http://www.legrandsoir.info/spip.php?article6938
Analyses
vendredi 25 juillet 2008
Lutte des classes, société de consommation, Obama, McCain...
Noam
Chomsky : "Il y a toujours une lutte des classes, prête à
exploser" - interview mai 2008
CHOMSKY Noam
"En fait, les Etats-Unis sont loin
d’être un pays fasciste, ça c’est une mauvaise analogie. Mais la similitude
avec les techniques de propagande fasciste est frappante et n’est pas fortuite.
Les Nazis, explicitement, consciencieusement et ouvertement ont adopté les
techniques de la publicité commerciale étatsunienne. Ils ne s’en sont pas
cachés. Ils ont pris quelques idées simples pour les marteler sans cesse tout
en leur donnant un côté « glamour » - c’était la technique employée
par la publicité commerciale aux Etats-Unis dans les années 20 et ce modèle fut
explicitement adopté par les Nazis. Et c’est sur ce même modèle qu’est basée la
propagande commerciale aujourd’hui."
Vicenç Navarro : Merci beaucoup de nous accueillir.
Noam Chomsky : C’est un plaisir.
VN : nous sommes ici au nom de l’université d’été
progressiste de Catalogne. Comme je vous l’ai dit, l’objectif de cette
université est la réappropriation de l’histoire de la Catalogne, comme une
réminiscence des années 30, lorsque ouvriers et universitaires se retrouvaient
pendant l’été pour discuter de différents sujets d’intérêt. Bien sûr, c’était
interdit sous la dictature de Franco. Lorsque les partis de gauche ont
reconquis le gouvernement de la Catalogne en 2003, ils se sont engagés à
relancer cette Université d’été progressiste. Nous aurions aimé vous avoir pour
prononcer le discours inaugural. Je regrette que vous n’ayez pu venir. Espérons
que ce sera pour une autre fois.
NC : J’espère.
VN : j’aimerais que nous parlions de vous et des
Etats-Unis. A l’extérieur des Etats-Unis, vous êtes l’intellectuel étatsunien
le plus connu, et la plupart des gens à l’extérieur ne se rendent pas vraiment
compte de ce que cela signifie le fait que le plus célèbre des intellectuels US
soit rarement présent dans les médias étatsuniens. Vous n’êtes jamais présent
dans les grandes chaines de télévision, CBS, NBC, et autres. Beaucoup de gens
ne le comprennent pas parce que les Etats-Unis sont souvent idéalisés et
présentés comme une démocratie extrêmement active et dynamique, et ils ne
réalisent pas vraiment à quel point la gauche fait l’objet d’une discrimination
aux Etats-Unis. Cette discrimination se produit y compris au sein de la gauche
des milieux libéraux (« liberals » terme usuel aux US pour
désigner les « progressistes » - NDT) de la classe politique.
Comment réagissez-vous à cela ? Comment expliquez-vous cet ostracisme dans
la plupart des forums de discussion ?
NC : Je dois dire que c’est probablement dans les
cercles intellectuels libéraux de gauche que je suis le plus craint et le plus
méprisé. Si vous voulez un exemple, jetez un coup d’œil à une de mes
couvertures préférées de magazine, qui est encadrée et accrochée à ma porte. Il
s’agit de la revue plus ou moins officielle des intellectuels libéraux de
gauche, « The American Prospect », et la couverture décrit les
terribles conditions dans lesquelles ces milieux tentent de survivre, les
énormes forces qui seraient en train de les mener à leur perte.
On y voit deux visages, sévères, coléreux. D’un côté, on
voit Dick Cheney et le Pentagone. De l’autre côté, moi. Les intellectuels
libéraux de gauche seraient donc coincés entre ces deux énormes forces… Cette
illustration montre le degré de paranoïa qui règne et la peur qu’une petite
fissure se produise dans l’orthodoxie ambiante. Les intellectuels libéraux (pas
uniquement aux Etats-Unis) sont typiquement les gardiens du temple : on
peut jusqu’à là, mais pas un millimètre de plus ; et l’idée que quelqu’un
puisse franchir cette ligne les terrifie. C’est pareil pour les grands médias.
Alors, oui, les Etats-Unis sont un pays très libre. C’est en fait le pays le
plus libre au monde. Je ne crois pas qu’il y ait un pays dans le monde entier
où la liberté d’expression, par exemple, soit mieux protégée qu’ici. Mais c’est
aussi une société soigneusement gérée, comme une entreprise pourrait être
gérée, avec un règlement intérieur strict et qui ne tolèrerait aucune
déviation, ce qui serait trop dangereux.
Une des raisons de ce danger est que la classe dirigeante,
les deux partis politiques et la classe politique, sur de nombreuses questions,
est bien plus à droite que la population. Sur la santé, par exemple, la
population se situe à gauche de la classe dirigeante, et l’a toujours été. Et
c’est la même chose pour de nombreux autres sujets. Laisser libre cours aux
débats sur certains sujets représente donc un danger et toute déviation par
rapport à une sorte de ligne officielle représente une menace et doit être
soigneusement contrôlée.
Alors oui, ce pays est très libre mais dans le même temps
il y règne une idéologie très rigide.
VN : C’est surprenant parce que, vue de l’extérieur
des Etats-Unis, on a l’impression que le pays jouit d’un système politique très
sûr et stable. On pourrait penser qu’avec un système politique et médiatique si
puissant, ils pourraient tolérer plus de voix dissidentes dans les médias.
NC : C’est vrai !
VN : On dirait qu’ils ont peur des opinions
critiques, comme la votre.
NC : Oui, je crois qu’ils ont peur. Ils ont peur
qu’une petite déviation puisse mener à un désastre. C’est une mentalité
typiquement totalitaire. Il faut tout contrôler. Si quelque chose échappe au
contrôle, c’est un désastre. Mais en fait, la stabilité de la société US n’est
pas si évidente que ça. Cela demande beaucoup de censure – à cet égard, les
Papiers du Pentagone sont très intéressants. Les Papiers du Pentagone ne sont
pas des documents déclassifiés. Y avoir accès c’est comme réussir à cambrioler
des archives secrètes. L’information qu’on trouve dans ces documents n’était
pas destinée au grand public.
Il y a certaines choses intéressantes dans les Papiers du
Pentagone qui sont censurées – pas formellement, mais dans la pratique. La plus
intéressante est le compte-rendu de la fin de la période – les documents
couvrent une période qui s’achève vers le milieu de l’année 1968, juste après
l’offensive du Tet en janvier 1968 (nom d’une offensive militaire
majeure lancée par les troupes Vietnamiennes contre l’armée US – NDT).
L’offensive avait fini par convaincre les milieux économiques que la guerre
était devenue trop couteuse. Mais dans les mois qui suivirent, le gouvernement
a voulu d’envoyer 200.000 troupes supplémentaires au Vietnam, pour atteindre
prés de 750.000 hommes. Il y a eu des discussions, comme décrit dans les
Papiers du Pentagone, et ils ont finalement renoncé. La raison invoquée était
la crainte d’un manque de troupes en cas de désordres sociaux à l’intérieur des
Etats-Unis. Ils craignaient un soulèvement sans précédent parmi les jeunes, les
femmes, les minorités, les pauvres, etc. Ils arrivaient à peine à contrôler la
situation dans le pays et toute nouvelle mesure pouvait provoquer un
soulèvement. Et ça n’a pas changé. Ils ne peuvent permettre que la population
échappe à tout contrôle. Celle-ci doit être étroitement canalisée.
Une des raisons de cette pression extraordinaire exercée
par la société de consommation, qui date des années 20, c’est que le monde des
affaires a compris qu’elle doit atomiser les gens, les orienter vers ce qu’il
appelle « les choses superficielles de la vie, telles que la
consommation », sinon la population pourrait se révolter. Par exemple,
actuellement, environ 80 % de la population aux Etats-Unis pense que le
pays, selon leurs propres termes, est dirigé par « quelques gros qui ne
servent que leurs propres intérêts », pas les intérêts de la population.
Environ 95 % de la population pense que le gouvernement devrait
régulièrement prêter attention à l’opinion publique. Le niveau de rupture avec
les institutions est énorme. Tant que les gens sont éparpillés, préoccupés par
le solde de leurs cartes de crédit, isolés les uns des autres, et n’entendent
jamais un véritable discours critique, les idées peuvent être contrôlées
VN : Un autre phénomène à l’extérieur est
l’idéalisation du système US dans les médias européens. Par exemple, les
primaires aux élections présidentielles ont été décrits dans les médias
européens comme le signe de la vitalité de la démocratie étatsunienne. Et le
phénomène Obama est présenté comme la cause d’une mobilisation des masses.
C’est faux. Mais comment expliquez-vous cette idéalisation de la scène politique
étatsunienne, si courant en Europe ?
NC : Les gens ont effectivement de telles illusions
et la question qu’il faut se poser est : d’où viennent ces
illusions ? Mais les choses sont claires et la classe dominante les
comprend parfaitement. Par exemple, pendant une journée, qu’on appelle
« Super Tuesday » (super mardi – ndt), le 5 février, se
déroulent quelques dizaines de primaires, il y a donc toute une agitation
autour. Examinez le quotidien The Wall Street Journal : sa première page
sur Super Tuesday, avec un gros titre, proclame « les enjeux passent au
deuxième plan en 2008 tandis que les électeurs privilégient la
personnalité ». Peu de temps après, un sondage a été effectué, et qui n’a
pas été diffusé, qui montrait que 75% de l’opinion publique voulait une
couverture sur les positions respectives des candidats sur les enjeux.
Exactement le contraire de la doctrine officielle annoncée en première page.
Ceci n’a rien d’exceptionnel. On a connu le même phénomène lors de précédentes
élections. Mais les enjeux sont soigneusement tenus à l’écart par les
dirigeants des partis politiques. Dire que les électeurs s’intéresseraient plus
aux personnalités des candidats qu’à leurs programmes, c’est faux.
Les électeurs seraient très heureux de pouvoir voter en
faveur d’un système de santé, chose qu’ils réclament depuis des dizaines
d’années. Mais il se trouve que ça ne fait pas partie des options proposées.
Les dirigeants des partis, ou plutôt l’industrie des relations publiques qui
vend des biens de consommations à la télévision, vend les candidats comme elle
vend les biens de consommation. Lorsque vous regardez une publicité à la
télévision, vous ne vous attendez pas à apprendre quelque chose. Si nous avions
réellement un marché libre, comme celui dont les économistes parlent, un marché
où des consommateurs informés feraient des choix raisonnés, alors General
Motors présenterait à la télévision les caractéristiques techniques des
voitures qu’ils veulent nous vendre. Ce n’est pas ce qu’ils font. Ils essaient
de créer des illusions en faisant appel à des graphiques compliqués, à une
actrice célèbre qui vous emmène au ciel, ou quelque chose comme ça. L’objectif
est de duper le public et de le marginaliser afin que les consommateurs, qui ne
sont pas informés, fassent des choix irrationnels. Lorsqu’un candidat fait
l’objet d’un marketing, c’est la même chose. Il faut évacuer les enjeux parce
que c’est trop dangereux, parce que le public n’est pas d’accord avec ses
positions. Il reste quoi ? Sa personnalité, quelques détails insignifiants,
des questions personnelles – un Pasteur fait une déclaration, (Hillary) Clinton
commet une erreur en parlant de la Bosnie…
La fondation de recherche Pew a publié une étude sur la
couverture des primaires par les médias. Le sujet principal abordé était les
sermons du pasteur Jeremy Wright. Ensuite venait le rôle joué dans le scrutin
par les « super-délégués ». En troisième position, il s’agissait de
savoir si Obama s’était mal exprimé lorsqu’il a parlé « d’amertume »
de l’électorat vis-à-vis de l’économie. Et ainsi de suite, jusqu’à la dixième
place où on trouve la bourde de Clinton sur la Bosnie. Ainsi, tous les
principaux thèmes abordés se rapportaient à des questions marginales et hors
sujet. Aucun n’abordait la position des candidats sur un sujet quelconque,
alors que la vaste majorité du public demande à les entendre. On parlera de
tout, sauf des véritables enjeux. Du coup, et c’est assez évident, la
population ignore quels sont les véritables enjeux.
L’opinion publique des Etats-Unis a fait l’objet d’études
très complètes, d’abord parce que les milieux d’affaires, qui dirigent le pays,
veulent connaître le pouls de la population dans un but de contrôle et de
propagande. Il faut très bien connaître les gens si on veut contrôler leurs
réactions et leurs opinions. Du coup nous connaissons très bien notre opinion
publique. Lors de la dernière élection, en 2004, la plupart des électeurs de
Bush se trompaient sur ses positions sur des sujets importants – pas parce
qu’ils sont stupides ou qu’ils ne s’y intéressent pas, mais parce que les
élections ne sont qu’un système de marketing commercial. Cette société est
dirigée comme une entreprise : on commercialise des biens de consommation,
on commercialise des candidats. Le public en est la victime, et il le sait.
C’est pourquoi 80% de la population pense, avec plus ou moins de justesse, que
le pays est dirigé par quelques gros qui ne servent que leurs propres intérêts.
Les gens ne se font donc pas d’illusions, c’est juste qu’ils ne voient pas
d’alternatives.
Le phénomène Obama est une réaction intéressante. Ceux qui
sont derrière Obama, ceux qui gèrent sa campagne, ont crée une image qui n’est,
pour l’essentielle, qu’une page blanche. Sa campagne s’appuie sur des termes
comme « espoir », « changement », « unité » -
autant de slogans creux prononcés par quelqu’un de gentil, qui présente bien,
qui cause bien - ce que les commentateurs appellent une « rhétorique
gagnante » - et du coup chacun est libre d’interpréter cette page blanche.
Nombreux sont ceux qui croient y lire leurs espoirs d’un changement
progressiste. Lors de la campagne, comme l’a très bien souligné le Wall Street
Journal, les enjeux n’ont pratiquement pas été abordés. C’est la personnalité
des candidats qui compte et qui est mis en avant.
Il est vrai que le soutien à Obama est un phénomène
populaire, et je crois que ce phénomène montre la désaffection de la population
pour les institutions. Les gens s’accrochent à l’espoir que quelqu’un pourrait
défendre leurs idées. Et même si Obama ne l’a jamais confirmé, il ressemble à
ce « quelqu’un ».
Il est intéressant d’examiner les comparaisons qui sont
faites. Obama est comparé à John F. Kennedy et Ronald Reagan – Kennedy et
Reagan furent inventés par les médias, surtout Reagan. Ce dernier ne savait
probablement même pas de quelle politique il s’agissait, mais il était un
produit des médias. Et, soi-dit en passant, il n’était pas particulièrement
populaire mais les médias avaient crée cette image du merveilleux cow-boy qui
allait nous sauver et tout le tralala.
L’administration Kennedy contrôlait plus les choses ;
ce fut le premier groupe dirigeant à comprendre le pouvoir exercé par la
télévision et ils ont crée une sorte de charisme par le biais d’une bonne
campagne de relations publiques : l’image de Camelot, un endroit
merveilleux, où se déroulaient de grands événements, avec un grand président.
Mais lorsque nous examinons les choses de près, ça devient grotesque.
Kennedy est le président qui a envahi le Sud Vietnam et
lancé une guerre terroriste majeure contre Cuba, et on pourrait continuer à en
énumérer ainsi pendant des heures. C’est son gouvernement qui instaura la
dictature néonazie au Brésil. Le coup d’état eut lieu juste après l’assassinat
de Kennedy, mais le terrain avait été préparé par les Kennedy et déboucha sur
une terrible vague de répression dans toute l’Amérique latine, et ainsi de
suite. Mais l’image de Camelot était là, et l’image est très importante
lorsqu’il s’agit de contrôler une population dissidente.
En fait, les Etats-Unis sont loin d’être un pays fasciste,
ça c’est une mauvaise analogie. Mais la similitude avec les techniques de
propagande fasciste est frappante et n’est pas fortuite. Les Nazis,
explicitement, consciencieusement et ouvertement ont adopté les techniques de
la publicité commerciale étatsunienne. Ils ne s’en sont pas cachés. Ils ont
pris quelques idées simples pour les marteler sans cesse tout en leur donnant
un côté « glamour » - c’était la technique employée par la publicité
commerciale aux Etats-Unis dans les années 20 et ce modèle fut explicitement
adopté par les Nazis. Et c’est sur ce même modèle qu’est basée la propagande
commerciale aujourd’hui.
Donc, oui, je crois que le phénomène Obama reflète la
désaffection de la population que l’on retrouve dans les sondages :
80 % pensent que le pays est dirigé par une poignée de gros intérêts.
Obama annonce qu’il va tout changer, mais il ne donne aucun élément précis pour
indiquer en quoi consistera le changement. En fait, les institutions
financières, qui sont ses principaux bailleurs de fonds, trouvent qu’il est
très bien. Il n’y a donc aucune indication de changement. Mais si vous
prononcez le mot « changement », les gens vont s’y raccrocher ;
si vous prononcez les mots « changement » et « espoir »,
les gens vont s’y raccrocher et se dire « bon, c’est peut-être lui le
sauveur qui appliquera enfin la politique que nous voulons », même s’ils
n’ont aucune raison précise de le penser.
VN : C’est certain.
NC : Donc, je pense que le phénomène Obama et celui
de la désaffection vont de pair et sont intimement liés.
VN : Quelle serait la différence entre une
administration McCain et une administration Obama ?
NC : McCain est un autre exemple de la redoutable
efficacité de la machine propagandiste pour créer une image.
Par exemple, imaginez un pilote de chasse russe en train
de bombarder des objectifs civils en Afghanistan. Imaginez que son avion soit
abattu et qu’il soit fait prisonnier et torturé par les terroristes islamiques
soutenus par les Etats-Unis. Qui le qualifierait de « héro » de la
guerre ? Qui le qualifierait d’expert sur des questions stratégiques, de
sécurité, parce qu’il bombardait des objectifs civils ? Certainement pas
nous. C’est pourtant l’image qu’on a crée pour McCain. Son héroïsme, son
expertise, son sens stratégique, sont basés sur le fait qu’il bombardait des
civils à 30.000 pieds d’altitude et qu’un jour son avion a été abattu. Oui, il
a été torturé, ce qui est condamnable, ce qui constitue un crime, etc. Mais ça
ne fait pas de lui un héro de guerre ou un spécialiste en affaires
internationales. Tout cela n’est qu’une image créée par une opération de
relations publiques.
L’industrie de relations publiques est une industrie
énorme, très sophistiquée. Quelque chose comme le sixième de notre Produit
Intérieur Brut est dirigé vers le marketing, la publicité, et ainsi de suite,
c’est un noyau de la société. C’est ainsi que l’on arrive à isoler les gens, à
les subjuguer, à détourner leur attention. Et comme je le dis, ceci n’est pas
un secret, ce sont des choses qui sont ouvertement abordés dans les documents
de l’industrie.
VN : Verriez-vous une différence entre McCain et
Obama en matière de politique étrangère ?
NC : Oui. McCain pourrait être pire que Bush. Il ne
dit pas grand-chose, parce qu’on n’est pas censé aborder les vrais sujets, mais
le peu qu’il a déjà dit fait plutôt peur. Il pourrait faire des dégâts.
VN : Pourriez-vous expliquer la sympathie qu’Obama
suscite en Europe ?
NC : Je suppose que les Européens sont aussi en train
d’interpréter à leur manière la page blanche. Ce n’est pas un secret que de
dire qu’ils craignaient Bush et que celui-ci leur faisait peur. La classe
dirigeante étatsunienne elle-même avait peur de Bush. Bush a fait l’objet de
critiques sans précédent, y compris de la part d’anciens officiels de
l’administration Reagan et de l’ensemble des médias dominants en général. Par
exemple, lorsque sa stratégie de sécurité nationale fut annoncée en septembre
2002, appelant à la guerre préventive et annonçant ainsi la guerre contre
l’Irak, immédiatement, dans les semaines qui ont suivi, un article important
fut publié dans la revue Foreign Affairs (principale revue de la classe
dirigeante). Cet article condamnait ce qu’ils qualifièrent de Nouvelle Grande
Stratégie Impériale – la condamnation ne portait pas sur le principe de cette
stratégie, mais sur le fait qu’elle risquait de nuire aux Etats-Unis.
L’administration Bush a reçu aussi beaucoup de critiques
pour son extrémisme, pour ne pas dire son nationalisme radical extrémiste, et
McCain est probablement sur les mêmes positions. Obama reviendra très
probablement à une politique de centre-droite, comme l’administration Clinton.
En tant que tel, la doctrine de Bush, celle de la guerre
préventive – vous savez, le mépris non dissimulé envers nos alliés, etc – est
un exemple intéressent. Cependant, cette doctrine n’était pas une nouveauté.
Celle de Clinton était encore pire, littéralement. La doctrine officielle de
Clinton était que les Etats-Unis avait le droit de recourir à la force pour
protéger leurs accès aux marchés et aux ressources naturelles et ça, ça va plus
loin que la doctrine de Bush. Mais l’administration de Clinton l’a présenté
poliment, posément, d’une manière qui préservait les relations avec nos alliés.
Les Européens ne pouvaient pas faire semblant de ne pas comprendre. Ils avaient
évidemment compris et même, probablement, les dirigeants européens
l’approuvaient. Mais l’arrogance, le culot, l’extrémisme et l’ultranationalisme
de l’administration Bush a offensé le centre des classes dominantes aux
Etats-Unis et en Europe. Il y a donc des manières plus polies pour mener la
même politique.
VN : Voyez-vous un espace pour la gauche aux
Etats-Unis ?
NC : Je crois que ce pays représente un énorme
potentiel pour des organisateurs. On le constate si on examine l’opinion
publique, qui a été largement étudiée. Nos propres enquêtes d’opinion montrent
que la population veut un système de sécurité sociale aux Etats-Unis. Si notre
démocratie fonctionnait réellement, un tel système aurait vu le jour aux Etats-Unis
il y a des années. La population l’a toujours demandé.
C’est pareil en politique étrangère. Prenez par exemple
l’Iran, le prochain sujet brûlant. Chaque candidat, y compris Obama, affirme
que nous devons persister à brandir la menace d’un recours à la force contre
l’Iran, qu’il ne faut pas exclure une telle option. Il se trouve que c’est là
une violation de la Charte des Nations Unies. Mais les élites considèrent comme
acquis le fait que les Etats-Unis se placent au-dessus des lois, alors personne
ne dit rien. Mais ce n’est pas ce que veut l’opinion publique.
Une large majorité de la population pense que nous ne
devrions pas brandir des menaces, que nous devrions emprunter des voies
diplomatiques. La grande majorité de la population, environ 75%, pense que
l’Iran a les mêmes droits que n’importe quel signataire du traité de non
prolifération des armes nucléaires : le droit d’enrichir de l’uranium pour
produire de l’énergie nucléaire, mais pas pour produire des armes nucléaires.
Et, de manière étonnante, une très large majorité de la population pense que
nous devrions soutenir le projet d’une zone dénucléarisée dans la région,
incluant l’Iran, Israël et les troupes étatsuniennes basées là-bas. Et il se
trouve que c’est justement, aussi, la position officielle de l’Iran. En fait,
c’est aussi la position officielle des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne,
mais il ne faut pas le dire.
Lorsque les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont tenté de
fabriquer un semblant de couverture légale à leur invasion de l’Irak, ils ont
invoqué la résolution 687 de 1991 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui
demandait à l’Irak d’éliminer toutes ses armes de destruction massive, et ils
ont affirmé que l’Irak ne l’avait pas fait. On connait cette partie de
l’histoire mais pas celle où cette même résolution engage ses signataires à
œuvrer en faveur de la création d’une zone dénucléarisée au Moyen Orient
(article 14). Mais aucun candidat ne peut se permettre de mentionner une telle possibilité.
Si les Etats-Unis étaient une véritable démocratie, avec une opinion publique
qui aurait son mot à dire, la confrontation très dangereuse avec l’Iran
pourraient peut-être être réglée pacifiquement.
Prenez aussi le cas de Cuba. Depuis 45 ans, les Etats-Unis
se consacrent à punir les Cubains – il existe des documents internes de
l’administration Kennedy et d’autres pour le prouver. Nous devons punir les
Cubains pour leur « défi victorieux » de la politique des Etats-Unis
qui remonte à la Doctrine Monroe de 1823. La Doctrine Monroe affirmait le droit
des Etats-Unis à gérer l’ensemble du continent. Les Cubains réussissent à
défier cette politique et la population, par conséquence, doit être punie par
une guerre tout à fait réelle, une guerre terroriste. Cet objectif n’a pas été
caché. Arthur Schlesinger, le biographe quasi-officiel de Robert Kennedy et
conseiller des Kennedy, dit que Robert Kennedy fut chargé de faire abattre
« toutes les misères du monde » sur Cuba. C’était sa mission principale.
Ils étaient obsédés par cette tâche – y compris celle d’étrangler Cuba
économiquement et de punir sa population pour sa mauvaise conduite.
Qu’en pense la population étatsunienne ? Dans les
sondages effectués depuis 1970, environ 75 % de la population dit que nous
devrions établir des relations diplomatiques normales avec Cuba, comme le reste
du monde. Mais le fanatisme règne dans toute la classe dirigeante – de tous
bords, les Kennedy, qui ont commencé, mais tous les autres aussi. Aucun
candidat n’oserait en parler. Et c’est la même chose sur tout un ensemble de
sujets.
Donc, comme je le disais, les Etats-Unis devraient être un
paradis pour des organisateurs. Je pense que les possibilités pour la gauche
sont extraordinaires et c’est aussi une des raisons pour lesquelles les
questions politiques sont évacuées du débat. En réalité, la population du pays
est plutôt militante. Il y a probablement aujourd’hui plus de gens engagés pour
une cause ou une autre qu’il n’y en avait dans les années 60. Mais cet
engagement est plutôt retenu, et éparpillé. Il y a de nombreux mouvements
populaires qui n’avaient jamais existé auparavant.
Prenez par exemple les mouvements de solidarité avec le
tiers monde : c’est quelque chose de totalement nouveau dans l’histoire de
l’impérialisme européen, et cela a surgi de la base dans les années 80. Des
églises rurales, des évangélistes, des gens ordinaires, des milliers de
personnes, se rendaient en Amérique centrale pour vivre avec les victimes des
guerres terroristes menées par Reagan, pour les aider, pour tenter de les
protéger, etc. Nous parlons de milliers ou de dizaines de milliers de
personnes. Une de mes filles est encore là-bas, au Nicaragua. Un tel phénomène
ne s’était jamais produit auparavant dans l’histoire de l’impérialisme. Personne
en France n’allait vivre dans un village algérien pour aider peuple, pour le
protéger des atrocités françaises. Ce n’était même pas envisageable, pendant la
guerre d’Indochine non plus, à part pour quelques très rares individus isolés.
Mais dans les années 80, le phénomène s’est développé spontanément, non pas à
partir des centres des élites, comme Boston, mais à partir du Kansas rural ou
de l’Arizona. Et à présent le mouvement s’étend dans le monde entier. C’est
ainsi que l’on retrouve des pacifistes chrétiens, que sais-je.
Un autre mouvement très important et en développement est
celui du mouvement international pour une justice globale qu’on qualifie, d’une
manière assez ridicule, d’antimondialiste. La propagande affirme que le
soi-disant mouvement antimondialiste a commencé à Seattle. C’est faux. Il a
commencé dans le tiers-monde. Mais lorsque des centaines de milliers de paysans
en Inde prennent d’assaut un parlement, ça ne fait pas la une des journaux. Il
faut que cela se passe dans une ville du Nord pour mériter une mention dans les
médias. C’est ainsi que les mouvements populaires de masse au Brésil et en
Inde, et ailleurs, n’ont commencé à exister que lorsqu’une ville du Nord s’est
trouvée mêlée. A présent le mouvement se répand aussi bien dans le Nord que
dans le Sud.
VN : le mouvement « antimondialisation » a
été un mouvement splendide. Mais parfois on a l’impression qu’il n’avance plus
et se retrouve paralysé. Que pensez-vous de l’idée de créer une 5eme
internationale, une forme d’organisation qui pourrait représenter une
alternative dans le système mondial actuel ?
NC : j’ai fait des interventions lors des Forums
Sociaux Mondiaux, qui se tiennent toujours dans le Sud, et j’ai dit que ce
mouvement pouvait peut-être être le premier pas vers la constitution d’une
véritable Internationale et même, à mon avis, de la première véritable
Internationale. Ce qu’on a appelé la 1ere International fut très important,
mais c’était quelque chose de très localisée, uniquement en Europe.
L’organisation fut détruite par Marx qui n’arrivait pas à la contrôler. La 2eme
Internationale s’est effondrée avant la 2eme guerre mondiale. La 3eme devint un
appareil de propagande de l’Union Soviétique. Et la 4eme devint trotskyste et
marginale.
Mais ceci est la première véritable Internationale, ou du
moins ça en a l’air. Je ne parle pas seulement du Forum Social Mondial mais
aussi par exemple de Via Campesina. La dernière fois que je me suis rendu à
Puerto Alegre au Brésil, pour assister au Forum Social Mondial, le premier endroit
que j’ai visité fut la réunion de Via Campesina, une organisation
internationale de paysans. C’était très vivant, très enthousiasmant. Elle
représente la majeure partie de la population dans le monde, et c’était très
excitant d’être là. Le Forum Social Mondial, aussi. Il s’agit là d’une
authentique globalisation. Ce sont des gens qui viennent de partout dans le
monde, de toutes les couches, qui échangent, qui discutent, puis qui rentrent
chez eux pour tenter de mettre en œuvre les idées sur le changement social.
La nouvelle Internationale sera peut-être un échec, je ne
sais pas. Mais un échec rehaussera la barre du niveau des actions à mener pour
une nouvelle tentative. Ce que vous dites a donc un sens. Nous pourrions voir
les prémisses de la première véritable Internationale, constituée par les
classes populaires de partout, qui tenteraient de surmonter l’aliénation
extraordinaire que les gens ressentent partout, aux Etats-Unis comme ailleurs,
le sentiment que les institutions n’agissent pas pour nous mais pour quelqu’un
d’autre. Ces groupes pourraient mobiliser et organiser, profiter des libertés
dont nous jouissons. C’est une perspective très importante.
VN : une chose qui est très préoccupante est
l’américanisation de la politique européenne que l’on constate partout, je
crois. Même la gauche européenne a perdu son langage. Par exemple, même les
dirigeants de gauche ne parlent plus de classe ouvrière, mais de classe
moyenne. La lutte des classes a complètement disparu du discours de gauche.
C’est une tendance très préoccupante. Le langage politique étatsunien fait son
apparition en Europe en même temps que la gauche connait un énorme
affaiblissement. Cette américanisation de la vie politique européenne paraît
paradoxale parce qu’elle intervient au moment où l’influence des Etats-Unis est
en déclin dans le monde. L’Europe devient de plus en plus comme les Etats-Unis.
Les partis politiques, par exemple, ont perdu leur puissance et leur utilité.
Plutôt que des partis politiques, on voit plutôt des réseaux médiatiques autour
de dirigeants. Et la politique devient un spectacle, du théâtre. Comment
expliquer, alors que l’influence des Etats-Unis est en déclin, que les valeurs
culturelles et politiques de la classe dirigeante US deviennent de plus en plus
dominantes en Europe ?
NC : C’est un vaste sujet. Mais examinons-en quelques
aspects. Si vous examinez les choses sur une période plus longue, l’Europe a
été, pendant des siècles, la région la plus sauvage et brutale du monde.
L’instauration du système d’état-nation en Europe s’est accompagnée de meurtres
et de destructions en masse. Au 17eme siècle, 40 % probablement de la
population en Allemagne avait disparu à cause des guerres.
Dans ce processus de sauvagerie et de brutalité, l’Europe
a crée une culture de sauvagerie et de sauvagerie technologique qui lui a
permis de conquérir le monde. Par exemple, la Grande Bretagne est une petite
île au large de l’Europe, mais elle a dominé le monde. Et le reste des pays de
l’Europe n’avaient pas à proprement parler des pratiques politiques très
gentilles. Un petit pays comme la Belgique a été capable de tuer probablement
10 millions de personnes au Congo. Ceci, bien sûr, était associé à une
arrogance raciste des plus extrêmes, pour finalement culminer par deux guerres
mondiales.
Depuis la 2eme guerre mondiale, l’Europe est en paix. Pas
parce que les Européens sont devenus des pacifistes, mais parce qu’ils ont
réalisé que s’ils continuaient à jouer au jeu traditionnel de massacres
réciproques, c’est le monde entier qui risquait de disparaître. Ils ont crée
une telle culture de sauvagerie et une technologie de destruction qu’il leur a
fallu arrêter de jouer.
La seconde guerre mondiale a aussi vu un transfert du
pouvoir mondial. Les Etats-Unis étaient déjà la plus puissante économie du
monde, depuis longtemps déjà, bien plus que l’Europe, mais ne jouaient pas un
rôle majeur dans les affaires internationales. Les Etats-Unis dominaient le
continent et avaient quelques positions dans le Pacifique, mais étaient
derrière l’Angleterre et même la France.
La deuxième guerre mondiale a tout changé. Les Etats-Unis
ont énormément profité de la guerre alors que le reste du monde s’est retrouvé
sérieusement abîmé. La guerre mit fin à la Dépression et la production
industrielle quadrupla. A la sortie de la guerre, les Etats-Unis se
retrouvèrent en possession de la moitié des richesses du monde et des forces
militaires et de sécurité incomparables. Les décideurs le savaient. Ils
décidèrent d’imposer une domination globale où l’expression de souveraineté des
autres pays ne serait pas tolérée.
Les plans furent développés et mis en œuvre. En Europe, à
la fin de la guerre, il y eût une vague de démocratie radicale, d’antifascisme,
de résistance, de contrôle par les travailleurs – et certains n’étaient pas
insignifiants – et la première tâche des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne,
les vainqueurs, furent d’écraser ces mouvements.
C’est ainsi que, un pays après l’autre, y compris au
Japon, la première tâche des libérateurs fut d’écraser la résistance au
fascisme et de restaurer l’ordre traditionnel. Peut-être pas sous le même nom,
mais souvent avec les mêmes dirigeants. Cela ne se fit pas du jour au
lendemain. Par exemple, l’Italie fut probablement la principale cible de la
subversion de la CIA, au moins jusqu’aux années 70 selon les documents
disponibles. Il fallait empêcher l’expression de la démocratie en Italie parce
que le monde du travail risquait d’y tenir un rôle important, ce qui était
intolérable.
Petit à petit, les élites européennes ont finit par
intégrer l’idée qu’ils devaient céder aux Etats-Unis le rôle de diriger le
monde par la sauvagerie et la barbarie, et se contenter d’une partie des
bénéficies tirées de la domination mondiale par les Etats-Unis.
Les démocrates radicaux n’avaient pas totalement perdu en
Europe car ils ont gagné une dose de social-démocratie. En fait, par bien des
aspects, les Européens vivent mieux que les étatsuniens : ils sont en
meilleur santé, ils sont plus grands, ils ont plus de loisirs. Les Etats-Unis,
surtout depuis les années 70, ont en gros la plus longue durée du travail du
monde industrialisé, les salaires les plus bas, le moins d’avantages sociaux,
le plus mauvais système de santé. Si on ne tient compte que de la taille, la
première chose qui frappe un étatsunien en Europe c’est la taille des gens, et
c’est vrai. L’Europe a donc largement tiré profit de sa position de subordonnée
- laissant aux Etats-Unis le soin de prendre la tête des destructions, des
massacres, etc. L’Europe s’est en quelque sorte confortablement adaptée à sa
position. Il y a pratiquement eu un soupir de soulagement car, après des
siècles de sauvagerie et de barbarie, l’Europe pouvait se détendre et suivre
quelqu’un d’autre qui ferait le travail, et se contenter de profiter de la
situation. Ce qui ne dérange pas la moins du monde les classes politiques, les
milieux d’affaires, etc. Ce que vous appelez « américanisation » est
en réalité une extension du contrôle exercé par les milieux d’affaires. Ces
derniers sont tout à fait heureux. Même s’il y a quelques conflits, ils sont
étroitement intégrés aux Etats-Unis.
Il est intéressant d’examiner ces conflits. La doctrine
officielle nous dit que nous avons un marché libre. En fait, nous avons un
système basé sur une économie d’état. Le dynamisme de l’économie Hi-Tech est
largement généré par le secteur public, dans des endroits comme celui-ci où
nous sommes (Massachusetts Institute of Technology), puis on en fait cadeau au
secteur privé qui l’exploite. Parfois ça frise le comique. Un de nos principaux
secteurs d’exportation est l’aviation. L’industrie aéronautique est
actuellement dominée par deux compagnies, Airbus et Boeing, qui se livrent
constamment des batailles au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce pour
savoir qui reçoit le plus de subventions. En réalité, les deux compagnies sont
des branches du pouvoir d’état. Aux Etats-Unis, l’aviation commerciale est
largement une branche de l’armée de l’air et de l’industrie spatiale, et
n’existerait pas sans ces dernières.
En Europe, l’industrie aéronautique civile reçoit
massivement des aides de l’état. Aux Etats-Unis récemment, on a entendu des
cris d’horreur lorsqu’Airbus a remporté un contrat pour le ravitaillement des
avions de l’Armée de l’air US. En examinant le contrat on se rend compte qu’il
s’agit d’une opération conjointe entre une entreprise US et Airbus. Et c’est ça
que nous appelons un marché libre : des industries d’état intégrés les
unes aux autres. Mais pour les milieux d’affaires européens et étatsuniens, cet
arrangement est acceptable et puisqu’ils dominent largement leurs sociétés,
tout va bien. C’est ce que la propagande et la doctrine officielle nous disent
aussi.
Je pense que, sous la surface des apparences, il y a
toujours une lutte de classes en cours, qu’elle est bien comprise comme telle,
et qu’elle est prête à exploser à tout moment. Il est vrai qu’on n’est pas
censé en parler. Une de mes filles enseigne dans un établissement scolaire
public et ses étudiants sont originaires de milieux relativement modestes. La
plupart ont comme aspiration de devenir infirmière ou policier, ou quelque
chose comme ça.
Lors de la première journée, elle leur demande de
s’identifier, d’indiquer leur « classe » d’origine, de la qualifier.
La plupart n’en avaient jamais entendu parler. On n’est pas censé utiliser ce
mot. La plupart des réponses sont « classe défavorisée » ou
« classe moyenne ». Si le père travaille comme agent d’entretien, la
réponse sera « classe moyenne ». S’il est en prison, ce sera
« classe défavorisée ». Voilà les deux classes. C’est un piège
idéologique. La relation entre classes et rapports de pouvoir - qui donne les
ordres et qui les reçoit - est une idée qui a été totalement effacée des
consciences, du moins en apparence. Mais elle est toujours présente, sous la
surface. Dés que vous parlez à des gens de la classe ouvrière, ils réagissent
parce qu’ils la ressentent.
VN : Merci. J’avais promis de ne pas prendre trop de
votre temps. Une dernière question personnelle. De nombreuses personnes dans le
monde vous sont reconnaissantes pour le travail que vous faites, mais d’où
tirez vous toute cette énergie ? Comme faites vous ? Vous êtes ici,
au centre de l’Empire, vous parlez clairement aux puissances, tout en étant
réduit au silence, ostracisé, marginalisé. Pendant ce temps, dans le reste du
monde, les gens vous admirent, lisent vos travaux et les trouvent extrêmement
utiles.
NC : je ne me sens pas marginalisé aux Etats-Unis. En
arrivant à la maison ce soir je vais passer cinq heures à répondre aux
courriers, dont plusieurs dizaines seront probablement des invitations.
VN : je voulais dire marginaliser par les structures
du pouvoir.
NC : peu m’importent les structures de pouvoir, ce
n’est pas là où je vis. Si je n’étais pas leur ennemi, je penserais que quelque
chose ne va pas. C’est pour cela que j’ai cette couverture de magazine que je
vous ai décrite affichée en bonne place.
VN : c’est la meilleure manière de savoir que vous ne
faites pas fausse route.
NC : Oui, que je fais ce qu’il faut faire. C’est
cela, en partie. Mais ce qui me fait avancer ce sont certaines choses
illustrées par ces photos là-bas [il les désigne]. Une d’entre elles montre ce
qui fut peut-être le pire massacre de travailleurs de l’histoire. Au Chili, il
y a un siècle, a Iquique, les conditions de travail dans les mines étaient
indescriptibles. Les travailleurs et leurs familles ont marché environ 30 km
jusqu’à la ville pour demander une légère augmentation de salaire. Les
propriétaires britanniques des mines les ont accueillis, les ont dirigé vers la
cour d’une l’école, les ont autorisé à tenir un meeting. Puis ils ont fait
venir des soldats et les ont tous fait mitrailler : hommes, femmes,
enfants. Personne ne connait le nombre de morts – nous ne comptons pas le
nombre de gens que nous tuons – peut-être des milliers. Il a fallu attendre un
siècle pour voir la première commémoration de cet événement. Ca [dans la
photo], c’est un petit monument, que j’ai vu l’année dernière. Il fut érigé par
de jeunes gens qui commencent tout juste à se sortir de la poigne de fer de la
dictature. Je ne parle pas uniquement de la dictature de Pinochet. Le Chili a
une triste histoire de violence et de répression. Mais ils commencent à s’en
libérer. Oui, cette atrocité a eu lieu, et ils commencent maintenant à en
parler.
L’autre image là-bas [pointant du doigt] – vous savez ce
que c’est bien sûr – est une peinture qui m’a été donnée par un prêtre jésuite.
D’un côté, l’archevêque Romero, qui fut assassiné en 1980. Devant lui, six
intellectuels éminents, des prêtres jésuites, qui furent abattus en 1989 par
des forces terroristes dirigées par les Etats-Unis, des forces qui avaient déjà
un palmarès macabre de massacres des victimes habituelles. Et puis il y a
l’Ange de la Mort qui se tient au-dessus. L’ensemble résume Reagan – pas
vraiment le joyeux luron qu’on nous présente.
Ca, c’était la réalité des années 80. Je l’ai mise là pour
me souvenir du monde réel. Mais c’est un test de « Rorschach »
intéressant car pratiquement personne aux Etats-Unis ne sait de quoi il s’agit.
Nous ne sommes pas au courant du massacre parce que nous en sommes
responsables. En Europe, ils sont peut-être 10 % à le savoir. En Amérique
du Sud, je dirais que tout le monde le sait. Jusqu’à récemment. A présent, les
jeunes sont souvent ignorants parce qu’à eux aussi on leur vide la tête de
toute histoire. L’Histoire et la réalité sont trop dangereuses. D’un autre
côté, elles sont en train de revenir. La commémoration d’Iquique fut
principalement une initiative de jeunes, qui commencent à bouger, qui veulent
retrouver le passé, retrouver un idéalisme, et faire quelque chose. C’est
suffisant, je dirais même plus que suffisant, pour me faire avancer.
VN : Merci. C’était super. Vous êtes notre invité à Barcelone
et en Catalogne, quand vous voulez. Merci au nom de millions de gens.
Interview with Noam Chomsky by Vicenç Navarro, at M.I.T.,
Cambridge, Massachusetts,
May 13, 2008
http://www.vnavarro.org/wp/?p=497
traduction VD pour le Grand Soir