« Le dieu grec est une invention, mais le grand magasin est, lui
aussi, une invention. En fait, toute institution humaine est inventée sans le
moindre modèle naturel. Une institution humaine n'a d'autre soutien
ontologique que l'activité instituante du groupe. Le mot imaginaire
fait penser à une doctrine psychologique des facultés : mais je crois
qu'il faut voir dans la théorie de Castoriadis une thèse sur la nature des
institutions. Il veut dire que nous ne pourrons jamais comprendre les
institutions si nous persistons à concentrer notre attention sur le contraste
aveuglant : un dieu grec n'existe pas, alors qu'une voiture existe.
Castoriadis nous invite à prendre les choses par l'autre bout. A titre
d'exercice dialectique, pour se former la tête, il est utile d'essayer
l'autre hypothèse, et de se dire que la voiture est tout aussi imaginaire.
Admis que le dieu grec n'existe pas : il ne s'agit pas ici de chercher
de fausses portes de sortie (en lui attribuant une “existence imaginaire”).
Pourtant la cité grecque a existé. Or qui a dit que le dieu pouvait exister sans
la cité ? Certainement pas les poètes. L'idée [creusée notamment par
Heidegger] que les dieux sont “loin de nous” est tardive, c'est une idée “impie” et
“apolitique” [ sur ce
point, Ben Laden a parfaitement raison. Les impies se renient eux-mêmes. Il
suffit de devoir patienter quelques heures dans un aéroport américain — pas
seulement américain d’ailleurs — pour voir que l’Amérique chie sur elle —
elle n’est pas la seule à le faire. Note de Heil ! myself ]. C'était donc peut-être une erreur de
poser la question de l'existence à propos d'“entités” qu'on croit pouvoir
isoler. Mais laissons de côté les dieux, et considérons plutôt la voiture. Il
est hâtif de dire que la voiture existe, qu'elle satisfait tous les critères
d'existence d'un robuste réalisme. En réalité, ce qui existe isolément
est une ferraille, laquelle est tout ce qui reste de la voiture si on prive
cette dernière de l'Umwelt [environnement, milieu] qu'elle
requiert. La voiture n'existe comme voiture que s'il y a autour d'elle un
réseau routier, des pompes à essence, etc., mais aussi toutes les
institutions humaines sans lesquelles les pompes ne seraient pas
approvisionnées, ni les routes en état d'être utilisées. Or ce système
institutionnel ne requiert sans doute pas comme sol nourricier une religion
polythéiste, mais il suppose à tout instant le respect d'entités “fictives”
telle que ma voiture (qui est plus que : ce véhicule que je viens
d'“abandonner” le long du trottoir) ou ma priorité de passage au
carrefour (à distinguer, par exemple, de la plus grande puissance de mon
véhicule utilisé comme un bulldozer) [1]. » La conclusion à tirer de cet
exercice n'est pas que les dieux grecs sont “en dernière analyse”, les
personnifications de notions morales et juridiques, donc de simples figures
de style. Le but n'est pas de réduire la religion à autre chose, par exemple
au droit, mais plutôt de souligner que la question portant sur la “réalité”
des dieux grecs : Y a-t-il des dieux grecs et où sont-ils ?
ressemble plus à la question : Y a-t-il des lois grecques et où
sont-elles ? qu'à la question : Y a-t-il des olives grecques et où
sont-elles ? Derrière le temple comme derrière le grand magasin,
Castoriadis trouve l'invention par l'“imagination” d'un système
d'institutions. Si “idéalisme” il y a, il consiste à faire ressortir le rôle
d'une puissance d'imaginer (ou d'inventer) plutôt que d'une puissance de
concevoir (de représenter). Dire que les institutions reposent sur l'imaginaire
veut dire qu'elles fournissent à chaque fois un ordre au sein duquel
certaines activités sont pleines de sens, et que ce sens ne peut pas
être rapporté aux circonstances extérieures. Pour un observateur inhumain
situé sur la planète Mars et qui n'aurait pas le moyen d'anthropomorphiser
son regard, le spectacle d'une foule se pressant un samedi après-midi chez
Bloomingdale serait aussi peu intelligible que celui d'une foule célébrant la
fête des Panathénées. Dans
les deux cas, la source de toute l'activité, y compris celle des
constructions matérielles à chaque fois requises, reste invisible au regard
positiviste. » La première condition anthropologique d'une autonomie
humaine est donc que la racine des institutions humaines soit l'imaginaire,
la puissance d'invention radicale, plutôt que les besoins. A cette première
condition, négative, il faut en joindre une seconde, positive. Tous les types
d'humanité sont inventés. Aucun ne s'explique par le climat [Montesquieu],
pas plus que par le niveau des forces productives [Marx, entre autres].
Il se trouve que parmi les types d'humanité inventés au cours de l'histoire,
il en est un qui tranche sur les autres par la priorité qu'il donne à
l'épanouissement des capacités personnelles plutôt qu'à l'excellence dans la
conformité aux archétypes fixés par le groupe en fait de vertus et de
réussite. Notre culture se distingue par la place qu'elle donne à l'idéal du self-government,
de l'autonomie (et du même coup, le moindre cas qu'elle fait d'autres
principes de moralité, tels que l'honneur, la piété, le respect des anciens,
la connaissances des Bonnes Choses en ce monde, etc.). En somme, notre
culture n'exalte pas seulement, comme toute culture, sa puissance de
constituer un univers habitable par les humains, mais aussi la puissance
personnelle des individus. Puissance de s'y faire une place, d'y laisser sa
marque : c'est l'impératif d'une réalisation de soi, d'où résulte
l'aspect conquérant et “prométhéen” de l'Occident. Puissance d'y faire
respecter son autonomie personnelle avec celle des autres : c'est
l'exigence démocratique. Notre temps a dû finir par reconnaître que le projet
“prométhéen” n'était pas forcément compatible avec le projet démocratique,
contrairement à ce qu'avait cru l'humanisme progressiste issu des Lumières. Pourtant,
les deux projets sont culturellement indiscernables l'un de l'autre. Du
point de vue de la culture, le droit à une existence autonome ne se distingue
pas aisément d'une sorte de “droit au bonheur” (dont chacun détaillera à son
gré les articles : droit à la voiture, aux diplômes, à la
transplantation d'organes, etc.). Il appartient au philosophe de dissocier ce
que la culture confond, de faire la preuve que deux “idées” sont logiquement
indépendantes l'une de l'autre même si elles sont historiquement associées.
Il va de soi que la contribution du philosophe à la solution du problème
politique majeur est plus critique que constructive. Je souscris pleinement à
la thèse la plus constante du propos de Castoriadis : la théorie
d'une pratique ne peut jamais dépasser l'intelligence des praticiens
eux-mêmes. Toujours la praxis précédera la théorie [ C’est notamment la cas, pendant trente cinq
mille ans, pour la bijection selon Frege et plusieurs milliers d’années avec
la mesure selon Lebesgue ]. Ce n'est donc pas dans les séminaires de philosophie que les sociétés
modernes résoudront leurs problèmes politiques. Il serait stupide d'en
conclure que ces séminaires sont vains, ne servent à rien : ils servent
à éclaircir, à discuter, sous une forme évidemment très conceptuelle, des
problèmes qui ont déjà été posés par les gens qui les ont rencontrés
dans leurs pratiques, ainsi que les solutions diverses, inchoatives,
peut-être incompatibles entre elles, qu'ils sont déjà en train
d'inventer pour y faire face. » _______________________ [1] On trouve ici une inspiration
“pragmatiste” commune à Castoriadis, au Heidegger de Sein und Zeit et
aux socioloques de l'Ecole de Durkheim. Plus généralement, le renversement
qui nous est ici demandé peut être replacé dans la grande opposition d'une
approche atomiste (“newtonienne”) et d'une approche holiste
(“hégélienne”) des choses. |
Vincent Descombes, “Un renouveau
philosophique”, Revue européenne des sciences sociales, n°86
(spécialement consacré à Castoriadis), 1989, pp. 73-75.
(Les soulignures et les indications en
italique et entre crochets sont de moi.)
Les importants principes qui concluent le
dernier paragraphe n'empêchent pas de noter que :
- il est plus aisé au philosophe de séparer
logiquement des concepts qu'aux collectivités de dissocier des “droits”
historiquement liés ;
- je ne suis pas si sûr que V. Descombes
de ce que Castoriadis ait toujours nettement opéré cette dissociation ;
- l'évocation des racines de l'esprit
“prométhéen” de l'Occident est bien rapide. D'où vient alors l'expansion
(géographique et religieuse, mais aussi technique, artistique) de l'Islam en
son âge d'or ? Il faudrait au moins l'expliquer.
Les deux premières notations seront à
reprendre dans la suite de nos aventures dans le monde merveilleux du
holisme : à suivre !
Evocations antérieures de ces
questions :
- V. Descombes et la conscience que
les individus ont de leurs pratiques ;
- Castoriadis - avec qui j'entretiens un
rapport conflictuel qui sera en principe détaillé dans les semaines à venir -
est notamment cité ici.