Marc du Saune : Renaud Camus, j’aimerais aborder avec vous, aujourd’hui, un sujet
qui sans doute, et pour une fois, ne concerne pas directement le parti de
l’In-nocence - lequel, à ma connaissance, n’en a jamais débattu, et ne lui fait
aucune place dans son programme, sauf peut-être, implicitement, indirectement,
dans le chapitre fiscal de ce programme, chapitre au demeurant assez
controversé. La question dont je voudrais que nous parlions, si vous en êtes
d’accord, est pourtant très présente dans vos livres, et même avec de plus en
plus d’insistance, ces dernières années. C’est la question de ce que
j’appellerais - mais bien sûr l’expression vous revient entièrement, c’est à ma
connaissance vous qui l’avez forgée - la
dictature de la petite bourgeoisie.
Renaud Camus : Ah,
vous avez raison : c’est un thème qui m’est plus personnel qu’il n’est lié
au parti de l’In-nocence, où je ne sache pas qu’il ait jamais rencontré le
moindre écho ; et où peut-être il pourrait bien faire grincer quelques
dents, au contraire – ou même rencontrer une forte opposition, qui
sait : en tout cas servir de cible à des contradictions argumentées.
M. du S. : Quand vous parlez de dictature
de la petite bourgeoisie, j’imagine que vous faites allusion, ou référence,
au moins ironiquement, à la fameuse dictature
du prolétariat marxiste-léniniste ?
R. C. : Bien entendu – mais si ironie il y a, elle est un peu amère. Ma
thèse, ou mon hypothèse, si vous
préférez, c’est qu’en les décennies mêmes où feue l’Union soviétique, à la
suite de sa révolution fondatrice, échouait à établir ladite dictature du prolétariat, pourtant officiellement
annoncée, promise et même inscrite dans les textes constitutionnels, la France,
elle (et sans doute pourrait-on dire l’Europe,
l’Occident, le "monde
libre", selon l’expression consacrée, l’ensemble des démocraties et
surtout des "social-démocraties" - mais je préfère m’en tenir à la
France, que j’ai l’occasion d’observer de plus près, et qui d’ailleurs me
semble un cas éminemment représentatif, peut-être plus que beaucoup d’autres),
la France, donc, elle, tandis que les Soviétiques échouaient dans leur grand
dessein, avait réussi parfaitement, à peu près dans le même temps, et peut-être
sans l’avoir tout à fait voulu, par l’effet de réformes progressives, étalées,
certaines d’entre elles presque invisibles – réformes fiscales, réformes
scolaires, mais aussi évolution insensible ou au contraire accélérée des mœurs,
bien sûr, et diffusion de la radio, puis surtout de la télévision - réussi à
établir ce que j’appelle, oui, et c’est bien par référence à la dictature du prolétariat, vous avez tout
à fait raison, une dictature de la petite
bourgeoisie : sous laquelle nous vivons encore, ou déjà, et dont nous ne sommes pas prêts
de nous libérer, selon moi.
M. du S. : Première objection, si vous permettez, et qui me semble
évidente : je vis en France, comme vous, et je dois dire que je n’ai pas
trop l’impression de vivre sous une dictature…
Il me semble, au contraire, me voir prodiguer tous les jours des droits
nouveaux, dont certains que je n’aurais jamais songé à réclamer…
R. C. : Vous
n’avez pas l’impression de vivre sous une dictature, soit. Il y a à cela deux
raisons, à mon avis. La première raison, c’est que le dictateur c’est vous.
M. du S. : Ah oui ? Décidément, je vais de surprise en
surprise : je vis sous une dictature et je n’en savais rien, c’est moi le
dictateur et j’en ignorais tout…
R. C. : C’est
vous le dictateur, oui. Si une véritable dictature du prolétariat avait pu être
instaurée en Union soviétique et dans les démocraties populaires, tous les
prolétaires auraient été dictateurs, n’est-ce pas, en indivision, si je puis dire. Eh bien, en régime de dictature
effective de la petite bourgeoisie, tous les petits-bourgeois sont tyrans. Et
tout le monde est petit-bourgeois, j’espère que nous y reviendrons.
M. du S. : Nous reviendrons à ce que vous voudrez : je suis là
pour essayer de comprendre.
R. C. : La
deuxième raison qui fait que vous n’avez pas l’impression de vivre sous une
dictature, c’est que cette dictature n’est pas politique au premier chef. En
tout cas elle n’est pas institutionnelle.
Elle n’a pas besoin de l’être. Elle s’accommode parfaitement de tous les droits
individuels, et même de tous ces droits nouveaux auxquels vous venez de
faire allusion. Elle est une dictature sans dictateur,
M. du S. : … sauf moi…
R. C. : …sans
autre dictateur que la petite bourgeoisie dans son ensemble, que l’ensemble des
petits-bourgeois : vous, moi, Claire Chazal, Claude Allégre, Marc-Olivier
Fogiel, Edwy Plenel,
M. du S. : …il vient pourtant de perdre son poste…
R. C. : …son
poste de directeur de la rédaction du Monde,
pas son poste de dictateur, de co-dictateur indivis… Roselyne Bachelot, Nicolas
Sarkozy, Danielle Gilbert, l’archevêque de Paris, le premier président de la
cour de Cassation, tout le monde, même Jacques Chirac ou David Douillet. Tout
juste peut-on remarquer qu’à d’aucuns est échue une part un peu plus large qu’à
d’autres de tyrannie à exercer. Mais leur rôle et leur fonction, à ceux-là, est
plus d’exprimer et de rappeler sans
cesse le sentiment tyrannique, l’implicite doctrine dictatoriale, le
ce-qui-va-sans-dire mais gagne-tout-de-même-à-être-rappelé, que d’être à titre
personnel plus tyrans que les autres. Ces privilégiés sont des médiateurs, des traducteurs, des
fédérateurs, enfants chéris du régime, bien sûr, prêcheurs patentés de son
idéologie (et dans l’idéologie, en
l’occurrence, je range les goûts, les désirs collectifs, la langue, évidemment,
les styles, les espérances et les aspirations grégaires), bien plus qu’ils ne
sont des détenteurs individuels ou collectifs de l’ensemble, ou d’une partie,
du pouvoir dictatorial global. Leur pouvoir particulier, à ces porte-paroles, à
ces médiateurs - ces opinion makers,
plutôt, opinion expressers, opinion translators, opinion controlers : canalisateurs, formateurs,
pédagogues de masse-, leur pouvoir particulier, même s’il est plus grand que
celui des autres, ne leur vient que de l’adéquation rigoureuse de leurs
discours, et sans doute de leurs sentiments, de leurs pensées, de leurs
convictions profondes (car il n’y a pas de raison, enfin, pas toujours, de douter de leur bonne foi), avec le discours
général dominant, le sentiment dictatorial global, indivis.
Encore une fois il ne s’agit pas d’une dictature politique, au
moins au sens étroit. C’est d’ailleurs un des secrets de sa force, puisqu’elle
ne ressemble pas, dans ses formes, à ce qu’on s’attend à reconnaître en une
dictature. L’expérience historique ne nous a pas préparés à l’affronter. Voilà
pourquoi tant de gens se trompent d’ennemis, et croient en toute sincérité
lutter contre des tyrannies ou des menaces de tyrannie imaginaires, tout en
étant les instruments inconscients d’une tyrannie bien réelle. Il s’agit d’une
dictature purement sociale et culturelle (bien que je sois tenté
d’ajouter : médiatique, et
langagière). Comme elle n’a pas de structure institutionnelle visible, elle ne
suscite pas de sentiment de révolte - tout juste une sorte d’accablement, qu’on
ne sait pas à quoi attribuer, ni à qui, et qui se traduit par la consommation
effrénée d’anxiolytiques, la croissance de la clientèle des psychiatres, des
psychologues, des psychanalystes, gourous, coaches marabouts
et charlatans divers, et par l’augmentation du nombre des suicides ; le
tout sur fond d’abrutissement général, de bêtification programmée sans
programme, d’imbécilisation festive, de crétinisation pailletée. Pourquoi se
révolterait-on, et surtout contre qui,
puisque tout le monde est
petit-bourgeois, c’est-à-dire dictateur de tous les autres ? Ce serait se
révolter contre soi-même. Ce serait se révolter contre un langage avec les
seuls moyens de ce langage lui-même. Ce serait se révolter contre un système de
pensée avec les armes mêmes qu’il vous fournit - ou plutôt qu’il se garde bien
de vous fournir, justement !
M. du S. : Donc, si je vous comprends bien, ce qui prouve absolument
qu’il y a dictature, et même de la pire espèce, c’est que personne n’a
l’impression qu’il y ait dictature…
R. C. : C’est
un peu ça. Vous vous moquez, mais vous n’avez pas tout à fait tort. Néanmoins
je ne prétends pas du tout que toute absence
du sentiment qu’il y a dictature, toute présence
du sentiment contraire, de la conviction, même, qu’il n’y a pas dictature, impliquent nécessairement que
dictature il y a bien. Non, non, non. Toutefois, ce sentiment général que
dictature il n’y a pas, il arrive, quand dictature il y a bien - dictature
invisible, dictature sans visage, dictature sans appareil - qu’il
se combine, chez certains être marginaux, plus sensibles, plus
mélancoliques, mieux vaincus par la vie ou par l’histoire, moins inclinés aux
séductions grégaires, avec une sourde inquiétude, un soupçon, le souvenir
vague, mais insistant, d’un monde plus large, et plus libre.
M. du S. : Si tant est que dictature il y ait bien, donc – acceptons
pour un moment d’en envisager l’hypothèse, et même, par souci d’expérience, de
la tenir pour acquise (même si je dois vous avouer que je n’en suis pas tout à
fait là…) -, si tant est que dictature il y a bien, donc, c’est une dictature
d’un type très particulier, puisque tout le monde l’exerce, et que personne
n’en est la victime ?
R. C. : Oh là
là ! Je vous en prie, n’allez pas si vite en besogne ! Que tout le
monde l’exerce (ce que je crois en effet) n’implique pas du tout que, par voie
de conséquence, personne n’en soit la victime ! Je pense exactement
l’inverse : tout le monde en est
la victime, au contraire. Et pour commencer : l’État, la nation, le pays,
la culture (sa culture particulière et la culture en général), la connaissance,
les mœurs, le langage, la langue, la civilisation, les modes de la présence, de
la gestion du temps et de l’administration d’exister. Maintenant, qu’il
s’agisse d’une dictature bien particulière, et même, par certains côtés, sans précédent, ça oui, aucune
hésitation sur ce point.
D’autres classes que la petite bourgeoisie ont exercé le pouvoir
avant elle (laissons de côté pour un instant la dictature). Après tout, on pourrait se dire que c’était bien son
tour, à la petite bourgeoisie : que son accession aux affaires n’est que
justice, que cette accession est exactement dans l’ordre des choses ou dans le
sens de l’histoire, et qu’elle est tout à fait normale, morale, conforme à
l’équité sociale. Mais l’un des traits - et c’est sans doute le principal - qui
distinguent la petite bourgeoisie au pouvoir de toutes les autres classes au
pouvoir avant elle, c’est qu’elle procède par intégration, alors que toutes les autres classes avant elle
procédaient, elles, par exclusion. La
petite bourgeoisie, la société petite-bourgeoise, n’a que ce mot à la
bouche : intégration. C’est
d’ailleurs ce qui fait que son pouvoir est nécessairement
une dictature, et peut-être la dictature la plus solide, la plus totale qui ait
jamais existé…
M. du S. : Est-ce que vous ne dramatisez pas un peu, et même beaucoup ? Encore une fois, je n’ai
pas le sentiment…
R. C. : Non,
bien sûr, vous n’avez pas le sentiment de vivre sous une dictature, je le sais,
vous l’avez déjà dit. Si vous l’aviez, ce sentiment, vous pourriez songer à
vous révolter. Tandis que là… Mais ne nous rembarquons pas là-dedans, nous
tournerions en rond. Si vous permettez, j’aimerais plutôt revenir un instant,
avant de passer à autre chose, sur cette distinction, à mes yeux
capitale, entre les classes qui ont exercé leur pouvoir par l’exclusion et celle - au singulier, car
par définition il n’y en a qu’une - qui l’exerce au contraire par inclusion, par intégration générale, de sorte que personne n’a le sentiment d’être
exclu.
M. du S. : « Personne n’a le sentiment d’être
exclu » ! C’est de la provocation ? Vous plaisantez ?
Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Des millions de gens ont le sentiment d’être exclus ! Et ce n’est
pas seulement un sentiment,
croyez-moi ! Exclus ils le sont
autant qu’on peut l’être !
R. C. : Ils
sont exclus de l’affluence, ils sont exclus de l’aise et de l’aisance, ils sont
économiquement exclus, mais ils ne
sont pas socialement exclus, pas du moins "au niveau des
représentations", comme on disait dans ma jeunesse. Comme les autres,
comme tous les autres, ils sont les instruments de la dictature de la petite
bourgeoisie, autant qu’ils n’en sont les victimes. D’abord presque personne
n’est assez misérable pour n’avoir pas de télévision, par exemple. Et la
télévision est le grand vecteur de la dictature de masse.
M. du S. : N’empêche, il me semble qu’il y a là une faille, et de
taille, dans votre grille d’interprétation - même si d’autre part elle est
assez cohérente, si je puis me permettre d’en juger. Quoi que vous en disiez,
il y a bel et bien une réalité, une réalité tragique,
de l’exclusion.
R. C. : Il y
a bel et bien une réalité tragique de l’exclusion, mais l’idéal affiché,
proclamé et même seriné de l’énorme classe au pouvoir, c’est précisément de
réduire et même de supprimer l’exclusion. C’est d’ailleurs elle, c’est cette
classe au pouvoir, qui a inventé le concept et le mot, exclusion. Jadis on parlait des pauvres, on parlait du prolétariat
et du sous-prolétariat, on ne parlait
pas des exclus. Exclus de quoi, ce
serait-on demandé ? C’est parce que la petite bourgeoisie
dictatoriale entretient, contrairement, je le répète, à toutes les autres
classes dominantes avant elle, un idéal d’inclusion
universelle, qu’elle a inventé le concept et le mot d’exclusion pour désigner ce à quoi elle entend, officiellement,
mettre fin par tous les moyens.
M. du S. : Mais, même si dictature il y a bien ; si l’on consent
à vous donner raison sur ce point, au moins à titre d’hypothèse d’école ;
et si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion, est
bien exercée par la petite bourgeoisie, ou par ce qu’il vous plaît d’appelez de
la sorte, eh bien, il me semble tout de même qu’il est préférable que cette
classe et cette dictature soient inclusives,
incluantes, je ne sais pas comment il
faut dire, plutôt qu’exclusives ou excluantes. Ce que je veux suggérer
c’est que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble, une dictature
qui n’exclut personne, qui même
invite tout le monde à la rejoindre, à être dictateur avec elle, qu’une
dictature…
R. C. : …eh bien non, justement, mieux ne vaut pas, si je puis me
permettre de vous contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu’elle est
fort peu visible, comme vous venez de le remarquer, et donc d’autant plus
dangereuse (ses victimes ne s’aperçoivent même pas qu’elle existe), est aussi
d’autant plus rigoureuse : car il n’y a d’échappatoire concevable à son
emprise. Si une telle dictature vous donnait le sentiment d’être en prison, il
ne vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors, ce serait
aussi la prison. Plus exactement, il n’y
a pas de "dehors". Il n’y a pas de différence entre le dehors et le dedans. Cette dictature-là, justement parce qu’elle est
tout-incluante, ne se conçoit pas d’extérieur ; elle ne s’en ménage
pas ; elle empêche qu’il en demeure ou qu’il s’en crée. Elle coïncide
exactement avec la société, et presque avec le monde. Pour elle il n’y a pas d’autre.
Vous allez me dire qu’elle n’a pourtant que ce
mot à la bouche : l’autre, l’autre, l’autre, l’étranger, l’exclu.
C’est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés que dans la mesure où ils
sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces étrangers sont des
semblables en voie d’assimilation, où ces exclus sont en procès d’inclusion. Il
est très frappant d’observer la coïncidence structurelle, idéologiquement
inévitable, entre la haine des frontières, l’immigrationnisme à tout crin, la
métissolâtrie psittaciste, qui sont médiatiquement l’idéologie dominante et
quasiment unique de la petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu
pédagogique de son enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale
et, d’autre part, l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de
cette même classe dans la même situation de direction des affaires. Chacun, s’il
le souhaite, a vocation à devenir français ; chacun, et même s’il ne le souhaite pas, a vocation à devenir
petit-bourgeois : d’ailleurs tout le monde l’est déjà, serait-ce sans le
savoir ; et ceux qui seraient autre chose seraient tout de même des
petits-bourgeois, ils jouiraient, si c’est bien le mot, de la double
nationalité, ils seraient condamnés à la double appartenance. Il faut bien se
le dire : dès lors qu’on a l’intention de faire éduquer ses enfants ou
d’aller soi-même à l’école, de regarder la télévision, de gérer son budget, de
prendre l’avion ou d’être malade, de mourir, on est forcé d’être
petit-bourgeois. La petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les
rapports de la nation avec le reste du monde ou dans ses propres rapports de
classe avec les autres classes, ne se conçoit pas d’extérieur - d’extérieur, du
moins, qui soit destiné à le rester.
C’est là un autre des traits fondamentaux de
ce que j’appelle la dictature de la
petite bourgeoisie : de même que cette classe, nous l’avons vu, est la
première à exercer son pouvoir par inclusion
et non par exclusion, de même, et
ceci est une conséquence de cela, elle est la première à s’être persuadée
qu’elle coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est qu’elle
n’a pas tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec la
société : la petite bourgeoisie s’est arrangée pour que toute la société
soit petite-bourgeoise, qu’il n’y ait pas moyen, pour les individus, les
familles, les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.
Ce défaut de tout extérieur, cette absence
d’ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale et culturelle,
souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur il y a bien malgré tout,
s’il s’obstine à se manifester, si des poches de résistance ou seulement de
non-assimilitation, de non-intégration, de non-coïncidence se laissent déceler,
il ne peut s’agir, aux yeux de la classe au pouvoir, à ses millions d’yeux, que d’aberrations, de ratés provisoires
du système, de monstruosités morales autant qu’intellectuelles. Par un
phénomène qui correspond tout à fait à ce que j’ai appelé d’autre part, dans un
autre registre, plus individuel, le "soi-mêmisme" - cet état de
société où l’idéal par excellence, pour chacun, est d’être soi-même et rien d’autre - , eh bien, pareillement, ne pas coller
exactement au soi global de la
société, à son soi-même collectif,
bref à la pensée dominante, c’est encourir la pire condamnation morale, ou bien
c’est n’exister pas.
Pardonnez-moi de prendre un exemple personnel,
et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais combien de fois ai-je
entendu, dans la bouche d’un journaliste, ou d’un animateur d’émissions de
télévision, des phrases de ce genre :
« Mais enfin, Machin-Truc, il y a quelque
chose que je n’arrive pas à comprendre : vous êtes un type intelligent, un
garçon sympathique, un homme cultivé, un bon écrivain… Comment pouvez-vous
écrire que ceci ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela… »,
…c’est-à-dire autre chose que ce que nous
pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu’il faut penser, autre
chose que ce qu’il est indispensable de penser pour vivre tranquille et heureux
dans la société comme elle va, pour être invité à des émissions comme celle-ci,
pour faire la moindre "carrière" ? Je crois que c’est la
première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui
n’est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement, aux convictions dominantes et
monopolisantes, monopolistiques, fait l’objet, non pas d’une opposition intellectuelle, dont on peut discuter
indéfiniment, qui est même la matière même du débat, mais d’une condamnation morale, génératrice d’exclusion.
M. du S. : Mais, même si
dictature il y a bien ; même si l’on consent à vous donner raison
là-dessus, au moins provisoirement, à titre d’hypothèse d’école ; et même
si cette dictature, assez peu visible, je persiste dans mon opinion
R. C. : Je vous ai donné tout à
fait raison sur ce point, inutile d’y revenir
M. du S. : même si cette dictature invisible
R. C. : N’exagérons pas non plus en
sens inverse ! Elle est peu visible par ses victimes, qui ne se
doutent de rien. Elle n’est pas invisible pour autant, et encore moins imperceptible
M. du S. : même si cette dictature peu
visible, peu perceptible, mais selon vous bien réelle, est bien exercée par la
petite bourgeoisie, ou par ce qu’il vous plaît d’appeler de la sorte, eh bien,
il me semble tout de même qu’il est préférable que cette classe et cette
dictature soient inclusives, incluantes - je ne sais pas comment
il faut dire -, plutôt qu’exclusives ou excluantes. Ce que je
veux suggérer c’est que, dictature pour dictature, mieux vaut, il me semble,
une dictature qui n’exclut personne, qui même invite tout le monde à la
rejoindre, à être dictateur avec elle, qu’une dictature
R. C. : Eh bien non,
justement, mieux ne vaut pas, si je puis me permettre de vous
contredire. Une dictature tout-incluante, outre qu’elle est fort peu visible,
comme vous venez de le rappeler, et donc d’autant plus dangereuse (ses victimes
ne s’aperçoivent même pas qu’elle existe), est aussi d’autant plus
rigoureuse : car il n’y a pas d’échappatoire concevable à son emprise. Si
une telle dictature - par chance, peut-être, car ce serait pour vous le début
d’une prise de conscience - vous donnait le sentiment d’être en prison, il ne
vous servirait à rien de réussir à vous enfuir, parce que, dehors, ce serait
aussi la prison. Plus exactement, il n’y a pas de "dehors". Il
n’y a pas de différence entre le dehors et le dedans. Cette
dictature-là, justement parce qu’elle est tout-incluante, ne se conçoit pas
d’extérieur ; elle ne s’en ménage pas ; elle empêche qu’il en demeure
ou qu’il s’en crée. Elle coïncide exactement avec la société, et presque avec
le monde. Pour elle il n’y a pas d’autre.
Vous allez me dire qu’elle
n’a pourtant que ce mot à la bouche : l’autre, l’autre, l’autre,
l’étranger, l’exclu. C’est vrai. Mais tous ces autres ne sont tant aimés
que dans la mesure où ils sont du pareil en puissance, dans la mesure où ces
étrangers sont des semblables en voie d’assimilation, où ces exclus sont en
procès d’inclusion. Il est très frappant d’observer la coïncidence
structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des frontières,
l’immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui sont
médiatiquement l’idéologie dominante et quasiment unique de la
petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu pédagogique de son
enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d’autre part,
l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même classe dans la
même situation de direction des affaires. Il est très frappant d’observer la
coïncidence structurelle, idéologiquement inévitable, entre la haine des
frontières, l’immigrationnisme à tout crin, la métissolâtrie psittaciste, qui
sont médiatiquement l’idéologie dominante et quasiment unique de la
petite-bourgeoisie au pouvoir, l’essentiel du contenu pédagogique de son
enseignement, la loi et les prophètes de sa doctrine morale, et, d’autre
part, l’annexionnisme social serein, allant sans dire, de cette même
classe dans la même situation de direction des affaires. Chacun, s’il le
souhaite, a vocation à devenir français ; chacun, et même s’il ne le
souhaite pas, a vocation à devenir petit-bourgeois : d’ailleurs tout
le monde l’est déjà, serait-ce sans le savoir ; et ceux qui seraient autre
chose seraient tout de même des petits-bourgeois, ils jouiraient, si c’est bien
le mot, de la double nationalité, ils seraient condamnés à la double
appartenance.
Voyez ces pauvres
aristocrates ultimes, que la télévision sort du placard une fois par an pour
son émission rituelle sur la noblesse et ses fonds de tiroir. Malgré quelques derniers
pittoresques sociaux, quelques maigres et touchantes survivances d’exotisme,
qui font rire la galerie et frémir les applaudisseurs de plateau, voyez comme
le siècle et la réalité sociale, la dictature, en somme, ont laminé ces
malheureux, et comme ils sont petits-bourgeois par le goût, surtout les plus
jeunes, et par la langue, qui est toujours la preuve suprême.
Il faut bien se le
dire : dès lors qu’on a l’intention de faire éduquer ses enfants ou
d’aller soi-même à l’école, de regarder la télévision, de gérer son budget,
d’habiter la terre ou plutôt la ville, la banlieue, cette banlieue universelle
qui est proposée et presque toujours imposée comme terminus ad quem à
tous les destins ; à peine entend-on prendre l’avion ou être malade ;
sitôt se propose-t-on de mourir, a fortiori, on est forcé d’être
petit-bourgeois. Il n’y a pas d’autre issue, et même il n’y a pas d’issue. La
petite bourgeoisie au pouvoir, que ce soit dans les rapports de la nation avec
le reste du monde ou dans ses propres rapports de classe avec les autres
classes, ne se conçoit pas d’extérieur véritable, et elle n’en offre pas à ses
administrés – pas d’extérieur, du moins, qui soit destiné à le rester.
C’est là un autre des traits
fondamentaux de ce que j’appelle la dictature de la petite bourgeoisie :
de même que cette classe, nous l’avons vu, est la première à exercer son
pouvoir par inclusion et non par exclusion, de même, et ceci est
une conséquence de cela, elle est la première à s’être persuadée qu’elle
coïncide avec la société, et presque avec le monde. Le pire est qu’elle n’a pas
tort - au moins sur le premier point, la coïncidence avec la société : la
petite bourgeoisie s’est arrangée pour que toute la société soit
petite-bourgeoise, qu’il n’y ait pas moyen, pour les individus, les familles,
les groupes, de ne pas être petit-bourgeois.
Ce défaut de tout extérieur,
cette absence d’ailleurs, se manifestent à tous les niveaux de la vie sociale
et culturelle, souvent de la façon la plus caricaturale. Si extérieur il y a
bien malgré tout, s’il s’obstine à se manifester, si des poches de résistance
ou seulement de non-assimilitation, de non-intégration, de non-coïncidence se
laissent déceler, il ne peut s’agir, aux yeux de la classe au pouvoir, à ses
millions d’yeux, que d’aberrations, de ratés provisoires du système,
de monstruosités morales autant qu’intellectuelles. Par un phénomène qui
correspond tout à fait à ce que j’ai appelé d’autre part, dans un autre
registre, plus individuel, le "soi-mêmisme" - cet état de société où
l’idéal par excellence, pour chacun, est d’être soi-même et rien d’autre
- , eh bien, pareillement, ne pas coller exactement au soi global de la
société, à son soi-même collectif, bref à la pensée dominante, c’est
encourir la pire condamnation morale, ou bien c’est n’exister pas.
Voyez le sort récent, et le
succès époustouflant, du mot pédagogie, dans le sabir de contreplaqué
officiel. Jadis la pédagogie, comme son nom l’indique, était destinée aux
enfants. Dieu sait qu’elle n’a pas rencontré grand succès, dernièrement,
auprès de cette clientèle traditionnelle, il est vrai un peu récalcitrante.
Pourtant on n’en veut pas à la pédagogie de ses échecs, on prétend même ne pas
les voir, et bien loin de se poser des questions sur ses vertus - sur les
vertus de ce qu’on a fait d’elle, plutôt, en les sinistres I.U.F.M. [1] -, en étend son action dans
toutes les directions, et en particulier vers tous ceux , quel que soit leur
âge, qui ne pensent pas comme on souhaiterait qu’ils pensent. Ce qu’il est
impérieux d’exercer à leur égard, à ceux-là, c’est de la pédagogie,
toujours plus de pédagogie. Autant dire que ce sont des enfants. Ou bien
ce sont des monstres, on bien ce sont des enfants. Ce n’est d’ailleurs pas
incompatible, la preuve en est apportée tous les jours. Mais faisons confiance
à la pédagogie, quand bien même elle ne serait qu’une sous-section un peu
verbeuse de la tératologie : elle saura venir à bout de tout ce qui reste
d’extérieur dans le monde, de sceptique, d’objectant, de non-conforme à la
parole médiatique instituée.
D’aucuns prétendent par
exemple que la Turquie n’est pas européenne ? Il ne faut pas s’énerver
avec le malade, il ne faut pas brusquer les choses, il faut même essayer de ne
pas trop en vouloir à ce malheureux, qui ne sait pas ce qu’il dit, et qui est
plus bête que méchant, sans doute, plus ignorant que délibérément nocent :
ce qu’il faut faire, c’est redoubler de pédagogie à son endroit [2] . Et c’est tout pareillement qu’il importe
d’en user à l’égard de tous ceux qui auraient l’air de croire, supposons,
qu’organiser la cohabitation très imbriquée des civilisations et des peuples,
sur un même espace, dans un même État, ce n’est pas forcément garantir leur
convivialité, leur convivance, comme dit délicatement l’Académie
française pour parler de la vie à Cordoue comme à Vaulx-en-Velin ; ou de
ceux qui penseraient, sautons prudemment à des thèmes plus étroits, que le
palais de Tokyo c’est à pleurer : pédagogie, pédagogie, pédagogie (dès
l’âge le plus tendre). La pédagogie est le nouveau nom de la lobotomie sociale.
Elle est à la dictature de la petite bourgeoisie ce que les internement
psychiatriques des dissidents étaient à la dictature du prolétariat – c’est
vous dire les progrès de la civilisation.
Pardonnez-moi de prendre un
exemple personnel, et excusez la pénible immodestie de la citation. Mais
combien de fois ai-je entendu, dans la bouche d’un journaliste, ou d’un
animateur d’émissions de télévision, des phrases de ce genre :
« Mais enfin,
Machin-Truc, il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre : vous
êtes un type intelligent, un garçon sympathique, un homme cultivé, un bon
écrivain – même Bernard-Henry Lévy le reconnaît Comment pouvez-vous écrire que ceci
ou que cela, comment pouvez-vous pensez ceci ou cela »,
c’est-à-dire autre chose que
ce que nous pensons tous, autre chose que ce que nous savons tous qu’il faut
penser, autre chose que ce qu’il est indispensable de penser pour vivre
tranquille et heureux dans la société comme elle va, pour être invité à des
émissions comme la nôtre, pour faire la moindre "carrière" ?
Vous avez à peu près figure
humaine, ou peu s’en faut, et pourtant vous ne pensez pas exactement comme ce
monsieur, sur l’école ou sur l’Anatolie, sur l’Europe ou sur la grammaire, sur
l’immigration ou le paysage : il y là quelque chose qui le dépasse, malgré
toute sa bonne volonté ; et que lui et ses pareils ne supporteront pas
longtemps, il faut bien vous mettre cela dans la tête, malgré toute leur
largesse d’esprit.
Je crois que c’est la
première fois depuis très longtemps, sinon depuis toujours, que la pensée qui
n’est pas conforme à la norme officielle, à la norme, tout simplement,
aux convictions dominantes et monopolisantes, monopolistiques, fait l’objet,
non pas d’une opposition intellectuelle, dont on peut discuter
indéfiniment, qui est même la matière par excellence du débat, mais d’une
condamnation morale, génératrice d’exclusion.
M. du S. : Mais vous venez de
dire qu’il n’y a pas d’exclusion, justement ! Que nous sommes dans
une société tout-incluante !
R. C. : Justement. Je vous
remercie : vous m’amenez à préciser ma pensée. Dans une société
tout-englobante, tout-incluante, qui ne se reconnaît pas d’extérieur,
d’extérieur légitime, d’extérieur aimable ; dans une société qui est
persuadée de coïncider entièrement avec elle-même, avec le monde et avec toute
l’étendue du pensable ; dans une telle société, quiconque se place de
lui-même en marge, quiconque s’exclut, quiconque refuse de se laisser assimiler
et de coïncider, de payer son tribut au grand ça parle universel,
celui-là s’expose à une exclusion qui ne peut même pas se nommer et se
reconnaître comme exclusion, une exclusion en quelque sorte aporétique, qui
implique, pour celui ou celle qui en est l’objet, la disparition, la mort
civile, le grand silence.
Mais quel est cet homme à
l’écart ?
Dans les taillis son sentier
va se perdre,
Derrière lui
Les buissons se referment
Et les brins d’herbe se
redressent ;
Le vide l’engloutit. [3]
Certes il y a les scènes et
les campagnes de lynchage médiatique, dont la presse a fait si grand usage dans
les années récentes, et dont la télévision est si friande, au point de les
avoir érigées en une sorte de nouveau genre médiatique, de divertissement
collectif, de jeu du cirque : l’exécution symbolique en public. Ces scènes
pénibles sont l’occasion de vérifier une fois de plus la pertinence admirable
des théories de René Girard sur le bouc émissaire, et il est vraisemblable que
dans une société de plus en plus obsédée par l’idée d’exclure toute exclusion,
si je puis dire, de bannir tout extérieur, de suturer toutes les failles, de
réduire toutes les fractures, d’autocélébrer sans cesse sa globalité, sa
massivité, son unicité symbolique, il est probable que de telles scènes et de
telles campagnes iront se multipliant, puisqu’on connaît leur merveilleuse
efficacité de ciment, de pacte fondateur à refonder sans cesse, de jouissif
contrat de co-appartenance globale – contrat d’autant plus nécessaire que la
co-appartenance est moins ressentie, plus artificielle, plus menacée, mieux
démentie par l’opiniâtreté des faits.
Mais ces scènes de lynchage,
c’est affreux à dire, sont encore un mode de la présence, pour leurs victimes.
Plus graves encore, plus sévères, et d’ailleurs tout à fait compatibles avec
ces scènes-là, qu’elles peuvent très bien suivre immédiatement dans le temps,
et suivre longtemps, suivre éternellement, il y a les muettes inflictions de
mort civile, de mort médiatique, qui frappent des malheureux aussi terriblement
que le simple fait de n’être pas d’un Marly, sous Louis XIV ; et qui ont
l’avantage, par définition, de ne pas laisser de traces. Ce n’est pas « la
mort sans phrase » de la Convention, c’est la mort sans trace, la disgrâce
innommée, la précipitation silencieuse dans l’abîme. Die Oede verschlingt
ihn [4] . De même
que la censure ne déteste rien tant que d’être montrée du doigt et de laisser
des marques, des cicatrices, des blessures, des blancs, de même
l’exclusion, cette exclusion-là, cette exclusion contradictoire, cette
exclusion dont le caractère extrême est rendu indispensable par l’exigence
d’affirmer qu’il n’y a pas d’exclusion, elle ne doit à aucun prix être
désignée, ni seulement nommée. X., Y., Z., que sont-ils devenus ? On ne
sait pas. Ils ne participent plus au débat. Pourtant personne ne les a exclus.
Ils sont vivants, voyez, ils publient même des livres. C’est curieux, personne
ne les mentionne jamais. Ils parlent, ils parlent, ils écrivent, ils crient,
leur bouche est ouverte, est-ce notre faute à nous si aucun son ne sort ?
M. du S. : Ne craignez-vous pas
que pareil tableau, où d’aucuns pourraient juger que c’est votre propre
situation qui est décrite, risque de confirmer certains observateurs dans le
soupçon, ou dans la conviction, même, que votre théorie, si c’est bien le mot,
est largement inspirée par votre histoire personnelle, et qu’elle trahit avant
tout, pardonnez-moi, une bonne dose de paranoïa ?
R. C. : Oh, je ne doute pas
un seul instant que ma "théorie", si c’est bien le mot en effet,
ne soit largement inspirée, comme la plupart des théories, y compris un certain
nombre d’entre celles qui sont infiniment plus rigoureuses et scientifiques que
ne l’est celle-ci, par l’histoire personnelle de son auteur. Permettez-moi de
vous faire remarquer néanmoins que mon histoire personnelle est déjà longue, et
que ma "théorie", si théorie il y a, est bien antérieure aux
mésaventures auxquelles vous faites sans doute allusion. Qu’elle doive
tout à ces mésaventures ou à d’autres, au demeurant, il n’en découlerait
nullement qu’elle soit fausse. Et même s’il était établi qu’elle reflète
« une bonne dose de paranoïa », pour reprendre vos termes exacts, sa
fausseté ne s’ensuivrait pas pour autant. L’extrême pauvreté du débat actuel,
le sentiment de découragement des citoyens à constater qu’il n’est jamais
question de ce qui les préoccupe le plus, le fait que toute pensée divergente,
fût-elle celle de millions de gens, fût-elle même majoritaire, se trouve
automatiquement exclue ou passée sous silence, déconsidérée d’emblée, à partir
de fondements moraux, ou prétendus tels, me semblent des données
objectives, et, dirais-je même, incontestables.
M. du S. : Je me demande tout
de même si les contemporains de toutes les périodes de
l’histoire, les vivants de toutes les époques, n’ont pas jugé,
siècle après siècle, que le débat était exceptionnellement pauvre, de leur
temps
R. C. : Oh, je connais bien
cet éternel argument selon lequel ce que l’on croit observer d’inédit serait en
fait vieux comme le monde, tout aurait toujours été la même chose, il n’y
aurait rien de nouveau La richesse d’un débat, et surtout d’un débat
démocratique, est pourtant assez mesurable. On peut commencer par compter les
journaux d’opinion, par exemple
M. du S. : Sans doute, mais
convenez que le choix de cet exemple limite singulièrement le nombre des
époques admises à être comparées : il n’y avait pas de journaux d’opinion
à Athènes, pas de journaux d’opinion à Rome, pas de journaux d’opinion sous
Louis XIV Mais puisque vous posez la question en termes de classes
successivement dominantes, il me semble que la question de la richesse ou de la
pauvreté du débat – du débat démocratique, j’imagine – ne peut se poser
qu’à partir du règne de la bourgeoisie, et n’aurait aucun sens au sein des
aristocraties, par exemple.
R. C. : Il y aurait beaucoup
à dire là-dessus. La richesse d’un débat n’est pas exactement fonction du
nombre des participants.
M. du S. : Excusez-moi, mais
c’est vous qui venez de parler du nombre de journaux d’opinion
comme d’un critère pertinent
R. C. : Certes, mais à
condition que ce critère soit recoupé par d’autres. Il faut encore qu’entre les
divers éléments, individus, magazines, journaux, revues, maisons d’édition,
écoles de pensée participant à un débat, les différences et même les
divergences soient réelles. Si tous ces éléments n’expriment en fait que
la même idéologie, à quelques variantes internes près, ils peuvent bien
être des centaines, des milliers, des millions, l’unanimité n’en sera que
plus impressionnante. Il faut d’autre part que tous ne s’expriment pas en même
temps, qu’ils ne créent pas un brouhaha où plus aucune voix distincte ne
s’entend, où tout le monde, en permanence, coupe la parole à tout le monde, de
sorte que plus aucune idée ne peut s’exprimer, sauf les rituelles déclarations
d’allégeance à la pensée dominante. Donner la parole à tout le monde en
même temps, c’est ne la donner à personne. La laisser prendre par qui veut,
c’est la réduire à néant. Si l’on pense par exemple aux débats de la
télévision, il semble que le nombre des participants, et là vous avez tout à
fait raison, n’apporte rien du tout. Au contraire : l’échange a tout à
gagner au simple tête-à-tête. Et je vous accorde bien volontiers, d’autre
part, que la question de la richesse éventuelle d’un débat - démocratique ou
pas, mais de préférence démocratique, oui -, ne peut se poser que dans
un contexte de liberté ; ou si vous préférez, dans le cadre d’une société
libérale, politiquement libérale.
M. du S. : C’est-à-dire
bourgeoise ?
R. C. : Pas nécessairement,
mais à ma connaissance il semble bien, en effet, si l’on interroge l’histoire,
qu’il n’y ait pas de société libérale antérieure à l’avènement social et
politique de la bourgeoisie ; et qu’elle soit la seule classe qui en ait
assuré, tant bien que mal, le fonctionnement Hélas, peut-être.
Personnellement, je n’ai aucun attachement particulier, sentimental ou autre, à
l’égard de la bourgeoisie
M. du S. : Vous dites cela,
mais vos attaques continuelles, et qu’on pourrait presque appeler obsessionnelles,
contre la dite petite bourgeoisie, ont ceci de particulier – par rapport
à celles d’un Brecht, par exemple, qui sont plus obsessionnelles encore, s’il
se peut, et si je puis risquer un instant le rapprochement – de paraître tout à
fait bourgeoises d’inspiration. Plus exactement elles semblent procéder
d’idéaux bourgeois, de donner l’impression de se manifester à
partir de la bourgeoisie. Je sais bien qu’il n’y a guère de rapports,
et que la juxtaposition est même assez cocasse, mais Brecht, j’insiste,
lorsqu’il voue aux gémonies la petite bourgeoisie et ses valeurs, qui sont à
ses yeux de pseudo-valeurs, bien entendu, mène l’attaque à partir du
prolétariat. Ce qu’il reproche à la petite bourgeoisie, c’est de ressembler à
la bourgeoisie, et de lui ressembler mal. Ce que vous lui reprochez vous, c’est
de ressembler au prolétariat, et de lui ressembler bien.
R. C. : Vous n’avez pas tort
Il m’est même arrivé de parler de prolo-petite-bourgeoisie, de prolo-petit-embourgeoisement.
Les frontières entre les classes ne sont pas toujours faciles à préciser,
et d’autant moins qu’elles sont perpétuellement mouvantes.
M. du S. : Comment
peuvent-elles être perpétuellement mouvantes, puisque vous dites qu’il n’y en a
plus ? Que nous vivons dans un régime de classe unique, que tout le monde
est petit-bourgeois !
R. C. : Là où il n’y a plus
de frontières demeurent cependant, en palimpseste, des traces des anciens
tracés, des soupçons de nuances dans la monochromie de la carte, de
perceptibles vestiges des anciennes régions aujourd’hui unifiées ; et l’on
peut se demander laquelle, de ces anciennes régions, a donné le plus grand
nombre de ses traits particuliers, de ses caractères propres, de ses
idiosyncrasies, à la nouvelle et plus large entité. La classe unique au
pouvoir, que j’appelle par convention petite bourgeoisie, n’est pas une
simple extension quantitative et territoriale de l’ancienne petite bourgeoisie,
celle de Brecht et de Céline, mettons, qui se serait conservée dans sa pureté
tout en s’élargissant indéfiniment.
M. du S. : Les deux noms que
vous citez font une drôle de combinaison
R. C. : En effet Disons
Pirandello et Marcel Aymé, si vous préférez, Jean Dutourd et Georges Perec Non,
ce qui s’est produit n’est pas une simple extension quantitative, un
élargissement sans limite, de l’ancienne petite bourgeoisie, passée de
grenouille à bœuf en une ou deux générations. Le schéma est un peu plus
compliqué que cela, serait-ce seulement parce la petite bourgeoisie, en
enflant, en enflant démesurément pour devenir classe unique, s’est incorporée
bien des traits de l’ancien prolétariat.
M. du S. : Et quelques traits
aussi de l’ancienne bourgeoisie?
R. C. : Quelques-uns, sans doute,
à titre décoratif, mais à mon avis ils sont peu nombreux, et superficiels.
M. du S. : Mais si cette
classe nouvelle est une espèce de patchwork, pourquoi l’appeler petite
bourgeoisie ?
R. C. : Faute de mieux,
certes. Cependant je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’une classe nouvelle.
M. du S. : Ce nom que vous lui
donnez, pourtant, est-ce qu’il n’ouvre pas la porte à beaucoup de
malentendus ?
R. C. : N’importe quel nom
est une porte ouverte aux malentendus, bien sûr. Les malentendus s’engouffrent
dans le nom nécessairement. Nommer c’est malentendre, mais c’est tendre
l’oreille. Reste à savoir ce qui peut entrer aussi de vérité, par la porte du
nom. La petite bourgeoisie est tout de même la classe où se sont donné
rendez-vous, pour s’y fondre, de gré ou de force, toutes les autres classes.
Mais la critique brechtienne de la petite bourgeoisie, pour en revenir à elle,
est avant tout culturelle
[1] Instituts Universitaires de Formation des
Maîtres (à l’impuissance ? au désespoir ? à la résignation ? à
la servitude ?)
[2] On lui expliquera par exemple, gentiment,
calmement, que les Turcs, en leur lent encerclement de Constantinople, se sont
d’abord établis en Thrace, que leur capitale était alors Andrinople, qu’en
conséquence c’est à partir de l’ouest qu’ils se sont emparés de la ville
impériale, et que donc ils étaient déjà européens à cette époque-là (ce qui est
à peu près comme de dire, si les Allemands avaient eu la bonne idée d’entrer à
Paris par la porte de Saint-Cloud, en 40, que l’invasion venait de l’ouest). Le
même brillant pédagogue, M. Gilles Martin-Chauffier, rappelle que les troupes
ottomanes qui ont pris ou menacé Belgrade, Budapest ou Vienne, comptaient dans
leurs rangs de nombreux combattants et officiers d’origine grecque, serbe,
bulgare, etc. (enrôlés de force, mais ce n’est pas précisé) ; qu’il
s’agissait en somme d’une guerre intra-européenne (de sorte que l’occupation
française de la Ruhr, dans les années vingt, relevait sans doute d’un conflit
germano-sénégalais).
Aber abseits wer ists ?
Ins Gebüsch verliert sich
sein Pfad,
Hinter ihm schlagen
Die Sträuche zusammen,
Das Gras steht wieder auf,
Die Oede verschlingt ihn.
Goethe, Le Voyage d’hiver
dans le Harz
[4] Le vide l’engloutit. Ibid.
2
M. du S. : La vôtre
aussi ! D’ailleurs votre "théorie" de la classe unique n’est
envisageable un moment que du point de vue culturel – ou social, à la
rigueur, si l’on prend le terme dans un sens très culturel. D’un point de vue
strictement économique, prétendre que nous sommes dans une situation de classe
unique serait absurde - je pense que vous-même en conviendrez. Il me semble que
votre échafaudage conceptuel, si l’on peut dire, n’a de chance de tenir debout
que dans un contexte exclusivement culturel.
R. C. : Nous y reviendrons.
Je disais seulement, pour le moment, que la critique brechtienne est avant tout
culturelle - politique, certes, mais par les moyens et selon les
intérêts de la culture, ou de l’art. Il ne change rien à l’affaire que le point
de vue supposé, chez Brecht, soit celui du prolétariat. Et d’ailleurs c’est
surtout vrai pour le Brecht tardif, qui ne pouvait guère adopter une autre
approche. C’est la culture – son idée de la culture, soit – que Brecht
défend ; et dont il estime, comme moi, si j’ose dire, que sous le règne de
la petite bourgeoisie elle est gravement compromise.
M. du S. : Oui, mais
pourquoi, justement ? Je ne peux pas interroger Brecht, mais je vous
interroge vous. Si, comme vous le pensez, la petite bourgeoisie est la classe
actuellement dominante, pourquoi, d’abord, n’aurait-elle pas droit, comme les
autres classes l’une après l’autre, à la domination ? Et pourquoi ne
pourrait-elle pas, ne devrait-elle pas, imposer sa culture, sa culture à elle,
comme les autres classes l’ont fait avant elles, quand c’était leur tour à
elles d’être dominantes ?
R. C. : Reprenons Ma
"thèse", si je peux m’exprimer ainsi, est que la petite bourgeoisie
n’est pas seulement dominante, mais qu’elle est dictatoriale,
pour les raisons que nous avons vues plus haut : il ne lui reste plus de
classes à dominer, elle les a toutes avalées, absorbées, digérées. À l’égard
des individus elle est passivement dictatoriale, si vous voulez :
il n’y a rien en dehors d’elle, on ne peut pas lui échapper, aucun extérieur ne
lui est concevable, ni conçu par elle, ni par ses victimes, qui sont
elles-mêmes, forcément, des petits-bourgeois, lesquels ne peuvent critiquer la
petite bourgeoisie qu’en termes petits-bourgeois, dans la langue
petite-bourgeoise, la seule que la petite bourgeoisie leur ait apprise.
M. du S. : Mais alors, si tout
le monde est petit-bourgeois, vous l’êtes nécessairement aussi !
R. C. : Ah mais bien sûr que
je le suis aussi ! Je supposais que ce point était acquis ! Comment
pourrais-je ne pas l’être ? Je ne dénonce pas la dictature de la petite
bourgeoisie à partir d’un quelconque extérieur, puisque précisément je prétends
qu’elle n’en a pas, qu’elle coïncide exactement avec elle-même.
M. du S. : Mais alors comment
pouvez-vous la dénoncer ? À partir de quel lieu ?
R. C. : Il n’y a pas
d’extérieur, mais il y a peut-être une certaine épaisseur du territoire
petit-bourgeois, des souterrains, des caves, des grottes, des couches
géologiques de configuration successivement inversée, des strates de sens et de
liberté, de l’air étranger captif, des passages, des galeries, tout un
feuilletage de contradictions chronologiques et sémantiques dont l’étude
et la cartographie en relief sont l’objet même de ce que j’ai appelé, après
Roland Barthes, la bathmologie, cette science à demi-plaisante des
niveaux de sens et de langage [1]
. J’aime à croire - mais je me fais peut-être beaucoup d’illusions
- qu’il reste en moi, et en quelques autres, par je ne sais quel miracle,
je ne sais quelle quinte de toux mal à propos du système, une nostalgie, une
réminiscence vague, une lointaine lueur au creux de la parole, qui proviendrait
de quelque chose qui ne serait pas la petite bourgeoisie et son règne, qui
aurait son origine dans un extérieur malgré tout, dans une faille, en quelque
bâillement accidentel de la coïncidence. En ce qui me concerne, on m’a
suffisamment fait sentir que je n’appartenais pas ! Et vous-même disiez à
l’instant que mes critiques procédaient d’un point de vue bourgeois.
S’il faut être un peu bourgeois pour n’être pas tout à fait petit-bourgeois,
va pour la bourgeoisie et pour les ultimes alvéoles de son empire effondré,
quoique je n’y tienne pas plus que cela. De toute façon, il faut bien être
petit-bourgeois sinon pour parler du moins pour essayer de se faire entendre,
puisque tous les moyens d’expression de quelque portée sont aux mains de la
petite bourgeoisie, à commencer par la télévision, l’instrument principal de
son pouvoir.
Vous demandiez pourquoi la
petite bourgeoisie ne pourrait pas, ne devrait pas, imposer sa culture comme
l’ont fait les autres classes avant elles, quand elles étaient dominantes. Dans
un premier temps je serais tenté de répondre – et je pense que sur ce point au
moins Brecht serait d’accord avec moi - : parce qu’elle n’en a pas.
Mais bien entendu une telle assertion ne peut s’appuyer que sur une définition
de la culture que libre à vous et à qui veut de contester et même de rejeter.
Pour simplifier à l’extrême,
disons que la grande question est de savoir si la culture est l’ensemble des
expressions artistiques et intellectuelles auxquelles ait atteint et puisse
atteindre encore l’humanité, un patrimoine, en somme, le patrimoine des
patrimoines, l’objet d’un héritage éventuel, la matière d’une transmission ;
ou bien si elle est, plus simplement, l’ensemble des pratiques qu’on appelle
aujourd’hui "culturelles", et cela à une époque donnée, pour une
classe donnée fût-elle classe unique, pour une société donnée fût-elle une
société globale, pour un territoire quelconque ou un type de territoire :
culture de rue, culture d’entreprise, culture de génération, culture de ghetto,
culture de cité, culture jeune, etc. - bref quelque chose qui serait toujours
déjà-là, comme ce soi-même qu’il s’agit d’être à tout prix, selon
l’idéal de ce que j’ai appelé ailleurs le
"soi-mêmisme" : une matière qui flotterait dans l’air,
ayant horreur du vide, et qui, étant toujours présente, par définition (de
sorte que tout le monde est cultivé, puisque tout le monde a sa culture)
n’aurait pas à faire l’objet d’un héritage quelconque, ou d’une transmission –
plus besoin de maître pour naître à soi-même.
Je dis toujours que
l’innocence, ou plus exactement l’in-nocence, qui a donné son nom à
notre parti, n’est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons
déjà perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l’objet
nécessaire d’une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la
culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans
le même rapport structurel que les deux conceptions de l’innocence, que
l’innocence et l’in-nocence.
Je dis toujours que
l’innocence, ou plus exactement l’in-nocence, qui a donné son nom à notre
parti, n’est pas ce que nous risquons de perdre, ou ce que nous avons déjà
perdu, mais ce que nous devons gagner : un idéal à atteindre, l’objet
nécessaire d’une poursuite continuelle. Eh bien, les deux conceptions de la
culture, telles que je viens de les évoquer rapidement, sont entre elles dans
le même rapport structurel que les deux conceptions de l’innocence, que
l’innocence et l’in-nocence.
Selon l’une de ces
conceptions, la culture, comme l’innocence, est première, native, passive,
toujours exposée à la perte par les effets nocifs de l’infidélité à soi-même,
du paraître, des conventions, des formes et peut-être même de l’éducation (ce
que vous voulez m’apprendre n’est pas dans ma culture, en l’apprenant je serais
infidèle à ce que je suis, je cesserais d’être "moi-même"). Cette
culture-là a tendance à se prendre pour une nature, au moins pour une seconde
nature. Et tel qui dit : « ce n’est pas dans ma culture »,
dirait presque aussi bien : « ce n’est pas dans ma nature »,
dans la nature culturelle de mon groupe, qu’il soit ethnique, social,
professionnel, territorial ou "générationnel", si vous pardonnez
l’adjectif. Il s’agit d’une culture "de proximité", comme on le
dit du petit commerce : d’une culture de la proximité, de la ressemblance,
de la répétition, de la coïncidence avec soi-même, pour le sujet et pour la
société.
Selon l’autre de ces deux
conceptions, la culture, au contraire, comme l’in-nocence, est
seconde, voire dernière, active, extérieure, le but d’une quête
éternelle, inépuisable. Elle est un procès. Elle est une cible. Plus qu’une
cible elle est la flèche, elle est la flèche de Zénon. Elle est la cible et la
flèche, elle est Achille et la tortue, elle est cet écart qui se réduit
sans cesse mais se maintient indéfiniment, comme un pas moi immarcescible.
Il s’agit d’une culture de l’écart, oui, du détour, de la distance, de la
forme, de la différence, de la distinction, de la non-coïncidence avec
soi-même, avec l’origine, avec l’état social, avec le toujours-déjà-là.
M. du S. : Vous m’étonnez un
peu. Surtout vous étonneriez beaucoup vos ennemis, pour qui vous êtes le
champion de l’origine, de l’héritage, de
R. C. : Ah mais je ne renie
pas du tout l’origine, même si je n’en ai jamais été le "champion",
et si je n’ai jamais éprouvé la tentation, surtout, jamais, au grand jamais, de
"réduire les êtres à leur origine", comme me l’ont reproché des gens
qui ne m’avaient pas lu, ou qui m’avaient vraiment très mal lu. L’origine, il
en faut pour qu’il y ait de la distance, comme il faut de l’ici pour
qu’il y ait de l’ailleurs. Je crois, ça oui, que l’origine, en général,
ajoute grandement à la saveur des êtres, des choses, des phrases, des œuvres,
des idées, des significations ; et que sa prise en compte contribue de
façon précieuse à l’intelligence qu’on a d’eux. Mais pas un instant je
n’ai imaginé qu’elle puisse offrir un quelconque "dernier mot", ni
même un premier. La culture, c’est ce qui quitte l’origine - de préférence sans
la renier, peut-être, car le reniement est toujours la marque d’une emphase,
d’une cicatrice, d’un compte mal réglé ; c’est ce qui s’en détache, s’en
écarte, s’extrait d’elle sur le mode de l’églogue, ex logos, "tiré
de la parole", pour la contempler du dehors. Et c’est en même temps ce qui
revient vers elle, et en repart, et y revient encore, sans y adhérer jamais,
sans se confondre avec elle. Aussi bien l’origine est-elle moins un site
qu’elle n’est un voyage, un cheminement, une épaisseur de temps et une
épaisseur de l’air, un halo, un art, un tremblement autour des mots, des
visages, des sens.
Quant à l’héritage
Contrairement à ce que l’on croit, c’est toute une affaire, d’hériter – surtout
lorsqu’il s’agit d’hériter une culture. Frédéric Boyer parle très bien de cela
dans son livre sur la traduction des Écritures, et de cette dialectique de la
distance, de l’éloignement, de la reproposition qu’implique le passage d’une
langue dans une autre, d’une civilisation dans une autre, d’une état de la
pensée dans un autre – or est-ce que ce n’est pas précisément cela, la
culture ?
« Hériter, lit-on dans La
Bible, notre exil [2] ,
c’est éprouver sa propre différence, être convoqué à sa propre responsabilité
de vivant. »
On ne saurait mieux dire. Il
n’y a rien de passif, dans la transmission : les professeurs en savent
quelque chose ; et les élèves aussi, dans la mesure où ils en ont encore
l’expérience. Mais cette question de l’héritage, des valeurs de la
transmission, et de la transmission des valeurs, en tant qu’elles
s’opposeraient aux valeurs de l’expression - comme si la
transmission n’était pas la condition première indispensable de l’expression,
et comme si l’expression pouvait avoir un intérêt quelconque, et une substance,
tant qu’elle ne s’est pas vue transmettre ses propres moyens - , cette
question-là est trop importante, je pense, pour être envisagée dans une simple
parenthèse. J’espère que nous aurons l’occasion d’y revenir, d’autant qu’elle
est beaucoup moins étrangère à notre débat qu’il ne pourrait y paraître.
M. du S. : Je n’en doute pas.
Mais je voudrais en rester un instant, si vous voulez bien, à ces deux
conceptions de la culture que vous évoquiez à grands traits juste avant cette
parenthèse sur l’héritage, et sur l’origine. Il me semble, vous me corrigerez
si je me trompe, qu’entre les situations marquées par l’une ou par l’autre de
ces deux conceptions, il y a beaucoup de situations intermédiaires, où
s’illustrent un peu de l’une et beaucoup de l’autre, ou l’inverse
R. C. : Oh, vous ne vous
trompez pas du tout, vous avez même parfaitement raison. Sans doute, si l’on
voulait être tout à fait rigoureux, ne rencontrerait-on que des
situations intermédiaires, que des significations, à ce terme de culture,
où les deux acceptions se mélangent. Néanmoins certaines de ces situations
intermédiaires sont si proches de l’une ou l’autre des situations
"idéales" où triomphe l’une de ces deux conceptions à l’état pur,
l’une de ces deux acceptions, et elles font si peu de place à l’autre
conception, à l’autre acception, que pour la commodité de la démonstration on
peut placer ces situations sous une rubrique ou sous l’autre.
Il va sans dire, d’autre
part, que le patrimoine, le contenu de l’héritage auquel je faisais
allusion, est indéfiniment révisable ; et que d’ailleurs il a toujours été
révisé, au cours des siècles. François Taillandier rappelle plaisamment, par
exemple, dans son récent Une autre langue, que le corpus historique de
la littérature française, tel qu’il était enseigné dans les lycées et collèges
de la Troisième République - le corpus qui allait de la Chanson de
Roland à Victor Hugo, puis à Anatole France, puis à Claudel et
Jean-Paul Sartre - , eh bien, ce corpus-là, qui en deux ou trois générations
avait acquis le vernis de l’immortalité, était en fait une invention, le
mot est à peine trop fort, de Gustave Lanson (Lanson marchant sur les traces de
Sainte-Beuve, tout de même). Au XVIIIe siècle, et dans la première moitié du
XIXe siècle encore, le contenu des "humanités" n’était pas du tout
celui-là – il n’était que très partiellement celui-là, plutôt.
N’importe : ces révisions de ce qui est considéré comme le patrimoine
n’affectaient en rien le caractère patrimonial de la culture. Mais c’est
précisément ce caractère patrimonial de la culture qui est aujourd’hui très
expressément remis en cause.
Je lisais l’été dernier un
passionnant entretien que Mme Laure Adler, directrice de France Culture,
justement, a donné au supplément de radio et de télévision du Monde.
C’était passionnant parce que l’une des deux conceptions dont nous venons de
parler, la conception non-patrimoniale, si vous voulez, voire anti-patrimoniale,
de la culture - cette conception que je ne sais comment appeler :
tautologique, soi-mêmiste, fond de l’airiste, actualitaire, présentiste,
petite-bourgeoise de la culture, celle pour qui la culture est une sorte de
chambre d’enregistrement de ce qui survient - s’y donnait à entendre, à lire,
avec une netteté incomparable. Et puis France Culture n’est-elle pas,
après tout, le lieu où l’on peut le mieux observer ce qu’est la culture en
France, et quelle idée on s’en fait, pour ainsi dire officiellement ?
Donc Mme Adler déclarait
sans détour – et cela n’aurait pas dû me surprendre, car il n’y avait rien là
qui contredît l’évolution déjà accomplie, et l’évolution promise, de la
programmation au sein de la station dont cette dame a la charge - que la
culture n’avait plus, ou n’avait plus que très partiellement, un sens patrimonial
- dont acte ; et que son objet principal, de nos jours, c’était
l’actualité, le décryptage de l’actualité, grâce à la parole et au
commentaire des experts, sociologues, intellectuels, journalistes, écrivains
(en fait je ne me souviens plus, à la vérité, si les écrivains étaient nommés),
hommes politiques, syndicalistes, "hommes de terrain", etc. Pour les
auditeurs qui continueraient d’être attachés à la culture
"patrimoniale" (au répertoire, en somme, au vieux répertoire, aux
archives de la culture, à ses strates), Mme Adler promettait généreusement la
création de quelques niches spécialisées, sur le Net : stations satellites
qui permettraient de faire de la place, je suppose, et de consacrer plus
largement encore la station qui se pare du nom de Culture à son objet
véritable, à savoir l’actualité, et son fameux décryptage.
Ainsi s’observe à merveille,
selon moi, une autre forme de cette absence d’ailleurs, de ce défaut de tout
extérieur, de cette coïncidence méticuleuse avec soi-même, qui caractérisent à
mon sens la situation actuelle, celle que j’appelle à tort ou à raison la
dictature de la petite bourgeoisie : cette fois c’est dans le temps
qu’il n’y a pas d’échappatoire, de même qu’il n’y en a pas dans l’espace. L’actualité
est l’actualité est l’actualité. Le passé ni le futur (mais la culture
patrimoniale, le patrimoine culturel, sont par définition, reconnaissons-le,
constitués de passé plus que de futur), le passé ni le futur ne
sont pas des extérieurs véritables : ils sont à tout instant (en mettant
les choses au mieux), rabattus sur le présent, de même que l’étranger est à
tout instant rabattu sur le semblable, et l’autre sur le même. Passé et futur
ne servent qu’à expliquer le présent, à décrypter l’actualité. On ne
retient d’eux, sur la table de Procuste de l’histoire, que ce qui sert à cette
fin, à cette fin des fins, nous, je, soi, soi-même, l’actualité, le présent, la
coïncidence avec l’instant, cet accomplissement suprême du grand labour des
temps : d’où cette vision téléologique de l’histoire, qui fait tant de
ravages dans l’éducation et ailleurs, et que je déplore depuis des lustres,
depuis cette époque où la grande manie était déjà, à la suite du beau livre de
Jan Kott [3] , d’appeler
tout le monde "notre contemporain" – comme s’il n’y avait pas de plus
grand honneur à faire à Périclès, à Soliman le Magnifique ou à Kleist que de
les proclamer nos semblables, nos frères, les contemporains de notre basse
époque, ou, à défaut, ses précurseur tâtonnants, en marche vers notre
incomparable lumière
M. du S. : Oui, je crois que je
comprends ce que vous dites, je serais même prêt à souscrire, bien que je ne
sois pas là pour ça, à certains des traits que vous relevez dans la situation
que vous décrivez - mais pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ?
Qu’est-ce que cette situation a de spécifiquement petit-bourgeois ?
Est-ce que vous ne cédez pas à un ressentiment de classe, un ressentiment de
classe à l’envers, si vous voulez, voire un pur snobisme ?
R. C. : Est-ce que oui ou
non la petite-bourgeoisie est la classe au pouvoir, comme la
bourgeoisie l’a été avant elle pendant un siècle ou deux, et comme
l’aristocratie l’a été à d’autres époques ?
M. du S. : Eh bien, justement,
puisque nous y voilà, ce n’est pas tout à fait évident, il me semble. Nous en
avons déjà touché un mot : économiquement, politiquement, ce point de vue
me paraît très contestable, à dire le moins. Si l’on considère que les
individus les plus puissants de la planète ce sont les grands capitaines
d’industrie, les patrons des grandes entreprises, les présidents et les
actionnaires principaux des multinationales, les détenteurs plus ou moins
anonymes du grand capital – et c’est une vision des choses qui n’est pas sans
fondement, je pense -, je ne vois pas bien comment ces personnes-là peuvent
être considérées comme des petits-bourgeois, comme des représentants de la
petite bourgeoisie, et leur caste comme relevant de la petite bourgeoisie. Pas
selon les revenus, en tout cas ; pas en termes économiques
R. C. : La dictature de la
petite bourgeoisie, je le répète, n’est pas au premier chef une dictature
économique, ni même politique. C’est une dictature sociale, intellectuelle,
idéologique et culturelle – et à ce titre, bien sûr, elle a de considérables
prolongements dans les domaines économiques et politiques.
Vous souvenez-vous du
stupéfiant, et, de mon point de vue, accablant, show médiatique auquel a donné
lieu la récente intronisation en fanfare de Nicolas Sarkozy à la tête de
l’U.M.P., c’est-à-dire en tant que l’un des deux ou trois principaux candidats
virtuels à la présidence de la République? À qui, à quelles gloires nationales,
à quels garants intellectuels et moraux le candidat présidentiable présidentié
fait-il appel pour témoigner sur grand écran, et par ricochet sur les millions
de petits écrans du pays, qu’il est un type formidable, un ami merveilleux que
ces personnalités se flattent de tutoyer, un individu exceptionnel mais
néanmoins semblable à tous les autres (l’exigence qu’il soit semblable à tous
les autres étant d’autant plus forte, évidemment, qu’il serait plus
exceptionnel)? À Claude Lévi-Strauss ? À Henri Dutilleux ? À Pierre
Soulages ? A Jean-Luc Nancy ? Non, à Alain Delon, à Michel Sardou, à
Danielle Gilbert. Je me suis étonné, mais sans doute n’ai pas regardé au bon
moment, de ne pas retrouver là Christian Clavier, qui avait déjà servi de
caution sympathique, de caution de sympathie, à la politique corse de l’ancien
ministre de l’Intérieur, au motif qu’il tournait dans l’île, à ce moment-là,
une farce cinématographique inspirée d’une bande dessinée. Et nous oublierons
charitablement l’épisode Tom Cruise, - Tom Cruise dont on nous avait d’abord
raconté qu’il avait insisté, lors d’un de ses passages à Paris, pour entrevoir
le grand homme, cette fois ministre des Finances ; mais qui,
insuffisamment briefé, sans doute, a déclaré ensuite que c’est
l’entourage de Nicolas Sarkozy (dont il n’avait pas l’air de très bien savoir
qui c’était) qui avait insisté auprès de lui pour qu’il fasse cette visite et
pose pour la photographie. Quoi qu’il en soit c’est Danielle Gilbert qui a la
charge de dire aux Français qui ils peuvent et doivent élire, c’est elle
l’autorité éthique et culturelle qui sert de caution et de publicité à une
candidature, c’est elle, qui, en daignant tutoyer le candidat en public (c’est
un si merveilleux ami, pardon, copain), lui donne la bénédiction,
l’accolade, l’indispensable certificat d’appartenance culturelle à la petite
bourgeoisie maîtresse des urnes. Vous imaginez de Gaulle, ou bien seulement
Georges Pompidou, solliciter l’aval d’Anny Cordy, ou monter cette bénédiction
en épingle ?
Mais puisque vous parliez
des grands capitaines d’industrie, et des présidents de multinationales, on
peut parfaitement gagner des millions, avoir une influence déterminante sur
l’existence de milliers ou de dizaines de milliers d’être humains, et être
culturellement, socialement, intellectuellement, langagièrement, un
petit-bourgeois. J’étais très amusé d’apprendre, récemment, que plusieurs
grands patrons de l’industrie et des services entretenaient de solides
relations d’amitié cimentées par leur goût commun pour la bande dessinée. Pour
d’autres c’est la science-fiction. La dictature culturelle de la petite bourgeoisie
mélange à de fortes pulsions vers la brutalité, vers la grossièreté, vers la
scatologie (pulsions dont je ne soupçonne nullement ces messieurs de la haute
banque et de la haute industrie, faut-il le dire ?) de nettes tendances à
l’infantilisme et l’infantilité.
M. du S. : Pardonnez-moi, mais
là il me semble que c’est vous, sauf votre respect, qui vous montrez à votre
plus puéril ! Et que, en ce point de notre échange, ce sont seulement vos
préjugés à vous que vous exposez, avec moins de précautions que jamais :
ni la science-fiction ni la bande dessinée ne peuvent sérieusement être
subsumées sous la seule catégorie infantilisme, puérilité !
R. C. : Aïe, vous m’avez
attiré sur un terrain dangereux
M. du S. : Permettez :
c’est vous qui vous y êtes précipité tout seul ! C’est vous qui avez
mentionné la bande dessinée comme un indice d’appartenance petite-bourgeoise,
culturellement.
R. C. : Bon, bon, bon Eh
bien il va me falloir assumer ce faux-pas, en ce cas Voulez-vous envisager l’hypothèse
selon laquelle la tragédie classique, dans l’Occident moderne, l’opéra, l’opéra
de cour, seraient des formes artistiques liées par excellence à la société
monarchique, ou aristocratique; le roman, l’opéra public, l’opéra-comique, des
formes artistiques liées par excellence à la société bourgeoise ; tandis
que la bande dessinée, la science-fiction, le roman policier, compteraient
parmi les expressions culturelles emblématiques de la société
petite-bourgeoise ? Les chiffres de tirage et de vente de la bande
dessinée sont aujourd’hui sans commune mesure avec ceux de la littérature, avec
ceux des livres-livres. C’est par la bande dessinée que l’édition reste une
activité économique importante, de même que c’est à travers ce qu’on appelait
jadis les variétés, et qu’on appelle à présent la musique, que la
production de disques conserve une dimension "industrielle".
M. du S. : Nous reviendrons si
vous voulez bien, à propos du mot musique – et bien que les points sur
lesquels nous devons revenir commencent à se multiplier de façon
inquiétante ! -, nous reviendrons sur cette question terminologique, à
laquelle vous attachez beaucoup d’importance, ou qui du moins vous semble
déterminante, très révélatrice. Mais je n’ai pas l’intention de
vous lâcher si facilement à propos de la bande dessinée J’aimerais être sûr de
bien comprendre pourquoi la bande dessinée est pour vous typiquement
petite-bourgeoise
[1] Sur la bathmologie voir Roland Barthes
par Roland Barthes, collection "Écrivains de toujours", Seuil,
1975, p. 71 ; et Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette P.O.L
1980 ; Éloge du paraître, Sables, 1995, et P.O.L, 2000 ; Du
sens, P.O.L, 2002, etc.
[2] Frédéric Boyer, La Bible, notre exil,
P.O.L 2002.
[3] Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain,
Payot 1993.
3
R. C. : Elle n’est peut-être
pas typiquement petite-bourgeoise en chacune de ses manifestations, elle
est typiquement petite bourgeoise en tant qu’art mineur, que manifestation
mineure de l’art.
M. du S. : Mais il y a des
bandes dessinées qui sont des chefs-d’œuvre !
R. C. : Mais les arts
mineurs ont toujours produits une abondance de chefs-d’œuvre ! Je crois
même que c’est à leur propos que le terme a été inventé. Les plus beaux des
œufs de Fabergé sont incontestablement des chefs-d’œuvre, de même que La
Divine Comédie. Ils n’en relèvent pas moins, et contrairement à elle, des
arts mineurs.
M. du S. : Arts mineurs, arts
majeurs, est-ce que cette distinction ne vous paraît pas complètement
périmée ? Et, pour tout dire, bourgeoise ?
R. C. : Eh bien voilà !
Vous me facilitez les choses! Vos questions comportent leurs propres réponses.
Il est certain qu’en régime de dictature idéologique et culturelle de la petite
bourgeoisie, la distinction entre arts mineurs et arts majeurs est par
définition périmée
M. du S. : Mais enfin vous ne
pouvez pas attribuer les arts majeurs à l’aristocratie, à la bourgeoisie,
R. C. : ou au peuple
M. du S. : ou au peuple, soit, encore
que vous ne donniez pas beaucoup d’exemples - et les arts mineurs, eux,
systématiquement, à la petite bourgeoisie. Vous venez de mentionner, comme
exemples de manifestations des arts mineurs, les œufs de Fabergé. Or on sait
bien que les collectionneurs des plus beaux des œufs de Fabergé, c’est d’abord
la famille impériale de Russie, et ensuite la haute aristocratie russe !
Les arts décoratifs, que vous rangez parmi les arts mineurs, je présume, n’ont
jamais tant prospéré que durant les périodes aristocratiques et monarchiques.
R. C. : Aussi bien je
n’attribue pas du tout les arts mineurs à la petite bourgeoisie, ou l’inverse.
Ce que j’attribue à la petite bourgeoisie, c’est le refus de distinguer entre
arts majeurs et arts mineurs. Un œuf de Fabergé et La Divine Comédie sont
tous les deux des chefs-d’œuvre, mais dans l’œuf il entre tout de même moins
d’humanité, d’inhumanité, de grandeur, de hauteur, d’ombre, de risque,
que dans le poème. En régime de dictature culturelle de la petite bourgeoisie,
Elton John est rangé sans barguigner parmi « les plus grands musiciens de
tous les temps » (sic).
M. du S. : Vous tombez
mal : Elton John était l’idole de la princesse de Galles, comme Fabergé de
la famille impériale ! Il a même chanté à son enterrement !
R. C. : C’est vous qui
tombez mal ! La princesse de Galles était la quintessence culturelle de la
petite bourgeoisie ! Elle était l’idole de la petite bourgeoisie au
pouvoir, parce qu’elle était une parfaite petite-bourgeoise.
M. du S. : Alors là
R. C. : Petite-bourgeoise et
princesse de Galles, certes, mais parfaite petite-bourgeoise, culturellement.
C’est d’ailleurs pour cette raison que sa situation en tant que princesse de
Galles a pris un si mauvais tour, et qu’il ne pouvait pas en aller autrement.
Elle était en avance sur son temps, sur son temps dans son milieu, dans ses
fonctions : déjà petite bourgeoise à une époque où la
monarchie britannique, et la famille royale, n’étaient pas encore tout à fait
résolues à sauter le pas – il le faudra bien, pourtant, si elles veulent gagner
encore un peu de temps. La société petite-bourgeoise idolâtrait Diana
parce qu’en elle elle reconnaissait une des siennes, mais comme dans un rêve,
comme dans un conte de fées : petite bourgeoise idéale, avec de
parfaits goûts petits bourgeois, mais princesse, riche à millions, et pouvant
faire de sa vie ce qu’elle voulait, surtout après son divorce. Et faire de sa
vie ce qu’elle voulait c’était se laisser conseiller par son masseur ou son
esthéticienne, s’amouracher d’un aigrefin, faire du shopping avec son
astrologue ou se faire prédire l’avenir par sa marchande de sacs à main, je ne
sais plus ; et finalement passer ses vacances à Saint-Tropez, comme
une parfaite petite-bourgeoise
M. du S. : Les petits-bourgeois
ne passent pas leurs vacances à Saint-Tropez ! Ils n’en ont pas les
moyens !
R. C. : Ils ne passent pas
leurs vacances à Saint-Tropez parce qu’ils n’en ont pas les moyens ! Ils
vont un peu voir, tout de même. Et c’est là qu’ils passeraient leurs vacances
s’ils en avaient les moyens. C’est là qu’ils passent leurs vacances quand ils
en ont les moyens, quand ils sont princesses de Galles, présidents de société,
"artistes", maffieux, ministres, président de Conseil régional ou
membres de la "jet-set", à un titre ou un autre. La
"jet-set", c’est vraiment une invention ou une réinvention typique de
la petite bourgeoisie au pouvoir : une sorte de faux ailleurs, de négation
frénétique et gâteuse de l’ailleurs, de l’altérité sociale et de l’extérieur
culturel ; une espèce de super petite bourgeoisie un peu pégreuse,
disposant de tous les moyens et pouvant accomplir tous ses rêves, mais n’ayant
de passions et de rêves que petits-bourgeois, des goûts de charcutier-traiteur
milliardaire, une vision totalement petite-bourgeoise du monde, et comme telle
parfaitement rassurante pour la petite bourgeoisie. Nous ne ratons rien,
peuvent se dire les petits-bourgeois – ou bien si, nous ratons quelque
chose, mais ça ne tient pas à nous, c’est seulement une question d’argent, pas
une question d’éducation, de transmission, de culture : l’argent suffirait
pour que nous puissions être pleinement nous-mêmes, c’est-à-dire
exactement semblables à ce que nous sommes déjà, avec les mêmes goûts, les
mêmes curiosités, les mêmes manières, mais riches à millions
M. du S. : Nous nous égarons un
peu, et vous voilà repris par les plus durs à cuire de vos vieux dadas, que
tous vos lecteurs connaissent bien.
R. C. : Peut-être un peu
trop, vous avez raison. L’idée que j’essayais d’exprimer, c’est qu’une société petite-bourgeoise
est une société où les différences de classe tendent à n’être plus
qu’économiques ; où les
riches ne sont plus que des pauvres avec de l’argent. Pardon si j’ai
fait un peu dévier la ligne de l’échange, et l’ai ramenée à des exemples éculés.
Mais cet entretien vise à une sorte de synthèse, n’est-ce pas, de panorama,
d’état des lieux, de récapitulation - plus qu’au défrichement de terres
nouvelles, non ? Où en étions-nous ?
M. du S. : À Elton John, aux
arts mineurs et aux arts majeurs.
R. C. : Oh, fichez-moi la
paix avec Elton John, je vous en prie !
M. du S. : Les arts
mineurs ? Les arts majeurs ? Leurs rapport avec la petite
bourgeoisie ?
R. C. : Ah oui Il est bien
évident que si la petite bourgeoisie culturellement au pouvoir tient si fort à
abolir la distinction entre arts mineurs et arts majeurs, ce n’est pas par
l’effet d’une passion désintéressée à l’égard des arts mineurs en général.
C’est pour installer dans la situation la plus avantageuse pour elle et pour
eux les arts mineurs qui lui sont propres, ou avec lesquels elle est le plus
étroitement liés : le cinéma,
M. du S. : Ah, parce que
le cinéma est un art mineur, lui aussi, comme la bande dessinée ???
R. C. : Le cinéma n’est
peut-être pas un art mineur, encore que, non plus que la bande dessinée, il ne
suffise absolument pas, à mon avis, à constituer à lui seul une culture
personnelle: je veux dire que lorsque quelqu’un n’a de culture que
cinématographique, il y a toujours un manque, je trouve
M. du S. : Lorsque quelqu’un
n’a de culture que littéraire, il y a toujours un manque aussi !
R. C. : Oui, bien sûr. Mais
ces deux manques ne sont pas du tout comparables en ampleur et en gravité.
Quelqu’un qui n’a de culture que littéraire peut tout de même être extrêmement
cultivé. Quelqu’un qui n’aurait de culture que cinématographique ne serait pas
vraiment cultivé.
M. du S. : Nous voilà de
nouveau dans le domaine du pur préjugé, il me semble.
R. C. : Je ne crois pas. Ce
que je pense, quoi qu’il en soit, c’est que le cinéma, s’il n’est pas un art
mineur, et en soi il ne l’est pas, soit, le devient en régime de
dictature de la petite bourgeoisie, précisément parce que les hiérarchies
esthétiques sont abolies en même temps que les autres, dans le même mouvement
qui détruit les autres, et par lui. Nous avons vu mourir la cinéphilie, dans
les quinze ou vingt dernières années. Plus exactement, nous l’avons vu
disparaître de l’espace public, qu’il s’agisse de la télévision hertzienne ou
du réseau des salles d’art et d’essai ; et survivre uniquement parmi un
très petit nombre d’aficionados, en qualité de hobby, au même titre que
la littérature, la culture en général, le karaoké ou la boxe
thaïlandaise : passions tolérables, un peu excentriques, mais légitimes,
et qui ne sauraient en aucune façon intéresser l’ensemble de la société, même
en tant qu’idéal ou que modèle culturel.
Accessoirement, la
cinéphilie, comme beaucoup de domaines de la connaissance ou de l’art, se
survit en farce, dans quelques rites que lui ont volé le cinéma commercial de
consommation courante et sa promotion médiatique, de même que les
ex-"variétés" ont volé son vocabulaire à l’ex-"musique", et
parlent de concerts, gros comme le bras, de récitals ou de
festivals. Vous avez certainement remarqué ces émissions de télévision
où des personnes dont on voit bien qu’elles auraient du mal à distinguer Tempête
sur l’Asie de Moonfleet reçoivent solennellement, selon le
protocole des défunts ciné-clubs, des acteurs, de préférence, pour décortiquer
avec eux Opération Cléopâtre ou L’Ex-femme de ma vie avec le
sérieux qu’on mettait jadis à examiner les implications théologiques de Ordet
ou la politique du cadrage chez Kurosawa
Par un renversement cocasse,
le sérieux à complètement changé de camp. Le Chat est à l’École des Beaux-Arts,
les étudiants sont invités à se pénétrer de l’œuvre de Philippe Gelluck, Gaston
Lagaffe occupe la Cité des Sciences. C’est qu’il y a d’énormes
débouchés économiques, de ce côté-là, il faut bien s’en persuader ; de
véritables bassins d’emplois à exploiter, ça les jeunes eh ben ils le savent
pas h’assez. D’un côté les pédagogues sont convaincus qu’on ne peut
rien apprendre de sérieux aux enfants autrement que par la voie ludique, par le
truchement du jeu et du divertissement, mais d’un autre côté, en symétrie, le
divertissement, lui, tout ce qui naguère était offert ou toléré comme un moment
de détente un peu bêta après l’effort scolaire ou l’exercice intellectuel, est
abordé, au sein même du système éducatif, et partout ailleurs, avec la détermination
grave et la volonté tendue qu’il convient d’apporter aux grandes entreprises de
la vie, celles qui engagent un destin : des femmes de cinquante ans vous
parlent de leurs trois séances hebdomadaires de tayshi sur le ton qui servait
autrefois à avouer qu’on était presque arrivé au terme de son grand ouvrage sur
l’origine et la stabilité des figures piriformes d’après la correspondance
d’Henri Poincaré, tandis que des parents au bord des larmes s’inquiètent de
l’éventuelle insuffisance d’assiduité de leur fille adolescente au
cours de spray-dance : elle a le désir d’y arriver, elle
a le drive, elle a le talent ça je le sais, mais est-ce qu’elle aura la
rage suffisante, c’est ça qu’j’ai peur, est-ce qu’elle aura la rage qu’y a
besoin ?
Si des professeurs de
français ou de mathématiques s’avisaient de témoigner à l’égard de leurs élèves
la moitié de la rigueur, de la sévérité, de l’implacabilité dans la sélection
qu’on juge tout naturelles chez les professeurs de chant ou de danse des divers
"châteaux" ou villages de toile qui servent de plateaux pour la
télé-réalité à vote public payant, il n’y aurait pas, pour ces maîtres abusifs
et réactionnaires, pour ces bourreaux d’enfants, de conseils de discipline
assez indignés, de syndicats d’enseignants assez ulcérés, ni de parents
assez vengeurs.
Nous évoquions, a contrario,
à propos de la cinéphilie, de la littérature, de la musique contemporaine – de
la musique savante contemporaine, puisqu’il faut désormais préciser
-, à propos de toutes ces activités de chapelle nous évoquions a contrario
les passions, les curiosités, les langages, les modes d’expression et d’être
qui, eux, concerneraient l’ensemble de la société, seraient admis comme
implicite référence commune. À la possible exception du sport, je ne vois plus
que la musique, au sens nouveau qu’a pris le mot dans les dix ou
quinze dernières années, la musique au sens où à la Star’Ac on fait de la musique,
qui puisse aujourd’hui mettre en avant des prétentions d’universalité, de
catholicité, de médiateté immédiate, si je puis dire, et globale. D’ailleurs,
ces prétentions-là, nul ne les lui conteste, au contraire : elle seule est
reconnue comme langage commun, comme référence générale, même si elle ne l’est
pas tout à fait. Quant à ce statut de simple hobby qui est désormais
celui de la cinéphilie, puisque nous parlions d’elle, il est aussi, dans le
meilleur des cas, celui qui est promis, en régime de dictature de la
petite bourgeoisie, à la culture elle-même, à la culture en général, à la
culture au sens ancien, cette fois (la langue a tellement changé qu’il faut
sans cesse préciser), et à ses diverses pratiques : une excentricité, un
passe-temps comme un autre, une innocente manie, tolérable si elle sait se
faire oublier, et si elle ne prétend pas, surtout, à un statut particulier, qui
la distinguerait du sport ou de la culture au sens moderne, et de ses pratiques
à elle. Mais pour en rester encore une seconde à la cinéphilie, souvenez-vous
qu’Arte, chaîne prétendument culturelle, officiellement, quand elle
montre des films dits "classiques" à des heures de grande
écoute, les présente couramment en version doublée, c’est-à-dire non
cinéphilique
M. du S. : Il y a des
cinéphiles hyper-cinéphiles qui ne veulent pas des versions doublées, parce que
les sous-titres nuisent à la pureté de l’image.
R. C. : Écoutez,
franchement, je ne pense pas que ce soit ce public-là qui soit visé !
D’ailleurs vos hyper-cinéphiles, s’ils le sont à ce point, ne regardent sans
doute pas leurs films à la télévision. Ils sont les doux maniaques dont je
parlais à l’instant, comme les amateurs de musique contemporaine ou les ultimes
tenants de la théorie du texte : ils n’aspirent plus à l’espace public. La
culture prend le chemin des catacombes. C’est dans les catacombes qu’on verra
les Straub, ou les films de Vincent Dieutre, ceux de Vincent Gallo ou de
Weerasethakul. Et encore, il faudra se dépêcher pour arriver à temps !
C’est dans les catacombes qu’on entendra la musique de Tristan Murail ou de
Nicolas Bacri. Je voudrais tout de même noter au passage que cette
incapacité de la chaîne dite culturelle et de son public à voir et à
montrer des films en version originale, est merveilleusement emblématique, elle
aussi, d’une société qui n’a que l’autre à la bouche, l’autre, l’autre,
l’autre, toujours l’autre, comme nous l’avons rappelé, mais qui
ne le supporte qu’à condition qu’il soit comme elle, traduit en
elle, parlant la même langue qu’elle. La langue, voilà ce qu’il y a de moins
supportable, chez l’autre – sans doute parce que la langue, à commencer par la
mienne, la nôtre, celle du sujet lui-même, dès lors qu’elle ne lui sert pas
seulement à s’exprimer, comme il le croit, à être lui-même, comme il se
l’imagine, la langue est l’autre dans la pensée, l’autre dans l’être, le lieu
même de l’altérité [1].
M. du S. : Vous voilà bien
éloigné de votre maître Roland Barthes, pour qui la langue est fasciste![2]
R. C. : La pensée de Barthes sur
la question ne peut pas être réduite à cette formule à l’emporte-pièce, qui a
sans doute créé plus de malentendu, c’est vrai, qu’elle n’a éclairé le débat.
La langue est fasciste quand elle sert à la conformité, à la répétition
psittaciste, à la coïncidence avec soi-même et avec la société (et à la
coïncidence de ces deux coïncidences, la coïncidence au carré, le comble de
l’horreur). Elle n’est nullement fasciste en soi, je pense même qu’elle est
tout le contraire, quand elle est bien perçue comme la leçon d’altérité qu’elle
est, d’anti-soi-mêmisme, d’inadhérence au "toujours déjà là" du sujet
et du monde. Et je pense aussi que cet adjectif de fasciste est très
daté, en l’occurrence : daté "années trente", bien sûr, mais
surtout daté "années soixante-dix", et à ce titre passablement
logomachique. Il est paradoxal, à la fois, mais joliment auto-démonstratif, que
jamais Barthes n’ait été plus parlé par sa langue, la langue, la
langue de son milieu intellectuel et de son époque, plus étroitement soumis à
ses contraintes, à son fascisme, si vous voulez, que le jour où il
exprimé, et sous cette forme-là, avec cet adjectif-là, l’idée que la langue
était fasciste. Je ne crois pas pour ma part que le danger
principal soit de ce côté-là, vraiment – bien plutôt du côté de ce despotisme
de l’indifférenciation, entrevu avec effroi par Tocqueville ou par Orwell.
Cela dit, même à
l’intérieur du seul système terminologique de Barthes, d’ailleurs très
rapidement évolutif, en ce domaine, surtout sur la fin, il n’y a pas incompatibilité
entre ces deux dangers, ces deux côtés du danger. Je dirais même qu’ils sont le
même. Pour tourner les choses autrement, le fascisme auquel Barthes fait
allusion dans sa formule fameuse n’est pas tant, à mon avis, le fascisme
"fasciste", si je puis dire, le fascisme au sens traditionnel, même
un peu élargi – l’extrême-droite, pour parler clair -, que les virtualités
tyranniques de tout pouvoir dès lors qu’il n’a plus de frontières, plus
d’extérieur, plus d’autre. La leçon inaugurale au Collège de France, au cours
de laquelle a été prononcée, avec quel retentissement, la phrase que vous
m’avez gentiment jetée dans les pattes, est du 7 janvier 1977. Le 2 décembre
1978, au même endroit, je m’en souviens très bien, j’y étais, Barthes parle du danger,
justement. Et il précise :
« Je dirai, en
toute conscience : parce que sentiment de danger à Société française
actuelle : idéologiquement, montée puissante de la petite
bourgeoisie : elle prend le pouvoir, règne dans les médias ; il
faudrait ici une analyse esthétique de la Radio, de la TV, de la
grande presse, montrer quelles valeurs implicites y sont promues, et quelles
rejetées (en général : valeurs aristocratiques). Danger, me semble-t-il,
plus manifeste, depuis quelque temps : signes concordants d’une montée de
l’anti-intellectualisme (toujours contigu au racisme, au fascisme),
attaques contre le "jargon" (le langage) mass-médiatisé, contre le
cinéma d’auteur, etc. à Sentiment qu’il faut se défendre, que c’est une
question de survie. » [3]
Donc je ne suis pas sûr que
vous allez arriver à me mettre en contradiction, sur ce point, du moins, avec
mon maître Roland Barthes, comme vous dites – et d’ailleurs j’accepte
tout à fait la référence, j’en suis même très flatté, même si je n’ai pas
toujours été un très bon disciple. Vous noterez la référence finale à la
cinéphilie, qui décidément semble être un point sensible.
M. du S. : N’empêche. Convenez que sur
la question de la langue, de la nature de la langue, il y a de sérieuses nuances
entre Barthes et vous.
R. C. : J’en conviens volontiers.
Après tout il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il y ait des nuances entre le
maître de la nuance et tel ou tel de ses disciples, plus ou moins éclairé. Je
ne vais pas m’amuser à rompre des lances avec l’ombre de Barthes en un champ où
il est mille fois plus savant que moi. Soyez content : je vois très bien
comment la langue peut être fasciste, je ne vois pas du tout
qu’elle le soit par essence. Pour moi elle est plutôt libératoire, au contraire.
M. du S. : Bien. Pendant ce
temps vous n’avez toujours pas répondu sur le point de savoir pourquoi la
bande dessinée serait un art mineur, d’une part ; et pourquoi,
surtout, elle serait un art typiquement, ou spécifiquement, petit-bourgeois.
Il y a des bandes dessinées qui sont infiniment supérieures, artistiquement,
intellectuellement, et même peut-être littérairement, à des milliers de
mauvais romans, et même à beaucoup de bons
R. C. : Je ne doute pas
qu’il y ait des bandes dessinées qui soient des chefs-d’œuvre, encore que,
personnellement, je n’en ai pas rencontré beaucoup. Transposez
l’esthétique dominante de la bande dessinée dans n’importe quel autre art, et
en particulier dans la peinture, dans les arts plastiques extra-livresques,
vous la trouverez incroyablement réactionnaire, attardée, infantile,
complaisante. On dirait que toute l’histoire de l’art au XXe siècle est passée
sur elle sans y laisser la moindre trace – alors que l’inverse n’est pas vrai,
parce que les arts plastiques lui doivent beaucoup, pour le meilleur et pour le
pire.
[1] Cf. Renaud Camus, Syntaxe, ou l’autre
dans la langue, conférence prononcée à la Sorbonne le 25 novembre 2003,
publiée sous une forme augmentée et sous le même titre aux éditions P.O.L,
2004.
[2] « Mais la langue, comme performance de
tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout
simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de
dire, c’est d’obliger à dire. » Roland Barthes, Leçon, leçon
inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, éditions
du Seuil, 1978.
[3] Cette transcription est celle qu’on peut
lire dans Roland Barthes, La Préparation du Roman I et II, Cours et
séminaires au collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi,
annoté et présenté par Nathalie Léger, traces écrites, Seuil Imec, 2003.
4
M. du S. : L’endroit non plus n’est pas
vrai ! Si vous comparez "l’esthétique dominante", comme vous
dites, de n’importe quel art avec l’esthétique de pointe de n’importe quel
autre, vous arriverez toujours au même résultat. Si vous comparez la
littérature de gare, ou de plateau de télévision, qui représente la masse de la
production éditoriale, avec l’art de Fabrice Neaud ou d’Olivier Deprez, vous
trouverez que cette littérature de production courante est, comment dites-vous,
incroyablement réactionnaire, attardée et infantile. D’un art à l’autre, il
faut comparer les meilleurs avec les meilleurs, et les moyens avec les moyens.
R. C. : Oui, certainement. Dieu
sait que je ne suis pas un spécialiste, là non plus, je ferais sans doute mieux
de me taire. Disons que, vus de l’extérieur, les "moyens" sont plus
moyens, et surtout plus nombreux, plus visibles, dans la bande dessinée que
dans les autres arts. Je trouve qu’en moyenne et en général les
albums qu’on entrevoit sont d’une extraordinaire laideur, d’une formidable
vulgarité et d’une criante pauvreté d’expression, que ce soit littéraire,
langagière ou plastique.
M. du S. : Mais c’est
complètement faux ! Excusez-moi, mais là il me semble que vous parlez de
ce que vous connaissez très mal.
R. C. : Je viens de le reconnaître
M. du S. : Vous parlez de pauvreté
langagière, par exemple, alors que la bande dessinée est depuis presque un
siècle, avec le cinéma, avec la télévision, l’un des principaux creusets où
s’est forgée la langue contemporaine
R. C. : Je ne suis pas sûr
que ce soit un très grand compliment à lui faire même si j’admets très
volontiers que sont sorties de la bande dessinée toute sorte d’expressions
courantes, commodes ou divertissantes, dont je fais usage et dont je m’amuse
autant qu’un autre. L’ennemi n’a jamais été l’invention dans la langue, d’où
qu’elle vienne, mais au contraire son engourdissement, son ankylose, son excès
d’adhérence à elle-même. Néanmoins, quand je vois dans les Fnac des gens de
tout âge agglutinés par centaines, des heures durant, dans les espaces réservés
à la bande dessinée ou aux mangas, alors que ceux qui sont dévolus à la
littérature, à la philosophie, à l’art, sont dix ou vingt fois moins
fréquentés, je me dis que l’intelligence connaît une grave régression. Je sais
bien que ce que je dis là n’est pas très sympathique, mais je suis habitué à
cela, et je n’ai plus grand chose à perdre : sauf exception, dont vous me
rappeliez l’existence, je pense que la lecture, ou la contemplation - je ne
sais pas comment il faut dire -, de bandes dessinées demande infiniment moins
d’agilité d’esprit, de subtilité intellectuelle, d’attention, d’exercice
cérébral, que la fréquentation d’un livre de littérature ou que la
contemplation d’un tableau, d’une œuvre d’art. Non seulement l’esprit est
soumis à moins d’exercice, mais il est faussé, il s’ankylose, il se pervertit
définitivement, comme le goût, surtout le goût. Quand je pense à tous ces
parents, et même à ces professeurs, qui n’ont pas de mots assez vifs pour se
féliciter que leurs enfants, leurs élèves, « passent leur temps dans les
bouquins », parce que ces bambins pratiquent assidûment Titeuf ou Le
Petit Spirou ! Et que dire de toute cette presse, culturelle, quelquefois,
ou ce voulant telle, qui parle de Miyazaki et de son horrible Château
ambulant comme s’il s’agissait d’Apollinaire et d’Hokusaï mêlés, un
poète, un génie, un formidable artiste visionnaire? On en viendrait presque à
regretter Walt Disney ! Comment un enfant peut-il avoir la moindre
chance de comprendre et d’aimer un jour Manet, mettons, ne parlons pas de
Rothko ou de Ryman, ou du Rosso, quand il a passé toute ces premières années
abîmé dans l’un ou l’autre de ces albums hideux où l’on voit vautrées
d’entières générations, la bouche ouverte ? Comment peut-on accéder jamais
au théâtre de Marivaux, par exemple, à la dextérité d’esprit qu’il faut pour en
saisir les nuances, pour appréhender la complexité de ses phrases, ou de celles
de Proust, quand on n’a eu d’autre pratique intellectuelle, des années durant,
que le déchiffrement hâtif des deux ou trois lignes d’une bulle ?
M. du S. : Oh, je pense qu’il y
a beaucoup plus de passerelles que vous ne semblez le supposer ; et que,
chez les enfants et les adolescents, le goût des bandes dessinées, même quand
elles ne sont pas excellentes, et je veux bien admettre qu’elles ne le sont pas
toujours, est déjà un signe qu’ils savent lire, et qu’ils ne sont pas fermés à
la fréquentation des livres.
Cela dit vous n’avez
toujours pas répondu à ma question. Même si la bande dessinée était un art
mineur comme vous le soutenez, même si la plupart des bandes dessinées étaient
des manifestations secondaires, ou même inférieures, de l’art et de la culture,
même - voyez, je vous fais beaucoup de concessions, au moins provisoirement -,
même si elles ne relevaient ni de l’art ni de la culture, en quoi cette
situation serait-elle nouvelle et spécifique ? De tout temps les
formes dites "inférieures" ou vernaculaires de l’art, les plus
faciles d’accès, celles qui relèvent du pur divertissement, celles qui sont des
reprises, sur le mode mineur, des formes savantes (mais qui bien souvent aussi
les ont précédées, au contraire, en sont même la source, comme les musiques
populaires dans l’œuvre de Bartok ou de Kodaly, mais aussi de Beethoven, de
Schubert, de Mendelssohn ou d’innombrables compositeurs), de tout temps, donc,
ces formes-là, ces formes populaires, on dirait aujourd’hui
"médiatiques", ont eu une diffusion plus large, et elles ont séduit
plus de monde, que les formes artistiques relevant de ce qu’il était convenu
d’appeler la culture à proprement parler, la "grande" culture.
R. C. : Bien sûr, et vous
avez tout à fait raison. Mais les formes qui bénéficiaient de la diffusion la
plus large ne tenaient pas le haut du pavé culturellement. Surtout elles
ne se présentaient pas, ainsi qu’on les voit le faire aujourd’hui, non
seulement comme étant de la culture, mais comme étant l’essentiel de la
culture, voire sa totalité. Elles ne prétendaient pas, ainsi que c’est le cas
aujourd’hui, coïncider avec l’ensemble du champ culturel, et le constituer. Si
vous avez cinquante ou soixante ans, et si vous êtes à un endroit où l’on
entend MC Solaar, par exemple, ou Corneille, vous vous exposez à vous entendre
dire :
« Vous la musique c’est
plutôt Sylvie Vartan, non, comme génération ? ».
Qui vous interroge ainsi
gentiment serait bien étonné d’apprendre que lorsque vous aviez vingt ans
Sylvie Vartan florissait, sans doute, comme dirait Diogène Laërce, mais qu’elle
ne tenait aucune espèce de place dans votre vie et dans celle de vos camarades,
de vos amis, de votre "milieu", parce qu’à cette époque encore la culture ce
n’était pas ça, la musique, ce n’était pas ça, les mots avaient un sens
tout à fait différent ; et Sylvie Vartan, ni Johnny Halliday, ni Eddy
Mitchel, sans susciter la moindre hostilité de votre part – vous n’auriez
vraiment pas songé à ressentir la moindre, la question ne se posait même pas,
et d’ailleurs elle ne se pose toujours pas ! – n’avaient aucune espèce de
présence dans votre existence, ni dans vos oreilles.
M. du S. : Mais personne ne dit
que Sylvie Vartan c’est la culture !
R. C. : Est-ce qu’on ne dit
pas que c’est la musique, déjà ? Ce que je constate c’est que la
conviction de la classe au pouvoir de coïncider avec l’ensemble de la société,
la certitude que ce qu’elle appelle sa culture, sa musique, ses goûts, sont la
culture, les musiques, les goûts, cette certitude et cette
conviction sont en plus rétrospectives, à présent, et la petite bourgeoisie
culturellement régnante est persuadée qu’en d’autres périodes on avait, mutatis
mutandis, les mêmes goûts, la même culture, la même musique, ou de même sorte.
J’entendais récemment, exemple entre cent mille possibles, à France Culture,
une excellente série d’émissions de Benjamin Stora sur la guerre d’Algérie; et
chaque jour, dans les moments de pause du récit, on entendait des chansons qui
étaient censées être le fond musical de cette époque-là, de ces
événements-là. Mais le véritable fond musical de cette époque-là, tout autant
que Gloria Lasso, Dario Moreno ou les Chaussettes noires, pourquoi ne serait-ce
pas Déserts, de Varèse, Messiaen, Boulez, ou bien, sans aller jusque-là,
les concerts des Jeunesses Musicales de France, dont il est tant question dans
les films de Truffaut ? En 1957, nous dit-on, toute la France chantonnait Lavandières
du Portugal. Mais ce n’est pas vrai. Il y avait encore toute une
France pour laquelle Lavandières du Portugal n’avait qu’une place très
limitée, insignifiante.
M. du S. : Peut-être qu’on
voulait donner une idée de ce que les soldats du contingent écoutaient sur
leurs fameux transistors
R. C. : Ah, oui, peut-être
Je ne suis même pas sûr que tous les soldats du contingent, dès
qu’ils le pouvaient, baignaient dans la chansonnette. Vous avez fait
allusion à l’évolution du mot musique...
M. du S. : C’est plutôt vous,
qui y avez fait allusion – ou si c’est moi, c’était uniquement en référence à
vos écrits
R. C. : L’allusion et la
référence étaient très pertinentes, en tout cas, car rien n’est plus
significatif que cette évolution. Nous venons d’en parler : ce qui
s’appelait musique – et cela il y a encore quinze ou vingt ans, inutile
de remonter à la guerre d’Algérie -, c’était la grande tradition musicale qui
va d’Hildegarde von Bingen à Gérard Grisey, mettons.
M. du S. : Hildegarde von
Bingen était à peu près inconnue il y a quinze ou vingt ans
R. C. : Disons le chant
grégorien, si vous voulez, quoiqu’on puisse remonter jusqu’à Byzance et à la
Grèce antique, si on le souhaite. Et je dis Gérard Grisey je dirais Gérard
Pesson aussi bien, ou Pascal Dusapin, ou Marc-André Dalbavie, ou Brian
Ferneyhough, ou Dutilleux pour s’en tenir à des valeurs très consacrées.
C’était cela, la musique, comme en témoignait alors une station comme
France Musique. Et en dehors de cela il y avait le jazz, bien sûr, et l’immense
continent qui dans cette terminologie périmée était désigné comme les
variétés, le music-hall, pour ne pas dire la musique populaire
ou pop, ou ce que vous voudrez. Or les ex-variétés, dans un
premier temps, ont commencé par obtenir droit d’entrée sous la rubrique
générale musique, devenue musiques, comme en
témoigne justement France Musiques. Puis, une fois dans la place,
elles s’en sont assuré la maîtrise totale. C’est du moins le processus auquel
nous assistons, et il est avancé au point d’être presque arrivé à terme. Je me
souviens du jour, pas très éloigné, où j’ai entendu à la télévision ce
journaliste qui s’appelle Guillaume Durand, et qui d’autre part présente une
émission dite culturelle, "Campus", sur laquelle il y aurait aussi
beaucoup à dire
M. du S. : Il ne tient qu’à
vous
R. C. : Essayons de ne pas
courir tous les lièvres à la fois – quitte à revenir à "Campus"
éventuellement, si vous le souhaitez - entendu Guillaume Durand,
donc, annoncer qu’il allait présenter une émission consacrée à l’histoire de
la musique au XXe siècle. Comme j’en suis encore à l’ancienne terminologie,
ou que je l’étais à ce moment-là, j’ai cru qu’il allait nous parler de
l’histoire de la musique de Debussy à Ligeti, mettons, de Stravinsky à Eliot
Carter, ou de Schoenberg à Maja Solveig Kjelstrup Ratkje ; et j’en ai été
très heureusement surpris. « Ce Durand, me disais-je, je l’ai sous-estimé.
Je ne savais pas qu’il s’intéressait à la musique ». Mais non : l’histoire
de la musique au XXe siècle, dans sa bouche, allait des Pink Floyd aux Sex
Pistols, des Rolling Stones aux Doors, d’Elvis Presley à Elton John. Et ce
jour-là j’ai compris que la dictature de la petite bourgeoisie était cette fois
implacablement en place, qu’elle occupait tout l’espace, qu’il n’y avait plus
moyen de lui échapper et même, peut-être, que tout combat d’arrière-garde était
vain.
M. du S. : Oui, eh bien c’est
là que j’ai beaucoup de mal à vous suivre D’abord il me semble que vous donnez
beaucoup d’importance à Guillaume Durand,
R. C. : ah, il est un de ces
traducteurs, médiateurs, "exprimeurs", dont nous
parlions plus haut
M. du S. : mais surtout
pourquoi les Doors, pourquoi tel ou tel groupe rock, ou punk, ou funk, ou de
rappeurs, ou de R n’ B, pourquoi auraient-ils quelque chose à voir avec votre
supposée dictature de la petite bourgeoisie, quand bien même nous
admettrions qu’elle existe ? Nombre de ces groupes, la plupart peut-être,
la presque totalité s’agissant du rap, sont politiquement subversifs, socialement
anarchistes, ou l’inverse, anti-bourgeois et plus encore anti-petit-bourgeois,
dans la mesure où la petite bourgeoisie, corrigez-moi si je me trompe, est
plutôt marquée, traditionnellement, par une soif de respectabilité, et par
l’imitation, en général médiocre, voire pathétique, ridicule, désespérée, des
rites, des modes, des formes et des pratiques de la bourgeoisie ou de la classe
cultivée quelle qu’elle soit. La petite bourgeoisie en musique, ce serait
plutôt des gens comme André Rieux, je ne sais pas, Pavarotti, Vangelis, Rondo
Veneziano, Arvo Paart
R. C. : Il est vrai que le
concept de petite bourgeoisie, si concept il y a, doit être
nettement élargi et révisé, "historicisé", pour figurer de façon
significative et pertinente dans le tableau que je m’efforce de dresser.
Aujourd’hui, il y a beau
temps que la petite bourgeoisie n’est plus une classe en attente de pouvoir,
une sous-bourgeoisie impatiente de succéder à la bourgeoisie et, in the
meantime, l’imitant comme elle peut, avec un sentiment d’incapacité,
d’infériorité et de honte, combattu par un effort obstiné vers la
respectabilité. Cette petite bourgeoisie-là a vécu. La petite bourgeoisie
d’aujourd’hui est une classe triomphante, au contraire, puisqu’elle est la
classe unique, et qu’elle n’aperçoit qu’elle-même dans tous les miroirs,
surtout ceux que lui tendent les médias, qui sont sa fabrication, et qu’elle a
soigneusement disposés pour pouvoir s’y mirer complaisamment dans toutes ses
attitudes et toutes ses positions. Elle voit bien que même les riches, les très
riches et les infiniment riches, même les très puissants, même les princes - ne
reparlons pas de l’infortunée lady Diana, mais songez à la dynastie de
Monaco ; et remarquez que le prince des Asturies, comme par hasard, épouse
une journaliste, mieux, une présentatrice de télévision, c’est-à-dire le
comble de la petite bourgeoisie, mais touché par la célébrité -, même les
fameux people ou pipeul de la presse petite-bourgeoise (mais
y en a-t-il d’autre?), ne sont que des petits-bourgeois comme les autres, à
ceci près seulement qu’ils sont très riches, ou très fameux.
Nous avons déjà parlé de
cela. La petite bourgeoisie n’éprouve aucune honte – hélas, faut-il sans
doute ajouter, car la honte [1], comme la syntaxe, comme le réglage de la
voix [2] selon les exigences
contraires de la discrétion et de la communication, comme la politesse,
comme l’in-nocence, comme le civisme, comme n’importe quel "sur-moi",
implique la reconnaissance d’une extériorité, d’un détachement de soi, d’une non-coïncidence.
Or la petite bourgeoisie, je le répète, coïncide exactement avec
elle-même et avec la société, et elle n’imagine pas d’instance extérieure à
elle qui puisse lui faire honte de quoi que ce soit. À l’extérieur elle sait
bien qu’il n’y a rien, ou plutôt qu’il n’y a qu’elle-même, le pareil de son
même, et que donc il n’y a pas d’extérieur, que ce n’est jamais qu’elle qui se
regarde, et qu’elle n’a pas à se gêner. Voyez par exemple l’invraisemblable
grossièreté des gens qu’on interviewe dans la rue, pour la télévision, lors de
qui s’appelle je crois, non sans pertinence, des trottoirs :
radio-trottoirs, télé-trottoirs, micro-trottoirs, je ne sais plus. Voyez la
dextérité avec laquelle la plupart d’entre eux manient et savent exprimer en
quelques secondes l’obsession scatologique nationale, et comment ils expliquent
tranquillement, naturellement, combien ceci ou cela les fait chier, mais
alors vraiment chier, et à quel point nous sommes dans la merde,
mais grave, à leur avis. L’argot ne cesse de gagner du terrain, il est
en passe de devenir langue officielle. On nous expliquait à l’automne dernier,
très officiellement, aux informations de France Culture, que les toubibs de
l’hôpital Percy de Clamart n’étaient pas très confiants, quant au sort de
Yasser Arafat. Et dans Le Monde on lit tous les jours que le
gouvernement va mettre le paquet sur ceci ou cela, qu’entre les offres
d’achat de tel ou tel groupe y pas photo, que le ras-le-bol se
répand ou que tel praticien octogénaire est le papy de la
psychanalyse. Papy ce n’est pas un mot, c’est une conception de
l’existence. Et ne parlons pas de la façon de s’exprimer des ministres .
M. du S. : Vous dites que même
les people, même les milliardaires, même les grands patrons de
l’industrie et du commerce sont des petits-bourgeois,
R. C. : oui, socialement,
culturellement, oui Tout le monde est petit-bourgeois. Les juges sont des
petits-bourgeois, les avocats sont des petits bourgeois, les généraux, les
ambassadeurs, les journalistes, les professeurs, y compris les professeurs
d’université
M. du S. : Vous faites allusion
à leur origine sociale ?
R. C. : Non, non, bien sûr
que non : le système est en place depuis près d’un demi-siècle, en tout
cas depuis une génération au moins, qui fabrique des petits-bourgeois avec des
individus de quelque origine sociale que ce soit – ceux qui sont
authentiquement d’origine petite-bourgeoise n’ont bénéficié que d’un peu
d’avance, voilà tout.
Non, quand je dis que les
magistrats, les avocats, les généraux, les ambassadeurs, les médecins, les
détenteurs de toutes ces fonctions qu’on avait l’habitude d’associer presque
par excellence à la bourgeoisie, sont des petits-bourgeois, je ne fais pas
allusion à leur origine sociale, pas du tout. Je fais allusion à leur état
culturel, à leur condition sociale personnelle, à leur vision du monde
et à leur langage, bien sûr, qui, plus encore que leur tenue ou que leur
costume, est le reflet et le signe de cette vision du monde, il va sans dire,
mais surtout en est l’instrument : on voit à travers ses mots, on ressent
à travers le vocabulaire dont on dispose, on conçoit l’univers et la réalité
sociale à travers la syntaxe qu’on maîtrise
Regardez les magistrats.
Regardez, écoutez les magistrats instructeurs de cette sinistre affaire dite
"des disparues de l’Yonne", quand ils viennent témoigner au procès
d’Émile Louis, alors que pour la plupart, bien plus que témoins, c’est accusés
qu’ils devraient être, accusés d’inimaginable négligence, pour le moins On se
rend bien compte quand on les observe, quand on les entend, que le sort de
dizaines d’êtres humains, leur vie peut-être, leur sécurité, leur honneur, le
souci que prend d’eux la société, ou qu’au contraire elle ne prend pas de leur
disparition, par exemple, ou de l’horreur, de l’horreur inimaginable, qui
peut s’être abattue sur eux, tout cela, qui n’est pas rien, dépend de tout
petits fonctionnaires (socialement, culturellement), de
sous-sous-fifres en fonction de fifres et même de chefs d’orchestre, de
personnes auxquelles on n’aurait jamais songé, il y a une génération ou deux,
pour leur confier des responsabilités pareilles ; et qui les détiennent,
ou les ont détenues, parce que leur classe, leur niveau socio-culturel, est au
pouvoir (et qu’il n’y en a pas d’autres). Et ce que je dis des juges, je
pourrais le dire des professeurs, aussi bien, des journalistes, des
M. du S. : oui, oui, oui, je
sais, des ambassadeurs, des généraux, des architectes en chef
des Monuments historiques, je vous ai lu, je sais tout cela. Mais
restons-en un instant aux juges, si vous voulez bien, aux magistrats en
général. Admettons un instant que vous ayez raison, quant à la
"petite-bourgeoisisation" – je crois que vous-même risquez ce néologisme
– de la magistrature, ou au moins d’une partie d’entre elle. Pensez-vous
vraiment que les magistrats d’autrefois, qui, eux, pour le coup, étaient des
bourgeois, de vrais bourgeois, barricadés dans leurs certitudes bourgeoises et
sans doute dans leurs préjugés de classe autant que dans leurs faux-cols,
pensez-vous que de tels magistrats faisaient nécessairement de meilleurs juges
que ceux que vous accusez aujourd’hui d’être des petits-bourgeois ?
R. C. : Je ne les accuse
pas, je constate que dans leur immense majorité c’est ce qu’ils sont, oui.
M. du S. : Bien. Mais ces
magistrats d’aujourd’hui, que vous traitez assez péjorativement de petits-bourgeois
- et quelquefois (non pas au cours de cet entretien jusqu’à présent, mais
dans vos écrits), vous allez jusqu’à parler à leur sujet de leur prolétarisation
R. C. : je ne me souviens
pas avoir parlé de la prolétarisation des magistrats
M. du S. : Non, c’était
peut-être de celle des médecins, ou des professeurs : la différence n’est
pas bien grande, en l’occurrence Mais j’en reste à ma question : ces
magistrats d’aujourd’hui, s’il se trouvait, comme vous le soutenez, qu’ils
soient des petits-bourgeois en effet, en tout cas qu’ils ne soient pas des
bourgeois comme jadis, est-ce que vous ne pensez pas que ce pourrait être un
progrès, si grâce à cela ils sont moins éloignés de ceux qu’ils ont à
juger, s’ils ont au moins, au moins en partie, un langage commun avec
eux ?
R. C. : Vous voyez, on en
revient toujours à l’exigence du même, qui est l’exigence petite-bourgeoise
par excellence. Mais je ne veux pas être jugé par mes semblables, moi !
Pas nécessairement par mes supérieurs, non, mais pas par mes semblables !
Mes semblables, en tant qu’ils sont mes semblables, n’ont aucun droit de
juridiction sur moi - de juridiction contraignante, en tout cas. Ils peuvent
avoir une opinion sur moi, ils peuvent exercer à mon propos leur
faculté de juger, ils peuvent user à mes dépens de leur droit
d’expression, mais ils n’ont aucun droit à prononcer des arrêts, des
sanctions, des peines, qui aient une influence directe et contraignante
sur ma vie.
D’ailleurs je dépasserais à
peine ma pensée si je disais que je ne veux pas être jugé par des hommes, ou
par des femmes. Je veux être jugé par un principe, par une convention de délégation,
par la loi, par la Justice, dont les hommes ou les femmes ne sont que le
truchement. Ce n’est pas en tant qu’ils sont M. Machin ou Mme Chose qu’ils me
jugent, qu’ils ont le droit de me juger; mais en tant qu’ils sont le Président
de la Cour d’Assise ou du Tribunal correctionnel ; bref, en tant qu’ils
remplissent des fonctions qui ne se confondent pas avec eux ; en tant
qu’ils tiennent un rôle, bien reconnu comme tel. Mais en régime de
dictature de la petite bourgeoisie les fonctions et les personnes se
confondent, les rôles et les êtres ne font qu’un. Voyez la manie actuelle, si
emphatiquement petite-bourgeoise, pour le coup, si contraire à la tradition
française, sauf peut-être dans les farces paysannes, d’appeler les gens
par leur nom de famille, à tout propos : Monsieur Dubedout, Madame
Taillefer, Monsieur Mortier. Le moindre journaliste aimerait mieux
mourir que de dire M. le Ministre, M. le Premier Ministre, M.
l’ambassadeur, Madame la Présidente, ne parlons même pas de Monsieur
tout court, ou de Madame. Il faut toujours qu’il dise M. de Villepin,
M. Barasco, M. Ishmir, Madame Choé. Dans la banque, dans
les bureaux, partout, les employés portent leur nom sur la poitrine, quand ce
n’est pas leur prénom, leur seul prénom. Viktor Klemperer dans son journal et
dans son LTI se plaignait déjà de cette manie-là, au temps du nazisme.
[1] Cf. Éloge de la honte, conférence
prononcée le 25 juin 2002 à la faculté des Lettres de Dijon, publiée dans le
recueil Syntaxe, ou l’autre dans la langue, op. cit.
[2] Cf. Éloge du chuchotement, ou l’autre
dans la voix, conférence prononcée le 29 avril 2004 à Séoul, publiée dans
le recueil Syntaxe, ou l’autre dans la langue, op. cit.
5
M. du S. : Vous n’allez tout de
même pas comparer votre dictature de la petite bourgeoisie, même si dictature
il y a bien comme vous le prétendez, avec le nazisme !
R. C. : Je ne vais pas
comparer, non, ou plutôt si, je vais comparer, mais certainement pas
assimiler. Je remarque néanmoins que toutes les dictatures ont des points
communs. Elles répudient la forme au profit de la force. Elles écartent le
droit, l’abstraction, la distance, le détour, la syntaxe, le dédoublement, le
rôle, au profit du sens, du seul sens, de la coïncidence, de l’individu,
c’est-à-dire encore une fois de la force, de la seule loi du plus fort, non
médiatisée.
M. du S. : Ne m’en veuillez
pas, mais, là encore, je suis loin d’être sûr de ce que vous avancez. Les
dictatures, les totalitarismes, le nazisme, le fascisme, même le communisme, se
sont montrés extrêmement formalistes. Le formalisme n’est pas une protection de
la personne. Puisque nous parlons des magistrats et de la Justice,
souvenez-vous de ces palais de Justice écrasants du fascisme et du nazisme, de
ces procès aux mises en scènes incroyables, où les accusés sont réduits au
statut de petites choses minuscules, face au colossal appareil d’État
R. C. : Les palais de
Justice que vous appelez écrasants sont loin d’être une exclusivité
des totalitarismes. D’ailleurs l’architecture fasciste d’ordre colossal est au
moins autant un trait d’époque que la manifestation de régimes particuliers.
Son équivalent soviétique est bien connu, et il ne laisse rien à désirer par
rapport à elle en énormité, en
M. du S. : vous ne faites
que passez d’un totalitarisme à un autre !
R. C. : Sans doute, mais si
l’on en juge par le palais de Chaillot, le Front populaire, que vous ne taxerez
pas de totalitarisme, je présume, ne voyait pas les choses en beaucoup
plus petit
M. du S. : Les plans du
palais de Chaillot, au moins, sont antérieurs au Front populaire, je crois bien
M. du S. : Probablement, mais
le monument a tout de même été voulu par la République française, par un régime
démocratique, parlementaire, dont peu importe en l’occurrence qu’il ait été de
droite ou de gauche.
M. du S. : En plus ce n’est pas
un palais de Justice !
R. C. : On n’aurait aucun
mal à trouver en France ou dans d’autres démocraties, en Angleterre, aux
États-Unis, des palais de Justice des années trente qui n’ont rien à envier en
faste austère, en massivité et en solennité architecturale avec les palais de
Justice des totalitarismes. S’il n’y a pas davantage d’exemples, en
France, d’architecture dite "fasciste" – et il y en tout de même un
bon nombre -, c’est surtout parce que le régime républicain, à l’époque, était
depuis longtemps dans ses meubles, si je puis dire, et n’avait pas à s’affirmer
dans sa nouveauté, dans son originalité, dans sa rupture, comme les régimes
allemand, italien ou soviétique. Ajoutons que le régime républicain français
n’était guère, alors, dans une phase d’extension et de démonstration de force,
et qu’il n’avait guère les moyens de donner libre cours à une démesure
architecturale qui le titillait sans doute, stylistiquement, tout autant que
ses voisins.
D’ailleurs, pourquoi se
limiter aux années trente ? De tout temps les palais de Justice ont montré
par leur solennité qu’en ces édifices ce n’étaient pas des hommes qui jugeaient
les hommes, mais que là avait cours un formalisme, une abstraction, un langage
tiers comme la syntaxe, en l’occurrence celui de la loi, ou de la Justice. Le
plus colossal de tous les palais de Justice a été construit à Bruxelles, dans
la bourgeoise, libérale et pacifique Belgique, bien éloignée vous en
conviendrez de tout totalitarisme.
M. du S. : Oui, encore qu’au
futur "Congo belge", à la même époque
R. C. : Tous les régimes ont
leur torts, leurs péchés et leurs cadavres dans le placard. Il reste que la
Belgique qui a construit le palais de Justice de Bruxelles, le plus écrasant de
tous les palais de Justice, certainement, n’était pas, sur le territoire belge,
en tout cas, un totalitarisme ou une tyrannie. De toute façon je ne
réclame pas une telle démesure : je ne dis pas qu’il faut du surhumain, du
colossal, de l’écrasant à l’administration de la Justice. En
matière de formalisme judiciaire, de décollement d’avec soi-même, de
non-coïncidence, de distance marquée, la perruque des juges britanniques me
suffit tout à fait, ou le salut militaire des bobbies aux contrevenants au code
de la route, ou le vouvoiement des policiers français s’adressant aux jeunes
gens de banlieue, quand ils veulent bien y penser : tout ce qui marque,
tout ce qui signifie, que le détenteur d’une autorité quelconque, que ce soit
celle de juger ou celle de me réclamer mes papiers, n’est pas seulement une
personne ordinaire, un individu quelconque, M. Machin ou Mlle Claquemuche, mais
qu’il est aussi, qu’il est en même temps, un juge, une juge, un policier, un
douanier, peu importe : bref qu’il ne coïncide pas avec lui-même, qu’il
n’est pas lui-même, soi-même et rien d’autre – car son soi-même n’a
aucun droit sur moi, ce n’est pas à son soi-même que je puis
accepter d’avoir affaire en qualité de prévenu, d’accusé, de suspect, de
contrevenant, de témoin, ou seulement de membre du public ; et en
généralisant un peu je dirais que ce n’est pas à son soi-même que je
puis accepter ou souhaiter avoir affaire en qualité d’élève, d’étudiant ou de
client de la banque
Considérez la décadence de
l’uniforme, parmi nous, sa quasi-disparition de l’espace public, les refus dont
il fait l’objet, la négligence avec laquelle il est arboré, l’impatience avec
laquelle il est dépouillé, de la part des gardiens de musée, des postiers, des
postières, des professeurs d’université, des marins, des douaniers, des
contrôleurs des chemins de fer, ne parlons pas des lycéens ou des écoliers.
Tout ce petit monde veut être lui-même, comme tout le monde, et il a
horreur, une horreur toute naturelle, c’est le cas de le dire, des uniformes.
Moyennant quoi c’est lui qui est uniforme, et nos villes, de plus en
plus ternes, et nos vies, de moins en moins chatoyantes, de plus en plus
raisonnables, plates, gales, quelconques. C’est bien sûr un détail, une image,
un exemple entre mille : mais ce que disent cette décadence et ce refus de
l’uniforme (au seul profit de l’uniformité), c’est encore une fois l’aspiration
effrénée à la coïncidence, au redoublement scrupuleux, à la tautologie, à l’être
soi-même soi-même, si j’ose dire, au c’est vrai que de la vérité.
Ce qui s’y lit à l’évidence, surtout, c’est la croissante insuffisance de
sophistication moyenne, de dextérité intellectuelle, de culture, disons
le mot, pour que soit encore perçue, et souhaitée, aimée, la différence entre
le rôle et la personne, l’espace entre l’être et la figure sociale, cet écart,
ce délai entre sens et signification qui de tout temps avaient été le lieu
et le moment de la civilisation, de la courtoisie, de la littérature, du droit,
du sort suspendu, de la liberté et de l’in-nocence.
Mais vous m’avez troublé en
faisant allusion au formalisme judiciaire supposé des totalitarismes : je
veux bien que l’administration de la Justice ait pu être entourée de beaucoup
de pompe, sous les nazis ou bien au temps des procès de Moscou, et même d’un
écrasant formalisme affiché - mais c’était l’hommage du vice à la vertu. La
lecture du journal de Victor Klemperer [1], ou bien la seule vision des bandes d’actualité,
pourtant soigneusement "éditées", des procès de Moscou, montrent bien
que ce n’est pas de formalisme, qu’il faut parler, même si la prétendue
justice, sous les nazis ou au temps de Staline, pouvait être administrée dans
des bâtiments grandioses et selon des rites soigneusement arrêtés ; mais
d’arbitraire, au contraire, de pur arbitraire, où la force perce constamment
sous la forme, et n’en laisse rien subsister.
M. du S. : Plus profondément,
est-ce que les grands formalistes, parmi les personnalités de la culture
européenne au XXe siècle, n’ont pas manifesté une étonnante prédisposition à
s’accommoder des totalitarismes, et même à en célébrer les mérites ? Je
pense aux futuristes italiens, je pense à Pound, je pense à Pessoa, dans une
moindre mesure à Eliot, à beaucoup de grands inventeurs de formes qui
souvent se sont très gravement compromis avec le fascisme, le nazisme, le
stalinisme, Salazar et j’en passe ?
R. C. : Formalistes et
inventeurs de formes, ça ne veut pas dire la même chose. Céline est certainement
un grand inventeur de formes, et il est certes très gravement compromis avec le
pire des totalitarismes, mais il ne viendrait à l’idée de personne de le
considérer comme un formaliste. Les futuristes italiens ne sont pas
des formalistes : ils célèbrent avant tout l’élan, la vitesse, l’éclat, la
force, la puissance non médiatisée. Pound n’est pas un formaliste, Pessoa
non plus, et d’ailleurs j’ai scrupule à les mettre tous les deux dans le même
sac, dans la même phrase. Tout cela demanderait à être regardé de très près, et
on trouverait sans doute que, parmi les formalistes incontestables, aussi
nombreux sont ceux qui ont penché d’un côté que de l’autre, vers la liberté ou
vers la tyrannie. Les formalistes russes, qui sont les plus nettement étiquetés
de tous les formalistes, ne sont pas suspects de complaisance à l’égard du
stalinisme, dont la plupart d’entre eux ont été les victimes, au contraire. Un
Malevitch est une proie pour la tyrannie, il n’en est pas le complice :
accusé par elle de formalisme, c’est avec les instruments du formalisme qu’il
lui résiste comme il peut. De toute façon je ne plaide pas pour un quelconque
formalisme en soi, mais seulement pour la forme, et pour cette
quintessence de la forme qu’est la non-coïncidence : non-coïncidence
avec la personne, non-coïncidence avec l’expression, non-coïncidence avec la
force. Il y a beau temps que j’ai renié pour ma part tout formalisme pur, et
renoncé à la pratique, ou à la poursuite, de formes qui n’amènent pas de sens,
qui n’élargissent pas l’expérience, qui ne sont pas les moyens de plus de
justesse, sinon de plus de justice.
Vous vous moquiez à
l’instant des juges bourgeois de l’ère bourgeoise, avec leur raideur
bourgeoise, et je veux bien croire qu’elle ait pu être pénible, ou ridicule :
mais ce que signifiait cette raideur, dans la tenue, dans le discours, dans
l’attitude sociale, c’était justement la non-coïncidence, entre la personne et
sa fonction. Aujourd’hui on voit de toute part les rôles coïncider avec les
individus qui les tiennent, chacun se vanter à n’en plus finir d’être soi-même
en toute circonstance, même les plus officielles, et d’être venu comme il
était. Un professeur, pas plus qu’un juge, n’a à être lui-même,
lorsqu’il enseigne et lorsqu’il agit, ou paraît, dans une société où il peut
être perçu en tant que professeur. Sa soi-mêmité, si j’ose dire, elle
doit être cantonnée à sa vie privée. Quel pourrait être le fondement de sa
légitimé et de son autorité comme professeur si c’est lui-même, M. Michu, ou
Michu Jean-Raymond, l’homme, l’individu, celui qui est venu comme il était,
attifé comme l’as de pique, et parlant comme un amuseur de télévision, qui
enseigne ?
M. du S. : Mais dans une
situation où il s’agit d’amener à la culture et à la connaissance beaucoup
d’élèves qui par leur origine y sont souvent très étrangers, est-ce que vous ne
craignez pas que cette espèce de distance, de distanciation, que vous
recommandez, chez les professeurs – je sais que vous détestez qu’on dise profs,
et plus encore, peut-être, enseignants -, est-ce que vous ne craignez
pas que cette distance n’accroisse encore le sentiment, chez les élèves dont je
parlais, qu’ils sont étrangers à la culture, qu’elle ne les concerne pas,
qu’elle n’est pas faite pour eux, qu’elle est décidément trop éloignée ?
Ou bien, pour poser ma question autrement, ne peut-on pas envisager que ces profs
auxquels vous semblez reprocher un certain relâchement de langage, de tenue
vestimentaire et d’attitude sociale, adoptent ces partis que vous réprouvez
justement pour aller au-devant de leurs élèves, pour abréger la distance
qu’il y a entre eux et la culture, entre eux et la connaissance ?
R. C. : Oh, je veux bien
leur reconnaître ces bonnes intentions, si vous voulez, même si je suis
convaincu qu’elles sont fourvoyées. Je suis convaincu que c’est une erreur
de vouloir toujours rapprocher l’enseignement de l’enseigné. Ce n’est pas du même qu’il
faut prodiguer à l’élève. Le même il en aura toujours assez. C’est le lointain
qu’il faut lui apprendre à aimer, le dissemblable, le non-coïncidant: le mot
qu’il ne comprend pas dans une phrase, la phrase qu’il ne comprend pas dans un
texte, le nom qu’il ne connaît pas dans une liste, le geste que lui n’aurait
pas fait dans une situation donnée, l’idée qui ne lui serait pas venue, la
tournure syntaxique, ou stylistique, que jamais ne lui aurait dictée la simple
expression de lui-même. L’art est lointain, voilà ce qu’est l’art : la
culture est autre chose, la littérature ne nous parle pas de nous, ou
bien, si elle nous parle de nous, c’est par un détour à travers autre chose,
l’autre, un autre, un autre qui est la forme, les formes, la distance, l’écart
avec soi-même. Pardonnez-moi de citer une fois de plus la phrase d’Adorno que
je trouve si juste et si belle, et que je plaçais en exergue d’un chapitre d’Esthétique
de la solitude [2], il y
a déjà quinze ans de cela :
« L’étrangeté au
monde est un aspect de l’art : celui qui perçoit l’art autrement que comme
étranger au monde ne le perçoit pas du tout. »[3]
On dit toujours des
grandes liturgies religieuses, ou bien des fastes du pouvoir, surtout du
pouvoir monarchique, qu’ils sont du théâtre, des mises en scène de
théâtre, des emprunts aux arts de la scène. Mais c’est le contraire qui est
vrai : c’est le théâtre qui est un emprunt aux rites d’échange avec les
dieux, même si cet échange est fictif, et même s’il n’est en rien un échange.
C’est l’art qui imite, non pas tant la nature, que les protocoles inhérents à
tout pouvoir dès lors qu’il n’est pas la force pure ; et d’abord inhérents
au pouvoir sur soi-même, sur les événements, sur la peur, sur l’horreur, sur
l’injustice, sur les émotions trop fortes. C’est la culture, c’est
l’enseignement, c’est l’éducation qui figurent en chacun de leurs modes, en
chacune de leurs inflexions, la sortie de soi, le décollement d’avec le moi,
l’insoumission au destin passif, l’inasservissement à la fatalité, que celle-ci
soit psychologique, économique, intellectuelle ou sociale.
M. du S. : En somme vous
recommandez un enseignement aussi formalisé, solennel, pompeux, distant, que la
tragédie classique, ou que l’administration de la justice dans ces palais que
vous aimez tant
R. C. : Non. Je n’irai
pas jusque là. Mais je crois en effet qu’il faut y mettre des formes,
pour enseigner – des formes tempérées par la gentillesse, bien sûr, par la
patience, la compréhension, l’attention particulière ; mais des formes,
oui, des formes spatiales sinon architecturales, du rituel, de la non-coïncidence
avec soi-même, j’en revins toujours à cela, et que ce soit pour les élèves
aussi bien que pour les professeurs. Vous savez que j’aime à parler de la lontanànza de
l’art, ce que je suis tenté de traduire par sa lointeur, ou sa lontanité,
je ne sais pas, ces deux néologismes me plaisent autant l’un que l’autre. Les
professeurs doivent être des maîtres de lointeur, pas de proximité.
M. du S. : Mais vous
parlez, avec une certaine exaltation, comme s’il ne s’agissait que d’enseigner
l’art, ou la littérature, ou la théologie ! Un enseignement ne peut pas se
limiter pas à cela !
R. C. : Un enseignement
ne peut pas se limiter à cela, non. Mais s’il veut produire des magistrats, des
avocats, des médecins, des ambassadeurs, des architectes, des ingénieurs des
ponts et chaussées, des chefs d’entreprise et bien sûr des professeurs, des
professeurs qui soient autre chose que des petits-bourgeois et des maîtres en
petit-bourgeoisisme, il doit prodiguer de la lointeur, de la distance,
de l’écart, de la non-coïncidence avec soi-même – en un mot de la culture, et,
pour être plus précis, de la culture générale. Pas nécessairement de
l’art ou de la littérature, ou plutôt si, très nécessairement ;
mais pas seulement : de l’histoire, de la grammaire, de la
géographie, de la philosophie, des mathématiques, des sciences, de la
conscience des niveaux de langage, bref de la culture générale, je ne
trouve pas d’autre expression, et celle-là me convient très bien.
La dictature de la
petite bourgeoisie se reconnaît à cela que la culture générale n’y a pas
cours ; et que le discours social s’y adresse en permanence à la
méconnaissance, qui est un plein, et pas à la connaissance, qui bien sûr est
pleine de trous, de manques, d’écarts, de sauts dans l’inconnu et au-dessus de
lui, de nuit, d’espace pour l’avenir et de non-coïncidence.
Qu’est-ce qui fait que
tous ces magistrats nouvelle manière, ces avocats, ces médecins, ces
professeurs sont des petits-bourgeois, malgré leurs honorables fonctions, éminemment
bourgeoises ? Qu’ils n’ont pas de culture générale, ce qu’on voit bien dès
qu’ils paraissent, et ce qu’on entend mieux encore à peine ouvrent-ils la
bouche ou tournent-ils une phrase, parce que la culture générale se traduit
d’abord, essentiellement, par un usage de la langue, un usage distancé de
la langue, non-coïncidant lui non plus. Ils n’ont pas de culture générale parce
qu’ils ont reçu de l’instruction, on veut bien le croire, l’instruction
nécessaire pour leur permettre d’occuper les fonctions qu’ils occupent et
d’être des experts, des spécialistes, en mettant les choses au
mieux ; mais ils n’ont pas reçu d’éducation. S’ils n’ont pas reçu
d’éducation c’est qu’il faudrait à la petite bourgeoisie, pour en prodiguer,
être capable de sortir d’elle-même, de se quitter, de se renoncer un
moment. Or c’est là ce dont elle est le plus incapable, tout occupée
qu’elle est à être tout ce qu’elle est, rien de plus, rien de moins.
J’ajouterais, pour
finir sur ce point, que cette instruction sans éducation, que nous voyons si
largement répandue parmi les détenteurs des fonctions principales de cette
société, ne peut pas, même en tant que simple et pure instruction, être
de très bonne qualité. Ne savoir que la médecine ne fait pas un bon médecin. Ne
savoir que le droit ne fait pas un bon juge, ni un bon avocat. Ne connaître que
le journalisme fait un journaliste de dernière catégorie. Ne connaître que la
pédagogie fait d’exécrables pédagogues. N’avoir étudié que la sociologie
engendre d’ineptes observateurs de la réalité sociale. Un architecte qui n’a
appris que l’architecture, même et surtout si elle fut mâtinée de sociologie,
construit les cités que nous avons sous les yeux, et où nous sommes menacés
d’avoir un jour à vivre, si l’étau de la dictature se resserre, quand elles
occuperont tout le terrain.
En régime de dictature
de la petite bourgeoisie on se retrouve avec des magistrats, des avocats, des
médecins et bien sûr des professeurs qui, en une large proportion, ne sont pas
de très bons magistrats, de très bons médecins ou de très bons professeurs,
parce que l’enseignement de masse leur a dispensé de l’instruction,
laissons-leur sur ce point le bénéfice du doute, mais pas d’éducation, pas de
culture générale - de sorte, accessoirement, qu’ils ne constituent pas un
public pour la culture, qu’ils ne forment pas une classe cultivée.
M. du S. : Mais vous ne parlez
que des magistrats, des avocats, des architectes, des ambassadeurs, des
médecins, des professeurs - c’est-à-dire très exactement des individus que l’on
considère, ou considérait habituellement, comme étant des bourgeois ;
et dont vous dites justement qu’ils ne sont plus des bourgeois, mais des petits
bourgeois,
R. C. : comme tout le
monde, oui.
M. du S. : Tout le monde
n’est pas médecin, avocat, architecte, ingénieur, professeur, magistrat, etc.
Ces bourgeois dont vous dites que ce sont des petits bourgeois, ils sont passés
depuis trente ans par ce que vous appelez un peu abusivement l’enseignement
de masse ; et ils y ont plutôt mieux réussi que les autres, puisque
leurs diplômes leur ont permis d’occuper ces fonctions qui sont généralement
considérées comme enviables.
R. C. : Ils y ont mieux
ou moins mal réussi que les autres, oui, en cela qu’ils y ont reçu une
meilleure instruction. Cependant, j’insiste, ils n’y ont pas reçu d’éducation,
ou très peu. Je crains qu’enseignement de masse et éducation ne soit
incompatibles, fondamentalement. Je crains que l’éducation, contrairement à
l’instruction, ne puisse être apportée à des enfants que par des parents, à des
adolescents ou des jeunes gens que par des maîtres choisis, ou qui les ont
choisis, des amants, des mentors, des modèles, des conseillers particuliers. Je
crains même qu’éducation et égalité n’aillent pas très bien ensemble – et si
c’était le cas, si cette hypothèse désagréable se vérifiait, il y aurait
eu quelque chose de vicié, d’aporétique, dès l’origine, dans la conception même
de ce projet d’enseignement de masse ; d’aussi aporétique que la belle
formule de Jack Lang, un enseignement d’élite pour tous.
Ce qui m’incite à
penser que malheureusement il en va ainsi, c’est que s’éduquer, me semble-t-il,
s’élever, se cultiver, c’est se rendre inégal, et, pour commencer, inégal
à soi-même. C’est aussi apprendre à percevoir entre les œuvres, voire entre
les choses, les lieux, les circonstances et peut-être les êtres (et
certainement entre les artistes, les penseurs, les pensées) des différences de
niveau de qualité, de hauteur, de profondeur, qui sont forcément des inégalités.
Dans l’art, dans la
culture, dans la pensée, a fortiori dans le style, l’égalité n’est nulle part.
Et un enseignement de masse, qui se veut égalitaire même s’il est loin de
l’être tout à fait, se trouve bientôt pris dans une situation de
contradiction impossible, qui est celle où nous sommes enfermés. La petite
bourgeoisie au pouvoir est sans cesse obligée, pour ne pas se trouver trop
gravement en opposition avec elle-même, d’affirmer, ou d’insinuer, que tout se
vaut, ou de faire comme s’il en allait effectivement ainsi (et Elton John est
« un des plus grands compositeurs de tous les temps », sic).
Par délicatesse sociale, par prudence politique, par souci de cohérence
idéologique ou plutôt par besoin de masquer les incohérences, elle est obligée
de donner à entendre, jour après jour, que toutes ces cultures particulières
dont l’assemblage hétéroclite font le tissu de son multiculturalisme bien aimé
sont égales. Et si elles sont égales il n’y a aucun moyen d’imposer et de
transmettre les meilleures d’entre elles, les meilleures parties d’une d’entre
elle, ni quoi que ce soit qui repose sur un principe d’excellence, de
sélection, de patrimoine.
Comment la société
petite-bourgeoise pourrait-elle éduquer, de toute façon, puisque éduquer,
au moins au-delà d’un certain point, c’est faire quitter la petite
bourgeoisie ? Comment pourrait-elle éduquer des enfants petits-bourgeois
(ou prolétaires), puisque ce serait les inviter, dans une certaine mesure, à
renier leurs parents petits-bourgeois (ou prolétaires), à les désavouer ?
Et comment cette tâche pourrait-elle être accomplie par des maîtres
petits-bourgeois (ou prolétaires), qui devraient, pour la mener à bien, se
renier eux-mêmes, peu ou prou, se détacher de ce qu’ils sont, aller voir
comment ça fait du dehors, pour citer Ponge encore une fois, alors qu’ils n’ont
pas d’idéal plus sacré, au contraire, que d’être eux-mêmes en toute
circonstance ?
[1] Victor Klemperer, Ich will Zeugnis
ablegen bis zum letzten, Tagebücher 1933-1945 Und so ist alles schwankend,
Tagebücher Juni bis Dezember 1945, Aufbau-Verlag GmbH, Berlin 1995.
Traduction française, Mes soldats de papier, journal 1933-1941 Je
veux témoigner jusqu’au bout, journal 1942-1945, éditions du Seuil, 2000.
[2] Renaud Camus, Esthétique de la solitude,
édition P.O.L, 1990. Cf. également Alain Finkielkraut, Renaud Camus, Emmanuel
Carrère, L’Étrangèreté, éditions du Tricorne, France Culture, collection
"Répliques", Genève 2002.
[3] Theodor Adorno, Âsthetische Theorie, Suhrkamp
Verlag, Francfort-sur-le-Mai, 1979. Traduction française, Théorie esthétique,
Klincksieck 1989.
6
M. du S. : Mais on croirait
toujours à vous entendre que s’éduquer, ce serait devenir
bourgeois ! Vous parlez comme si être éduqué, c’était être un
bourgeois !
R. C. : Ah non, pas du
tout, quelle horreur ! S’éduquer ce n’est pas devenir bourgeois ! Ce
serait trop déprimant ! Devenir bourgeois, en revanche, impliquait - oh,
très imparfaitement, très approximativement - qu’on s’éduquât, oui. Être
bourgeois impliquait - non moins imparfaitement - qu’on fût éduqué. Enfin,
disons, a minima, qu’il n’y avait pas incompatibilité entre éducation et
bourgeoisie, ou bourgeoisisme ; qu’il y avait même incitation, et
forte, à la coexistence. Ma crainte est qu’il n’y ait relative incompatibilité,
au contraire, entre éducation et petite bourgeoisie, ou société
petite-bourgeoise, a fortiori ; ne parlons pas d’une situation où cette
classe exercerait la dictature !
M. du S. : C’est à propos de
cette incompatibilité supposée, entre petite bourgeoisie et éducation, entre
petite bourgeoisie et culture, que j’essaie de vous amener, sans grand succès
jusqu’à présent, je dois le dire, à vous expliquer une bonne fois. Je ne me
décourage pas. Mais pour commencer - et là c’est au président du parti de
l’In-nocence que je m’adresse - : cette contradiction que vous dénoncez.
R. C. : que j’énonce,
plutôt, que je crois relever
M. du S. : que vous énoncez,
soit, entre l’exigence sociale d’égalité et la fondamentale inégalité impliquée
selon vous par le concept de patrimoine culturel, et donc de culture, et donc
d’éducation, qu’est-ce que vous prévoyez, vous et vos amis, pour essayer d’en
sortir ?
R. C. : Là je ne puis que
vous renvoyer à notre programme, chapitre Éducation, que d’ailleurs vous
connaissez bien [1]. Pour le
dire d’un mot, notre objectif, c’est un accès égalitaire à l’inégalité :
faire en sorte que personne, mais vraiment personne, et surtout pas un
enfant, mais un adulte non plus, ne puisse être empêché de faire toutes les
études qu’il peut faire, et qu’il veut faire, par des contraintes
matérielles, sociales ou culturelles – d’où une abondance de bourses d’études
de toute sorte ; et d’autre part, et surtout, création d’un corps
spécialisé d’éducation, une sorte de troisième force, dite Éducation
intermédiaire, entre l’éducation générale et l’éducation professionnelle,
spécialement chargée de tout faire pour compenser, en cours d’études, les
différences de niveau qui seraient liées à l’origine, à la fortune, au
handicap, etc. ; et d’assurer qu’aucune situation éducative non désirée,
non désirée par le sujet lui-même, surtout, ne soit figée, définitive,
irréversible. Cette troisième force éducative, cette espèce d’escadron volant
pédagogique, aurait pour mission d’assurer, par exemple, que les élèves qui
auraient la volonté et la capacité intellectuelle de se maintenir dans les
filières les plus exigeantes, mais qui éprouveraient des difficultés
particulières à le faire pour des raisons culturelles, sociales, médicales et
bien sûr économiques, reçoivent l’assistance la plus étroite ; et de
même ceux qui seraient engagées dans des filières moins exigeantes mais qui, à
quelque point que ce soit de leur parcours, éprouveraient le désir, et auraient
la ferme volonté, de rejoindre les premières. C’est ce que j’appelle égal accès
à l’inégalité
M. du S. : Une sorte de
discrimination positive, en somme ?
R. C. : La discrimination
positive, c’est plutôt l’inégal accès à l’égalité, non ? Selon notre
projet il n’y a pas de dispense, il n’y a pas de passe-droit, les examens ne
sont pas dévalués, personne n’est admis nulle part sans avoir fait la preuve de
mériter de l’être, par son mérite, par ses capacités, autant que n’importe
lequel des autres admis. Tout le monde peut en permanence bénéficier d’une
assistance spéciale, prodiguée par les maîtres de l’éducation intermédiaire,
individuellement si c’est nécessaire. À l’intérieur de ce cadre-là, cependant,
la sélection est rigoureuse, d’après le seul mérite, la volonté et les
aptitudes. Mais si vous voulez bien nous n’allons pas nous
lancer là-dedans maintenant, nous avons déjà assez de pain sur la planche.
M. du S. : En effet .
R. C. : Ces profs et enseignants
dont vous parliez il y a quelques instants, et qui adopteraient un certain
relâchement de langage, de tenue vestimentaire et d’attitude sociale dans le
dessein d’aller au-devant de leurs élèves, je pense qu’ils tiennent
surtout à être eux-mêmes, comme tout le monde, naturels,
voire nature : ils veulent s’épargner la peine de sortir d’eux-mêmes,
et désirent venir au lycée comme ils étaient, comme ils sont,
conformément aux idéaux ambiants, qui sont ceux-là même de la petite
bourgeoisie dominante, et selon moi dictatoriale.
M. du S. : Objection, si vous
permettez. N’avons-nous pas posé que l’un des traits fondamentaux de la petite
bourgeoisie c’était l’imitation ? Si la presque totalité des profs
sont aujourd’hui des petits bourgeois comme vous le soutenez, et si le trait
fondamental de la petite bourgeoisie c’est la pulsion d’imitation, comment les profs
peuvent-ils désirer avant tout être eux-mêmes, ce qui semble devoir
impliquer d’abord, nécessairement, la répudiation de toute imitation ?
R. C. : Nous commençons
peut-être à être un peu fatigués l’un et l’autre par cet entretien qui se
prolonge - en tout cas j’ai l’impression que nous n’avons pas, ici, le même
souvenir de ce qui précède.
D’abord ce n’est pas moi qui
dit que la petite bourgeoisie a pour trait fondamental l’imitation. Je n’ai pas
dit non plus le contraire, notez bien. Il faudrait distinguer entre l’ancienne
petite bourgeoisie et la nouvelle, d’une part : entre la petite
bourgeoisie classe parmi d’autres classes, et la petite bourgeoisie classe
unique ; et d’autre part entre la petite bourgeoisie et les petits-bourgeois
- qui eux s’imitent beaucoup les uns les autres, c’est vrai.
Nous avons vu, s’il vous en
souvient, que la petite bourgeoisie, classe victorieuse, classe triomphante, ne
vivait plus dans l’obsession d’une autre classe, la bourgeoisie, qu’elle a
désormais supplantée et presque complètement chassée de la scène ; et
dont elle ne garde plus, au demeurant, qu’un souvenir très confus. La mémoire
n’est pas son fort, elle sait à peine qu’il y a eu des siècles. Le temps, c’est
toujours un extérieur, n’est-ce pas : c’est même l’extérieur des
extérieurs. Et la petite bourgeoisie, j’ai eu dix fois l’occasion de le dire
depuis que nous parlons, ne se conçoit pas d’extérieur, pas d’extérieur du
moins qui ne soit destiné à être rabattu sur ce qu’elle est, sur son présent,
et assimilé à elle, à lui : c’est son ardent présentisme. Et puis
la mémoire c’est toujours une espèce de culture, de dépôt, d’héritage, d’objet
de transmission, de patrimoine, de patrimoine culturel. Et de ce que la
mémoire n’est pas le fort de la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’ancêtres,
vient la nécessité sans cesse réitérée, sous la domination petite bourgeoise,
de faire d’elle un devoir, le fameux devoir de mémoire.
M. du S. : Vous dites que la
petite bourgeoisie n’a pas d’ancêtres. Comment expliquez-vous alors cette
frénésie de généalogie qui a pris nos compatriotes ?
R. C. : Comme une réaction à
la réalité que je souligne ; comme la marque d’un affolement ; comme
une soupape de sécurité à ce présentisme déculturé dont nous parlions à
l’instant. Si les petits bourgeois se cherchent des ancêtres, c’est bien qu’ils
n’en ont pas sous la main. Cela dit votre mot de frénésie me paraît très
exagéré. Même s’il y a en effet une petite mode de la généalogie, ce n’est
qu’une mode réactive, la manifestation, comme le devoir de mémoire,
d’une volonté de contrepoids à la tendance dominante, qui, elle, est à l’oubli,
à l’autogénération du présent, à l’autogénération des individus, lesquels
prétendent naître à eux-mêmes sans l’aide d’aucun maître, et surtout sans
héritage.
M. du S. : En somme ce qui va
dans le sens de vos propos est bon parce que cela va dans le sens de vos
propos, et ce qui va contre eux est bon aussi, parce que cela marque une réaction,
une réaction confirmative, à la réalité de ce que vous affirmez
R. C. : Écoutez je ne crois
pas qu’on puisse dire sérieusement qu’il y ait dans la profondeur de la société
française contemporaine, et surtout dans sa largeur, une forte tendance à la
généalogie, à l’histoire, à la mémoire. Quand vous demandez à neuf Français sur
dix, et surtout s’ils sont jeunes, à quelle époque remonte ceci ou cela, de
quelle époque date ce monument, à quelle époque fait référence ce
costume, ils ne comprennent même pas ce que vous leur demandez. Je le
répète, ils ne savent pas qu’il y a eu des époques. La pulsion généalogique
dont vous faites état est à mon avis un contre-courant, une strate géologique à
contre-sens de la surface, une contradiction minoritaire incorporée, dont seule
une approche bathmologique [2]
peut rendre compte avec justesse.
Après tout c’était peut-être
le rôle historique de la petite bourgeoisie - et nous devrions, qui sait, lui
en savoir gré – d’apporter dans ses bagages, en arrivant au pouvoir, un
nécessaire oubli, et de l’enseigner dans ses écoles, de faire servir ses écoles
à enseigner l’oubli, à faire oublier la culture. La culture, il faut bien le
dire, était avant tout nationale, jadis. Chaque pays avait la sienne. L’héritage,
c’était avant tout l’héritage des ancêtres. Dès lors que nous entrons, de
l’avis général, dans une phase post-nationale de l’histoire, dès lors que le
pays n’est plus le pays des ancêtres, que le peuple n’est plus un peuple de descendants
(de descendants de ces ancêtres-là, en tout cas), la culture devient un
embarras, l’héritage est aussi encombrant qu’une armoire normande au
dix-huitième étage d’une H.L.M basse de plafond, et les ancêtres agacent les
voisins, qu’eux-mêmes n’apprécient qu’à moitié. La petite bourgeoisie vous
arrange tout ça comme un régiment de termites dans la fameuse armoire
normande : la culture commence à Dalida et finit à Joey Starr, comme cela
tout le monde est content.
M. du S. : Bien. Refermons
cette parenthèse, une de plus, non sans regrets. Vous disiez que le rapport
entre petite bourgeoisie et imitation avait complètement changé, selon vous...
R. C. : Oui, je le répétais.
Mais surtout il faut bien voir, à un autre niveau, plus essentiel, que l’incompatibilité
de surface entre soi-mêmisme (comme j’aime à dire) et imitation
est parfaitement illusoire. Le "soi-mêmisme" est une
imitation, au contraire – d’une part parce qu’être soi-même est parmi
nous la scie des scies, au même titre que c’est vrai que ou que le
problème il est là ; d’autre part, et de façon plus fondamentale,
parce qu’être soi-même c’est s’imiter, se répéter, se buter dans ce
qu’on est déjà, dans ce que le hasard a fait de soi. Plus les contemporains
répètent comme des perroquets qu’ils n’aspirent à rien d’autre qu’à être eux-mêmes,
plus ils sont semblables les uns aux autres et c’est-vrai-qu’isent, problème-il-est-làïsent,
stéréotypisent, fascisent la langue, oui, ou la totalitarisent, la
rendent plus contraignante, plus prédéterminante. Le naturel c’est le
conformisme. La différence se crée. Sauf peut-être chez les génies et
les fous, et encore, l’originalité n’est pas donnée, elle se cultive. La
culture est la grande école du n’être pas soi-même, de l’être-plus,
de l’être-autre, du soi-même autre comme dit Ricoeur. Certes
c’est aux fins de fomenter un soi-même meilleur, plus authentique et
plus précieux. Mais justement, ce soi-même meilleur, inédit, non-imitatif, ne
coïncidera pas avec le soi-même du soi-mêmisme, le soi-même toujours
déjà là et qu’il ne s’agit jamais que de dégager des scories et des strates de
conventions dont l’ont prétendument chargé la vie sociale, la civilisation et
peut-être même, à en croire les accusations dont elle fait l’objet, la culture.
M. du S. : Ce sont là des
thèmes et même des expressions, des tournures, des comparaisons, qui sont
familiers à tous vos lecteurs, encore une fois,
R. C. : Ça ne fait pas
beaucoup de monde !
M. du S. : Je ne sais pas. Peu
importe. En tout cas, le fait que ces tournures, ces expressions, ces concepts
si l’on veut, reparaissent en toute occasion, chez vous, quel que soit le
sujet abordé, semble impliquer que l’ensemble de vos réflexions s’agence plus
ou moins délibérément en une sorte de système, dont tous les éléments
sont interdépendants ; et qu’à tirer sur n’importe quel fil on fait venir
à soi la totalité de la tapisserie.
R. C. : Ah, puissiez-vous
dire vrai ! Si c’était le cas, au demeurant, ce ne serait pas
nécessairement de mon fait. J’aime à croire que je ne fais que reconnaître, en
tâtonnant, et en tirant moi-même tel ou tel fil, une tapisserie qui serait
celle-là même de la société contemporaine, avec ses avantages et ses
inconvénients.
M. du S. : Vous soulignez
beaucoup plus ses inconvénients que ses avantages, il me semble
R. C. : L’ennui, c’est que
les uns ne sont guère séparables des autres Vous allez dire encore que je
ressasse ici tous mes vieux dadas. L’un de ceux-là, c’est l’idée que les
questions les plus intéressantes, en morale, ne sont pas celles où se trouvent
confrontés le bien et le mal : ces questions-là, quoi qu’on en dise, sont
assez faciles à régler, en général, au moins au niveau théorique Non les
questions morales les plus intéressantes, à mon avis, sont celles où se
sont deux biens qui s’opposent, deux biens dont on se rend compte, comme
il arrive souvent, hélas, qu’ils ne sont pas compatibles, qu’il faut choisir
entre eux.
Eh bien, dans le domaine
politique et idéologique, je pense qu’il en va à peu près de même, mutatis
mutandis. Bien plus qu’à la lutte entre le bien et le mal l’humanité s’est
trouvée constamment confrontée, au cours de l’histoire, à la lutte entre deux
biens, qui lui semblaient également précieux, qu’elle ne voulait répudier ni
l’un ni l’autre, mais qui n’étaient pas compatibles. Plus exactement il n’est
sans doute pas de bien, de progrès, de progrès moral, mais aussi social,
politique, idéologique, culturel, qui n’amène avec lui une part plus ou moins
importante de mal, de régression, d’inconvénient. La question est alors de
savoir si cette part de mal est plus importante ou non que la part de bien dont
elle semble être la contrepartie indissociable ; et s’il n’y a pas moyen
de les dissocier malgré tout, en examinant des unités plus petites, en
distinguant et en distinguant encore.
Je parlais lorsque nous
avons commencé cet entretien de la succession des lois et dispositions
législatives diverses qui très progressivement, très doucement, insensiblement,
sur un siècle à peu près, ont amené en France, et presque partout en Occident,
et dans une moindre mesure partout dans le monde, la prépondérance de la petite
bourgeoisie, et finalement ce que j’appelle sa dictature. Or ces lois,
pour la plupart, étaient de bonnes lois, de justes lois, presque
des lois d’évidence, contestées sont doute, lorsqu’elles ont été passées, par
des coalitions d’intérêts égoïstes et réactionnaires, mais sur lesquelles, très
vite, il était impossible de revenir tant leur justice, et donc leur justesse,
leur bonté, comme dit Tocqueville, paraissaient évidente. La marche en
avant de la petite bourgeoisie est celle-là même, je ne dirais pas de la
liberté, je n’irai pas jusque là, mais de l’égalité (on sait que ces
deux idéaux, liberté et égalité, sont souvent en opposition, justement) - et
certainement de la démocratie.
L’éducation est une bonne
chose, une excellente chose, la meilleure qui soit – tout le monde est d’accord
là-dessus. Il y a cinquante ans et plus, dans le système éducatif français, on
donnait une bonne éducation, dans l’ensemble, à une petite partie d’un classe
d’âge, que nous dirons privilégiée. Au reste de cette classe d’âge, on
donnait une assez bonne éducation aussi, toujours dans l’ensemble, mais
infiniment plus limitée, très partielle, solide (les paysannes de
quatre-vingt-dix ans, dans les campagnes, ont une orthographe d’une qualité
stupéfiante, souvent – en tout cas bien supérieure à celle de leurs
arrière-petits-enfants), mais sommaire, élémentaire. À cette situation
injuste on a voulu mettre fin. On a voulu donner à tout le monde la bonne
éducation qu’on ne donnait jusqu’alors, par l’effet d’une injustice, qu’à
quelques-uns. On a voulu donner à tout le monde la bonne éducation qu’on
donnait jusque-là, disons le mot, aux seuls enfants de la bourgeoisie - pour le
coup cette évolution est très facilement et très justement analysable en termes
de classes. Le résultat, hélas, c’est que plus personne ne reçoit une éducation
de bonne qualité.
M. du S. : Ce que vous dites là
me paraît très contestable
R. C. : Il est possible que
je généralise un peu abusivement. On généralise toujours abusivement.
Il reste que généraliser est le mouvement le plus indispensable de tout
effort de compréhension. Je ne doute pas qu’il existe, heureusement, quelques
poches de survivance d’une éducation de qualité. Elles sont plutôt rares,
plutôt étroites, et à l’observation superficielle elles ne frappent guère. Dans
l’ensemble, et avec l’incritiquable dessein d’en généraliser les vertus, de les
étendre à tous, d’en faire bénéficier tout le monde, on a détruit
l’enseignement bourgeois, celui qui fonctionnait assez bien pour quelques
privilégiés.
M. du S. : Et donc, à vous en
croire, il n’y aurait plus de privilégiés de l’éducation ? Mais tout
contredit cette observation !
R. C. : Oh, je ne dis pas
que l’égalité est parfaite, loin de là. Cependant les plus hauts sommets ont
été considérablement abaissés, et même arasés. Pour abaisser, ça, la
petite bourgeoisie est très forte. Elle a détruit tout ce qui relevait de
l’excellence, et même de la bonne qualité. Elle éprouve beaucoup plus de
difficulté, et même elle échoue lamentablement, à élever ce qui était et
qui est au plus bas. Sous son administration les plus hauts reliefs du paysage
éducatif disparaissent, ils sont aplanis – c’est un progrès vers l’égalité, si
l’on veut ; mais les gouffres se creusent, les points les plus bas
deviennent des abîmes, et ils s’élargissent indéfiniment. Les privilégiés
d’hier sont peut-être encore un peu privilégiés, mais l’essentiel de leur
privilège, c’est d’être un peu moins sous-privilégiés que les autres, un peu
moins défavorisés
M. du S. : Vous ne pouvez
pourtant pas nier que le niveau général d’éducation de la population française
a beaucoup augmenté, en cinquante ans. Le nombre des diplômés a été multiplié
par dix, par cent
R. C. : Qu’est-ce que cela
signifie, si la qualité des diplômes a été divisée par dix ? La plupart
des bacheliers d’aujourd’hui n’auraient pas été admis en classe de sixième en
1950
M. du S. : Vous caricaturez.
R. C. : Peut-être un peu,
mais moins que vous ne pouvez croire. Le fait le plus grave à mon sens, et le
plus significatif, est la disparition de la classe cultivée. En France il n’y a
plus de public pour la culture.
M. du S. : Mais comment
pouvez-vous dire une chose pareille ! Vous-même, dans votre journal,
vous ne cessez pas de vous plaindre que dans les expositions de peinture, par
exemple, il faille jouer des coudes pour voir les tableaux, après avoir fait la
queue pendant trois heures, tandis que jadis il n’y avait personne dans les
musées !
R. C. : Il est vrai qu’une
politique de marketing échevelé a convaincu des masses considérables qu’il
convenait de se précipiter dans les grandes expositions, quand ce sont des noms
illustres qui sont mis en avant. Mais ces foules qui s’engouffrent au Grand
Palais ou ailleurs, est-ce qu’elles les voient, les tableaux ? À en
juger par les conversations qu’elles vous forcent à surprendre en leur sein,
devant les toiles, on peut ressentir quelques doutes sur l’acuité de leur
regard.
Des millions d’individus
voyagent, et la propagande pseudo-culturelle est arrivée à les convaincre, pour
le meilleur et pour le pire, qu’un séjour touristique à Paris, mettons, devait
obligatoirement comporter un passage au Louvre ou au musée d’Orsay ; que
c’est cela qui se faisait, et cela qui devait se faire ; que sinon ça
ne comptait pas, qu’on ne pouvait pas dire qu’on avait vu Paris. D’immenses
portions des grands musées sont devenus très difficiles à distinguer de centres
commerciaux, et on a parfois l’impression que la plupart des visiteurs passent
plus de temps dans ces parties-là, d’une boutique à l’autre, que dans les
galeries proprement dites.
J’entendais l’autre matin le
directeur du Louvre, à la radio, expliquer que quatre-vingt-dix pour cent de
ces visiteurs, une fois dans les salles, ne savaient pas ce qu’il fallait y
faire, s’attendaient à quelque chose qui n’arrivait pas, s’étonnaient de n’être
pas pris en main, n’avaient pas l’idée de parcourir les salles et de regarder
des tableaux. Certes il aurait fallu que les cartouches donnent plus de
renseignements sur les œuvres, en expliquent mieux le sujet, plus en détail,
soient plus diserts sur les artistes et leur époque. Mais le public ne
songe pas à regarder les cartouches. Il ne comprend pas leur rapport avec les
œuvres exposées. Et même si par extraordinaire il s’y porte, il manque
totalement de la culture nécessaire pour tirer parti des explications qui lui
sont données, car la mythologie, l’histoire religieuse, l’histoire tout court
sont pour lui lettre morte. Il faudrait des explications aux explications, des
cartouches pour expliquer les cartouches, des dictionnaires accrochés à des
chaînes, des manuels pour expliquer l’usage des dictionnaires
Je reconnais que j’extrapole
un peu, mais j’ai tort, c’est bien inutile, car le directeur du Louvre disait
aussi que quatre-vingt-dix-sept pour cent des visiteurs pensaient que
l’histoire commençait en "l’an zéro", et donc ne comprenaient pas que
des œuvres exposées puissent dater de "moins quatre cent cinquante",
ou du XXIIIe siècle avant Jésus-Christ. Je ne suis pas absolument sûr du
chiffre. J’ai pu mal entendre. On se dit bien sûr qu’on a mal entendu, que ce
n’est pas possible, qu’on est en train de faire un mauvais rêve, ou bien qu’on
est le 1er avril, que France Culture vous fait encore une farce.
Mais cet homme citait les résultats d’une enquête statistique qu’il avait
lui-même diligentée, je présume, et tous les taux mesurant le degré
de méconnaissance du public étaient extraordinairement élevés - je ne me
souviens pas du moindre qui fût inférieur à quatre-vingt-sept pour cent.
Entre parenthèses on
retrouve tout à fait là le phénomène que nous évoquions plus haut : les
gens ne savent pas qu’il y a eu des siècles. Danièle Sallenave dans Le Don
des morts cite Kazymierz Brandys qui étant à l’hôpital essaie
d’expliquer à son voisin de lit ce que c’est que d’être polonais. « Au
XVIIe siècle », commence-t-il. Mais l’autre ne le suit pas. « Il ne
savait pas qu’il y avait eu un XVIIe siècle. »[3]. L’immense majorité des visiteurs du Louvre,
apparemment, ne savent pas qu’il y a eu un XVIIe siècle. Ou, s’ils le savent,
ils ne s’en rendent pas compte, cela n’a pas de réalité pour eux, et ils ne
savent pas reconnaître le XVIIe siècle du XVe ou du XIXe. Les relations avec
Poussin, forcément, n’en sont pas facilitées.
Le plus étrange est que le
directeur du musée ne tirait nullement de ces constatations sévères la
conclusion que cette situation était absurde, que la quantité pour la quantité
n’avait aucun sens, que ce n’était pas au musée de procéder à une éducation
générale qui n’avait pas été dispensée, ni même esquissée, aux stades
antérieurs, et en particulier par l’école. Pas du tout, et même très au
contraire. On comprenait de ses déclarations que ces visiteurs innombrable, qui
ne savaient pas que dans un musée de peinture on va de salle en salle pour
regarder les tableaux, constituaient une élite culturelle, un exemple de la
réussite du système, puisqu’ils étaient entrés au musée, et que leur nombre
était infime, infime, par rapport à celui des individus qui eux ne mettent
jamais les pieds dans une institution culturelle quelconque, n’y songent même
pas, ne savent même pas qu’il y a des musées ou, s’ils le savent, n’imaginent
pas une seule seconde qu’ils puissent être concernés par eux, avoir jamais le
moindre rapport avec eux. Ce sont ceux-là que visent le directeur du Louvre, ce
sont ceux-là qu’ils veut faire venir, ce sont ceux-là qu’il entend atteindre
par tous les moyens. Car son grand objectif, qui s’en étonnerait, c’est de
« réduire la fracture sociale ».
Je suppose que personne ne
peut faire la moindre carrière dans la haute fonction publique, et surtout dans
le champ culturel, sans assurer à qui veut l’entendre, le plus souvent
possible, ce ne sera jamais trop, que la préoccupation capitale, pour un
directeur de musée, pour un responsable de monuments historique, pour un
directeur d’école des beaux-arts, pour un directeur de théâtre subventionné, ce
doit être la réduction de "la fracture sociale". J’imagine que l’on
est promu selon le nombre de fois où l’on a pu placer cette antienne, si
possible avec due conviction. Et peu importe que tous ces efforts de réduction
de la fracture sociale, sans la réduire le moins du monde, au contraire (tout
le monde reconnaît qu’elle s’aggrave), aient rendu les musées insupportables,
les monuments historiques invisitables et le théâtre irregardable. Peu
importe qu’à force d’avoir voulu attirer tous les publics, et surtout ceux qui
ont le moins envie d’être attirés (ceux-là sont les meilleurs, les plus
précieux, pour les prosélytes dévots – ceux dont la conversion a le plus de
prix), on ait découragé le public naturel, c’est-à-dire culturel,
bien entendu, cultivé.
L’année dernière on était
allé jusqu’à abolir la gratuité et le droit d’entrer sans faire la queue, dans
les musées, pour les artistes. Le principe est toujours le même : il
s’agit d’ouvrir les institutions culturelles à tous, et de préférence à ceux
qui ne peuvent pas en profiter, et qui n’en profiteront pas ; et tant pis
si ce faisant on les rend sans profit aucun, quand ce n’est pas impossibles
d’accès, pour ceux à l’intention desquels elles avaient été conçues – car on
étonne beaucoup en rappelant que les musées ont été institués pour les artistes,
et accessoirement pour les amateurs d’art; pour les résidents des villes où il
se trouvent, pas pour les touristes ; pour une fréquentation assidue, pas
pour une visite au pas de course. Quantité, quantité, quantité : ce
n’est pas seulement la qualité qui est sacrifiée, c’est le sens, c’est
l’existence même, la raison d’être.
Même la campagne, la
montagne, les forêts, les landes, les dernières solitudes, sont balisées
d’affreux panneaux, de parcours fléchés et de réclames dans le style des bandes
dessinées, afin d’y attirer ceux qui n’auraient jamais songé à s’y rendre,
quitte à ce que soient perdues les vertus de ces lieux pour ceux qui les
aimaient sans avoir besoin d’y être amenés de force, ni par la persuasion
publicitaire. En régime de dictature de la petite bourgeoisie, tout est fait
pour exaucer les désirs de ceux qui n’en ont pas. C’est un effet secondaire
sans importance de cette démarche qu’elle rende impossible la satisfaction de
ceux qui, ces désirs, les éprouvaient naturellement.
[1] Cf. programme du parti de l’In-nocence,
chapitre "Éducation", www.in-nocence.org
[2] Cf. supra, note 4.
[3] Danièle Sallenave, Le Don des morts, Sur
la littérature, Gallimard, Paris, 1991, p. 39. Kazymierz Brandys, Carnets-Paris
1985-1987, Gallimard, 1990.
7
M. du S. : Vous dites naturellement,
vous savez bien que c’est culturellement, qu’il faudrait
dire, voire héréditairement.
R. C. : Oui, en grande partie. Mais
c’est à l’école de tourner les déterminations auxquelles vous faites allusion,
et d’offrir une culture à tous ceux qui n’en ont pas héréditairement, et qui
peuvent et qui veulent en avoir. Au lieu de quoi on ne vise qu’à la quantité,
là aussi, et voulant cultiver tout le monde non seulement on ne cultive plus
personne, mais on ôte leur culture, on en interdit l’accès, au petit nombre de
deux qui en auraient "naturellement" – on les empêche
d’"hériter", et l’on croit qu’on a accompli ce faisant un grand progrès
démocratique.
M. du S. : En somme le parti de
l’In-nocence, de même qu’il s’est donné comme objectif politique, à en croire
son programme, de réduire progressivement le nombre proportionnel des
bacheliers – quatre-vingt pour cent, soixante-dix pour cent, soixante pour
cent, cinquante pour cent au bout de quelques années, si tout va bien
R. C. : Oui, il s’agit de redonner
un sens et une portée véritable à ce malheureux examen
M. du S. : Avouez que c’est une belle
provocation le parti de l’In-nocence, donc, pourrait aussi viser à
réduire de quelques dizaines de milliers tous les ans le nombre des visiteurs
du Louvre, du musée d’Orsay, des grandes expositions du Grand Palais
R. C. : Ah, oui, c’est un noble
idéal. Je retiens votre suggestion pour le Comité de rédaction perpétuelle du
programme Chassons les marchands du Temple, surtout ceux qui par miracle
seraient désintéressés, et ne viseraient en tout sincérité qu’à le désacraliser
tout à fait, à finir de désenchanter le monde, à le petit-embourgeoiser sans
reste.
Voyez la rue de Rivoli, rue
éminemment bourgeoise au temps où le musée du Louvre était fréquenté par les
artistes et les seuls amateurs d’art, et qui est devenue une espèce de souk, au
moins au niveau de la chaussée, depuis que le Louvre est une énorme machine à
malaxer du touriste et à lui extraire son argent, en échange d’un vague brevet
de distinction touristique (« On a vu la Joconde ! »). Les
boutiques de la rue de Rivoli, sur des centaines de mètres, l’horreur de ce qu’elles
étalent, et qui est destiné très précisément aux visiteurs du musée, qui
n’a de raison d’être là qu’à cause du musée, tout cela vous renseigne
bien mieux que n’importe quelles statistiques sur la sorte de regard porté sur
les tableaux (si tant est que regards et tableaux se rencontrent vraiment).
M. du S. : Oui, mais enfin, de
tout temps, il y a eu près des grands musées des boutiques de babioles et
de souvenirs ; et les visiteurs bourgeois de la Florence 1900 en
rapportaient déjà des objets affreux
R. C. : des objets affreux,
certes, mais qui avaient tout de même quelque rapport avec l’art, le plus
souvent : reproductions, copies, moulages, photographies,
lithographies ; tandis qu’à présent le lien est rompu. Ces objets qui sont
en vente autour du Louvre, ces tabliers de cuisine et ces T-shirts historiés,
ces Poulbot de plâtre et ces Pokémons de plastique, il est évident que
ceux qui les achètent, et qui sortent du musée, qui sont la même
clientèle que celle du musée, n’ont pas vu les tableaux, même s’ils les ont
regardés ; qu’en tout cas ils ne les ont pas aimés ; qu’à dire le
moins ils n’en ont rien appris.
M. du S. : Est-ce que vous ne
craignez pas, à l’occasion de sorties comme celle-ci, somme toute assez
prévisibles, de votre part, et comme d’autres qui vous sont
coutumières, est-ce que vous ne craignez pas de prêter le flanc à des
accusations de mépris ? Est-ce que vous n’avez pas peur qu’on
puisse dire de vous que, plus que critique et éclairant,
ainsi que vous souhaiteriez sans doute le paraître, vous êtes surtout
terriblement méprisant ?
R. C. : Mépris ?
Méprisant ? Comment pourrait-on être méprisant face à ce qui
vous dépasse de toute part, et dans quoi l’on se noie comme un puceron tombé
dans une vasière ? C’est comme si vous reprochiez à l’escargot écrasé sur
un chemin de campagne après la pluie d’éprouver du mépris pour l’énorme
botte qui vient de s’abattre sur lui ; ou bien au hérisson aventureux de
ressentir du mépris pour l’autocar qui vient de le transformer en
crêpe ! Comment pourrait-on mépriser ce qui est mille fois, un million de
fois, soixante millions de fois, plus fort que vous ? Et qui de toute
façon l’emportera toujours?
La petite bourgeoisie, entre
son passé d’humiliations véritables et son présent de domination implacable, a
tout loisir de mettre en avant, selon les circonstances, celui des ses aspects
dont elle a le plus d’avantages à tirer à ce moment précis : je suis
martyr, voyez mes bleus, et cet odieux mépris que vous me témoignez ; je
suis tyran, voyez mes crocs, et les ennuis affreux que vous vous attirez.
Le pouvoir moderne tire
beaucoup de sa force, ou bien les forces modernes, sociales, politiques, tirent
beaucoup de leur pouvoir, y compris de leur pouvoir de nuisance, de nocence,
des humiliations, des exploitations, des injustices réelles ou supposées, mais
de préférence réelles, c’est plus efficace, qu’elles ont subies. La puissance
gagne beaucoup de poids, c’est presque une condition de sa puissance, même, à
être incritiquable : non pas incritiquable en ses actions, qui ne
prêteraient le flanc à nulle contestation ; mais incritiquable par
statut, par privilège historique, par capital d’injustices ou
d’humiliations subies. Les ex-victimes deviennent intouchables. La victimité de
la victime suscite la paralysie de l’adversaire. La petite bourgeoisie règne
parce qu’on ne peut rien lui reprocher, elle a trop souffert. Quiconque oserait
élever la voix contre elle se verrait taxer de mépris, ainsi que vous venez de
le faire,
M. du S. : de le suggérer comme
une possibilité
R. C. : de le suggérer,
oui ; se verrait taxer de mépris, d’inconscience historique ou pis encore,
de ridicule, de snobisme, d’élitisme réactionnaire, si je puis risquer le
pléonasme, bref de toutes les abominations de la terre. Pour des raisons
muettes, qui n’ont pas besoin d’être énoncées, on ne peut pas la critiquer, on
ne peut même pas la nommer, on ne peut surtout pas la dépeindre, ni son
influence, ni la structure de son pouvoir, ni ses actions : la petite
bourgeoisie dispose là, en toute bonne conscience, d’une sorte d’assurance tous
risques, qui est un des principaux moyens de sa dictature, et dont la
bourgeoisie, par exemple, n’a pas disposé un seul instant, du temps qu’elle
était au pouvoir.
M. du S. : Vous dites que la
petite bourgeoisie l’emportera toujours, et je ne sais pas tout de votre vie,
loin de là, mais il me semble que vous-même vous êtes assez bien arrangé,
malgré tout, pour vous soustraire aux contraintes, aux pressions, aux
tentatives d’assimilation de ce que vous appelez la société petite-bourgeoise
et sa dictature
R. C. : Oh, on peut ruser
avec elle quelque temps, on peut prendre quelques ultimes chemins de traverse,
on peut encore refuser quelquefois ses enveloppes préimprimées et ses
propositions de rabais, ses remises de prix et ses remises de peine, ses
formules et ses formulaires, ses forfaits-vacances et ses pactes fidélité
clientèle, ses existences clefs en main, ses libertés surveillées, ses sentiers
de grandes et de petites randonnées, ses promenades de santé du condamné, toutes
les soumissions qu’elle vous impose tous les jours en échange des merveilleuses
économies qu’elles vous vaudront et des simplifications qu’elles vous
permettront, toutes les normalisations dociles qu’elle vous suggère sans y
toucher, tous ces alignements résignés, cette programmation sans cesse plus
étroite de votre vie. Elle n’en est pas moins maîtresse de l’espace, du
territoire, qu’elle grignote jour après jour jusqu’à n’en presque rien laisser
d’intact, et qu’elle agence impitoyablement à sa manière petite-bourgeoise, qui
tient toujours plus ou moins du lotissement, de la résidence, du centre
commercial, du parc de loisir et du golf miniature, en somme de la banlieue
généralisée, cet immense ni-ville-ni-campagne qui lui est spatialement
consubstantiel, et qui bientôt n’aura plus d’extérieur, lui non plus,
coïncidant exactement avec le monde, de sorte que nous n’aurons plus nulle part
où nous perdre, nous cacher, nous soustraire.
Nous avons peut-être évacué
un peu vite, plus haut, le thème de l’imitation. Je disais que la petite
bourgeoisie ne se sent plus tenue d’imiter plus ou moins adroitement la
bourgeoisie, classe qu’elle a pratiquement éliminée, soumise, assimilée, dont
elle se souvient mal et à l’égard de laquelle elle n’éprouve plus aucun
complexe. Sa pulsion imitatrice, toutefois, dépourvue d’objet social
précis, n’en subsiste pas moins, épurée, réduite à son essence, imitation
d’imitation. Je cite souvent Balthus disant presque en mourant que le XXe
siècle était le siècle de la laideur; et j’ai tendance à préciser qu’à mon avis
c’était plutôt - et notre présent avec lui – le siècle de la camelote.
Maisons qui ne sont pas des maisons, murs qui ne sont pas des murs, villes qui
ne sont pas des villes, hôtels qui ne sont pas des hôtels, luxe qui n’est pas
du luxe, stations balnéaires ou de ski qui ne sont pas des villages et qui ne
sont pas des ports, neige artificielle, vagues mécaniques, diplômes en siporex,
philosophes pour talk-shows : partout triomphe Potemkine, et son univers
de cache-misère, à l’intention d’une tsarine innombrable, sa formidable
maîtresse.
Les objets naissent
jetables, remplaçables, interchangeables, et l’on ne peut s’empêcher de
soupçonner que les êtres aussi. On ne répare plus rien, on remplace. Le
dépérissement, l’obsolescence, la mort, sont inscrits dans la conception même
des choses, de tout ce que nous touchons, de tout ce qui nous entoure et que
nous habitons. On bétonne les rivages, on bétonne la montagne, ce n’est même
plus en béton mais en parpaings, en mousse, en plâtre, en calculs de
rentabilité sur cinq ans, huit ans, dix ans ; et ensuite on abat ou bien
on laisse pourrir, on recommence à côté. Aucune civilisation ne s’est éprouvé
si mortelle, aucune n’a davantage jeté, le long de ses mers et de ses
autoroutes, de ses ultimes chemins de campagne et de ses destins. On détruit
des immeubles, des écoles, des hôpitaux, avec pour seule explication que
pensez, ils avaient été construits en 1970, on ne pouvait tout de même pas
continuer d’y mettre des gens, des enfants, des malades ! Et de la plus
grande réalisation récente du régime (je ne parle de la Ve République, je parle
de la petite-bourgeoisocratie), de l’ouvrage d’art dont il tire la plus grand
fierté, du viaduc de Millau, à vingt lieues du pont du Gard, on nous assure triomphalement,
tout à fait sans rire, qu’il est prévu pour tenir au moins cent vingt
ans.
C’est une consolation pour
les victimes de la dictature, elle ne croit pas elle-même qu’elle va durer -
ses maisons Phouygues ou Bénix le prouvent suffisamment. Consolation toute
métaphysique, au demeurant : car on ne voit pas très bien ce qui pourrait
venir après, et l’on a quelques raisons de craindre que ce ne sera pas
de l’ordre de l’humain. En attendant il faut endurer. Même si des années durant
on parvenait, à force de ruses et d’expédients, de compromis et de prises de
maquis, de traînages de pieds et de jambes à son cou, à résister aux avances de
la petite bourgeoisie régnante, à ses faveurs et à ses pressions, à ses contrats
de confiance sans engagement de notre part et à ses notes en petits caractères
en douzième page, même si l’on tenait bon une vie entière sans lui céder, sans
se laisser engluer dans son suburbanisme sans urbanisme, et certainement sans
urbanité, elle vous rattraperait toujours au dernier moment, comme les
anciennes religions.
À moins d’être milliardaire
ou fameux, ce qui concerne tout de même assez peu de monde, et ne constitue
même pas une garantie absolue, vous ne couperez pas à la maladie, aux opérations,
et à l’horrible mort petite-bourgeoise, à la mort à l’hôpital petit-bourgeois,
plus petit-bourgeois encore que le lycée, que la télévision, que le bureau,
l’aéroport ou les gares, avec son chapelet de « Alors il nous a bien fait
son petit pipi, le papy ? », et ce moment inévitable, rituel, fatal,
où votre femme, votre mari, votre maîtresse, votre amant, un étranger qui vous
veut du bien (à moins qu’il n’y ait personne, afin que le triomphe de la
dictature soit encore plus complet), se demandera, après dix coups de sonnette
restés vains, et tandis que vous êtes recroquevillé de douleur à tomber du lit,
s’il ne vous ferait pas gagner dix jours d’existence, dix mois, dix ans
peut-être, en forçant sa nature accommodante et en allant faire une scène, à trois
heures du matin, dans le réduit blafard où sont rassemblées les infirmières
autour d’un p’tit café, et en exigeant d’elles qu’elles réveillent le médecin
de garde, ou même qu’elles contactent le chirurgien, malgré ses strictes
instructions, plutôt que de venir vous dire une fois de plus, en donnant un
petit coup d’ongle négligent au conduit de perfusion :
« Le docteur Schmoll
passera vous voir lundi matin. Vous pourrez lui expliquer que le sérum i’ fait
plus rien, d’après vous »
M. du S. : Eh bien, vous êtes
gai Mais on a toujours le soupçon que ce à quoi vous vous en prenez, en fait,
quand vous donnez des exemples de votre présumée dictature de la petite
bourgeoisie, c’est tout simplement l’égalité. Si vous avez une telle
horreur de l’hôpital, est-ce que ce n’est pas tout simplement parce que c’est
un lieu égalitaire – enfin, théoriquement, parce que là encore il
y aurait bien des nuances à apporter ?
R. C. : Vous avez peut-être
raison. Peut-être n’y a-t-il d’égalité que par le bas, toujours, comme l’impliqueraient
ces anciens hôtels ou pseudo-grands hôtels des démocraties populaires, où tout
était toujours si mal tenu, et où l’on n’obtenait jamais les services les plus
ordinaires, parce qu’on se heurtait toujours à un implicite : « Non
mais vous vous prenez pour qui? ». La petite bourgeoisie ne vous demande
jamais qui vous êtes, mais toujours pour qui vous vous prenez. Si par
extraordinaire elle vous a raté plus tôt, elle vous attend à l’hôpital petit
bourgeois, avec sa question toute prête. Elle sait bien que vous viendrez tôt
ou tard. Et je sais bien, moi, que nous sommes censés être égaux devant la
mort. Mais il est toute sorte de circonstances, et la mort en est une éminente,
où l’homme n’aspire à rien tant que du privilège, un traitement spécial,
des attentions particulières. Être traité comme n’importe qui, que ce
soit à l’école ou à l’hôpital, c’est être traité comme n’importe quoi - autant
dire comme moins que rien.
M. de S. : Mais alors il n’y a
pas de solution !
R. C. : Peut-être pas
S’il y en a une elle est encore à chercher dans l’accès égalitaire à
l’inégalité.
M. du S. : Je ne vois pas très
bien comment cela pourrait se traduire à l’hôpital.
R. C. : On peut poser que
mourir donne des droits, par exemple
M. du S. : Oui, mais enfin on
ne vient pas forcément à l’hôpital pour y mourir ! S’il faut être
agonisant pour que les infirmières répondent à votre coup de sonnette !
R. C. : On peut poser que
souffrir donne des droits. On peut poser qu’être poli donne des droits. On
peut poser qu’être in-nocent donne des droits. On peut poser que n’avoir aucun
droit donne des droits.
M. du S. : Mais personne n’a aucun
droit !
R. C. : C’est peut-être pour
cela que personne n’a de droits. C’est l’indistinction qui crée la
dictature de tous par chacun. La société petite bourgeoise est une dictature
parce qu’elle refuse de distinguer, étant elle-même indistincte. Le
chapitre d’Hannah Arendt sur la société sans classe, "A Classless
Society", dans Les Origines du totalitarisme, analyse de façon
magistrale et, je crois, définitive, les liens entre indifférenciation sociale
et culturelle, d’une part, totalitarisme d’autre part. Il faudrait tout citer,
comme on dit. Ceci seulement, si vous voulez, où Arendt elle-même cite non
seulement William Ebenstein, mais Gorki :
« Les libertés
démocratiques peuvent être édifiées sur l’égalité de tous les citoyens devant
la loi ; néanmoins elles n’acquièrent organiquement leur sens et leur
fonction qu’à partir du moment où les citoyens appartiennent à des groupes
distincts, sont représentés par eux ou forment une hiérarchie politique et
sociale. L’effondrement du système de classes, seule stratification politique
et sociale des États-nations européens, a constitué sans aucun doute "l’un
des événements les plus dramatiques de l’histoire allemande récente" [1], et il fut aussi propice
à la montée du nazisme que l’absence de stratification sociale au sein de
l’immense population rurale de la Russie (ce "grand corps flasque dépourvu
d’éducation politique, presque inaccessible aux idées capables d’ennoblir
l’action" [2]) a
elle-même été propice au renversement par les Bolcheviks du gouvernement
démocratique de Kerensky. »
[3]
M. du S. : On retombe toujours dans les
mêmes problèmes : d’une part un rapprochement, qui me paraît très abusif,
entre votre prétendue "dictature de la petite bourgeoisie", si tant
est qu’elle existe bien, et des totalitarismes du passé qui étaient d’une toute
autre rigueur,
R. C. : Vous avez raison, et je ne
tiens pas à ce rapprochement : c’est la phrase d’Arendt qui l’a entraîné.
Je ne souhaitais pour ma part que faire remarquer que le lien entre classe
unique et despotisme était de longue date repéré. On pourrait remonter bien
plus haut que Arendt – ne serait-ce qu’à Tocqueville, encore une fois.
M. du S. : Justement. Vous avez
toujours l’air d’assumer que la situation de classe unique est un point acquis.
Or ce n’est pas du tout le cas. Je sais bien que vous n’aimez pas qu’on
parle de la "fracture sociale", elle est pourtant bel et bien là, et
les inégalités s’accroissent.
R. C. : Si Arendt, après
Ebenstein, ne craint pas de parler d’un effondrement de la stratification
sociale à propos de l’Allemagne des années vingt, vous voudrez bien convenir
qu’il n’est peut-être pas tout à fait absurde de faire de même, a fortiori,
pour la société française contemporaine, même si l’on tient compte, dans
l’exemple allemand, de circonstances exceptionnelles auxquelles nous ne sommes
pas soumis, par chance, traumatisme de la Grande Guerre ou ravages de
l’hyper-inflation : malgré les épreuves que connaissaient, et, dans une
certaine mesure, partageaient, tous les citoyens de la République de
Weimar, nous sommes tout de même plus égalitaires qu’eux, et surtout beaucoup
plus égaux!
Arendt elle-même semble
placer dans les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, pour la France
et pour l’Italie, le phénomène de déstratification qu’elle relevait dans
l’Allemagne des années vingt [4].
Il est peut-être vrai que chez nous, aujourd’hui, les inégalités
économiques s’accroissent, comme on l’entend dire de toute part, avec un
automatisme un peu suspect. J’ai quelques doutes sur ce point. Tout dépend des
façons de calculer, j’imagine, et de ce que l’on compare, et des époques
retenues. Sur longue période, c’est certainement faux. Et si l’on en croit, non
pas les sociologues, ni les économistes, ni même les architectes, mais l’architecture,
le bâtiment, qui disent souvent, contre les vents et les marées de
l’histoire (et surtout ceux des historiens), la vérité des époques, des
sociétés, des régimes; si l’on s’en remet à l’observation de l’environnement,
de l’habitat, de l’évolution du territoire, c’est extrêmement difficile à
croire. Les maisons de ville et les hôtels particuliers en mains particulières
ont à peu près disparus, de toute part les grands domaines sont dépecés et
lotis, les grandes maisons sont divisées en appartement, les grands
appartements sont occupés par des bureaux, la plupart des châteaux et des
grosses demeures bourgeoises sont depuis longtemps devenus des colonies de
vacances, des maisons de retraite ou bien des résidences surveillées - je
ne sais plus comment on dit - pour sept ou huit jeunes délinquants triés sur le
volet, qui y sont chaperonnés par vingt-cinq ou trente adultes, de sorte que
ces jeunes messieurs, en ces temps de disparition du
"personnel", doivent être les derniers à disposer chacun de deux ou
trois personnes pour veiller sur eux.
Voyez les villas des riches,
sur les bords de mer, par exemple : elles ne sont peut-être pas situées au
mêmes endroits que les villas des pauvres, mais elles ont l’air à peine moins
camelotiques, et elles n’inspirent pas beaucoup plus d’envie. Un riche de 1905,
et même un riche de 1965, serait horrifié par le modeste train de maison, et
surtout par la médiocrité relative du cadre de vie, d’un riche de 2005. D’autre
part les pauvres sont moins pauvres, malgré tout. C’est pourquoi j’ai beaucoup
de peine à croire que les inégalités économiques, globalement, s’aggravent.
Même si c’est exact, de toute façon, l’indifférenciation culturelle et sociale,
elle, progresse de manière évidente.
Pour l’analyse des
structures de classe, nous avons beau nous croire sortis du marxisme, nous
sommes encore exagérément tributaires des approches et des conclusions
marxiennes. Pour aller absurdement vite, j’ai toujours pensé, en ce qui me
concerne, que Marx avait raison, mais que ses analyses étaient des vérités
de second rang, des corrections très pertinentes, et donc des
perfectionnements, apportées à des vérités antérieures, de premier rang
celles-là, que ses analyses de détruisaient pas du tout.
Personne ne croit plus,
évidemment, qu’entre la défunte "hiérarchie sociale" et
l’hypothétique "hiérarchie culturelle" il y ait pu y avoir des
correspondances, encore moins des équivalences. Considérez néanmoins cette
ridicule petite phrase, qu’on pouvait entendre encore assez récemment, de temps
en temps, et qu’on peut peut-être surprendre à l’occasion, au XXIe siècle, dans
la bouche d’imprudents mal déniaisés :
« X. est très cultivé,
et pourtant il est d’un milieu très modeste. »
Mon intuition, dûment
antipathique, voire scandaleuse, est qu’en l’intolérable et pourtant de
cette petite phrase idiote, il y a quelque once de vérité en suspension, de
vérité précieuse, désagréable et irremplaçable.
Le marxisme de consommation
courante explique que la structure sociale n’est que le reflet des
inégalités économiques, et que tout le reste n’est que superstructures,
illusions et prétextes, à l’usage des bénéficiaires du système autant que de
ses victimes, et des éventuels observateurs extérieurs. Mais les personnages de
ce théâtre d’ombres n’ont jamais cru, eux, que leurs positions dans l’espace
social, ni les mouvements qu’ils y opéraient, fussent décrétés par ces seules
illusions, ni par ces uniques déterminations. Marx et ses exégètes de café du
Commerce, dont je suis, ont éclairé les mécanismes de ce manège ; ils n’en
ont pas démonté le moteur, ni expliqué l’élan, ni interrompu la motion.
De tout temps la plupart de
ceux qui se sont élevés socialement, économiquement, se sont aussi (ou leurs
enfants) élevés culturellement. Et la plupart de ceux qui se sont élevés
culturellement, intellectuellement, artistiquement, se sont aussi, du même
mouvement (parfois un peu différé, ou même beaucoup), élevés socialement, sinon
économiquement. Entre les deux "hiérarchies", socio-économique d’un
côté, culturelle de l’autre (ou bien économique d’un côté, socio-culturelle de
l’autre, car le social oscille au milieu), entre les deux
"hiérarchies" il n’y a certes pas de symétrie ou d’équivalence
terme à terme, niveau à niveau, mais il y a tout de même des similitudes de
structure, des conformités d’étagement, de repérables passerelles (celles où
court le "social"). Or c’est précisément ce qu’on ne peut pas dire,
parce que le disant on risque de blesser tel ou telle, ce qui n’est jamais
agréable, et parce que le capital d’humiliation ancienne, et donc de sympathie,
de la petite bourgeoisie au pouvoir lui permet de déconsidérer et d’écarter
immédiatement, comme autant de marques de mépris, comme des témoignages
d’inconscience ou d’arrogance sociale, comme des agressions de
classe, toutes les critiques qui pourraient être adressées à ses pratiques
culturelles, à ses usages langagiers ou à ses décisions pédagogiques. Nous
avons encore affaire ici à ce bouclier de protection absolue que j’évoquais
plus haut, condition et garantie du dialogue de sourds, assurance de la
paralysie ou de la stabilité du système – selon les points de vue.
[1] William Ebenstein, The Nazi State,
Verdana, 1943, p. 247.
[2] « Comme l’a décrit Maxime Gorky. Cf.
Boris Souvarine, Staline, Aperçu historique du Bolchévisme, Paris, 1935.
Traduction en anglais, Stalin, A Critical Survey of Bolshevism, Verdana,
1939, p. 239 »
[3] Hannah Arendt, The Origins of
Totalitarianism, 1948, A Harvest Book, Harcourt Inc., San Diego, Verdana,
Londres, 1985, p. 312-313.
[4] Id., p. 315.
8
M. du S. : Je n’y comprends plus rien.
Vous dites qu’il y a des liens entre la pyramide socio-économique et la
pyramide culturelle. Vous reconnaissez, du bout des lèvres, que les inégalités
économiques demeurent, sinon qu’elle s’accroissent. Mais en même temps vous
soutenez qu’il n’y a plus d’inégalité culturelle,
R. C. : qu’il y en a moins.
M. du S. : qu’il y en a moins, beaucoup
moins, puisque nous serions déjà, d’après vous, culturellement,
socialement, en situation de classe unique, masse indifférenciée et molle,
étale, abrutie, comparable au grand corps flaccide dont parle Gorki. Donc, d’un
côté une pyramide, maintenue (autour de l’échelle des salaires et des revenus),
et de l’autre un marais, un marécage, une marne ou plutôt - tâchons de
sauvegarder la cohérence des images improvisées - un tas de cailloux sans
relief, une pyramide effondrée, sans forme. J’en conclu que les liens sont
rompus, et que ces deux stratifications dont vous faisiez remarquer, avec force
précautions oratoires - en effet bien nécessaires -, les très approximatives
similitudes d’étagement, ne présentent plus aucune symétrie ?
R. C. : Les liens sont à peu près
rompus, en effet. Les relatives symétries s’effacent. Les correspondances se
perdent. L’une des pyramides est encore debout, oui, bien qu’elle donne des
signes d’affaissement, malgré que vous ayez. L’autre est presque complètement
effondrée, c’est tout juste si l’on distingue encore un peu de sa forme
ancienne.
M. du S. : Et vous le
regrettez ?
R. C. : Je le regrette
doublement. D’abord je regrette que les liens se soient rompus, les passerelles
effondrées, l’effet de miroir perdu, parce que la pyramide économique – restons
encore un instant dans cette métaphore elle-même assez branlante -, la pyramide
économique, étant demeurée seule debout, coupée de toute relation avec la
culture et ses propres étagements, avec la civilisation, avec l’usage du monde,
n’en est que plus purement économique, plus exclusivement liée à l’argent, donc
plus dure, plus rigoureuse, plus cruelle, éventuellement plus violente,
plus facilement maffieuse. Et je regrette que la pyramide culturelle se soit
écroulée, parce qu’en ce processus beaucoup de gens sont descendus et fort peu
sont montés, et montés de très peu, et parce qu’il en résulte un nivellement,
une indifférenciation, une indistinction dont les affinités avec le despotisme
ne sont plus à démontrer.
M. du S. : En toute occasion
vous en appelez donc à la distinction, d’où votre mépris pour les
boutiques de la rue de Rivoli et pour leurs clients.
R. C. : Si j’éprouvais du
mépris il irait plutôt aux boutiques de la rue du Faubourg Saint-Honoré ou de
l’avenue Montaigne, et à leur clients, et au culte éminemment petit-bourgeois
des marques – tirer vanité d’un fournisseur ! (culte qui
d’ailleurs se manifeste tout aussi ridiculement dans les lycées de banlieue que
parmi les Japonais qui se précipitent en masse au magasin Vuitton
M. du S. : Ah, votre vieille
hostilité pour Vuitton [1]
R. C. : Ce n’est pas de
l’hostilité, c’est seulement du mépris, oui, pour la conviction qu’on puisse
être distingué par le recours à une marque quelconque, surtout une
marque qui passe pour "chic", ou "à la mode", que ce soit
Vuitton ou Reebok, peu importe Je trouve désolant cet asservissement aux marques
qui sévit dans les cours d’école, et qui est une preuve de plus, s’il en
fallait, que rien n’est plus naturel que le conformisme : je me
demande tout de même si ce n’est pas la première fois que l’enfance et
l’adolescence dont ridicules - ridicules de leur propre fait) Je n’ai
pas de mépris pour les boutiques voisines du Louvre et pour leurs clients, je
dis seulement que leur existence, leur multiplication et leur prospérité,
introduisent un doute, un doute sérieux, sur le sens qu’il faut donner à la
colossale augmentation, depuis vingt ou trente ans, de la fréquentation des
hauts lieux de l’art. Ces masses qui se précipitent dans les musées et
dans les grandes expositions, et qui bravent les intempéries pour voir Turner
ou Gauguin, ou qui choisissent Monet comme lieu de rendez-vous pour échanger
des nouvelles des enfants, elles n’ont pas forcément, à mon avis, la signification
favorable que vous leur prêtez. Il se pourrait bien qu’elles n’obéissent à rien
d’autre qu’au fameux mimétisme petit-bourgeois, pour le coup.
M. du S. : dont vous avez
vous-même, dans un premier temps, récusé l’existence.
R. C. : dont j’ai en partie
contesté qu’il soit encore le trait fondamental de la petite
bourgeoisie, oui ; mais dont je ne nie pas qu’il puisse avoir en elle de
sérieuses survivances, dont j’ai donné des exemples. Ce que je veux dire c’est
que toutes ces statistiques dont on nous abreuve sur un prétendu développement,
voire une explosion, des pratiques culturelles, doivent être examinées
de très près. Cette notion de pratiques culturelles est éminemment
suspecte, d’ailleurs. On peut y mettre ce qu’on veut, et bien des choses qui
n’ont avec la culture, au sens patrimonial du terme, que les rapports
les plus lointains (ou pas de rapport du tout). On en revient et on en
reviendra toujours aux ambiguïtés de ce terme de culture, que
nous avons déjà soupesées en passant. Ne parvenant pas, malgré ses
efforts et ses énormes dépenses, à amener ses troupes jusqu’à la culture
au sens qu’avait ce mot avant son accession aux affaires (culturelles), la
petite bourgeoisie a jugé plus simple d’appeler culture l’environnement
en quelque sorte naturel desdites troupes, où qu’elles se trouvent.
Ce qui est surtout frappant,
et entre tout affligeant, c’est, à l’intérieur de l’espace public, la
disparition progressive et parfois totale de la grande culture, de
la culture au sens ancien. Vingt ans, trente ans, quarante ans d’éducation de
masse, et des centaines de librairies sont devenues des magasins de
vêtements, un succès de librairie c’est un nombre de ventes deux,
trois fois, dix fois, moins élevé que ce n’était le cas à la génération
précédente, les revues disparaissent, les journaux périclitent, et que
donnent-ils candidement pour explication à leur propre déroute ? Que
« l’habitude de lire est de moins en moins répandue parmi les
jeunes »
Ah bon ? C’était bien
la peine de construire tous ces lycées, et toutes ces affreuses facultés qui
semblent être nées déglinguées, tant elles ont été pauvrement construites et
tant leurs usagers les traitent mal, et qui sont perdues dans des banlieues
sinistres, ou bien au milieu de nulle part, de nulle part en tout cas où la
culture, l’art, l’histoire, l’histoire de l’art dans notre pays, aient jamais
mis les pieds, où ils aient la moindre chance de se reconnaître, d’établir un
courant de sympathie avec les aîtres et les êtres.
Cela c’est un trait
spécifiquement français, il me semble. Certes nous n’avions pas d’Oxford, de
toute façon, nous n’avions pas de Cambridge, nous n’avions même pas d’Harvard
et de Yale, pas d’Heidelberg, de Louvain ou de Salamanque ; mais nous
avions la Sorbonne, malgré tout, le Quartier Latin, la montagne
Sainte-Geneviève, les hôtels du faubourg Saint-Germain, le cours Mirabeau à
Aix, le Jardin botanique ou le château d’eau du Peyrou à Montpellier. Or la
petite bourgeoisie française, beaucoup plus rigoureuse que ses voisines, plus
extrémiste, plus implacable, terroriste peut-être, révolution-culturaliste à sa
manière, à insisté pour élever ses enfants, et même et surtout pour former ses
élites, ses prétendues "élites", si peu élitaires, dans des lieux où
l’héritage culturel ne risquait en aucune façon de leur frapper les yeux, où il
n’y avait aucun danger que le patrimoine les atteignît jamais, où à aucun
moment ils ne fûssent exposés si peu que ce soit à être touchés par la beauté,
par l’art, par l’odieux "génie de la race", par l’esprit français tel
qu’il se manifeste de façon sensible dans la pierre, dans l’épaisseur de l’air,
dans l’agencement de l’espace. À Nanterre, à Villetaneuse, à Palaiseau, au
Mirail, à Vandœuvre, on était assuré que Mansard ou les Gabriel resteraient
lettre morte, que la description des Charmettes ou de la maison de Sylvie
demeureraient de purs exercices de style ou des contes de fée, que Racine,
Marivaux ou Chateaubriand ne menaceraient pas d’avoir un sens ; ou
plutôt on avait la garantie qu’ils n’auraient rien d’autre qu’un sens,
c’est-à-dire rien, et qu’ils ne donneraient pas de couleur à la vie, pas
de nostalgie à la peau, pas d’inquiétude à l’intelligence, pas d’illusions de
grandeur ou de désir de liberté à la gestion comptable d’exister.
Puisque tout le monde
n’avait pas d’ancêtres, ou pas les mêmes, personne n’en aurait – ce n’était que
justice. À la rigueur on lancerait, avec quel succès, le mythe selon
lequel tous les Français d’ascendance française étaient d’origine paysanne, ou
plus exactement fermière, c’est-à-dire étaient issus de la masse qui n’avait
pas directement produit d’œuvres, sauf de façon anonyme, peut-être, en des
temps très lointains, et n’avait pas reçu les œuvres, sauf de façon passive, en
se glissant sous le porche des églises, ou les poternes des châteaux. Quant à
savoir quelles classes avaient produit les œuvres, et quelles classes les
avaient reçues, avaient constitué leur public, la question demeurerait
prudemment en suspens. Et puis d’abord, quelles œuvres ?
Pour plus de sûreté on ne
limiterait pas aux stades et aux stages de formation scolaire, universitaire et
pédagogique, la ségrégation organisée d’avec tout héritage culturel, toute
culture comme espace sensible, comme air à fendre, mode de la présence, façon
d’habiter la terre et la ville. Tous les âges de la vie et toutes les positions
sociales seraient concernées, pour parer au danger qu’un peu de
non-coïncidence, de folie des grandeurs, de syntaxe ou d’art appliqué à
vivre puisse s’insinuer dans les sujets à l’occasion d’un procès, d’une
promenade, de quelque inassujettissement fortuit du regard ou du pas. Ne
venons-nous pas d’être informés, le même jour, que le Palais de Justice
quittait le Palais de Justice, à Paris, et le Quai d’Orsay le Quai d’Orsay ? Sans
doute apprendrons-nous bientôt que tout le gouvernement a décidé de s’établir à
Pussay-Ville-Nouvelle, au cœur des riches déserts de la Beauce ou de la
Picardie - d’ailleurs en voie de banlocalisation accélérée, comme tout le reste
-, afin que plus rien ne fasse signe qu’il y avait du signe avant le signe
indifférencié, le signe signe de lui-même, sans épaisseur ni inégalité,
performant, fonctionnel, hermogénien [2]
et sans faste.
De vénérables grands prêtres
de la culture et de l’éducation pour tous continuent de nous assurer avec un
doux sourire que les Français sont beaucoup plus éduqués, plus diplômés, plus
cultivés qu’aux sauvages tant anciens. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer
en les écoutant, ni si eux-mêmes se moquent de nous ou bien s’ils ont fini par
se convaincre de ce qu’ils disent, alors que la fréquentation des concerts de
musique classique diminue vertigineusement ; alors que la vente des
disques de musique classique est en chute libre, comme on dit ; alors que
la maison Larousse a renoncé à donner une nouvelle édition du grand
dictionnaire en dix ou quinze volumes qui avait été au sein des familles
bourgeoises le compagnon fidèle de générations de Français cultivés
(ceux-là ne sont plus assez nombreux pour que l’édition soit rentable, de sorte
qu’il n’y a plus de grands dictionnaires encyclopédiques qu’étrangers, qui
d’ailleurs ne sont que des encyclopédies, pas des dictionnaires) ; et
alors qu’à la télévision il ne saurait être un peu sérieusement question de
quoi que ce soit de vaguement culturel avant le milieu de la nuit, au point
qu’on en arrive à se souvenir des émissions de Bernard Pivot comme de moments
presque inimaginables d’intelligence, de délicatesse et de respect pour la
littérature, même si elles ne nous avaient pas forcément enthousiasmés en leur
temps.
Jack Lang est à peu près le
dernier à parvenir à garder son sérieux quand il affirme que l’éducation s’est
répandue depuis vingt-cinq ans comme une traînée de poudre dans toutes les
couches de la population, alors que ce que l’on constate, c’est que la culture
est chassée de partout et que pour elle, pour la culture au sens où nous
l’entendions, il n’y a plus qu’un public en peau de chagrin, et qui va
vieillissant à mesure qu’il se fait plus étroit.
Tous les professeurs, y
compris ceux de l’enseignement supérieur le plus supérieur, disent qu’ils
doivent sans cesse simplifier leurs phrases, limiter leur vocabulaire, réduire
leurs allusions culturelles parce qu’elles ne sont pas comprises, la culture
générale étant morte. Voilà le résultat d’un demi-siècle d’efforts et de
dépenses inouïes pour éduquer toujours mieux toujours plus d’enfants.
M. du S. : J’en reviens
toujours à ma question : même si l’on accepte le constat très noir que
vous venez de dresser, et que vous n’êtes pas le seul à dresser, bien que vous
le chargiez sans doute de plus d’ombres encore que la plupart de vos rivaux en
catastrophisme - pourquoi incriminer la petite bourgeoisie ? Vous
estimez que l’enseignement de masse a échoué, soit. Tout le monde n’est pas de
votre avis. Quoi qu’il en soit l’enseignement de masse a été voulu en
conformité avec des idéaux de justice, d’égalité et de démocratie qui ne sont
pas propres à la petite bourgeoisie. C’est même lui faire bien de l’honneur que
de lui en attribuer tout le crédit.
R. C. : C’est tout de même
le comble que ce soit moi qui doive faire figure de marxiste en ce débat,
décidément, serait-ce de marxiste à l’envers ; et qui sois seul à
envisager les questions en terme de classes! Cet enseignement de masse,
que le pays a voulu, et que le gouvernement à imposé, à quoi
s’opposait-il ? À un enseignement élitaire, élitiste, qui ne peut pas être
envisagé autrement que comme un enseignement bourgeois. Le lycée de 1960
est un lycée bourgeois. L’université de 1960 est une université bourgeoise. Être
lycéen en 1960, c’est être un bourgeois, un enfant de bourgeois, ou au moins un
futur bourgeois. « En ce temps-là, les lycéens étaient de petits
messieurs », s’amuse Barthes en légende d’une photographie, à propos d’une
période légèrement antérieure [3].
Être étudiant, c’était jouir, ou se préparer à jouir, des privilèges d’un
bourgeois, même quand on n’était pas d’origine bourgeoise. Or, ce système
bourgeois, qui va le mettre à bas ?
M. du S. : Il ne s’agissait pas
de le mettre à bas, mais au contraire de le généraliser, d’en étendre les
privilèges à toute la société.
R. C. : L’expérience à
montré, malheureusement, que pour le généraliser il fallait le mettre à bas,
qu’on ne pouvait en disséminer les éléments qu’en le démolissant. C’est votre
pyramide de tout à l’heure ! Et le travail de dissémination des blocs, des
privilèges, si vous voulez, ce n’était pas la bourgeoisie qui allait s’en
charger, ç’eût été trop lui en demander, tout de même. Ce n’était pas le
prolétariat non plus : il n’a pas accédé au pouvoir - la Quatrième
République, la guerre froide, les Américains et la Cinquième République y ont
veillé. S’est donc chargée de l’entreprise la large classe qui depuis longtemps
rongeait son frein sous la férule bourgeoise, la petite bourgeoisie, d’autant
plus ardente à l’ouvrage qu’elle savait bien, ou qu’elle croyait, devoir être
le principal bénéficiaire du labeur à fournir. Le problème est que, détruisant
les privilèges éducatifs et culturels de la classe bourgeoise, et du même coup,
quoi qu’on en dise, la bourgeoisie elle-même – ce qu’on appelle aujourd’hui bourgeoisie
n’est qu’une petite bourgeoisie économiquement privilégiée -, la petite
bourgeoisie allait détruire aussi la classe cultivée, qui ne se
confondait certes pas avec la bourgeoisie, mais qui, pour une très large part,
était recrutée parmi elle, le plus souvent à titre héréditaire.
M. du S. : Je fais tout mon
possible pour vous suivre, ne serait-ce qu’intellectuellement, si je
puis dire – tout mon possible pour comprendre votre raisonnement. Mais pourquoi
la petite bourgeoisie ne pouvait-elle pas, sinon devenir elle-même la classe
cultivée (après tout vous avez dit que la bourgeoisie n’était pas la classe
cultivée,
R. C. : j’ai dit qu’elle
ne se confondait pas avec elle
M. du S. : qu’elle ne se
confondait pas avec elle, oui). Pourquoi la petite bourgeoisie ne
pouvait-elle pas secréter en son sein une classe cultivée, un public pour la
culture, pour la grande culture, comme vous dites ?
R. C. : Comme j’ai dit
contraint et forcé, pour tâcher d’échapper aux ambiguïtés que revêt aujourd’hui
ce mot de culture, qui est mis à toutes les sauces, et qu’on force à
signifier tout et n’importe quoi. Grande culture, l’expression ne fait
pas exactement partie de mon répertoire coutumier. Elle apparaît chez
Nietzsche, il est vrai. Nietzsche parle quelque part de la grande culture,
de « la voix inimitable de la grande culture », si je ne me trompe -
cette voix qu’entre parenthèses on n’entend presque plus à la radio et pour
ainsi dire jamais à la télévision, car même lorsqu’il y est question de l’art,
de la connaissance, de la culture, et quand ce serait très savamment, c’est la
plupart du temps avec les accents, avec l’accent, de la petite bourgeoisie, de
ce que j’ai appelé le c’est-vrai-qu’isme, cette espèce d’inculture dans
la langue, y compris dans la langue savante. Mais quel bonheur lorsqu’on tombe,
de temps en temps, par hasard, sur cette voix inimitable de la grande culture,
sur un George Steiner, un Pascal Quignard, un Marc Fumaroli, je cite presque au
hasard, hier ou avant-hier sur Jean-Yves Tadié, le spécialiste de Proust, de
Malraux et de Nathalie Sarraute, ou sur un Maurice Lever, le biographe de Sade et
de Beaumarchais : je veux dire (et je m’avise qu’il n’est pas certain, à
vrai dire, que ce soit là ce à quoi ait pensé Nietzsche quand il parlait de
« la voix de la grande culture »), je veux dire sur une
pensée, un art ou une érudition, peu importe, qui ait encore la grammaire,
le vocabulaire, l’élocution, la prononciation idoines ; qui ne parle pas
la langue de la culture comme un dialecte étranger, maladroitement
emprunté
Peut-être, de même, là où on
est obligé, afin de se faire comprendre, de dire grande culture alors
que culture, jadis, aurait suffi pour désigner ce qu’on veut signifier,
peut-être sera-t-on contraint, avant longtemps, de dire la grande musique,
horriblement, pour désigner ce qui jadis était la musique, tout
simplement. La dictature de la petite bourgeoisie, on ne le dira jamais assez,
est avant tout une dictature langagière. La petite bourgeoisie vous
force à parler petit bourgeois, sous peine de n’être plus compris, ou de
n’avoir plus d’interlocuteur, ou de blesser tout le monde à la ronde. Comme
elle est seule à disposer du pouvoir culturel, du système d’enseignement, des
médias, de la machine à produire du sens mais surtout à produire des signes,
des signes partagés, elle est seule à produire du langage. Plus
exactement, elle est seule à avoir les moyens d’imposer son langage à elle
comme langage général commun, ayant seul cours.
Il est très frappant de voir
des étrangers qui dans leur langue à eux usent encore d’un langage bourgeois,
disons, ou intellectuel, ou distingué (pour user d’un concept résolument
"bourgeois", pour le coup), adopter tout naturellement, en français,
s’ils sont immergés un certain temps dans la société française, que ce soit
dans le milieu universitaire français ou dans la France rurale, au C.N.R.S ou
dans le Périgord, à l’École normale ou en Normandie, le niveau petit bourgeois
du langage, qui seul a valeur d’échange; et vous souhaiter avec conviction bon
appétit, ce bon appétit qui était en horreur à la France
bourgeoise, et constituait au sein du langage une frontière de classe aussi
rigoureuse que d’appeler quelqu’un Monsieur Chaminade, quand on
s’adresse à lui, plutôt que Monsieur tout court – étant bien
entendu qu’en régime de dictature de la petite bourgeoisie Monsieur tout
court tombe en désuétude et semble une bizarrerie, une affectation, une
désagréable distance introduite entre les locuteurs ; tandis que Monsieur
Chaminade, qui passait, sinon pour une grossièreté, du moins pour le comble
de la vulgarité, tient seul le haut du pavé, et qu’à présent c’est faire
honneur aux gens, leur adresser une politesse, que de les appeler par leur nom
après Monsieur ou Madame. La France petite-bourgeoise, c’est
vraiment la France bon appétit (Monsieur Chaminade).
M. du S. : Je vais vous faire
un aveu, je n’ai jamais très bien compris pourquoi vous vous mettiez dans ces
états à propos de bon appétit, qui vraiment ne m’a pas l’air bien
méchant, et qui est même plutôt sympathique – après tout il est une politesse,
lui aussi.
R. C. : Oui, une politesse
petite-bourgeoise. Vous avez tout à fait raison, il n’y a strictement rien à
lui reprocher, malgré les tentatives peu convaincantes des anciens bourgeois
pour expliquer et pour légitimer l’ostracisme où ils le tenaient. Il n’y a
strictement rien à reprocher objectivement à bon appétit, et
c’est ce qui fait tout son intérêt comme objet d’étude. C’est un signe pur, un
marqueur, un curseur, pour parler comme on parle – et toute sa
préciosité en tant que curseur lui vient des formidables déplacements
dont il est capable, et dont il a fait l’objet. Jadis, d’un point de vue
bourgeois, la petite bourgeoisie commençait à bon appétit ; ou bien
à bonjour messieurs-dames, si vous préférez - de même que le
prolétariat, ou la paysannerie, commençaient à l’inversion du nom et du prénom,
à Lacombe Lucien ou à Feyradou Jean-Marie. C’étaient des
postes frontière. À bon appétit on entrait en petite bourgeoisie.
Et ce qui prouve bien qu’il n’y a plus de frontières, que les frontières ont
tellement bougé qu’elles coïncident à présent avec les limites de la société,
que tout le monde est petit-bourgeois, donc, c’est que tout le monde, ou à peu
près, dit bon appétit, ou bonne continuation, et que vous-même me
demandez pourquoi j’y attache la moindre importance "scientifique",
disons. Bon appétit n’a plus de signification, n’est plus un poste
frontière, parce qu’il n’y a plus de frontière, que la petite bourgeoisie se
confond avec la société, et qu’à l’ensemble de celle-ci elle a imposé sa langue
particulière (et donc sa façon de voir, et sa vision du monde).
M. du S. : De façon générale,
je sais que vous accordez beaucoup d’importance à ces questions de langue
R. C. : Oh, de façon très amateurish
Je ne suis malheureusement pas un expert, ni assez scientifique, justement,
dans mes approches. Je serais bien incapable de l’être. Il faudrait à la langue
petite-bourgeoise un Victor Klemperer, déjà nommé - mais ici je pense à
l’auteur du LTI plus qu’à l’auteur du journal, même si le journal est
un énorme travail d’emmagasinage de matériel pour le LTI [4] ; ou bien à un Dolf Sternberger, le
co-auteur du Dictionnaire du monstres [5]– tous deux grands spécialistes des langages
totalitaires.
M. du S. : Oui, vous en parlez
dans Syntaxe, que je viens de lire. Mais voilà que vous vous laissez
aller encore une fois à des rapprochements abusifs. Je me répète parce que vous
vous répétez : la langue de la petite bourgeoisie, même si elle peut être
isolée - ce qui reste à prouver- , ne saurait être comparée sans une bonne dose
d’exagération, et même peut-être de mauvais goût, si vous voulez bien me
pardonner d’en faire la remarque, avec les langages totalitaires !
[1] Cf. Buena Vista Park, fragments de
bathmologie quotidienne, op. cit.
[2] Pour une "lecture" métaphorique et
généralisante du dialogue de Cratyle et d’Hermogène, chez Platon, cf. Du
sens, op. cit.
[3] Roland Barthes par Roland Barthes,
"écrivains de toujours", éditions du Seuil, 1975, p. 35.
[4] Victor Klemperer, LTI [Lingua
Tertii Imperii], Notizbuch eines Philologen, traduction française, LTI,
La langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996.
[5] Dolf Sternberger, Gerhard Storz, Wilhelm
Emmanuel Süskind, Aus dem Wörterbuch des Unmenschen, non traduit.
9
R. C. : Aussi bien je ne
compare pas la dictature de la petite bourgeoisie aux tyrannies attestées du
vingtième siècle, plutôt aux inquiétantes utopies orweliennes, avec leur
effroyable novlangue, ou bien à ce qu’a entrevu Tocqueville, quand il a
commencé à s’affoler des méfaits éventuels de l’égalité poussée jusqu’à son
terme logique, c’est-à-dire culturel, socio-culturel. Je suis sûr qu’on
pourrait faire des études passionnantes sur la structure de la langue
petite bourgeoise, sur son mépris des formes, sur sa passion des syntagmes
figés, sur son curieux mélange de grossièreté extrême et de gnangnanerie non
moins prononcée, sur son grand travail de simplification générale, qui fait
disparaître des façons de vivre et des façons d’être en même temps que des
modes syntaxiques et des temps grammaticaux.
Songez par exemple,
merveilleusement emblématique, à la disparition progressive de l’impératif,
remplacé par l’indicatif (« Ludivine, tu dis au revoir et tu montes te
coucher ! »). Qu’y a-t-il de plus sympathique, de plus politiquement
correct, de moins critiquable, que la rapide tombée en désuétude d’un mode
aussi impératif, autoritaire, que l’impératif ? Seulement l’indicatif,
quand il s’agit de donner des ordres, est bien plus autoritaire encore, bien
plus impératif, bien plus effrayant, pour tout dire, que l’impératif,
puisqu’il suppose l’ordre exécuté dans le temps même qu’il est proféré.
Que faut-il penser du lent effacement
du futur, noyé dans le présent comme le passé et comme l’histoire :
« Je t’appelle demain ! », « On se voit la semaine
prochaine ».
Quelle impuissance révèle,
quelle scission entre la personne et l’action, entre l’entité et l’état, entre
l’être ou la chose et leur verbe, le systématique redoublement du sujet ?
« Le problème il est là ».
Je ne fais ici que relever
quelques signes en vitesse, des indicateurs, des poteaux, qui marquent qu’on
entre en langue petite-bourgeoise - mais la plupart du temps on y est déjà .
En langue petite-bourgeoise,
enseignée tous les soirs au "20 heures", une mère est
invariablement une maman, un professeur est un prof ou
un enseignant, un enfant est un gosse, un élève
un gamin, une exposition une expo, un voyage un
déplacement, un soldat un militaire, un magasin ou
une boutique un commerce, le centre d’une ville un centre-ville,
etc. Il faudrait que quelqu’un se dévoue pour écrire un dictionnaire
franco/petit-bourgeois, ou ex-bourgeois/nouveau petit-bourgeois, si vous
préférez. On y apprendrait que pas facile se dit pas évident,
que déjeuner ou dîner se disent manger, que les vacances s’appellent
congés. En langue petite-bourgeoise il y a se traduit par ça
fait ou par cela fait, plus recherché, voire par ça fait
depuis ; ou bien par vous avez, selon
qu’il s’agit du temps ou qu’il s’agit de l’espace :
» Ça fait des
dizaines d’années »,
« Cela fait depuis au
moins vingt ans »,
« Et pi vous avez aussi
le référendum en Espagne, qui lui par contre devrait pas poser
problème. ».
Pas de semi-négation, jamais
de liaison, surtout après c’est :
« Bon c’est h’évident
que »,
« C’que vous avez aussi
qui sera pas h’évident-évident, à mon avis »,
Etc.
Quant au silence, il se
traduit par c’est vrai que , bien entendu. Vous voyez, ce n’est pas
très compliqué. C’est un sabir qui s’apprend très vite. Nous baignons tous en
lui, c’est la seule langue dans laquelle nous sommes immergés. Et aux ultimes
parents bourgeois il suffit d’envoyer leur enfant à l’école pour retrouver le
soir un parfait petit-bourgeois, qui dira « Ça fait au moins la troisième
fois qu’la maîtresse elle a demandé qu’les mamans elles » - tout à fait
comme le Dauphin chantait devant ses parents, dans la prison du Temple, les
chansons sans-culotte que lui apprenaient ses geôliers.
M. du S. : Décidément il n’est
pas très facile de maintenir le cap, dans cet échange Cette petite bourgeoisie
dont vous parlez sans cesse, vous ne la définissez jamais.
R. C. : La petite bourgeoisie est la
classe qui appelle les mères des mamans.
M. du S. : Proust parle constamment des
mamans, au moins dans sa correspondance ! Ma pauvre maman , vous
direz à votre chère maman
R. C. : Eh bien, c’était un
pionnier ! Il voyait loin. D’ailleurs, pourquoi n’y aurait-il pas des
aspects petits-bourgeois chez Proust ? On ne devient pas, à juste titre,
l’écrivain fétiche d’une civilisation, d’une époque, sans quelques concessions
à l’air du temps.
M. du S. : Ça ne risque pas de vous
arriver
R. C. : Je me donne pourtant du mal
Tenez : la petite bourgeoisie est la classe qui vous reprend un peu
sèchement, et qui vous fait la leçon, ou bien qui ne comprend pas de quoi vous
parlez, lorsque vous dites le Ger’ au lieu de dire le Gersss.
M. du S. : Gersss est la
prononciation régionale.
R. C. : Oui – surtout dans la
petite bourgeoisie. D’ailleurs la petite bourgeoisie est la classe régionale,
régionaliste, la classe des affaires locales : celle dont le pouvoir a été
définitivement consacré par les lois de décentralisation, celle qui gère les
départements et les régions, celle qui a pris leur pouvoir aux préfets, dès
avant que les préfets ne deviennent des petits bourgeois comme tout le monde.
D’autre part la petite
bourgeoisie est la classe qui prononce toutes les lettres, et les prononcent
comme elles s’écrivent : en quoi elle est parfaitement fidèle à son
horreur du vide et à son idéal de coïncidence généralisée, entre le signe et le
son, entre les lettres et le mot, entre le mot et la chose, entre le bruit
qu’elle fait et la rumeur du monde. Elle est la classe qui dit Brukcelles,
Aukcerre, un jouggg, un lèggg, un fusile, un outile,
du persil, Dvorak, Kodali et qui commence à s’agacer, si
on s’appelle Camus, qu’on ne l’admette pas tout de suite :
« C. A. M. U. ? – C. A. M. U. S. – Ah, Camusss ! »
(ben dites-le, au lieu d’nous faire perd’e not’ temps!)
M. du S. : Vous reprochez à la petite
bourgeoisie de prononcer toutes les lettres, même quand il ne faut pas, et vous
voyez là la marque de sa passion supposée pour la coïncidence de tout avec
tout ; mais je suis sûr que vous lui reprocheriez aussi de ne pas les
prononcer, quand il le faudrait, et de dire quat’ pour quatre, Sarte pour
Sartre, i’pleut, i’m’a dit, j’u’ai dit.
R. C. : Sans doute, parce que là
c’est avec sa hâte, qu’elle coïncide, avec l’expression d’elle-même, avec sa
négligence, la négligence de son expression.
M. du S. : Dites plutôt qu’elle a
toujours tort, quoi qu’il arrive et quoi qu’elle fasse !
R. C. :
Mais non, pas du tout. D’ailleurs il ne s’agit pas de lui donner tort ou
raison, mais d’essayer de la définir, ou de la circonscrire, à défaut.
La petite bourgeoisie est la classe qui dit ce midi, le midi, d’habitude
le midi avec Sandrine on mange vite fait à un p’tit restau sympa qu’est en bas
du bureau. Ce midi, c’est vraiment la petite bourgeoisie en marche.
M. du S. : On dit bien le matin, le
soir, ce matin, ce soir - on ne voit pas très bien pourquoi
on ne pourrait pas dire le midi, ce midi
R. C. : Vous voyez, vous êtes
complètement paranoïaque ! Personne ne vous dit qu’il ne faut pas dire ce
midi ! Je vous dis que la petite bourgeoisie le dit, que c’est
une de ses expressions typiques, un critère de reconnaissance. Je ne vous dis
pas qu’elle a tort. La petite bourgeoisie n’a pas toujours tort. Au
contraire : on lui reprocherait plutôt d’avoir trop raison. Voulez-vous
cette définition-là : la petite bourgeoisie est la classe qui a trop
raison ?
M. du S. : ce qui est une façon
d’avoir tort. Mais vous prenez toujours vos exemples dans la langue. Après
tout, si la petite bourgeoisie est aussi puissante que vous le dites, elle doit
avoir une autre existence qu’entre les mots !
R. C. : Certes. La petite
bourgeoisie est la classe qui, par souci d’authenticité, enlève de ses maisons
de campagne, pour faire voir qu’elles sont en pierre, les beaux crépis anciens
M. du S. : Quelques-uns étaient
affreux !
R. C. : C’est vrai,
quelques-uns Bon : la petite bourgeoisie est la classe qui fait
retirer de ses maisons de campagne les crépis souvent magnifiques, et
quelquefois non, qui selon la tradition, et depuis toujours, recouvraient
l’opus incertum, la pierre meulière, les brique ou le torchis, et qui seuls
sont conformes à l’authenticité – ainsi qu’à la beauté, à mon avis : parce
que ces espèces de canards plumés, qu’on voir partout, ces façades en fromages
de tête Mais il s’agit toujours d’effacer les marques du temps, qui faisaient
tout le prix des plus beaux crépis, d’avoir l’air neuf, de donner aux maisons
de campagne l’air de pavillons de banlieue, de tout ramener au présent, à la
banlieue universelle
M. du S. : Ce que vous dites ne
concerne pas beaucoup de monde. Tout le monde n’a pas de maisons de
campagne !
R. C. : Bien sûr. Aussi la petite
bourgeoisie est-elle aussi la classe qui va passer les fêtes de Noël et du
Nouvel An sur les plage de Thaïlande, vient-on d’apprendre. À cet égard le
récent raz-de-marée en Asie du Sud-Est, en marge de son caractère
tragique, a été un formidable documentaire sur la petite bourgeoisie en
vacances. Vous saviez, vous, que Phuket et Phiphi étaient des sortes de
Port-Grimaud délocalisés, de Port–La Nouvelle à toits en portefeuille
entrouverts renversés ?
M. du S. : Je ne sais même pas
ce que c’est que la petite bourgeoisie - et sur ce point vous ne m’aidez guère
- : j’aurais du mal à décrire ses mœurs.
R. C. : La petite bourgeoisie est
la classe qui dit que pour elle, c’est comme si Ludivine avait été assassinée
une deuxième fois, quand son meurtrier est déclaré irresponsable ; et
qu’elle ne pourra pas faire son travail du deuil. La petite bourgeoisie
est la classe du travail du deuil. Les petits-bourgeois sont les
travailleurs du deuil (de la culture, de l’histoire, de la beauté – et
certainement de la patrie, cette mauvaise morte).
M. du S. : Vous vous moquez du travail
du deuil, c’est pourtant un concept freudien, qui a ses lettres de noblesse
dans l’histoire de la pensée, et certainement dans la réalité, dans la réalité
de la douleur. Vous n’allez pas traiter Freud de petit-bourgeois, tout de
même !
R. C. : Non, encore qu’il y ait
dans sa personne et dans sa vie de nets aspects petits-bourgeois, comme en
toute vie. Mais la petite-bourgeoisie est parfaitement capable de
petit-embourgeoiser Freud, Héraclite, Platon, Pascal, Hegel, Lao-tseu ou même
Nietzsche. Elle naturalise à tour de bras. Dès qu’elle s’empare d’un concept et
le digère, il a l’air d’avoir toujours été petit-bourgeois. « Quand les
gens parlent des "droits de l’homme", j’ai toujours plus ou moins
l’impression qu’ils font du second degré », dit Houellebecq (ou un
personnage de Houellebecq) [1].
Quand les journalistes ou même les victimes parlent du "travail du
deuil", j’ai toujours plus ou moins l’impression qu’ils plaisantent, ou
alors qu’ils essaient de gagner trois cents points en touchant une fois de plus
un bitonio avec la boule, comme au flipper.
M. du S. : Même quand vous quittez les
questions de langage, qui vous obsèdent, vous restez toujours du côté du signe,
du symbole, de la représentation collective, du tic de langage ou de sentiment.
R. C. : C’est la même chose.
M. du S. : J’aimerais
mieux une définition plus politique, plus
R. C. : Plus politique Plus
politique Eh bien : la petite bourgeoisie est la classe qui a voté pour Jacques
Chirac le 5 mai 2002 - est-ce que cela vous irait ? Et vous voyez bien
qu’elle est la classe qui a trop raison, comme je viens de vous le
suggérez : car s’il ne s’agissait que de réélire Jacques Chirac, il n’était
peut-être pas indispensable de s’y mettre à tant
M. du S. : Justement, il ne
s’agissait pas que de réélire Jacques Chirac. Et si cette
définition-là est juste, les seuls à n’être pas petits-bourgeois, parmi nous,
ce sont les électeurs de Jean-Marie Le Pen
R. C. : Ah non, vous avez raison,
ça ne va pas Même s’ils sont un côté maudits, qui n’est pas très
petit-bourgeois, je suis sûr que les électeurs de Jean-Marie Le Pen comptent une
majorité de petits-bourgeois, comme toutes les familles politiques, tous les
partis, toutes les associations, tous les groupuscules même les plus
excentriques ou marginaux. Je ne doute pas que les petits-bourgeois fassent
florès entre les rangs néo-nazis – comme ils ont fait florès entre les rangs
nazis, d’ailleurs, et même d’abord : sur ce point je suis tout à
fait d’accord avec Brecht.
M. du S. : En somme les
petits-bourgeois sont partout
R. C. : Mais c’est ce que je me tue
à vous dire depuis le début ! Personne n’est pas petit-bourgeois.
Il n’y aurait pas moyen de survivre ! Ce serait beaucoup trop
dangereux ! Ce serait comme de n’être pas assujetti à la
Sécurité sociale, volontairement. Tenez, je fais une dernière
tentative : la petite bourgeoisie, c’est l’ensemble des assujettis à la
Sécurité sociale.
M. du S. : ce qui ferait du général de
Gaulle le père fondateur de la petite bourgeoisie
R. C. : Ah non, on ne peut
pas faire ce coup-là au général ! Vous voyez bien, ça ne va jamais. La
petite bourgeoisie est la classe qui ne peut pas être définie. Et comment
pourrait-elle l’être, puisqu’elle n’a pas de frontières, pas d’extérieur, pas
de contraire concevable, pas de pas elle ? La petite bourgeoisie
c’est le monde. Elle est l’appartement où la déesse mène Théodore, dans la Théodicée :
« quand il y fut, ce
n’était plus un appartement, c’était un monde,
solemque
suum, sua sidera norat. » [2]
Cela dit, ce n’est pas
parce que la petite bourgeoisie est impossible à définir qu’elle est impossible
à observer, à ressentir, à reconnaître, à identifier, à être. Il suffit
de respirer, de se tâter, d’ouvrir les yeux. Il n’est même pas besoin de
tourner la tête. Au pire, un miroir fait parfaitement l’affaire. Et je ne vois
pas que l’ère petite-bourgeoise, dans l’histoire, soit moins facile à
localiser, au moins quant à ses débuts, que l’ère bourgeoise, sur laquelle tout
le monde est à peu près d’accord, à deux ou trois siècles près. 1968 est le
1789 de la petite bourgeoisie. Et les "événements de mai" lui font un
acte de consécration admirablement approprié, en parfait accord avec sa nature
mimétique, son caractère constant d’imitation bon marché (quoique assez
coûteuse, souvent) : révolution pour rire, fausse prise de la Bastille, 14
Juillet de fantaisie.
M. du S. : Ce que j’ai essayé de
vous demander, à plusieurs reprises, d’autre part, c’est la raison pour
laquelle - selon vous bien sûr -, la petite bourgeoisie, que vous
décrivez comme classe au pouvoir, et même en situation de dictature,
pourquoi cette petite bourgeoisie serait incapable de secréter en son sein,
comme la plupart des autres classes au pouvoir avant elle, une classe cultivée,
un public pour la culture ?
R. C. : Je n’ai pas
répondu à cela ? C’est pourtant une question passionnante, capitale - même
si malheureusement je ne suis pas sûr du tout d’en avoir la réponse, la bonne
réponse. Mon intuition est qu’il faut chercher du côté de l’héritage, nous y
revoilà, du patrimoine, de la transmission. Voyez déjà la belle ambiguïté des
termes, qui semblent nous faire signe, vouloir nous dire quelque chose,
avec leur double sens - malheureusement c’est peut-être quelque chose que nous
ne voulons pas trop entendre, que nous ne pouvons pas trop appréhender, qui est
contraire à tout ce que nous croyons, à tout ce que nous sommes censés croire,
à tout ce qui va sans dire en société petite bourgeoise.
Tout occupée qu’elle
est à coïncider rigoureusement avec elle-même, à croire qu’elle est le monde, à
croire qu’elle est le temps, qu’il n’y a rien eu avant elle qui ait été autre
chose qu’une étape de la longue montée vers cet accomplissement suprême, elle-même,
la société petite bourgeoise est moins qu’aucune autre capable de sortir
d’elle-même pour voir comment ça fait du dehors. La masse de ce qui
n’est pas envisageable par elle, des questions qu’elle s’interdit de se poser,
des réponses qui d’emblée sont exclues - mais exclues au point que l’exclusion
n’a même pas lieu d’être prononcée -, est sans doute plus forte en elle qu’en
n’importe quelle autre société. Je rappelle toujours que Lucien Febvre disait,
et démontrait de façon très convaincante, je crois, que Rabelais ne pouvait pas
être athée, que ce n’était même pas la peine de s’interroger là-dessus,
parce que Rabelais vivait en un temps où l’athéisme n’était pas concevable,
au sens le plus littéral du terme [3].
Si la société petite-bourgeoise voulait bien un moment sortir d’elle-même, et
considérer dans les autres sociétés autre chose que ce qui l’annonce elle, et si
elle consentait à envisager cet autre chose autrement que comme un ramassis de
manifestes aberrations (surmontées, Dieu merci, heureusement dépassées grâce à
son avènement félix), elle s’aviserait sans mal que toutes les grandes
cultures, pratiquement toutes les civilisations, même, ont attaché la plus
grande importance à l’hérédité, à la transmission héréditaire, aux
ancêtres, aux morts, au don des morts, comme dit noblement Danièle
Sallenave [4]. La culture,
en très grande partie, la base culturelle, surtout, ce qui servira
ensuite à prendre son envol et à aller voir ailleurs, justement, le point de
départ, c’est ce qui vient des aïeux : de ses aïeux à soi ou des aïeux des
autres, des aïeux de ceux qui ont la chance d’en avoir, et un enseignement à en
recevoir, et à transmettre.
La petite bourgeoisie
est moins qu’aucune autre classe disposée à entendre cela, parce qu’elle
déteste les aïeux. Elle est une classe neuve, sans aïeux, sans arbre
généalogique, qui ne connaît pas le nom de jeune fille de sa mère, ni le prénom
de son grand-père. La nouvelle loi qui libéralise le choix du patronyme,
ou du matronyme, devrait encore aggraver ce phénomène, rendre plus
inintelligible s’il se peut le passé familial, mieux couper chacun de ses
ascendants, du jadis privé, de l’épaisseur du temps comme affaire de
famille. La petite bourgeoisie arrive au pouvoir pleine de ressentiment, et
n’ayant de l’histoire d’autre souvenir que celui des avanies qu’elle a subies,
dans les affreux âges anciens. Ajoutez à cela que la société française
contemporaine est multiethnique et multiculturelle, on nous le répète assez, et
que parler des aïeux et de leur héritage est bien près d’être une gaffe, la
plupart du temps : même « nos ancêtres les Gaulois » ont été
priés d’évacuer les manuels scolaires.
M. du S. : La bourgeoisie
aussi était une classe neuve, quand elle est arrivée au pouvoir. Toutes les
classes qui arrivent au pouvoir sont des classes neuves
R. C. : Pas tout à fait
En dépit de la Révolution française, aristocratie et bourgeoisie ont longtemps
vécu côte à côte en assez bonne intelligence, malgré tout, l’une formant
l’autre, la préparant de plus ou moins bon gré, socialement, culturellement, à
son rôle historique. Tandis qu’en 1968, si mon analyse est exacte, la société
bourgeoise s’est effondrée d’un coup, et pratiquement sans reste. Il n’y a pas
eu de transmission de classe à classe.
[1] Michel
Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001, p. 84.
[2] qui avait son soleil propre, ses astres
propres. Leibniz, Essais de théodicée, éditions
Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 361.
[3] Lucien Febvre, Le Problème de
l’incroyance au XVIe siècle : la religion de Rabelais, 1942, éditions
Albin Michel, 1988, 2003.
[4] Danièle Sallenave, op. cit.
10
M. du S. : Vous avez pourtant
dit plus haut que l’établissement de la dictature avait été très progressif, qu’il
s’était étalé sur près d’une siècle, à force de dispositions législatives
presque insensibles, souvent .
R. C. : Cela, c’est
l’établissement de la dictature, le long cheminement qui a fait que le pouvoir,
une fois conquis, ne pouvait qu’évoluer vers la dictature, dont la mise en
place complète est récente. Mais le pouvoir, le simple pouvoir, le pouvoir
symbolique surtout, est passé d’un coup d’une classe à une autre, comme lors
d’une course de relais. L’école, la télévision, ont à la fois accompagné le
mouvement et l’ont accéléré, considérablement, jusqu’à le rendre irréversible.
Même les enfants de bourgeois, et de bourgeois cultivés, sont devenus en
quelques années de parfaits petits-bourgeois, et, il faut bien le dire, des
petits-bourgeois incultes, la plupart du temps. Pour atteindre ce résultat, il
suffisait qu’ils aillent à l’école, et qu’ils regardent la télévision.
L’idée qui est la plus
désagréable à la petite bourgeoisie, qui n’a pas d’héritage, c’est que certains
puissent en avoir un. Elle a fait tout, par la politique fiscale qu’elle a
menée, et par les lois successorales qu’elle a imposées, pour que la
transmission patrimoniale soit sans cesse plus difficile, pour que les maisons,
surtout les maisons les plus précieuses, les plus chargées d’histoire, d’art,
de tradition, de culture, ne restent pas dans les familles, pour que les
collections soient dispersées, pour que
M. du S. : Mais là vous jouez
sur les mots ! Nous sommes passés de l’héritage culturel, qui est
tout de même plus ou moins une métaphore, à l’héritage tout court, à
l’héritage matériel, aux objets, aux œuvres d’art éventuellement, aux livres,
aux meubles, et même aux immeubles
R. C. : Ce que j’essaie de vous
dire, et ce n’est pas facile, tant cela va contre les idées reçues, tant c’est
devenu inconcevable, justement, et plus encore inexprimable – inconcevable
parce qu’inexprimable, peut-être, impossible à énoncer - c’est que le lien
entre transmission culturelle et transmission matérielle est beaucoup plus que
métaphorique, justement. De même qu’on peut lire Marx à l’envers, être un
marxiste renversé, ou peut lire Bourdieu à l’envers, le prendre au pied de la
lettre, extraire la vérité de ce qu’il dénonce : oui il y a de l’héritage
dans la culture, oui les héritiers sont des privilégiés (ou bien
les privilégiés des héritiers), oui la culture est une affaire de fils se
reconnaissant comme des fils, comme des fils de leurs pères, et des petits-fils
de leurs grands-pères. Le paradoxe est que cette façon de voir scandaleuse,
inadmissible, révoltante, imbécile, ridicule, cette façon de voir qui en
société petite bourgeoise est totalement inenvisageable, inexprimable,
in-dicible, et suffirait à vous déconsidérer définitivement si par chance vous
ne l’étiez déjà, a été jugée au contraire comme allant à peu près sans dire par
toutes les autres sociétés avant la nôtre.
En société petite
bourgeoise, ce qui est idéologiquement inadmissible, ce qui ne s’accorde pas
avec les valeurs en place, ce qui les contredit ou leur oppose une résistance
logique, ou factuelle, est faux. Non seulement c’est criminel ou imbécile à
énoncer (ou les deux), non seulement c’est faux, mais ce n’est pas – à
la vérité ce n’est donc même pas faux. Cela ne peut pas être faux parce que
cela ne saurait un seul instant être envisagé comme vrai. Que l’héritage héréditaire soit
socialement précieux, et que d’autre part il puisse être à la fois
matériel et culturel, cela ne peut pas être faux, ni vrai, bien sûr, parce
qu’il n’est pas question de se poser la question – sauf pour Bourdieu et les
siens, qui s’indignent de ce qu’ils découvrent, bien que ce soit ce qu’ils
cherchaient, et qui à ce titre ont voix au chapitre, comme instruments de
confirmation du tabou [1].
Pourtant même la Troisième
République bourgeoise, aussi longtemps qu’elle a duré, a considéré qu’il
fallait aller chercher ses diplomates, au moins dans un premier temps, ses
ambassadeurs, ses représentants à l’étranger, dans une classe écartée du
pouvoir politique, en l’occurrence l’aristocratie, pour que la France ne soit
pas humiliée, à la cour de Russie, d’Angleterre ou d’Espagne, par
l’inexpérience sociale et culturelle de ses envoyés. Elle reconnaissait implicitement
par là – très à contrecœur, sans doute - qu’il y avait un privilège lié à la
naissance, à l’héritage, et que certaines choses ne s’apprennent pas, ou
s’apprennent seulement avec le temps, un temps indispensable, incompressible,
qui peut très bien, même, dépasser la durée d’une génération.
Mais cette conviction, qui
fut commune à presque toutes les civilisations, la civilisation
petite-bourgeoise ne veut pas en entendre parler. C’est encore une exemple de
son incapacité à sortir un moment d’elle-même, à se détacher d’elle, à ne pas
coïncider tout à fait, à aller voir comment ça fait du dehors. Et c’est
cette incapacité-là, d’ailleurs, qui progressivement lui rend les neuf dixièmes
de la littérature et de la pensée des autres époques inintelligibles, et non
seulement inintelligibles, inenvisageables, invisibles, impossibles à
admettre, inexistantes.
M. du S. : Vous êtes en train
de me dire que seuls peuvent être vraiment cultivés des enfants de gens
cultivés ?
R. C. : Pas du
tout. D’abord parce que de tout temps il y a eu beaucoup d’enfants de
personnes très cultivées qui étaient complètement incultes, et qu’il en va tout
spécialement ainsi à notre époque, l’école et la télévision mettant beaucoup de
zèle à leur déculturation précipitée ; ensuite parce qu’accèdent à la
culture, entrent dans la classe cultivée, à toute les générations, des nouveaux
venus – mais peut-être faut-il parler de cela au passé, faut-il dire entraient,
accédaient à, parce que ce renouvellement ne s’opère presque plus. Pour
parler en bon sabir sociologico-journalistique nous dirons avec ces messieurs
des médias que « l’ascenseur social ne fonctionne plus » - et
l’ascenseur culturel encore bien moins, ajouterons-nous. Comment de nouveaux
venus pourraient-ils accéder à la classe cultivée, puisque classe cultivée il
n’y a plus ? Et pourquoi n’y en a-t-il plus ? Parce que l’éducation
de masse, la télévision, l’impôt et les droits de succession ont détruit les
classes privilégiées antérieures, qui comptait la culture au sein de leurs
privilèges, et parmi lesquelles se recrutait la classe cultivée.
M. du S. : Il ne peut y avoir
de classe cultivée qu’au sein des classes privilégiées ?
R. C. : C’est-à-dire que la
culture est en soi un privilège, le privilège des privilèges, même. Sur
les routes de campagne de mon département, ces temps-ci, on voit de grandes
affiches placées là par le Conseil général, et qui proclament : Parce
que la culture n’est pas un privilège (moyennant quoi il y aura des bus
gratuits pour vous mener à la bibliothèque, et si vous n’avez pas d’argent vous
pourrez avoir des billets de spectacles gratuits, ou presque gratuits). Mais
bien sûr que si, la culture est un privilège ! Et puisqu’à la
culture, sous peine de mort, il faut une classe cultivée, un public, cette
classe cultivée est une classe privilégiée.
M. du S. : Héréditaire ?
R. C. : Non, pas héréditaire
en tant que classe, pas globalement héréditaire, pas automatiquement, mais
néanmoins n’excluant pas l’hérédité, ne pourchassant pas l’héritage,
n’empêchant pas la transmission puisque la culture - à moins qu’on ne parle de
la culture de rue, de la culture d’entreprise, de la culture jeune, etc.
-, est en grande partie héritage, patrimoine, objet de transmission. Il me
semble que la classe cultivée, que j’estime indispensable à l’existence même de
la culture et de la vie culturelle, est forcément en partie héréditaire,
oui. Imaginez quelque chose comme le Sénat, si vous voulez : une classe
cultivée renouvelable par tiers, à chaque génération. Ce ne serait déjà
pas si mal, du point de vue de la démocratie et de l’égalité. Et l’objectif
capital d’un bon système d’enseignement, selon moi, serait d’assurer, pour
chaque génération, pour chaque classe d’âge, ce renouvellement par tiers (très
approximativement) de la classe cultivée ; de faire en sorte qu’en chaque
génération d’élèves, de lycéens, à quelque origine qu’ils appartiennent, soit
formée une portion nouvelle, non-héréditaire (non-héréditaire en amont !),
de la classe cultivée.
M. du S. : Ce qui implique
évidemment qu’à chaque génération un tiers de cette classe cultivée se retire,
la quitte, en soit chassé ?
R. C. : Oh, pas
nécessairement, et puis, entendons-nous bien, tous ces chiffres sont très
approximatifs, encore une fois. Je dis un tiers je pourrais dire un
quart aussi bien, ou la moitié. La classe cultivée peut s’élargir,
heureusement – mais je crois qu’elle ne peut pas s’élargir indéfiniment, c’est
vrai. Il y aura toujours en elle quelque chose de l’ordre de la sélection, du
privilège, de la volonté agissante. Et toujours certains de ses membres
"héréditaires" la quitteront, oui, parce que, la transmission ne se
sera pas faite, et parce que, faut-il le dire, l’hérédité, en matière
culturelle, non plus qu’en beaucoup d’autres domaines, n’est pas tout, loin de
là, très loin de là. Tout ce que je pense est qu’il faut un peu
d’hérédité, une bonne part d’hérédité, parce que culture et hérédité ont
largement partie liée, je le crois profondément.
J’ai visité récemment,
tenez, un grand nombre de ces merveilleuses maisons de campagne anciennes, cottages
élisabéthains ou Tudor, manoirs, mansions, petits châteaux de la
campagne anglaise et écossaise, qui sont, avec leurs jardins, la plus belle
parure de la Grande-Bretagne, et l’une des plus proches approximations,
quelquefois, même, entre architecture et horticulture, entre arts décoratifs et
paysagisme, de l’utopie d’un art total, du rêve d’un lieu parfait, comme le Domaine
d’Arnheim de Poe. Aujourd’hui, presque pas une de ces demeures
n’appartient encore aux familles qui les ont bâties, qui y ont vécu, et qui en
ont pris soin pendant des siècles. L’immense majorité de celles que j’ai vues
sont la propriété d’associations, National Trust, Scottish National
Trust, English Heritage, etc., qui en prennent soin admirablement, mais
qui ne peuvent pas leur conférer le caractère unique, incomparable, des maisons
habitées, transmises de génération en génération. Surtout, je pense que la
Grande-Bretagne a commis une erreur très grave en chassant de ces maisons, par
l’impôt, par les droits de succession, par l’impossibilité organisée de s’y
maintenir, toute une classe, pas nécessairement noble, pas du tout, et beaucoup
plus large qu’on ne l’a dit, qui non seulement avait beaucoup contribué à
l’histoire du pays, à sa grandeur, à sa personnalité, à ce qui le rendait
unique, incomparable, qui non seulement avait fourni pendant des siècles
l’armature de son développement, sur place et au-delà des mers, mais qui
constituait la courroie de transmission la plus naturelle de son patrimoine culturel :
non pas bien sûr que toute cette classe fût cultivée ; non pas, encore
moins, qu’il ait été impossible d’être cultivé sans appartenir à cette
classe ; mais parce que cette classe inscrivait de façon vivante,
sensible, la culture dans le territoire et dans le temps ; parce qu’elle
en conservait le fonds permanent pour les générations à venir, et pour les
classes à venir, et pour les personnalités de n’importe quelle origine qui
s’agrègeraient, indéfiniment, à la classe cultivée. Je ne dis pas que cette
classe, qui ne se confondait nullement, encore une fois, avec la classe
cultivée, a tout à fait disparu. Mais dans la mesure où elle subsiste elle a
perdu beaucoup de son sens, et de son prix, et cela sans profit pour personne,
par le simple effet d’un égalitarisme antihéréditaire, en l’occurrence
dévastateur, ce qui ne peut apparaître que du point de vue de Sirius, bien
entendu (mais c’est précisément le nôtre, n’est-ce pas ?).
Il y a encore des riches, en
Grande-Bretagne, il y en même peut-être plus qu’avant. Et sans doute il y a
parmi eux des personnes cultivées, mais qui risquent d’être souvent, en mettant
les choses au mieux, des nouveaux riches de la culture. Ce n’est pas très grave
pour eux, mais c’est une menace pour la culture elle-même, qui a besoin que
soit conservé précieusement, en son sein, un filet ininterrompu de liaison avec
le temps, et avec l’espace sensible : sans quoi le sens est trop neuf, il
coïncide en permanence avec lui-même, lui aussi est un nouveau riche.
Pour en revenir à la France,
tout ce qu’a su faire l’école petite bourgeoise, j’en ai peur, c’est assurer
qu’hérédité ni héritage il n’y ait plus, et que les héritiers soient incultes.
Cela elle l’a parfaitement réussi. Or il me semble que sa mission véritable
devrait être exactement le contraire, et qu’elle devrait faire en sorte qu’il y
ait un héritage pour les non-héritiers et qu’ils le perçoivent,
qu’ils perçoivent une part intacte, et qu’ils pourraient eux-mêmes
élargir, de l’héritage commun.
M. du S. : Je crois que j’entrevois
un peu mieux l’armature de votre étrange système, passablement provocateur. La
petite bourgeoisie ne pourrait pas être une classe cultivée, elle ne pourrait
pas secréter en elle-même, extraire d’elle, une classe cultivée, parce qu’elle
aurait un problème avec l’héritage, le patrimoine, alors que la culture serait
en grande partie patrimoniale : est-ce que je vous interprète
correctement ?
R. C. : Oui, ce résumé est
assez juste, surtout si on le rapproche de la situation historique : la
fin ou du moins le dépassement de l’État-Nation, d’une part, et d’autre part
l’immigration massive - ces deux phénomènes simultanés concourant à faire de
l’héritage culturel un fardeau, un barrage à la double assimilation impliquée,
celle du pays dans un ensemble plus vaste, et celle du peuple dans un peuple
nouveau ; et donc à faire du rôle historique de la petite bourgeoisie
anti-patrimoniale, culturellement, une nécessité bienvenue, la condition d’un
accomplissement, d’un passage à quelque chose d’autre. Et Mme Adler se montre
une représentante parfaite de la société petite-bourgeoise, un agent zélé de sa
dictature, quand elle expose tranquillement, sereinement, que désormais la
culture ne sera plus patrimoniale, ou très partiellement ; et que sa
véritable matière c’est l’actualité.
Exeunt les morts, les ancêtres, le
bruissement des générations entre les pages des livres et les branches des
parcs, l’épaisseur sensible du temps. Le petit bourgeois est fils de personne,
il se réclame tel. D’ailleurs la pièce bien oubliée de Montherlant montre très
exactement, et de façon très prémonitoire, sous ce titre même, Fils de
personne [2], la
naissance ou plutôt la formation, la non-formation, l’enfance d’un
petit-bourgeois. Je crois même me souvenir que le père, qui voit rarement son
fils, élevé par la mère, lui reproche, vous allez être content, de lire des
bandes dessinées, ou des "illustrés" ! Cette pièce est tellement
antipathique, tellement contraire à l’esprit du temps, le nôtre, que la
dernière fois que je l’ai vu monter, il y a vingt ans ou trente ans, avant
qu’elle ne disparaisse tout à fait, elle était jouée à l’envers, sans
doute en toute bonne foi : telle qu’elle était mise en scène elle
montrait l’éveil à la liberté, à la modernité, à la démocratie
familiale, aux joies de la bande dessinée, d’un enfant sympathique, en
tout cas parfaitement normal, d’un enfant comme tous les enfants, en butte aux
contraintes absurdes que veut lui imposer un père abusif.
M. du S. : Et cette
interprétation-là était totalement erronée ?
R. C. : Oh, j’imagine qu’il
y a dans le texte quelques éléments, minoritaires, qui rendaient cette
lecture-là possible, plus ou moins. La pièce a sans doute une certaine
ambiguïté, - Montherlant n’était pas idiot. Le père est loin d’être un modèle,
par exemple. Mais il me semble évident que c’est son parti à lui que soutient
l’auteur.
Parce que le petit-bourgeois
est fils de personne, il ne faut pas s’étonner de la dégénérescence du nom,
parmi nous. Vous l’avez remarqué, les gens ont de moins en moins de nom,
et de plus en plus de prénom. Le nom, en effet, c’est la patronyme,
c’est le père, c’est la lignée, l’héritage (ou son absence). Non plus que la
syntaxe, non plus que la langue, non plus que ma phrase quand je m’en sers pour
un échange quelconque (c’est-à-dire presque tout le temps), mon nom ne
m’appartient tout à fait. Il ne se résume pas à moi, il raconte une histoire
qui n’est pas seulement la mienne, il me dépasse de toute part, je ne coïncide
pas avec lui. En revanche mon prénom n’est qu’à moi. Le prénom est
l’étendard de la coïncidence avec moi-même, le drapeau même du soi-mêmisme
triomphant, avec tout ce que le soi-mêmisme a de puéril, d’enfantin, de
toujours-déjà-là au commencement de moi, et aussi de vaniteux. Songez à tous
ces gens, avec lesquels on n’est pas plus intime que cela, bien souvent, et qui
vous envoient des cartes postales qu’ils signent de leur seul prénom - on ne
sait jamais qui les a envoyées. Être soi-même, en effet, c’est souvent
être semblable à tous les autres ; et le prénom, qui en général,
contrairement au nom, n’est qu’à soi dans le groupe familial et dans le cercle
étroit des plus proches relations, appartient aussi à un grand nombre d’autres
individus, la plupart du temps, dès que ce cercle s’élargit un peu : autre
exemple d’une instrument d’individualité, de soi-mêmisme, qui très vite
se renverse en instrument d’indistinction.
M. du S. : Autre exemple aussi, cette
affaire du nom, si vous permettez, des contradictions où vous enferme votre
animosité à l’égard de la présumée petite-bourgeoisie, qui n’est pour vous
qu’un des noms du présent.
R. C. : Ah, oui, c’est assez bien
vu .
M du S. : Vous dites maintenant que
le nom s’efface, qu’il perd de son importance, qu’il est de plus en plus
remplacé par le prénom, sous le règne de la petite bourgeoisie ; mais vous
disiez tout à l’heure que rien n’était plus typiquement petit-bourgeois, et
contraire à la tradition française – la tradition aristocratique et bourgeoise,
je suppose – que d’appeler les gens par leur nom, quand on s’adresse à eux,
après Monsieur ou Madame : Madame Lebranchu, Monsieur
Chaminade
R. C. : Ah, mais c’est qu’il faut
considérer les choses diachroniquement, dans leur évolution, le long d’une
ligne évolutive d’ailleurs assez simple, puisqu’elle va toujours dans le même
sens, vers plus de familiarité, c’est-à-dire plus d’anti-formalisme, plus de
confusion entre le rôle et la personne, de proximité, de coïncidence,
d’adhésion de chacun à soi-même. Il n’y a pas contradiction du tout. Au contraire,
il y a confirmation à travers le temps. Le Monsieur tout court,
aristocratique et bourgeois, s’adressait à la personne sans la nommer, sans la
réduire à son identité, en la dédoublant, en somme, comme fait le vouvoiement,
par délicatesse, par respect, par souci des distances, de la distance, selon un
procédé que n’est qu’une simplification, à la vérité, des Votre Majesté,
Votre Excellence, etc. du protocole des cours. Le Monsieur Chaminade
petit bourgeois renonce à ce dédoublement, à cette figure de style, à cette
distance gardée. Et le passage du nom au prénom ne fait que confirmer que les
distances se sont encore réduites, que la coïncidence s’accroît, que le filet
se resserre : car mon prénom est plus moi, est plus à moi, plus
personnellement à moi que mon nom.
M. du S. : Vous aviez tout de même dit
que le nom, le patronyme, c’est la responsabilité.
R. C. : Par rapport au prénom, oui,
qui se substituerait à lui, et plus encore par rapport à l’anonymat ; mais
pas par rapport au silence, à l’abstention de celui qui s’adresse à la
personne, et qui ne fait que protéger le nom, dès lors que celui-ci est connu,
qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur lui.
Nous parlions plus tôt de
Guillaume Durand, et de son émission "Campus" : il me semble que
c’est lui, que c’est elle, cette émission, qui a lancé ou qui a contribué à
populariser cette mode, si merveilleusement exemplaire de la dictature de la
petite bourgeoisie, elle aussi, d’appeler les invités d’un plateau de
télévision par leur prénom, quelles que soient leur notoriété ou leur gloire,
et quelle que soit l’intimité, ou le défaut d’intimité, que le journaliste
entretien avec eux. Même si cette intimité était réelle, d’ailleurs, cela n’y
changerait rien, parce que les téléspectateurs, eux, qui sont tout de même les
destinataires de l’échange, officiellement, ne la partagent pas. Ils ne disent
pas Claude, pour Lévi-Strauss. Mais l’aune du discours petit-bourgeois,
ce qui va décider de sa tournure et de ses choix, ce n’est jamais l’autre,
quoi qu’en dise celui qui parle – ce n’est jamais que lui-même. Je ne sais
pas si Durand est allé jusqu’à Claude, pour Lévi-Strauss, mais nous
avons eu Alain, pour Robbe-Grillet, John, pour Le Carré, Philip,
pour Philip Roth :
« Y a une question
qu’j’aimerais bien poser à Alain »
« Et ça John le dit
très bien »
Il y a d’ailleurs une autre
raison qui fait que cette émission, et les autres du même genre, sont
très caractéristiques de la dictature de la petite bourgeoisie, une autre
raison qui d’ailleurs est très liée à celle-ci – structurellement, c’est la
même chose. Ces émissions se donnent pour des émissions littéraires,
culturelles, mais avez-vous remarqué qu’il n’y est jamais question de
littérature ? Ce sont des émissions autour du livre, ce qui n’est
pas du tout la même chose que des émissions littéraires. La plupart des
invités, semaine après semaine, sont des personnes qui ont écrit des livres, de
préférence des livres dont on parle ; ce ne sont pas des écrivains.
Ce sont des hommes politiques, des sociologues, des journalistes, des acteurs,
beaucoup d’acteurs, des gens célèbres avant d’avoir écrit une ligne, des gens
qui écrivent parce qu’ils sont célèbres, tout sauf des écrivains. Et
lorsqu’il y a tout de même quelques écrivains sur le plateau, en guise de supporting
cast, la plupart du temps, il est bien rare qu’il soit question de
littérature pour autant. La littérature est classée à coups de chiffres en
début de programme, de listes et de places dans des listes, de succès ou
d’insuccès de librairie. La grande question est de savoir qui cette semaine-là
a écrit « le livre de la semaine », ou bien qui « s’est
ramassé » ou « s’est planté », comme on dit en langue
petite-bourgeoise (c’est-à-dire en argot, bien souvent). Les livres dont il est
question, même lorsque ce sont des livres d’écrivains, c’est par leur sujet
qu’ils ont été choisis, parce que ce sujet s’inscrivait dans le thème de
l’émission. De littérature proprement dite il ne sera pas dit un mot :
d’une part parce qu’en société petite bourgeoise, après quarante années
d’enseignement de masse, pour la littérature il n’y a plus d’audience, elle
fait chuter les taux d’écoute ; mais aussi, plus profondément, parce que
la littérature c’est précisément, imprécisément, la non-coïncidence : la
non-coïncidence de la phrase avec le sens, du mot avec sa signification,
de la parole avec celui qui parle, du personnage avec la personne. Et la
petite-bourgeoisie, nous l’avons dit en commençant, il y a de cela bien
longtemps, c’est le règne de la coïncidence, du soi-mêmisme, du tiers exclu, de
l’absence d’ailleurs, de la suppression carcérale des frontières.
M. du S. : Oui, nous avons
parlé beaucoup plus longtemps que d’habitude, en effet, et il se fait tard.
J’aimerais vous poser tout de même une dernière question, si vous permettez,
avant de nous séparer. C’est à propos du parti de l’In-nocence, qui après tout
est le prétexte de ces rencontres régulières entre nous. J’ai cru déceler au
sein du parti un courant populaire, populiste,
R. C. : … populaire,
populaire, pas populiste ! Il me semble que s’il y a un reproche
que nous n’encourons pas, c’est bien celui de populisme !
M. du S. : Bon, populaire,
soit - en tout cas nettement anti-bourgeois, et qui s’exprime à partir de la
ligne de front, comme il dit : le front des banlieues, le front des cités,
le front des lycées et collèges d’enseignement prioritaire, toutes zones où le
bourgeois ne va pas, d’après ce courant populaire dont je parle, et où il
laisse le petit peuple se débattre avec la situation que lui, bourgeois,
gouvernant, intellectuel nanti, journaliste, médiocrate, membre de
"l’élite", il a créée ou laissé se créer. Au sein de ce courant-là,
si j’en juge par ses interventions sur le forum public de l’In-nocence, on se
plaint avec insistance, par exemple, de l’inconscience criminelle, de la
légèreté, de la trahison, des « fils-à-papa de mai 68 », je crois que
je cite à peu près exactement ; et d’ailleurs l’expression est assez
savoureuse, vous en conviendrez, eu égard à ce que vous venez de dire des
petits-bourgeois fils de personne… Comment s’accordent (si tant est qu’ils
s’accordent), comment s’accordent votre propre anti-petit-bourgeoisisme,
d’inspiration plutôt bourgeoise, et même tout à fait bourgeoise, je crois bien,
R. C. : Je n’irais pas
jusque là…
M. du S. : … et cet anti-bourgeoisisme
populaire qui se fait entendre au sein d’un courant minoritaire, mais bruyant,
coriace, de l’In-nocence?
R. C. : Vous n’êtes pas le
premier à avoir relevé cette apparente contradiction, qui cependant ne doit pas
être si réelle que cela, puisqu’elle n’a jamais donné lieu à aucune opposition
au sein de l’In-nocence. Être contre la petite-bourgeoisie, même quand c’est à
partir d’un point de vue bourgeois, comme vous voulez à tout prix que ce soit
mon cas, ce n’est pas être contre le peuple (ou ce qu’il en reste). Quant aux
« fils à papa de mai 68 » et d’après - oui, je me souviens aussi de
la formule, elle revient souvent -, ils n’ont pas grand chose à voir avec la
bourgeoisie, même si certains d’entre eux en sont issus. Je crois que le problème
est surtout terminologique, là. Vu de la ligne de front, comme vous dites,
M. du S. : Ce n’est pas moi qui dis,
je ne fais que citer !
R. C. : … vu de la ligne de
front, et du point de vue du peuple, ou de ce qu’il en reste, si les maîtres de
l’heure sont des bourgeois, c’est tout simplement parce qu’ils sont les
maîtres. Il me semble tout de même plus juste, au regard de l’histoire, de
reconnaître en eux des petits-bourgeois – ce qui n’en fait pas nécessairement
de meilleurs maîtres, loin de là, et ne les exonère pas des reproches que leur
adresse ce que vous appelez notre courant populaire…
M. du S. : Bien, nous allons
peut-être en rester là pour cette fois, qu’en pensez-vous ? Cet entretien
est déjà beaucoup plus long que tous les précédents, votre webmaster aura du
mal à le caser !
R. C. : Ah, mais le sujet en
valait la peine, je crois. En tout cas je vous remercie de vos questions.
M. du S. : C’est moi qui vous
remercie de vos réponses, même si beaucoup d’entre elles appelleraient de ma
part d’autres questions…
R. C. : Ah, c’est la règle
du jeu… Une autre fois, sans doute…
M. du S. : Une autre fois, oui…
[1] Pierre Bourdieu, Jean-Claude
Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture,
éditions de Minuit, Paris, 1966.
[2] Henry de Montherlant, Fils de Personne,
1943, in Théâtre, Bibliothèque de la Pléiade, 1958.