sont représentés par eux ou forment une hiérarchie politique et sociale. L’effondrement du système de classes, seule stratification politique et sociale des États-nations européens, a constitué sans aucun doute "l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire allemande récente" [1], et il fut aussi propice à la montée du nazisme que l’absence de stratification sociale au sein de l’immense population rurale de la Russie (ce "grand corps flasque dépourvu d’éducation politique, presque inaccessible aux idées capables d’ennoblir l’action" [2]) a elle-même été propice au renversement par les Bolcheviks du gouvernement démocratique de Kerensky. » [3]

M. du S. : On retombe toujours dans les mêmes problèmes : d’une part un rapprochement, qui me paraît très abusif, entre votre prétendue "dictature de la petite bourgeoisie", si tant est qu’elle existe bien, et des totalitarismes du passé qui étaient d’une toute autre rigueur,

R. C. : Vous avez raison, et je ne tiens pas à ce rapprochement : c’est la phrase d’Arendt qui l’a entraîné. Je ne souhaitais pour ma part que faire remarquer que le lien entre classe unique et despotisme était de longue date repéré. On pourrait remonter bien plus haut que Arendt – ne serait-ce qu’à Tocqueville, encore une fois.

M. du S. : Justement. Vous avez toujours l’air d’assumer que la situation de classe unique est un point acquis. Or ce n’est pas du tout le cas. Je sais bien que vous n’aimez pas qu’on parle de la "fracture sociale", elle est pourtant bel et bien là, et les inégalités s’accroissent.

R. C. : Si Arendt, après Ebenstein, ne craint pas de parler d’un effondrement de la stratification sociale à propos de l’Allemagne des années vingt, vous voudrez bien convenir qu’il n’est peut-être pas tout à fait absurde de faire de même, a fortiori, pour la société française contemporaine, même si l’on tient compte, dans l’exemple allemand, de circonstances exceptionnelles auxquelles nous ne sommes pas soumis, par chance, traumatisme de la Grande Guerre ou ravages de l’hyper-inflation : malgré les épreuves que connaissaient, et, dans une certaine mesure, partageaient, tous les citoyens de la République de Weimar, nous sommes tout de même plus égalitaires qu’eux, et surtout beaucoup plus égaux!

Arendt elle-même semble placer dans les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, pour la France et pour l’Italie, le phénomène de déstratification qu’elle relevait dans l’Allemagne des années vingt [4]. Il est peut-être vrai que chez nous, aujourd’hui, les inégalités économiques s’accroissent, comme on l’entend dire de toute part, avec un automatisme un peu suspect. J’ai quelques doutes sur ce point. Tout dépend des façons de calculer, j’imagine, et de ce que l’on compare, et des époques retenues. Sur longue période, c’est certainement faux. Et si l’on en croit, non pas les sociologues, ni les économistes, ni même les architectes, mais l’architecture, le bâtiment, qui disent souvent, contre les vents et les marées de l’histoire (et surtout ceux des historiens), la vérité des époques, des sociétés, des régimes; si l’on s’en remet à l’observation de l’environnement, de l’habitat, de l’évolution du territoire, c’est extrêmement difficile à croire. Les maisons de ville et les hôtels particuliers en mains particulières ont à peu près disparus, de toute part les grands domaines sont dépecés et lotis, les grandes maisons sont divisées en appartement, les grands appartements sont occupés par des bureaux, la plupart des châteaux et des grosses demeures bourgeoises sont depuis longtemps devenus des colonies de vacances, des maisons de retraite ou bien des résidences surveillées - je ne sais plus comment on dit - pour sept ou huit jeunes délinquants triés sur le volet, qui y sont chaperonnés par vingt-cinq ou trente adultes, de sorte que ces jeunes messieurs, en ces temps de disparition du "personnel", doivent être les derniers à disposer chacun de deux ou trois personnes pour veiller sur eux.

Voyez les villas des riches, sur les bords de mer, par exemple : elles ne sont peut-être pas situées au mêmes endroits que les villas des pauvres, mais elles ont l’air à peine moins camelotiques, et elles n’inspirent pas beaucoup plus d’envie. Un riche de 1905, et même un riche de 1965, serait horrifié par le modeste train de maison, et surtout par la médiocrité relative du cadre de vie, d’un riche de 2005. D’autre part les pauvres sont moins pauvres, malgré tout. C’est pourquoi j’ai beaucoup de peine à croire que les inégalités économiques, globalement, s’aggravent. Même si c’est exact, de toute façon, l’indifférenciation culturelle et sociale, elle, progresse de manière évidente.

Pour l’analyse des structures de classe, nous avons beau nous croire sortis du marxisme, nous sommes encore exagérément tributaires des approches et des conclusions marxiennes. Pour aller absurdement vite, j’ai toujours pensé, en ce qui me concerne, que Marx avait raison, mais que ses analyses étaient des vérités de second rang, des corrections très pertinentes, et donc des perfectionnements, apportées à des vérités antérieures, de premier rang celles-là, que ses analyses de détruisaient pas du tout.

Personne ne croit plus, évidemment, qu’entre la défunte "hiérarchie sociale" et l’hypothétique "hiérarchie culturelle" il y ait pu y avoir des correspondances, encore moins des équivalences. Considérez néanmoins cette ridicule petite phrase, qu’on pouvait entendre encore assez récemment, de temps en temps, et qu’on peut peut-être surprendre à l’occasion, au XXIe siècle, dans la bouche d’imprudents mal déniaisés :

« X. est très cultivé, et pourtant il est d’un milieu très modeste. »

Mon intuition, dûment antipathique, voire scandaleuse, est qu’en l’intolérable et pourtant de cette petite phrase idiote, il y a quelque once de vérité en suspension, de vérité précieuse, désagréable et irremplaçable.

Le marxisme de consommation courante explique que la structure sociale n’est que le reflet des inégalités économiques, et que tout le reste n’est que superstructures, illusions et prétextes, à l’usage des bénéficiaires du système autant que de ses victimes, et des éventuels observateurs extérieurs. Mais les personnages de ce théâtre d’ombres n’ont jamais cru, eux, que leurs positions dans l’espace social, ni les mouvements qu’ils y opéraient, fussent décrétés par ces seules illusions, ni par ces uniques déterminations. Marx et ses exégètes de café du Commerce, dont je suis, ont éclairé les mécanismes de ce manège ; ils n’en ont pas démonté le moteur, ni expliqué l’élan, ni interrompu la motion.

De tout temps la plupart de ceux qui se sont élevés socialement, économiquement, se sont aussi (ou leurs enfants) élevés culturellement. Et la plupart de ceux qui se sont élevés culturellement, intellectuellement, artistiquement, se sont aussi, du même mouvement (parfois un peu différé, ou même beaucoup), élevés socialement, sinon économiquement. Entre les deux "hiérarchies", socio-économique d’un côté, culturelle de l’autre (ou bien économique d’un côté, socio-culturelle de l’autre, car le social oscille au milieu), entre les deux "hiérarchies" il n’y a certes pas de symétrie ou d’équivalence terme à terme, niveau à niveau, mais il y a tout de même des similitudes de structure, des conformités d’étagement, de repérables passerelles (celles où court le "social"). Or c’est précisément ce qu’on ne peut pas dire, parce que le disant on risque de blesser tel ou telle, ce qui n’est jamais agréable, et parce que le capital d’humiliation ancienne, et donc de sympathie, de la petite bourgeoisie au pouvoir lui permet de déconsidérer et d’écarter immédiatement, comme autant de marques de mépris, comme des témoignages d’inconscience ou d’arrogance sociale, comme des agressions de classe, toutes les critiques qui pourraient être adressées à ses pratiques culturelles, à ses usages langagiers ou à ses décisions pédagogiques. Nous avons encore affaire ici à ce bouclier de protection absolue que j’évoquais plus haut, condition et garantie du dialogue de sourds, assurance de la paralysie ou de la stabilité du système – selon les points de vue.

 


[1] William Ebenstein, The Nazi State, Verdana, 1943, p. 247.

[2] « Comme l’a décrit Maxime Gorky. Cf. Boris Souvarine, Staline, Aperçu historique du Bolchévisme, Paris, 1935. Traduction en anglais, Stalin, A Critical Survey of Bolshevism, Verdana, 1939, p. 239 »

[3] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 1948, A Harvest Book, Harcourt Inc., San Diego, Verdana, Londres, 1985, p. 312-313.

[4] Id., p. 315. 

 

8

 

M. du S. : Je n’y comprends plus rien. Vous dites qu’il y a des liens entre la pyramide socio-économique et la pyramide culturelle. Vous reconnaissez, du bout des lèvres, que les inégalités économiques demeurent, sinon qu’elle s’accroissent. Mais en même temps vous soutenez qu’il n’y a plus d’inégalité culturelle,

R. C. : qu’il y en a moins.

M. du S. : qu’il y en a moins, beaucoup moins, puisque nous serions déjà, d’après vous, culturellement, socialement, en situation de classe unique, masse indifférenciée et molle, étale, abrutie, comparable au grand corps flaccide dont parle Gorki. Donc, d’un côté une pyramide, maintenue (autour de l’échelle des salaires et des revenus), et de l’autre un marais, un marécage, une marne ou plutôt - tâchons de sauvegarder la cohérence des images improvisées - un tas de cailloux sans relief, une pyramide effondrée, sans forme. J’en conclu que les liens sont rompus, et que ces deux stratifications dont vous faisiez remarquer, avec force précautions oratoires - en effet bien nécessaires -, les très approximatives similitudes d’étagement, ne présentent plus aucune symétrie ?

R. C. : Les liens sont à peu près rompus, en effet. Les relatives symétries s’effacent. Les correspondances se perdent. L’une des pyramides est encore debout, oui, bien qu’elle donne des signes d’affaissement, malgré que vous ayez. L’autre est presque complètement effondrée, c’est tout juste si l’on distingue encore un peu de sa forme ancienne.

M. du S. : Et vous le regrettez ?

R. C. : Je le regrette doublement. D’abord je regrette que les liens se soient rompus, les passerelles effondrées, l’effet de miroir perdu, parce que la pyramide économique – restons encore un instant dans cette métaphore elle-même assez branlante -, la pyramide économique, étant demeurée seule debout, coupée de toute relation avec la culture et ses propres étagements, avec la civilisation, avec l’usage du monde, n’en est que plus purement économique, plus exclusivement liée à l’argent, donc plus dure, plus rigoureuse, plus cruelle, éventuellement plus violente, plus facilement maffieuse. Et je regrette que la pyramide culturelle se soit écroulée, parce qu’en ce processus beaucoup de gens sont descendus et fort peu sont montés, et montés de très peu, et parce qu’il en résulte un nivellement, une indifférenciation, une indistinction dont les affinités avec le despotisme ne sont plus à démontrer. 

M. du S. : En toute occasion vous en appelez donc à la distinction, d’où votre mépris pour les boutiques de la rue de Rivoli et pour leurs clients.

R. C. : Si j’éprouvais du mépris il irait plutôt aux boutiques de la rue du Faubourg Saint-Honoré ou de l’avenue Montaigne, et à leur clients, et au culte éminemment petit-bourgeois des marques – tirer vanité d’un fournisseur ! (culte qui d’ailleurs se manifeste tout aussi ridiculement dans les lycées de banlieue que parmi les Japonais qui se précipitent en masse au magasin Vuitton

M. du S. : Ah, votre vieille hostilité pour Vuitton [1]

R. C. : Ce n’est pas de l’hostilité, c’est seulement du mépris, oui, pour la conviction qu’on puisse être distingué par le recours à une marque quelconque, surtout une marque qui passe pour "chic", ou "à la mode", que ce soit Vuitton ou Reebok, peu importe Je trouve désolant cet asservissement aux marques qui sévit dans les cours d’école, et qui est une preuve de plus, s’il en fallait, que rien n’est plus naturel que le conformisme : je me demande tout de même si ce n’est pas la première fois que l’enfance et l’adolescence dont ridicules - ridicules de leur propre fait) Je n’ai pas de mépris pour les boutiques voisines du Louvre et pour leurs clients, je dis seulement que leur existence, leur multiplication et leur prospérité, introduisent un doute, un doute sérieux, sur le sens qu’il faut donner à la colossale augmentation, depuis vingt ou trente ans, de la fréquentation des hauts lieux de l’art. Ces masses qui se précipitent dans les musées et dans les grandes expositions, et qui bravent les intempéries pour voir Turner ou Gauguin, ou qui choisissent Monet comme lieu de rendez-vous pour échanger des nouvelles des enfants, elles n’ont pas forcément, à mon avis, la signification favorable que vous leur prêtez. Il se pourrait bien qu’elles n’obéissent à rien d’autre qu’au fameux mimétisme petit-bourgeois, pour le coup.

M. du S. : dont vous avez vous-même, dans un premier temps, récusé l’existence.

R. C. : dont j’ai en partie contesté qu’il soit encore le trait fondamental de la petite bourgeoisie, oui ; mais dont je ne nie pas qu’il puisse avoir en elle de sérieuses survivances, dont j’ai donné des exemples. Ce que je veux dire c’est que toutes ces statistiques dont on nous abreuve sur un prétendu développement, voire une explosion, des pratiques culturelles, doivent être examinées de très près. Cette notion de pratiques culturelles est éminemment suspecte, d’ailleurs. On peut y mettre ce qu’on veut, et bien des choses qui n’ont avec la culture, au sens patrimonial du terme, que les rapports les plus lointains (ou pas de rapport du tout). On en revient et on en reviendra toujours aux ambiguïtés de ce terme de culture, que nous avons déjà soupesées en passantNe parvenant pas, malgré ses efforts et ses énormes dépenses, à amener ses troupes jusqu’à la culture au sens qu’avait ce mot avant son accession aux affaires (culturelles), la petite bourgeoisie a jugé plus simple d’appeler culture l’environnement en quelque sorte naturel desdites troupes, où qu’elles se trouvent.

Ce qui est surtout frappant, et entre tout affligeant, c’est, à l’intérieur de l’espace public, la disparition progressive et parfois totale de la grande culture, de la culture au sens ancien. Vingt ans, trente ans, quarante ans d’éducation de masse, et des centaines de librairies sont devenues des magasins de vêtements, un succès de librairie c’est un nombre de ventes deux, trois fois, dix fois, moins élevé que ce n’était le cas à la génération précédente, les revues disparaissent, les journaux périclitent, et que donnent-ils candidement pour explication à leur propre déroute ? Que « l’habitude de lire est de moins en moins répandue parmi les jeunes »

Ah bon ? C’était bien la peine de construire tous ces lycées, et toutes ces affreuses facultés qui semblent être nées déglinguées, tant elles ont été pauvrement construites et tant leurs usagers les traitent mal, et qui sont perdues dans des banlieues sinistres, ou bien au milieu de nulle part, de nulle part en tout cas où la culture, l’art, l’histoire, l’histoire de l’art dans notre pays, aient jamais mis les pieds, où ils aient la moindre chance de se reconnaître, d’établir un courant de sympathie avec les aîtres et les êtres.

Cela c’est un trait spécifiquement français, il me semble. Certes nous n’avions pas d’Oxford, de toute façon, nous n’avions pas de Cambridge, nous n’avions même pas d’Harvard et de Yale, pas d’Heidelberg, de Louvain ou de Salamanque ; mais nous avions la Sorbonne, malgré tout, le Quartier Latin, la montagne Sainte-Geneviève, les hôtels du faubourg Saint-Germain, le cours Mirabeau à Aix, le Jardin botanique ou le château d’eau du Peyrou à Montpellier. Or la petite bourgeoisie française, beaucoup plus rigoureuse que ses voisines, plus extrémiste, plus implacable, terroriste peut-être, révolution-culturaliste à sa manière, à insisté pour élever ses enfants, et même et surtout pour former ses élites, ses prétendues "élites", si peu élitaires, dans des lieux où l’héritage culturel ne risquait en aucune façon de leur frapper les yeux, où il n’y avait aucun danger que le patrimoine les atteignît jamais, où à aucun moment ils ne fûssent exposés si peu que ce soit à être touchés par la beauté, par l’art, par l’odieux "génie de la race", par l’esprit français tel qu’il se manifeste de façon sensible dans la pierre, dans l’épaisseur de l’air, dans l’agencement de l’espace. À Nanterre, à Villetaneuse, à Palaiseau, au Mirail, à Vandœuvre, on était assuré que Mansard ou les Gabriel resteraient lettre morte, que la description des Charmettes ou de la maison de Sylvie demeureraient de purs exercices de style ou des contes de fée, que Racine, Marivaux ou Chateaubriand ne menaceraient pas d’avoir un sens ; ou plutôt on avait la garantie qu’ils n’auraient rien d’autre qu’un sens, c’est-à-dire rien, et qu’ils ne donneraient pas de couleur à la vie, pas de nostalgie à la peau, pas d’inquiétude à l’intelligence, pas d’illusions de grandeur ou de désir de liberté à la gestion comptable d’exister.

Puisque tout le monde n’avait pas d’ancêtres, ou pas les mêmes, personne n’en aurait – ce n’était que justice. À la rigueur on lancerait, avec quel succès, le mythe selon lequel tous les Français d’ascendance française étaient d’origine paysanne, ou plus exactement fermière, c’est-à-dire étaient issus de la masse qui n’avait pas directement produit d’œuvres, sauf de façon anonyme, peut-être, en des temps très lointains, et n’avait pas reçu les œuvres, sauf de façon passive, en se glissant sous le porche des églises, ou les poternes des châteaux. Quant à savoir quelles classes avaient produit les œuvres, et quelles classes les avaient reçues, avaient constitué leur public, la question demeurerait prudemment en suspens. Et puis d’abord, quelles œuvres ?

Pour plus de sûreté on ne limiterait pas aux stades et aux stages de formation scolaire, universitaire et pédagogique, la ségrégation organisée d’avec tout héritage culturel, toute culture comme espace sensible, comme air à fendre, mode de la présence, façon d’habiter la terre et la ville. Tous les âges de la vie et toutes les positions sociales seraient concernées, pour parer au danger qu’un peu de non-coïncidence, de folie des grandeurs, de syntaxe ou d’art appliqué à vivre puisse s’insinuer dans les sujets à l’occasion d’un procès, d’une promenade, de quelque inassujettissement fortuit du regard ou du pas. Ne venons-nous pas d’être informés, le même jour, que le Palais de Justice quittait le Palais de Justice, à Paris, et le Quai d’Orsay le Quai d’Orsay ? Sans doute apprendrons-nous bientôt que tout le gouvernement a décidé de s’établir à Pussay-Ville-Nouvelle, au cœur des riches déserts de la Beauce ou de la Picardie - d’ailleurs en voie de banlocalisation accélérée, comme tout le reste -, afin que plus rien ne fasse signe qu’il y avait du signe avant le signe indifférencié, le signe signe de lui-même, sans épaisseur ni inégalité, performant, fonctionnel, hermogénien [2] et sans faste. 

De vénérables grands prêtres de la culture et de l’éducation pour tous continuent de nous assurer avec un doux sourire que les Français sont beaucoup plus éduqués, plus diplômés, plus cultivés qu’aux sauvages tant anciens. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer en les écoutant, ni si eux-mêmes se moquent de nous ou bien s’ils ont fini par se convaincre de ce qu’ils disent, alors que la fréquentation des concerts de musique classique diminue vertigineusement ; alors que la vente des disques de musique classique est en chute libre, comme on dit ; alors que la maison Larousse a renoncé à donner une nouvelle édition du grand dictionnaire en dix ou quinze volumes qui avait été au sein des familles bourgeoises le compagnon fidèle de générations de Français cultivés (ceux-là ne sont plus assez nombreux pour que l’édition soit rentable, de sorte qu’il n’y a plus de grands dictionnaires encyclopédiques qu’étrangers, qui d’ailleurs ne sont que des encyclopédies, pas des dictionnaires) ; et alors qu’à la télévision il ne saurait être un peu sérieusement question de quoi que ce soit de vaguement culturel avant le milieu de la nuit, au point qu’on en arrive à se souvenir des émissions de Bernard Pivot comme de moments presque inimaginables d’intelligence, de délicatesse et de respect pour la littérature, même si elles ne nous avaient pas forcément enthousiasmés en leur temps.

Jack Lang est à peu près le dernier à parvenir à garder son sérieux quand il affirme que l’éducation s’est répandue depuis vingt-cinq ans comme une traînée de poudre dans toutes les couches de la population, alors que ce que l’on constate, c’est que la culture est chassée de partout et que pour elle, pour la culture au sens où nous l’entendions, il n’y a plus qu’un public en peau de chagrin, et qui va vieillissant à mesure qu’il se fait plus étroit.

Tous les professeurs, y compris ceux de l’enseignement supérieur le plus supérieur, disent qu’ils doivent sans cesse simplifier leurs phrases, limiter leur vocabulaire, réduire leurs allusions culturelles parce qu’elles ne sont pas comprises, la culture générale étant morte. Voilà le résultat d’un demi-siècle d’efforts et de dépenses inouïes pour éduquer toujours mieux toujours plus d’enfants.

M. du S. : J’en reviens toujours à ma question : même si l’on accepte le constat très noir que vous venez de dresser, et que vous n’êtes pas le seul à dresser, bien que vous le chargiez sans doute de plus d’ombres encore que la plupart de vos rivaux en catastrophisme - pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Vous estimez que l’enseignement de masse a échoué, soit. Tout le monde n’est pas de votre avis. Quoi qu’il en soit l’enseignement de masse a été voulu en conformité avec des idéaux de justice, d’égalité et de démocratie qui ne sont pas propres à la petite bourgeoisie. C’est même lui faire bien de l’honneur que de lui en attribuer tout le crédit.

R. C. : C’est tout de même le comble que ce soit moi qui doive faire figure de marxiste en ce débat, décidément, serait-ce de marxiste à l’envers ; et qui sois seul à envisager les questions en terme de classes! Cet enseignement de masse, que le pays a voulu, et que le gouvernement à imposé, à quoi s’opposait-il ? À un enseignement élitaire, élitiste, qui ne peut pas être envisagé autrement que comme un enseignement bourgeois. Le lycée de 1960 est un lycée bourgeois. L’université de 1960 est une université bourgeoise. Être lycéen en 1960, c’est être un bourgeois, un enfant de bourgeois, ou au moins un futur bourgeois. « En ce temps-là, les lycéens étaient de petits messieurs », s’amuse Barthes en légende d’une photographie, à propos d’une période légèrement antérieure [3]. Être étudiant, c’était jouir, ou se préparer à jouir, des privilèges d’un bourgeois, même quand on n’était pas d’origine bourgeoise. Or, ce système bourgeois, qui va le mettre à bas ?

M. du S. : Il ne s’agissait pas de le mettre à bas, mais au contraire de le généraliser, d’en étendre les privilèges à toute la société.

R. C. : L’expérience à montré, malheureusement, que pour le généraliser il fallait le mettre à bas, qu’on ne pouvait en disséminer les éléments qu’en le démolissant. C’est votre pyramide de tout à l’heure ! Et le travail de dissémination des blocs, des privilèges, si vous voulez, ce n’était pas la bourgeoisie qui allait s’en charger, ç’eût été trop lui en demander, tout de même. Ce n’était pas le prolétariat non plus : il n’a pas accédé au pouvoir - la Quatrième République, la guerre froide, les Américains et la Cinquième République y ont veillé. S’est donc chargée de l’entreprise la large classe qui depuis longtemps rongeait son frein sous la férule bourgeoise, la petite bourgeoisie, d’autant plus ardente à l’ouvrage qu’elle savait bien, ou qu’elle croyait, devoir être le principal bénéficiaire du labeur à fournir. Le problème est que, détruisant les privilèges éducatifs et culturels de la classe bourgeoise, et du même coup, quoi qu’on en dise, la bourgeoisie elle-même – ce qu’on appelle aujourd’hui bourgeoisie n’est qu’une petite bourgeoisie économiquement privilégiée -, la petite bourgeoisie allait détruire aussi la classe cultivée, qui ne se confondait certes pas avec la bourgeoisie, mais qui, pour une très large part, était recrutée parmi elle, le plus souvent à titre héréditaire.

M. du S. : Je fais tout mon possible pour vous suivre, ne serait-ce qu’intellectuellement, si je puis dire – tout mon possible pour comprendre votre raisonnement. Mais pourquoi la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas, sinon devenir elle-même la classe cultivée (après tout vous avez dit que la bourgeoisie n’était pas la classe cultivée,

R. C. : j’ai dit qu’elle ne se confondait pas avec elle

M. du S. : qu’elle ne se confondait pas avec elle, oui). Pourquoi la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas secréter en son sein une classe cultivée, un public pour la culture, pour la grande culture, comme vous dites ?

R. C. : Comme j’ai dit contraint et forcé, pour tâcher d’échapper aux ambiguïtés que revêt aujourd’hui ce mot de culture, qui est mis à toutes les sauces, et qu’on force à signifier tout et n’importe quoi. Grande culture, l’expression ne fait pas exactement partie de mon répertoire coutumier. Elle apparaît chez Nietzsche, il est vrai. Nietzsche parle quelque part de la grande culture, de « la voix inimitable de la grande culture », si je ne me trompe - cette voix qu’entre parenthèses on n’entend presque plus à la radio et pour ainsi dire jamais à la télévision, car même lorsqu’il y est question de l’art, de la connaissance, de la culture, et quand ce serait très savamment, c’est la plupart du temps avec les accents, avec l’accent, de la petite bourgeoisie, de ce que j’ai appelé le c’est-vrai-qu’isme, cette espèce d’inculture dans la langue, y compris dans la langue savante. Mais quel bonheur lorsqu’on tombe, de temps en temps, par hasard, sur cette voix inimitable de la grande culture, sur un George Steiner, un Pascal Quignard, un Marc Fumaroli, je cite presque au hasard, hier ou avant-hier sur Jean-Yves Tadié, le spécialiste de Proust, de Malraux et de Nathalie Sarraute, ou sur un Maurice Lever, le biographe de Sade et de Beaumarchais : je veux dire (et je m’avise qu’il n’est pas certain, à vrai dire, que ce soit là ce à quoi ait pensé Nietzsche quand il parlait de « la voix de la grande culture »), je veux dire sur une pensée, un art ou une érudition, peu importe, qui ait encore la grammaire, le vocabulaire, l’élocution, la prononciation idoines ; qui ne parle pas la langue de la culture comme un dialecte étranger, maladroitement emprunté  

Peut-être, de même, là où on est obligé, afin de se faire comprendre, de dire grande culture alors que culture, jadis, aurait suffi pour désigner ce qu’on veut signifier, peut-être sera-t-on contraint, avant longtemps, de dire la grande musique, horriblement, pour désigner ce qui jadis était la musique, tout simplement. La dictature de la petite bourgeoisie, on ne le dira jamais assez, est avant tout une dictature langagière. La petite bourgeoisie vous force à parler petit bourgeois, sous peine de n’être plus compris, ou de n’avoir plus d’interlocuteur, ou de blesser tout le monde à la ronde. Comme elle est seule à disposer du pouvoir culturel, du système d’enseignement, des médias, de la machine à produire du sens mais surtout à produire des signes, des signes partagés, elle est seule à produire du langage. Plus exactement, elle est seule à avoir les moyens d’imposer son langage à elle comme langage général commun, ayant seul cours.

Il est très frappant de voir des étrangers qui dans leur langue à eux usent encore d’un langage bourgeois, disons, ou intellectuel, ou distingué (pour user d’un concept résolument "bourgeois", pour le coup), adopter tout naturellement, en français, s’ils sont immergés un certain temps dans la société française, que ce soit dans le milieu universitaire français ou dans la France rurale, au C.N.R.S ou dans le Périgord, à l’École normale ou en Normandie, le niveau petit bourgeois du langage, qui seul a valeur d’échange; et vous souhaiter avec conviction bon appétit, ce bon appétit qui était en horreur à la France bourgeoise, et constituait au sein du langage une frontière de classe aussi rigoureuse que d’appeler quelqu’un Monsieur Chaminade, quand on s’adresse à lui, plutôt que Monsieur tout court – étant bien entendu qu’en régime de dictature de la petite bourgeoisie Monsieur tout court tombe en désuétude et semble une bizarrerie, une affectation, une désagréable distance introduite entre les locuteurs ; tandis que Monsieur Chaminade, qui passait, sinon pour une grossièreté, du moins pour le comble de la vulgarité, tient seul le haut du pavé, et qu’à présent c’est faire honneur aux gens, leur adresser une politesse, que de les appeler par leur nom après Monsieur ou Madame. La France petite-bourgeoise, c’est vraiment la France bon appétit (Monsieur Chaminade).

M. du S. : Je vais vous faire un aveu, je n’ai jamais très bien compris pourquoi vous vous mettiez dans ces états à propos de bon appétit, qui vraiment ne m’a pas l’air bien méchant, et qui est même plutôt sympathique – après tout il est une politesse, lui aussi.

R. C. : Oui, une politesse petite-bourgeoise. Vous avez tout à fait raison, il n’y a strictement rien à lui reprocher, malgré les tentatives peu convaincantes des anciens bourgeois pour expliquer et pour légitimer l’ostracisme où ils le tenaient. Il n’y a strictement rien à reprocher objectivement à bon appétit, et c’est ce qui fait tout son intérêt comme objet d’étude. C’est un signe pur, un marqueur, un curseur, pour parler comme on parle – et toute sa préciosité en tant que curseur lui vient des formidables déplacements dont il est capable, et dont il a fait l’objet. Jadis, d’un point de vue bourgeois, la petite bourgeoisie commençait à bon appétit ; ou bien à bonjour messieurs-dames, si vous préférez - de même que le prolétariat, ou la paysannerie, commençaient à l’inversion du nom et du prénom, à Lacombe Lucien ou à Feyradou Jean-Marie. C’étaient des postes frontière. À bon appétit on entrait en petite bourgeoisie. Et ce qui prouve bien qu’il n’y a plus de frontières, que les frontières ont tellement bougé qu’elles coïncident à présent avec les limites de la société, que tout le monde est petit-bourgeois, donc, c’est que tout le monde, ou à peu près, dit bon appétit, ou bonne continuation, et que vous-même me demandez pourquoi j’y attache la moindre importance "scientifique", disons. Bon appétit n’a plus de signification, n’est plus un poste frontière, parce qu’il n’y a plus de frontière, que la petite bourgeoisie se confond avec la société, et qu’à l’ensemble de celle-ci elle a imposé sa langue particulière (et donc sa façon de voir, et sa vision du monde). 

M. du S. : De façon générale, je sais que vous accordez beaucoup d’importance à ces questions de langue

R. C. : Oh, de façon très amateurish Je ne suis malheureusement pas un expert, ni assez scientifique, justement, dans mes approches. Je serais bien incapable de l’être. Il faudrait à la langue petite-bourgeoise un Victor Klemperer, déjà nommé - mais ici je pense à l’auteur du LTI plus qu’à l’auteur du journal, même si le journal est un énorme travail d’emmagasinage de matériel pour le LTI [4] ; ou bien à un Dolf Sternberger, le co-auteur du Dictionnaire du monstres [5]– tous deux grands spécialistes des langages totalitaires.

M. du S. : Oui, vous en parlez dans Syntaxe, que je viens de lire. Mais voilà que vous vous laissez aller encore une fois à des rapprochements abusifs. Je me répète parce que vous vous répétez : la langue de la petite bourgeoisie, même si elle peut être isolée - ce qui reste à prouver- , ne saurait être comparée sans une bonne dose d’exagération, et même peut-être de mauvais goût, si vous voulez bien me pardonner d’en faire la remarque, avec les langages totalitaires !

 


[1] Cf. Buena Vista Park, fragments de bathmologie quotidienne, op. cit.

[2] Pour une "lecture" métaphorique et généralisante du dialogue de Cratyle et d’Hermogène, chez Platon, cf. Du sens, op. cit.

[3] Roland Barthes par Roland Barthes, "écrivains de toujours", éditions du Seuil, 1975, p. 35.

[4] Victor Klemperer, LTI [Lingua Tertii Imperii], Notizbuch eines Philologen, traduction française, LTI, La langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996.

[5] Dolf Sternberger, Gerhard Storz, Wilhelm Emmanuel Süskind, Aus dem Wörterbuch des Unmenschen, non traduit.

9

 

R. C. : Aussi bien je ne compare pas la dictature de la petite bourgeoisie aux tyrannies attestées du vingtième siècle, plutôt aux inquiétantes utopies orweliennes, avec leur effroyable novlangue, ou bien à ce qu’a entrevu Tocqueville, quand il a commencé à s’affoler des méfaits éventuels de l’égalité poussée jusqu’à son terme logique, c’est-à-dire culturel, socio-culturel. Je suis sûr qu’on pourrait faire des études passionnantes sur la structure de la langue petite bourgeoise, sur son mépris des formes, sur sa passion des syntagmes figés, sur son curieux mélange de grossièreté extrême et de gnangnanerie non moins prononcée, sur son grand travail de simplification générale, qui fait disparaître des façons de vivre et des façons d’être en même temps que des modes syntaxiques et des temps grammaticaux.

Songez par exemple, merveilleusement emblématique, à la disparition progressive de l’impératif, remplacé par l’indicatif (« Ludivine, tu dis au revoir et tu montes te coucher ! »). Qu’y a-t-il de plus sympathique, de plus politiquement correct, de moins critiquable, que la rapide tombée en désuétude d’un mode aussi impératif, autoritaire, que l’impératif ? Seulement l’indicatif, quand il s’agit de donner des ordres, est bien plus autoritaire encore, bien plus impératif, bien plus effrayant, pour tout dire, que l’impératif, puisqu’il suppose l’ordre exécuté dans le temps même qu’il est proféré.

Que faut-il penser du lent effacement du futur, noyé dans le présent comme le passé et comme l’histoire : « Je t’appelle demain ! », « On se voit la semaine prochaine ».

Quelle impuissance révèle, quelle scission entre la personne et l’action, entre l’entité et l’état, entre l’être ou la chose et leur verbe, le systématique redoublement du sujet ? « Le problème il est là ».

Je ne fais ici que relever quelques signes en vitesse, des indicateurs, des poteaux, qui marquent qu’on entre en langue petite-bourgeoise - mais la plupart du temps on y est déjà .

En langue petite-bourgeoise, enseignée tous les soirs au "20 heures", une mère est invariablement une maman, un professeur est un prof ou un enseignant, un enfant est un gosse, un élève un gamin, une exposition une expo, un voyage un déplacement, un soldat un militaire, un magasin ou une boutique un commerce, le centre d’une ville un centre-ville, etc. Il faudrait que quelqu’un se dévoue pour écrire un dictionnaire franco/petit-bourgeois, ou ex-bourgeois/nouveau petit-bourgeois, si vous préférez. On y apprendrait que pas facile se dit pas évident, que déjeuner ou dîner se disent manger, que les vacances s’appellent congés. En langue petite-bourgeoise il y a se traduit par ça fait ou par cela fait, plus recherché, voire par ça fait depuis ; ou bien par vous avez, selon qu’il s’agit du temps ou qu’il s’agit de l’espace :

 » Ça fait des dizaines d’années »,

« Cela fait depuis au moins vingt ans »,

« Et pi vous avez aussi le référendum en Espagne, qui lui par contre devrait pas poser problème. ».

Pas de semi-négation, jamais de liaison, surtout après c’est :

« Bon c’est h’évident que »,

« C’que vous avez aussi qui sera pas h’évident-évident, à mon avis »,

Etc.

Quant au silence, il se traduit par c’est vrai que , bien entendu. Vous voyez, ce n’est pas très compliqué. C’est un sabir qui s’apprend très vite. Nous baignons tous en lui, c’est la seule langue dans laquelle nous sommes immergés. Et aux ultimes parents bourgeois il suffit d’envoyer leur enfant à l’école pour retrouver le soir un parfait petit-bourgeois, qui dira « Ça fait au moins la troisième fois qu’la maîtresse elle a demandé qu’les mamans elles » - tout à fait comme le Dauphin chantait devant ses parents, dans la prison du Temple, les chansons sans-culotte que lui apprenaient ses geôliers.

M. du S. : Décidément il n’est pas très facile de maintenir le cap, dans cet échange Cette petite bourgeoisie dont vous parlez sans cesse, vous ne la définissez jamais.

R. C. : La petite bourgeoisie est la classe qui appelle les mères des mamans.

M. du S. : Proust parle constamment des mamans, au moins dans sa correspondance ! Ma pauvre maman , vous direz à votre chère maman

R. C. : Eh bien, c’était un pionnier ! Il voyait loin. D’ailleurs, pourquoi n’y aurait-il pas des aspects petits-bourgeois chez Proust ? On ne devient pas, à juste titre, l’écrivain fétiche d’une civilisation, d’une époque, sans quelques concessions à l’air du temps.

M. du S. : Ça ne risque pas de vous arriver

R. C. : Je me donne pourtant du mal Tenez : la petite bourgeoisie est la classe qui vous reprend un peu sèchement, et qui vous fait la leçon, ou bien qui ne comprend pas de quoi vous parlez, lorsque vous dites le Ger’ au lieu de dire le Gersss.

M. du S. : Gersss est la prononciation régionale.

R. C. : Oui – surtout dans la petite bourgeoisie. D’ailleurs la petite bourgeoisie est la classe régionale, régionaliste, la classe des affaires locales : celle dont le pouvoir a été définitivement consacré par les lois de décentralisation, celle qui gère les départements et les régions, celle qui a pris leur pouvoir aux préfets, dès avant que les préfets ne deviennent des petits bourgeois comme tout le monde.

D’autre part la petite bourgeoisie est la classe qui prononce toutes les lettres, et les prononcent comme elles s’écrivent : en quoi elle est parfaitement fidèle à son horreur du vide et à son idéal de coïncidence généralisée, entre le signe et le son, entre les lettres et le mot, entre le mot et la chose, entre le bruit qu’elle fait et la rumeur du monde. Elle est la classe qui dit Brukcelles, Aukcerre, un jouggg, un lèggg, un fusile, un outile, du persil, Dvorak, Kodali et qui commence à s’agacer, si on s’appelle Camus, qu’on ne l’admette pas tout de suite : « C. A. M. U. ? – C. A. M. U. S. – Ah, Camusss ! » (ben dites-le, au lieu d’nous faire perd’e not’ temps!)

M. du S. : Vous reprochez à la petite bourgeoisie de prononcer toutes les lettres, même quand il ne faut pas, et vous voyez là la marque de sa passion supposée pour la coïncidence de tout avec tout ; mais je suis sûr que vous lui reprocheriez aussi de ne pas les prononcer, quand il le faudrait, et de dire quat’ pour quatre, Sarte pour Sartre, i’pleut, i’m’a dit, j’u’ai dit.

R. C. : Sans doute, parce que là c’est avec sa hâte, qu’elle coïncide, avec l’expression d’elle-même, avec sa négligence, la négligence de son expression.

M. du S. : Dites plutôt qu’elle a toujours tort, quoi qu’il arrive et quoi qu’elle fasse !

 R. C. : Mais non, pas du tout. D’ailleurs il ne s’agit pas de lui donner tort ou raison, mais d’essayer de la définir, ou de la circonscrire, à défaut. La petite bourgeoisie est la classe qui dit ce midi, le midi, d’habitude le midi avec Sandrine on mange vite fait à un p’tit restau sympa qu’est en bas du bureau. Ce midi, c’est vraiment la petite bourgeoisie en marche.

M. du S. : On dit bien le matinle soir, ce matin, ce soir - on ne voit pas très bien pourquoi on ne pourrait pas dire le midi, ce midi

R. C. : Vous voyez, vous êtes complètement paranoïaque ! Personne ne vous dit qu’il ne faut pas dire ce midi ! Je vous dis que la petite bourgeoisie le dit, que c’est une de ses expressions typiques, un critère de reconnaissance. Je ne vous dis pas qu’elle a tort. La petite bourgeoisie n’a pas toujours tort. Au contraire : on lui reprocherait plutôt d’avoir trop raison. Voulez-vous cette définition-là : la petite bourgeoisie est la classe qui a trop raison ?

M. du S. : ce qui est une façon d’avoir tort. Mais vous prenez toujours vos exemples dans la langue. Après tout, si la petite bourgeoisie est aussi puissante que vous le dites, elle doit avoir une autre existence qu’entre les mots !

R. C. : Certes. La petite bourgeoisie est la classe qui, par souci d’authenticité, enlève de ses maisons de campagne, pour faire voir qu’elles sont en pierre, les beaux crépis anciens

M. du S. : Quelques-uns étaient affreux !

R. C. : C’est vrai, quelques-uns Bon : la petite bourgeoisie est la classe qui fait retirer de ses maisons de campagne les crépis souvent magnifiques, et quelquefois non, qui selon la tradition, et depuis toujours, recouvraient l’opus incertum, la pierre meulière, les brique ou le torchis, et qui seuls sont conformes à l’authenticité – ainsi qu’à la beauté, à mon avis : parce que ces espèces de canards plumés, qu’on voir partout, ces façades en fromages de tête Mais il s’agit toujours d’effacer les marques du temps, qui faisaient tout le prix des plus beaux crépis, d’avoir l’air neuf, de donner aux maisons de campagne l’air de pavillons de banlieue, de tout ramener au présent, à la banlieue universelle

M. du S. : Ce que vous dites ne concerne pas beaucoup de monde. Tout le monde n’a pas de maisons de campagne !

R. C. : Bien sûr. Aussi la petite bourgeoisie est-elle aussi la classe qui va passer les fêtes de Noël et du Nouvel An sur les plage de Thaïlande, vient-on d’apprendre. À cet égard le récent raz-de-marée en Asie du Sud-Est, en marge de son caractère tragique, a été un formidable documentaire sur la petite bourgeoisie en vacances. Vous saviez, vous, que Phuket et Phiphi étaient des sortes de Port-Grimaud délocalisés, de Port–La Nouvelle à toits en portefeuille entrouverts renversés ?

M. du S. : Je ne sais même pas ce que c’est que la petite bourgeoisie - et sur ce point vous ne m’aidez guère - : j’aurais du mal à décrire ses mœurs.

R. C. : La petite bourgeoisie est la classe qui dit que pour elle, c’est comme si Ludivine avait été assassinée une deuxième fois, quand son meurtrier est déclaré irresponsable ; et qu’elle ne pourra pas faire son travail du deuil. La petite bourgeoisie est la classe du travail du deuil. Les petits-bourgeois sont les travailleurs du deuil (de la culture, de l’histoire, de la beauté – et certainement de la patrie, cette mauvaise morte).

M. du S. : Vous vous moquez du travail du deuil, c’est pourtant un concept freudien, qui a ses lettres de noblesse dans l’histoire de la pensée, et certainement dans la réalité, dans la réalité de la douleur. Vous n’allez pas traiter Freud de petit-bourgeois, tout de même !

R. C. : Non, encore qu’il y ait dans sa personne et dans sa vie de nets aspects petits-bourgeois, comme en toute vie. Mais la petite-bourgeoisie est parfaitement capable de petit-embourgeoiser Freud, Héraclite, Platon, Pascal, Hegel, Lao-tseu ou même Nietzsche. Elle naturalise à tour de bras. Dès qu’elle s’empare d’un concept et le digère, il a l’air d’avoir toujours été petit-bourgeois. « Quand les gens parlent des "droits de l’homme", j’ai toujours plus ou moins l’impression qu’ils font du second degré », dit Houellebecq (ou un personnage de Houellebecq) [1]. Quand les journalistes ou même les victimes parlent du "travail du deuil", j’ai toujours plus ou moins l’impression qu’ils plaisantent, ou alors qu’ils essaient de gagner trois cents points en touchant une fois de plus un bitonio avec la boule, comme au flipper.

M. du S. : Même quand vous quittez les questions de langage, qui vous obsèdent, vous restez toujours du côté du signe, du symbole, de la représentation collective, du tic de langage ou de sentiment.

R. C. : C’est la même chose.

M. du S. : J’aimerais mieux une définition plus politique, plus

R. C. : Plus politique Plus politique Eh bien : la petite bourgeoisie est la classe qui a voté pour Jacques Chirac le 5 mai 2002 - est-ce que cela vous irait ? Et vous voyez bien qu’elle est la classe qui a trop raison, comme je viens de vous le suggérez : car s’il ne s’agissait que de réélire Jacques Chirac, il n’était peut-être pas indispensable de s’y mettre à tant

M. du S. : Justement, il ne s’agissait pas que de réélire Jacques Chirac. Et si cette définition-là est juste, les seuls à n’être pas petits-bourgeois, parmi nous, ce sont les électeurs de Jean-Marie Le Pen

R. C. : Ah non, vous avez raison, ça ne va pas Même s’ils sont un côté maudits, qui n’est pas très petit-bourgeois, je suis sûr que les électeurs de Jean-Marie Le Pen comptent une majorité de petits-bourgeois, comme toutes les familles politiques, tous les partis, toutes les associations, tous les groupuscules même les plus excentriques ou marginaux. Je ne doute pas que les petits-bourgeois fassent florès entre les rangs néo-nazis – comme ils ont fait florès entre les rangs nazis, d’ailleurs, et même d’abord : sur ce point je suis tout à fait d’accord avec Brecht.

M. du S. : En somme les petits-bourgeois sont partout

R. C. : Mais c’est ce que je me tue à vous dire depuis le début ! Personne n’est pas petit-bourgeois. Il n’y aurait pas moyen de survivre ! Ce serait beaucoup trop dangereux ! Ce serait comme de n’être pas assujetti à la Sécurité sociale, volontairement. Tenez, je fais une dernière tentative : la petite bourgeoisie, c’est l’ensemble des assujettis à la Sécurité sociale.

M. du S. : ce qui ferait du général de Gaulle le père fondateur de la petite bourgeoisie

R. C. : Ah non, on ne peut pas faire ce coup-là au général ! Vous voyez bien, ça ne va jamais. La petite bourgeoisie est la classe qui ne peut pas être définie. Et comment pourrait-elle l’être, puisqu’elle n’a pas de frontières, pas d’extérieur, pas de contraire concevable, pas de pas elle ? La petite bourgeoisie c’est le monde. Elle est l’appartement où la déesse mène Théodore, dans la Théodicée :

« quand il y fut, ce n’était plus un appartement, c’était un monde,

solemque suum, sua sidera norat. » [2]

Cela dit, ce n’est pas parce que la petite bourgeoisie est impossible à définir qu’elle est impossible à observer, à ressentir, à reconnaître, à identifier, à être. Il suffit de respirer, de se tâter, d’ouvrir les yeux. Il n’est même pas besoin de tourner la tête. Au pire, un miroir fait parfaitement l’affaire. Et je ne vois pas que l’ère petite-bourgeoise, dans l’histoire, soit moins facile à localiser, au moins quant à ses débuts, que l’ère bourgeoise, sur laquelle tout le monde est à peu près d’accord, à deux ou trois siècles près. 1968 est le 1789 de la petite bourgeoisie. Et les "événements de mai" lui font un acte de consécration admirablement approprié, en parfait accord avec sa nature mimétique, son caractère constant d’imitation bon marché (quoique assez coûteuse, souvent) : révolution pour rire, fausse prise de la Bastille, 14 Juillet de fantaisie. 

M. du S. : Ce que j’ai essayé de vous demander, à plusieurs reprises, d’autre part, c’est la raison pour laquelle - selon vous bien sûr -, la petite bourgeoisie, que vous décrivez comme classe au pouvoir, et même en situation de dictature, pourquoi cette petite bourgeoisie serait incapable de secréter en son sein, comme la plupart des autres classes au pouvoir avant elle, une classe cultivée, un public pour la culture ?

R. C. : Je n’ai pas répondu à cela ? C’est pourtant une question passionnante, capitale - même si malheureusement je ne suis pas sûr du tout d’en avoir la réponse, la bonne réponse. Mon intuition est qu’il faut chercher du côté de l’héritage, nous y revoilà, du patrimoine, de la transmission. Voyez déjà la belle ambiguïté des termes, qui semblent nous faire signe, vouloir nous dire quelque chose, avec leur double sens - malheureusement c’est peut-être quelque chose que nous ne voulons pas trop entendre, que nous ne pouvons pas trop appréhender, qui est contraire à tout ce que nous croyons, à tout ce que nous sommes censés croire, à tout ce qui va sans dire en société petite bourgeoise.

Tout occupée qu’elle est à coïncider rigoureusement avec elle-même, à croire qu’elle est le monde, à croire qu’elle est le temps, qu’il n’y a rien eu avant elle qui ait été autre chose qu’une étape de la longue montée vers cet accomplissement suprême, elle-même, la société petite bourgeoise est moins qu’aucune autre capable de sortir d’elle-même pour voir comment ça fait du dehors. La masse de ce qui n’est pas envisageable par elle, des questions qu’elle s’interdit de se poser, des réponses qui d’emblée sont exclues - mais exclues au point que l’exclusion n’a même pas lieu d’être prononcée -, est sans doute plus forte en elle qu’en n’importe quelle autre société. Je rappelle toujours que Lucien Febvre disait, et démontrait de façon très convaincante, je crois, que Rabelais ne pouvait pas être athée, que ce n’était même pas la peine de s’interroger là-dessus, parce que Rabelais vivait en un temps où l’athéisme n’était pas concevable, au sens le plus littéral du terme [3]. Si la société petite-bourgeoise voulait bien un moment sortir d’elle-même, et considérer dans les autres sociétés autre chose que ce qui l’annonce elle, et si elle consentait à envisager cet autre chose autrement que comme un ramassis de manifestes aberrations (surmontées, Dieu merci, heureusement dépassées grâce à son avènement félix), elle s’aviserait sans mal que toutes les grandes cultures, pratiquement toutes les civilisations, même, ont attaché la plus grande importance à l’hérédité, à la transmission héréditaire, aux ancêtres, aux morts, au don des morts, comme dit noblement Danièle Sallenave [4]. La culture, en très grande partie, la base culturelle, surtout, ce qui servira ensuite à prendre son envol et à aller voir ailleurs, justement, le point de départ, c’est ce qui vient des aïeux : de ses aïeux à soi ou des aïeux des autres, des aïeux de ceux qui ont la chance d’en avoir, et un enseignement à en recevoir, et à transmettre.

La petite bourgeoisie est moins qu’aucune autre classe disposée à entendre cela, parce qu’elle déteste les aïeux. Elle est une classe neuve, sans aïeux, sans arbre généalogique, qui ne connaît pas le nom de jeune fille de sa mère, ni le prénom de son grand-père. La nouvelle loi qui libéralise le choix du patronyme, ou du matronyme, devrait encore aggraver ce phénomène, rendre plus inintelligible s’il se peut le passé familial, mieux couper chacun de ses ascendants, du jadis privé, de l’épaisseur du temps comme affaire de famille. La petite bourgeoisie arrive au pouvoir pleine de ressentiment, et n’ayant de l’histoire d’autre souvenir que celui des avanies qu’elle a subies, dans les affreux âges anciens. Ajoutez à cela que la société française contemporaine est multiethnique et multiculturelle, on nous le répète assez, et que parler des aïeux et de leur héritage est bien près d’être une gaffe, la plupart du temps : même « nos ancêtres les Gaulois » ont été priés d’évacuer les manuels scolaires.

M. du S. : La bourgeoisie aussi était une classe neuve, quand elle est arrivée au pouvoir. Toutes les classes qui arrivent au pouvoir sont des classes neuves

R. C. : Pas tout à fait En dépit de la Révolution française, aristocratie et bourgeoisie ont longtemps vécu côte à côte en assez bonne intelligence, malgré tout, l’une formant l’autre, la préparant de plus ou moins bon gré, socialement, culturellement, à son rôle historique. Tandis qu’en 1968, si mon analyse est exacte, la société bourgeoise s’est effondrée d’un coup, et pratiquement sans reste. Il n’y a pas eu de transmission de classe à classe.

 


[1] Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001, p. 84.

[2] qui avait son soleil propre, ses astres propres. Leibniz, Essais de théodicée, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 361. 

[3] Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, 1942, éditions Albin Michel, 1988, 2003.

[4] Danièle Sallenave, op. cit.

 

10

 

M. du S. : Vous avez pourtant dit plus haut que l’établissement de la dictature avait été très progressif, qu’il s’était étalé sur près d’une siècle, à force de dispositions législatives presque insensibles, souvent .

R. C. : Cela, c’est l’établissement de la dictature, le long cheminement qui a fait que le pouvoir, une fois conquis, ne pouvait qu’évoluer vers la dictature, dont la mise en place complète est récente. Mais le pouvoir, le simple pouvoir, le pouvoir symbolique surtout, est passé d’un coup d’une classe à une autre, comme lors d’une course de relais. L’école, la télévision, ont à la fois accompagné le mouvement et l’ont accéléré, considérablement, jusqu’à le rendre irréversible. Même les enfants de bourgeois, et de bourgeois cultivés, sont devenus en quelques années de parfaits petits-bourgeois, et, il faut bien le dire, des petits-bourgeois incultes, la plupart du temps. Pour atteindre ce résultat, il suffisait qu’ils aillent à l’école, et qu’ils regardent la télévision.

L’idée qui est la plus désagréable à la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’héritage, c’est que certains puissent en avoir un. Elle a fait tout, par la politique fiscale qu’elle a menée, et par les lois successorales qu’elle a imposées, pour que la transmission patrimoniale soit sans cesse plus difficile, pour que les maisons, surtout les maisons les plus précieuses, les plus chargées d’histoire, d’art, de tradition, de culture, ne restent pas dans les familles, pour que les collections soient dispersées, pour que

M. du S. : Mais là vous jouez sur les mots ! Nous sommes passés de l’héritage culturel, qui est tout de même plus ou moins une métaphore, à l’héritage tout court, à l’héritage matériel, aux objets, aux œuvres d’art éventuellement, aux livres, aux meubles, et même aux immeubles

R. C. : Ce que j’essaie de vous dire, et ce n’est pas facile, tant cela va contre les idées reçues, tant c’est devenu inconcevable, justement, et plus encore inexprimable – inconcevable parce qu’inexprimable, peut-être, impossible à énoncer - c’est que le lien entre transmission culturelle et transmission matérielle est beaucoup plus que métaphorique, justement. De même qu’on peut lire Marx à l’envers, être un marxiste renversé, ou peut lire Bourdieu à l’envers, le prendre au pied de la lettre, extraire la vérité de ce qu’il dénonce : oui il y a de l’héritage dans la culture, oui les héritiers sont des privilégiés (ou bien les privilégiés des héritiers), oui la culture est une affaire de fils se reconnaissant comme des fils, comme des fils de leurs pères, et des petits-fils de leurs grands-pères. Le paradoxe est que cette façon de voir scandaleuse, inadmissible, révoltante, imbécile, ridicule, cette façon de voir qui en société petite bourgeoise est totalement inenvisageable, inexprimable, in-dicible, et suffirait à vous déconsidérer définitivement si par chance vous ne l’étiez déjà, a été jugée au contraire comme allant à peu près sans dire par toutes les autres sociétés avant la nôtre.

En société petite bourgeoise, ce qui est idéologiquement inadmissible, ce qui ne s’accorde pas avec les valeurs en place, ce qui les contredit ou leur oppose une résistance logique, ou factuelle, est faux. Non seulement c’est criminel ou imbécile à énoncer (ou les deux), non seulement c’est faux, mais ce n’est pas – à la vérité ce n’est donc même pas faux. Cela ne peut pas être faux parce que cela ne saurait un seul instant être envisagé comme vrai. Que l’héritage héréditaire soit socialement précieux, et que d’autre part il puisse être à la fois matériel et culturel, cela ne peut pas être faux, ni vrai, bien sûr, parce qu’il n’est pas question de se poser la question – sauf pour Bourdieu et les siens, qui s’indignent de ce qu’ils découvrent, bien que ce soit ce qu’ils cherchaient, et qui à ce titre ont voix au chapitre, comme instruments de confirmation du tabou [1]

Pourtant même la Troisième République bourgeoise, aussi longtemps qu’elle a duré, a considéré qu’il fallait aller chercher ses diplomates, au moins dans un premier temps, ses ambassadeurs, ses représentants à l’étranger, dans une classe écartée du pouvoir politique, en l’occurrence l’aristocratie, pour que la France ne soit pas humiliée, à la cour de Russie, d’Angleterre ou d’Espagne, par l’inexpérience sociale et culturelle de ses envoyés. Elle reconnaissait implicitement par là – très à contrecœur, sans doute - qu’il y avait un privilège lié à la naissance, à l’héritage, et que certaines choses ne s’apprennent pas, ou s’apprennent seulement avec le temps, un temps indispensable, incompressible, qui peut très bien, même, dépasser la durée d’une génération.

Mais cette conviction, qui fut commune à presque toutes les civilisations, la civilisation petite-bourgeoise ne veut pas en entendre parler. C’est encore une exemple de son incapacité à sortir un moment d’elle-même, à se détacher d’elle, à ne pas coïncider tout à fait, à aller voir comment ça fait du dehors. Et c’est cette incapacité-là, d’ailleurs, qui progressivement lui rend les neuf dixièmes de la littérature et de la pensée des autres époques inintelligibles, et non seulement inintelligibles, inenvisageables, invisibles, impossibles à admettre, inexistantes.

M. du S. : Vous êtes en train de me dire que seuls peuvent être vraiment cultivés des enfants de gens cultivés ?

R. C. : Pas du tout. D’abord parce que de tout temps il y a eu beaucoup d’enfants de personnes très cultivées qui étaient complètement incultes, et qu’il en va tout spécialement ainsi à notre époque, l’école et la télévision mettant beaucoup de zèle à leur déculturation précipitée ; ensuite parce qu’accèdent à la culture, entrent dans la classe cultivée, à toute les générations, des nouveaux venus – mais peut-être faut-il parler de cela au passé, faut-il dire entraient, accédaient à, parce que ce renouvellement ne s’opère presque plus. Pour parler en bon sabir sociologico-journalistique nous dirons avec ces messieurs des médias que « l’ascenseur social ne fonctionne plus » - et l’ascenseur culturel encore bien moins, ajouterons-nous. Comment de nouveaux venus pourraient-ils accéder à la classe cultivée, puisque classe cultivée il n’y a plus ? Et pourquoi n’y en a-t-il plus ? Parce que l’éducation de masse, la télévision, l’impôt et les droits de succession ont détruit les classes privilégiées antérieures, qui comptait la culture au sein de leurs privilèges, et parmi lesquelles se recrutait la classe cultivée.

M. du S. : Il ne peut y avoir de classe cultivée qu’au sein des classes privilégiées ?

R. C. : C’est-à-dire que la culture est en soi un privilège, le privilège des privilèges, même. Sur les routes de campagne de mon département, ces temps-ci, on voit de grandes affiches placées là par le Conseil général, et qui proclament : Parce que la culture n’est pas un privilège (moyennant quoi il y aura des bus gratuits pour vous mener à la bibliothèque, et si vous n’avez pas d’argent vous pourrez avoir des billets de spectacles gratuits, ou presque gratuits). Mais bien sûr que si, la culture est un privilège ! Et puisqu’à la culture, sous peine de mort, il faut une classe cultivée, un public, cette classe cultivée est une classe privilégiée.

M. du S. : Héréditaire ?

R. C. : Non, pas héréditaire en tant que classe, pas globalement héréditaire, pas automatiquement, mais néanmoins n’excluant pas l’hérédité, ne pourchassant pas l’héritage, n’empêchant pas la transmission puisque la culture - à moins qu’on ne parle de la culture de rue, de la culture d’entreprise, de la culture jeune, etc. -, est en grande partie héritage, patrimoine, objet de transmission. Il me semble que la classe cultivée, que j’estime indispensable à l’existence même de la culture et de la vie culturelle, est forcément en partie héréditaire, oui. Imaginez quelque chose comme le Sénat, si vous voulez : une classe cultivée renouvelable par tiers, à chaque génération. Ce ne serait déjà pas si mal, du point de vue de la démocratie et de l’égalité. Et l’objectif capital d’un bon système d’enseignement, selon moi, serait d’assurer, pour chaque génération, pour chaque classe d’âge, ce renouvellement par tiers (très approximativement) de la classe cultivée ; de faire en sorte qu’en chaque génération d’élèves, de lycéens, à quelque origine qu’ils appartiennent, soit formée une portion nouvelle, non-héréditaire (non-héréditaire en amont !), de la classe cultivée.

M. du S. : Ce qui implique évidemment qu’à chaque génération un tiers de cette classe cultivée se retire, la quitte, en soit chassé ?

R. C. : Oh, pas nécessairement, et puis, entendons-nous bien, tous ces chiffres sont très approximatifs, encore une fois. Je dis un tiers je pourrais dire un quart aussi bien, ou la moitié. La classe cultivée peut s’élargir, heureusement – mais je crois qu’elle ne peut pas s’élargir indéfiniment, c’est vrai. Il y aura toujours en elle quelque chose de l’ordre de la sélection, du privilège, de la volonté agissante. Et toujours certains de ses membres "héréditaires" la quitteront, oui, parce que, la transmission ne se sera pas faite, et parce que, faut-il le dire, l’hérédité, en matière culturelle, non plus qu’en beaucoup d’autres domaines, n’est pas tout, loin de là, très loin de là. Tout ce que je pense est qu’il faut un peu d’hérédité, une bonne part d’hérédité, parce que culture et hérédité ont largement partie liée, je le crois profondément. 

J’ai visité récemment, tenez, un grand nombre de ces merveilleuses maisons de campagne anciennes, cottages élisabéthains ou Tudor, manoirs, mansions, petits châteaux de la campagne anglaise et écossaise, qui sont, avec leurs jardins, la plus belle parure de la Grande-Bretagne, et l’une des plus proches approximations, quelquefois, même, entre architecture et horticulture, entre arts décoratifs et paysagisme, de l’utopie d’un art total, du rêve d’un lieu parfait, comme le Domaine d’Arnheim de Poe. Aujourd’hui, presque pas une de ces demeures n’appartient encore aux familles qui les ont bâties, qui y ont vécu, et qui en ont pris soin pendant des siècles. L’immense majorité de celles que j’ai vues sont la propriété d’associations, National Trust, Scottish National Trust, English Heritage, etc., qui en prennent soin admirablement, mais qui ne peuvent pas leur conférer le caractère unique, incomparable, des maisons habitées, transmises de génération en génération. Surtout, je pense que la Grande-Bretagne a commis une erreur très grave en chassant de ces maisons, par l’impôt, par les droits de succession, par l’impossibilité organisée de s’y maintenir, toute une classe, pas nécessairement noble, pas du tout, et beaucoup plus large qu’on ne l’a dit, qui non seulement avait beaucoup contribué à l’histoire du pays, à sa grandeur, à sa personnalité, à ce qui le rendait unique, incomparable, qui non seulement avait fourni pendant des siècles l’armature de son développement, sur place et au-delà des mers, mais qui constituait la courroie de transmission la plus naturelle de son patrimoine culturel : non pas bien sûr que toute cette classe fût cultivée ; non pas, encore moins, qu’il ait été impossible d’être cultivé sans appartenir à cette classe ; mais parce que cette classe inscrivait de façon vivante, sensible, la culture dans le territoire et dans le temps ; parce qu’elle en conservait le fonds permanent pour les générations à venir, et pour les classes à venir, et pour les personnalités de n’importe quelle origine qui s’agrègeraient, indéfiniment, à la classe cultivée. Je ne dis pas que cette classe, qui ne se confondait nullement, encore une fois, avec la classe cultivée, a tout à fait disparu. Mais dans la mesure où elle subsiste elle a perdu beaucoup de son sens, et de son prix, et cela sans profit pour personne, par le simple effet d’un égalitarisme antihéréditaire, en l’occurrence dévastateur, ce qui ne peut apparaître que du point de vue de Sirius, bien entendu (mais c’est précisément le nôtre, n’est-ce pas ?).

Il y a encore des riches, en Grande-Bretagne, il y en même peut-être plus qu’avant. Et sans doute il y a parmi eux des personnes cultivées, mais qui risquent d’être souvent, en mettant les choses au mieux, des nouveaux riches de la culture. Ce n’est pas très grave pour eux, mais c’est une menace pour la culture elle-même, qui a besoin que soit conservé précieusement, en son sein, un filet ininterrompu de liaison avec le temps, et avec l’espace sensible : sans quoi le sens est trop neuf, il coïncide en permanence avec lui-même, lui aussi est un nouveau riche.

Pour en revenir à la France, tout ce qu’a su faire l’école petite bourgeoise, j’en ai peur, c’est assurer qu’hérédité ni héritage il n’y ait plus, et que les héritiers soient incultes. Cela elle l’a parfaitement réussi. Or il me semble que sa mission véritable devrait être exactement le contraire, et qu’elle devrait faire en sorte qu’il y ait un héritage pour les non-héritiers et qu’ils le perçoivent, qu’ils perçoivent une part intacte, et qu’ils pourraient eux-mêmes élargir, de l’héritage commun.

M. du S. : Je crois que j’entrevois un peu mieux l’armature de votre étrange système, passablement provocateur. La petite bourgeoisie ne pourrait pas être une classe cultivée, elle ne pourrait pas secréter en elle-même, extraire d’elle, une classe cultivée, parce qu’elle aurait un problème avec l’héritage, le patrimoine, alors que la culture serait en grande partie patrimoniale : est-ce que je vous interprète correctement ?

R. C. : Oui, ce résumé est assez juste, surtout si on le rapproche de la situation historique : la fin ou du moins le dépassement de l’État-Nation, d’une part, et d’autre part l’immigration massive - ces deux phénomènes simultanés concourant à faire de l’héritage culturel un fardeau, un barrage à la double assimilation impliquée, celle du pays dans un ensemble plus vaste, et celle du peuple dans un peuple nouveau ; et donc à faire du rôle historique de la petite bourgeoisie anti-patrimoniale, culturellement, une nécessité bienvenue, la condition d’un accomplissement, d’un passage à quelque chose d’autre. Et Mme Adler se montre une représentante parfaite de la société petite-bourgeoise, un agent zélé de sa dictature, quand elle expose tranquillement, sereinement, que désormais la culture ne sera plus patrimoniale, ou très partiellement ; et que sa véritable matière c’est l’actualité.

Exeunt les morts, les ancêtres, le bruissement des générations entre les pages des livres et les branches des parcs, l’épaisseur sensible du temps. Le petit bourgeois est fils de personne, il se réclame tel. D’ailleurs la pièce bien oubliée de Montherlant montre très exactement, et de façon très prémonitoire, sous ce titre même, Fils de personne [2], la naissance ou plutôt la formation, la non-formation, l’enfance d’un petit-bourgeois. Je crois même me souvenir que le père, qui voit rarement son fils, élevé par la mère, lui reproche, vous allez être content, de lire des bandes dessinées, ou des "illustrés" ! Cette pièce est tellement antipathique, tellement contraire à l’esprit du temps, le nôtre, que la dernière fois que je l’ai vu monter, il y a vingt ans ou trente ans, avant qu’elle ne disparaisse tout à fait, elle était jouée à l’envers, sans doute en toute bonne foi : telle qu’elle était mise en scène elle montrait l’éveil à la liberté, à la modernité, à la démocratie familiale, aux joies de la bande dessinée, d’un enfant sympathique, en tout cas parfaitement normal, d’un enfant comme tous les enfants, en butte aux contraintes absurdes que veut lui imposer un père abusif.

M. du S. : Et cette interprétation-là était totalement erronée ?

R. C. : Oh, j’imagine qu’il y a dans le texte quelques éléments, minoritaires, qui rendaient cette lecture-là possible, plus ou moins. La pièce a sans doute une certaine ambiguïté, - Montherlant n’était pas idiot. Le père est loin d’être un modèle, par exemple. Mais il me semble évident que c’est son parti à lui que soutient l’auteur.

Parce que le petit-bourgeois est fils de personne, il ne faut pas s’étonner de la dégénérescence du nom, parmi nous. Vous l’avez remarqué, les gens ont de moins en moins de nom, et de plus en plus de prénom. Le nom, en effet, c’est la patronyme, c’est le père, c’est la lignée, l’héritage (ou son absence). Non plus que la syntaxe, non plus que la langue, non plus que ma phrase quand je m’en sers pour un échange quelconque (c’est-à-dire presque tout le temps), mon nom ne m’appartient tout à fait. Il ne se résume pas à moi, il raconte une histoire qui n’est pas seulement la mienne, il me dépasse de toute part, je ne coïncide pas avec lui. En revanche mon prénom n’est qu’à moi. Le prénom est l’étendard de la coïncidence avec moi-même, le drapeau même du soi-mêmisme triomphant, avec tout ce que le soi-mêmisme a de puéril, d’enfantin, de toujours-déjà-là au commencement de moi, et aussi de vaniteux. Songez à tous ces gens, avec lesquels on n’est pas plus intime que cela, bien souvent, et qui vous envoient des cartes postales qu’ils signent de leur seul prénom - on ne sait jamais qui les a envoyées. Être soi-même, en effet, c’est souvent être semblable à tous les autres ; et le prénom, qui en général, contrairement au nom, n’est qu’à soi dans le groupe familial et dans le cercle étroit des plus proches relations, appartient aussi à un grand nombre d’autres individus, la plupart du temps, dès que ce cercle s’élargit un peu : autre exemple d’une instrument d’individualité, de soi-mêmisme, qui très vite se renverse en instrument d’indistinction.

M. du S. : Autre exemple aussi, cette affaire du nom, si vous permettez, des contradictions où vous enferme votre animosité à l’égard de la présumée petite-bourgeoisie, qui n’est pour vous qu’un des noms du présent.

R. C. : Ah, oui, c’est assez bien vu .

M du S. : Vous dites maintenant que le nom s’efface, qu’il perd de son importance, qu’il est de plus en plus remplacé par le prénom, sous le règne de la petite bourgeoisie ; mais vous disiez tout à l’heure que rien n’était plus typiquement petit-bourgeois, et contraire à la tradition française – la tradition aristocratique et bourgeoise, je suppose – que d’appeler les gens par leur nom, quand on s’adresse à eux, après Monsieur ou Madame : Madame Lebranchu, Monsieur Chaminade

R. C. : Ah, mais c’est qu’il faut considérer les choses diachroniquement, dans leur évolution, le long d’une ligne évolutive d’ailleurs assez simple, puisqu’elle va toujours dans le même sens, vers plus de familiarité, c’est-à-dire plus d’anti-formalisme, plus de confusion entre le rôle et la personne, de proximité, de coïncidence, d’adhésion de chacun à soi-même. Il n’y a pas contradiction du tout. Au contraire, il y a confirmation à travers le temps. Le Monsieur tout court, aristocratique et bourgeois, s’adressait à la personne sans la nommer, sans la réduire à son identité, en la dédoublant, en somme, comme fait le vouvoiement, par délicatesse, par respect, par souci des distances, de la distance, selon un procédé que n’est qu’une simplification, à la vérité, des Votre Majesté, Votre Excellence, etc. du protocole des cours. Le Monsieur Chaminade petit bourgeois renonce à ce dédoublement, à cette figure de style, à cette distance gardée. Et le passage du nom au prénom ne fait que confirmer que les distances se sont encore réduites, que la coïncidence s’accroît, que le filet se resserre : car mon prénom est plus moi, est plus à moi, plus personnellement à moi que mon nom. 

M. du S. : Vous aviez tout de même dit que le nom, le patronyme, c’est la responsabilité.

R. C. : Par rapport au prénom, oui, qui se substituerait à lui, et plus encore par rapport à l’anonymat ; mais pas par rapport au silence, à l’abstention de celui qui s’adresse à la personne, et qui ne fait que protéger le nom, dès lors que celui-ci est connu, qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur lui. 

Nous parlions plus tôt de Guillaume Durand, et de son émission "Campus" : il me semble que c’est lui, que c’est elle, cette émission, qui a lancé ou qui a contribué à populariser cette mode, si merveilleusement exemplaire de la dictature de la petite bourgeoisie, elle aussi, d’appeler les invités d’un plateau de télévision par leur prénom, quelles que soient leur notoriété ou leur gloire, et quelle que soit l’intimité, ou le défaut d’intimité, que le journaliste entretien avec eux. Même si cette intimité était réelle, d’ailleurs, cela n’y changerait rien, parce que les téléspectateurs, eux, qui sont tout de même les destinataires de l’échange, officiellement, ne la partagent pas. Ils ne disent pas Claude, pour Lévi-Strauss. Mais l’aune du discours petit-bourgeois, ce qui va décider de sa tournure et de ses choix, ce n’est jamais l’autre, quoi qu’en dise celui qui parle – ce n’est jamais que lui-même. Je ne sais pas si Durand est allé jusqu’à Claude, pour Lévi-Strauss, mais nous avons eu Alain, pour Robbe-Grillet, John, pour Le Carré, Philip, pour Philip Roth :

« Y a une question qu’j’aimerais bien poser à Alain »

« Et ça John le dit très bien »

Il y a d’ailleurs une autre raison qui fait que cette émission, et les autres du même genre, sont très caractéristiques de la dictature de la petite bourgeoisie, une autre raison qui d’ailleurs est très liée à celle-ci – structurellement, c’est la même chose. Ces émissions se donnent pour des émissions littéraires, culturelles, mais avez-vous remarqué qu’il n’y est jamais question de littérature ? Ce sont des émissions autour du livre, ce qui n’est pas du tout la même chose que des émissions littéraires. La plupart des invités, semaine après semaine, sont des personnes qui ont écrit des livres, de préférence des livres dont on parle ; ce ne sont pas des écrivains. Ce sont des hommes politiques, des sociologues, des journalistes, des acteurs, beaucoup d’acteurs, des gens célèbres avant d’avoir écrit une ligne, des gens qui écrivent parce qu’ils sont célèbres, tout sauf des écrivains. Et lorsqu’il y a tout de même quelques écrivains sur le plateau, en guise de supporting cast, la plupart du temps, il est bien rare qu’il soit question de littérature pour autant. La littérature est classée à coups de chiffres en début de programme, de listes et de places dans des listes, de succès ou d’insuccès de librairie. La grande question est de savoir qui cette semaine-là a écrit « le livre de la semaine », ou bien qui « s’est ramassé » ou « s’est planté », comme on dit en langue petite-bourgeoise (c’est-à-dire en argot, bien souvent). Les livres dont il est question, même lorsque ce sont des livres d’écrivains, c’est par leur sujet qu’ils ont été choisis, parce que ce sujet s’inscrivait dans le thème de l’émission. De littérature proprement dite il ne sera pas dit un mot : d’une part parce qu’en société petite bourgeoise, après quarante années d’enseignement de masse, pour la littérature il n’y a plus d’audience, elle fait chuter les taux d’écoute ; mais aussi, plus profondément, parce que la littérature c’est précisément, imprécisément, la non-coïncidence : la non-coïncidence de la phrase avec le sens, du mot avec sa signification, de la parole avec celui qui parle, du personnage avec la personne. Et la petite-bourgeoisie, nous l’avons dit en commençant, il y a de cela bien longtemps, c’est le règne de la coïncidence, du soi-mêmisme, du tiers exclu, de l’absence d’ailleurs, de la suppression carcérale des frontières.

M. du S. : Oui, nous avons parlé beaucoup plus longtemps que d’habitude, en effet, et il se fait tard. J’aimerais vous poser tout de même une dernière question, si vous permettez, avant de nous séparer. C’est à propos du parti de l’In-nocence, qui après tout est le prétexte de ces rencontres régulières entre nous. J’ai cru déceler au sein du parti un courant populaire, populiste,

R. C. : … populaire, populaire, pas populiste ! Il me semble que s’il y a un reproche que nous n’encourons pas, c’est bien celui de populisme !

M. du S. : Bon, populaire, soit - en tout cas nettement anti-bourgeois, et qui s’exprime à partir de la ligne de front, comme il dit : le front des banlieues, le front des cités, le front des lycées et collèges d’enseignement prioritaire, toutes zones où le bourgeois ne va pas, d’après ce courant populaire dont je parle, et où il laisse le petit peuple se débattre avec la situation que lui, bourgeois, gouvernant, intellectuel nanti, journaliste, médiocrate, membre de "l’élite", il a créée ou laissé se créer. Au sein de ce courant-là, si j’en juge par ses interventions sur le forum public de l’In-nocence, on se plaint avec insistance, par exemple, de l’inconscience criminelle, de la légèreté, de la trahison, des « fils-à-papa de mai 68 », je crois que je cite à peu près exactement ; et d’ailleurs l’expression est assez savoureuse, vous en conviendrez, eu égard à ce que vous venez de dire des petits-bourgeois fils de personne… Comment s’accordent (si tant est qu’ils s’accordent), comment s’accordent votre propre anti-petit-bourgeoisisme, d’inspiration plutôt bourgeoise, et même tout à fait bourgeoise, je crois bien,

R. C. : Je n’irais pas jusque là…

M. du S. : … et cet anti-bourgeoisisme populaire qui se fait entendre au sein d’un courant minoritaire, mais bruyant, coriace, de l’In-nocence?

R. C. : Vous n’êtes pas le premier à avoir relevé cette apparente contradiction, qui cependant ne doit pas être si réelle que cela, puisqu’elle n’a jamais donné lieu à aucune opposition au sein de l’In-nocence. Être contre la petite-bourgeoisie, même quand c’est à partir d’un point de vue bourgeois, comme vous voulez à tout prix que ce soit mon cas, ce n’est pas être contre le peuple (ou ce qu’il en reste). Quant aux « fils à papa de mai 68 » et d’après - oui, je me souviens aussi de la formule, elle revient souvent -, ils n’ont pas grand chose à voir avec la bourgeoisie, même si certains d’entre eux en sont issus. Je crois que le problème est surtout terminologique, là. Vu de la ligne de front, comme vous dites,

M. du S. : Ce n’est pas moi qui dis, je ne fais que citer !

R. C. : … vu de la ligne de front, et du point de vue du peuple, ou de ce qu’il en reste, si les maîtres de l’heure sont des bourgeois, c’est tout simplement parce qu’ils sont les maîtres. Il me semble tout de même plus juste, au regard de l’histoire, de reconnaître en eux des petits-bourgeois – ce qui n’en fait pas nécessairement de meilleurs maîtres, loin de là, et ne les exonère pas des reproches que leur adresse ce que vous appelez notre courant populaire…

M. du S. : Bien, nous allons peut-être en rester là pour cette fois, qu’en pensez-vous ? Cet entretien est déjà beaucoup plus long que tous les précédents, votre webmaster aura du mal à le caser !

R. C. : Ah, mais le sujet en valait la peine, je crois. En tout cas je vous remercie de vos questions.

M. du S. : C’est moi qui vous remercie de vos réponses, même si beaucoup d’entre elles appelleraient de ma part d’autres questions…

R. C. : Ah, c’est la règle du jeu… Une autre fois, sans doute…

M. du S. : Une autre fois, oui…


 

[1] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture, éditions de Minuit, Paris, 1966. 

[2] Henry de Montherlant, Fils de Personne, 1943, in Théâtre, Bibliothèque de la Pléiade, 1958.