3 - Feu [sur] la Constitution US

 

 

par jph-immarigeon @ 2007-01-29 — 14:22:40

 

Au printemps 2004 j’avais pris des paris, six mois avant l’échéance, sur la réélection de George W. Bush, que toutes et tous voyaient perdre devant John Kerry : comment, me disait-on, les Américains pourraient-ils être assez cons pour reconduire cet âne bâté de Texan ? Je me souviens aussi d’un auto-proclamé « expert en Amérique » qui avait soutenu l’invasion de l’Irak, s’extasier, le soir des élections de novembre qui suivirent, à l’image retransmise des files d’attente devant les bureaux de vote, disant que si les hispaniques et les afro-américains se mobilisaient en masse, c"était la victoire du démocrate assurée. J’aurais dû, par charité, partager avec lui les bouteilles de champagne que mon pari me fit alors gagner.

Depuis cette date, les lignes de repli des américanolâtres (on m’excusera d’abuser de ce terme barbare, je cherche mieux... ) sont en train de céder les unes après les autres, bien qu’il faille s’attendre à ce qu’il reste un dernier carré d’irréductibles. Mais il reste encore une position où ils se retrouvent en fort nombreuse compagnie, celle exprimée d’ailleurs par tous les commentateurs au lendemain de la victoire des démocrates au Congrès, puis ces jours-ci au spectacle du rassemblement à Washington des nouveaux opposants à la guerre d’Irak, et qui traduit une foi profonde en une spécificité américaine : lorsque l’Amérique aura tout perdu, il lui restera encore le coeur du système, sa Constitution.

 

Une anomalie constitutionnelle

Je suis de ceux qui ont longtemps cru à l’efficience du régime politique américain. non qu’il soit parfait mais, pour détourner un mot de Churchill, c’est le pire à l’exclusion de tous les autres. J’ai accepté sans barguigner l’idée que les Founding fathers avaient trouvé immédiatement un équilibre garantissant les droits du peuple souverain et les libertés individuelles ; que l’arrêt Marbury vs Madison qui faisait de la Cour Suprême un co-législateur en représentait la quintessence ; que le conflit entre droit et loi, marotte des néo-libéraux dans les années 80, s’était heureusement résolu au bénéfice du premier, pas comme dans notre vieille France rousseauiste. Et que la preuve de tout cela, c’est que les États-Unis n’ont connu qu’une seule constitution alors que nous en avons changé une douzaine de fois dans le même temps.

Vive le régime dit présidentiel, donc ! J’avais eu quelques doutes il y a vingt ans, lorsque rédigeant ma thèse sur l’invention du régime parlementaire sous la Restauration (1), je me suis demandé pourquoi, avec cet exemple américain sous les yeux, l’ensemble des nations démocratiques ont adopté le principe de responsabilité primo-ministérielle : régime d’assemblée (Convention nationale de l’An II, système britannique monocaméral actuel, depuis la « neutralisation » des Lords) ou régime parlementaire (voire orléaniste comme celui de 1814 à 1848, et depuis 1958) avec des variantes. Le régime présidentiel US reste une exception, presque une anomalie. Je me suis ensuite posé la question, au lendemain du 11 septembre 2001, de savoir si, à situation comparable, nos démocraties européennes auraient donné lieu aux mêmes errements. Car voilà une presse dite la plus libre du monde qui se met tout entière au service du pouvoir en place et de l’armée, et voilà des institutions qui accompagnent la junte de Washington dans ses projets. De Calvin à Panurge, l’Américain est un suiviste et de toute manière, patriotisme d’une nation blessée, nous aurions réagi de même ont dit beaucoup. Voire. Et explication incomplète. Car aujourd’hui nous découvrons que cette même presse et ces mêmes institutions sont incapables d’empêcher et d’arrêter ce qu’elles ont hier accompagné et soutenu. Et lorsqu’un des plus farouches partisans de la guerre, et un des plus violents polémistes contre la France en 2003, écrit, bien avant les élections de novembre 2006, que dans un régime parlementaire à l’européenne, Bush et son équipe auraient été saqués depuis bien longtemps, je me dis qu’il s’agit de l’hommage du vice à la vertu (2). Et que le débat sur le rôle dans cette crise des institutions américaines ne peut davantage être occulté.

Car enfin, ce qu’a fait le Congrès des États-Unis en votant dès le 14 septembre 2001 les pouvoirs de guerre à un président qui rappelle 50.000 réservistes, menace les alliés récalcitrants, justifie l’usage de la torture et obtient le même soutien parlementaire pour son Patriot Act constamment renouvelé depuis, le même Congrès pourrait le défaire puisque exactement les mêmes, élus comme électeurs, sont dans les mêmes proportions d’un avis contraire à leur position d’il y a trois ans. C’est finalement ce que presque tous les non-Américains attendent. Notre presse a ainsi littéralement sauté de joie lorsque la Cour suprême de Washington a découvert le 29 juin 2006, avec quatre ans et demi de retard.. qu’il se passait des choses pas très jolies dans le camp de concentration de Guantanamo : l’Amérique est de retour ? La même presse est restée muette lorsque quelques semaines plus tard, le Congrès, démocrates compris, a remis en forme législative l’arbitraire de la lutte anti-terroriste, en intégrant dans la règle de droit ce qui n’était alors qu’un état d’exception (Military Commissions Act du 17 octobre 2006). Bis repetita pour le rapport Baker, qui contient pourtant tout et son contraire : les Américains prennent enfin conscience ! Il n’a pas fallu quinze jours pour que le rapport soit enterré. Même chose pour la victoire démocrate : on allait voir ce qu’on allait voir ! Nancy Pelosi, écrivait Philippe Labro, est le symbole même de la grandeur de l’Amérique, puisque son élection cloue le bec à tous les détracteurs (raisonnement dont la logique est d’autant plus belle qu’elle est totalement incompréhensible). La présidente Pelosi s’est levée pour applaudir son Commander in Chief le soir du 23 janvier 2007 à l’issue du discours annuel sur l’état de l’Union. Qu’importe : voilà Jane « Hanoi » Fonda de retour sur les pelouses de Washington : tremble, W... ! Mais voilà, on attend, et rien ne se passe. Et ça peut durer encore longtemps.

Ces faits auraient lieu dans nos démocraties européennes, le citoyen-électeur aurait le dernier mot depuis le 7 novembre 2006, date du basculement de la majorité parlementaire ; c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, sur cette question irakienne, en Espagne et en Italie. Et parce que cela nous semble une évidence, nous pensons que ça l’est aux États-Unis d’Amérique. Et bien non. Il faut cesser de raisonner en terme de cohabitation comme nous le faisons en Europe. Dans nos démocraties parlementaires, le pouvoir est dans le parlement. Même le régime gaullien, inspiré du régime dualiste de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, fonctionne ainsi ; en période de cohabitation, bien mal nommée, c’est toujours le parlement qui a le dernier mot. Le choc frontal ne s’éternise jamais beaucoup ou bien se résout dans la rue si la voix des urnes n’est pas écoutée, comme en 1830 et en 1848 avec dans les deux cas un départ précipité du chef de l’État. Sous la Même République, Mac Mahon et Millerand durent céder, et sous la Vème, ni Mitterrand ni Chirac n’allèrent bien loin dans leur opposition à une majorité parlementaire hostile. Il y a le fond, la souveraineté des électeurs, et puis des mécanismes parlementaires pour articuler tout cela, avec plus ou moins de bonheur, le vote de censure qui fait chuter un gouvernement et/ou la dissolution qui renvoie à l’arbitrage des électeurs.

Rien de tout cela n’existe aux États-Unis. C’est un principe de choc frontal que prévoit la Constitution, à l’issue duquel un des deux pouvoirs mordra la poussière. C’est un mécanisme qui en vaut un autre, diront ses laudateurs. Non, c’est la mise en forme délibérée d’une confiscation de la souveraineté, le citoyen n’ayant pas son mot à dire et subissant son instrumentalisation.

 

Éloge du temps de la marine à voile

Là-bas, le pouvoir est non seulement morcelé entre trois institutions, il est surtout a-démocratique. Il réside non dans les urnes mais dans un corpus de textes constitué de la Déclaration de 1776, de la Constitution de 1787 et des Dix amendements de 1790 complétés par d’autres. Il est immuable et immutable, sacralisé même, puisque la Déclaration de 1776 proclame l’origine divine des droits et des institutions, et que les Américains, et pas seulement l’école néoconservatrice, ont toujours affirmé cette origine. Et même s’ils la considèrent comme un cas de figure, ils n’en demeurent pas moins attachés à cette sacralisation laïque (3). Ajuste titre d’ailleurs : Hannah Arendt expliquait que ce qui la frappait le plus aux États-Unis, est que ce pays ne constituait pas une nation au sens historique et européen, et qu’il devait être réduit à sa constitution qui est finalement la seule chose qui soude entre eux des immigrants aux origines les plus diverses. Or comment faire pour que ces immigrants se reconnaissent tous (unanimement) dans un même texte ? En le libérant précisément de toute légitimité élective démocratique (majoritaire), ce que sa genèse permet de faire.

L’explication historique peut être la suivante : en Angleterre, en France également qu’il s’agisse de la période révolutionnaire ou de la Restauration, les pouvoirs législatifs et exécutifs sont les héritiers d’une longue histoire, celle du conflit multiséculaire des rois avec les assemblées représentatives. Montesquieu surfe [déjà !] lui-même sur cet antagonisme, et si la Révolution unifie un temps tous les pouvoirs, c’est parce que la lutte y a été emportée par l’ancien troisième ordre. C’est également le cas en Angleterre, où, malgré la révolution de Cromwell [qui faillit émigrer en Amérique. Voilà donc ce que l’Angleterre expédiait en Amérique ! Il ne faut donc pas s’étonner que l’Irak et la Palestine soient occupés], l’aboutissement récent vers un régime d assemblée aura tout de même pris trois siècles. Les constitutions, écrites et à plus forte raison coutumières, sont donc le fruit de cette histoire. Rien de tout cela aux États-Unis. D’abord parce que malgré I’invention de mythes fondateurs et structurants (comme le western), il n’y a pas d’histoire au sens européen. Ensuite et surtout parce que les rédacteurs originaux eux-mêmes n’ont pas la même histoire que les Européens.

En 1786. lorsque les discussions s’ouvrent sérieusement de décider du régime politique de la nouvelle république, et même si l’idée d’une union reste critiquée par certaines délégations, l’unité de la nation, malgré les disputes entre les représentants des treize colonies nouvellement indépendantes, est établie : il n’y a là-bas ni caste, ni ordre, rien qu’une société d’égaux, de marchands. Mais alors que le régime d’assemblée ou conventionnel constituerait l’évidence — le Congrès du temps de la guerre d’Indépendance pourrait en constituer les prémices —, c’est le principe de séparation absolue qui est retenu pour court-circuiter la souveraineté populaire.

La république américaine se définit par son principe de checks and balance : or ce principe n’a aucun fondement social ou historique. Les constituants américains plaquent artificiellement le modèle anglais et français de Bolingbroke et Montesquieu qui, eux, étaient profondément ancrés dans nos histoires respectives. « Reprenant les termes de ces deux auteurs, les Américains vont, pour pouvoir séparer trois pouvoirs en vue de les contrebalancer entre eux dans un équilibre le plus stable possible, concevoir ces pouvoirs uniquement sous l’angle de leurs fonctions et les agencer selon une répartition purement fonctionnelle. De cela s’ensuivra que la désignation de ceux qui exerceront ces fonctions se fera par la voie de l’élection, mais ce n’est qu’une conséquence de ce qui est l’institution primordiale, constitutive de la république : la séparation des pouvoirs, pour laquelle il a fallu adopter un principe fonctionnel (4). » C’est exactement le cheminement inverse de celui de la « vieille Europe » : les institutions américaines sont donc en apesanteur; en lévitation. Le peuple est gouverné, pas gouvernant, et certainement pas constituant.

Thomas Jefferson a été très clair dans un texte maintes fois commenté qui sont les Notes sur l’État de Virginie, où il prend comme contre-exemple la constitution de cet État qui, précisément, s’il établit une séparation des pouvoirs, n’en fonde pas moins une seule souveraineté. C’est ainsi que seront rédigées ultérieurement toutes les constitutions des démocraties européennes. Pour le rédacteur de la Déclaration de 1776, c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire, car il s’agit pour lui d’une séparation formelle, étant donné que « la concentration des pouvoirs dans les mêmes mains est précisément la définition du gouvernement despotique. Cela n’atténue en rien que ces pouvoirs soient exercés par plusieurs bras et non par un seul. » Il l’écrira plus tard à Madison : c’est le despotisme des assemblées, et non celui d’un autocrate, qui est le plus à craindre pour l’avenir. Mirabeau dira à peu près la même chose dans une intervention devant l’Assemblée nationale au début de la Révolution, et on pourrait trouver là des prodromes de Tocqueville — pour peu qu’on l’ait lu correctement (5). « Aussi peu nous servira-t-il que ces despotes soient choisis par nous-mêmes. Si nous nous sommes battus ce n’est pas pour un gouvernement de despotisme électif, mais pour un gouvernement qui non seulement serait fondé sur des principes libres, mais aussi dans lequel les pouvoirs de gouvernement seraient tellement divisés et répartis (balanced), entre différents corps de magistrats, qu’aucun ne pourrait transgresser les limites que lui fixe la Loi sans être effectivement contrôlé et réfréné par les autres (6). »

Là où notre principe républicain de séparation est organisationnel, la source de la constitution américaine est, à l’opposé, dans cette séparation fondatrice des pouvoirs et non dans la souveraineté du peuple. « Là où la théorie démocratique moderne considère que c’est la souveraineté populaire qui crée la liberté, Jefferson affirmait le contraire. La liberté, maintenait-il, n’est possible qu’en l’absence de souveraineté. Plutôt qu’un dispositif à l’aide duquel le peuple organise et dirige son pouvoir, une constitution est un système qui sert à limiter ce dernier. Plutôt que d’institutionnaliser la souveraineté. l’objectif de la constitution est de réduire celle-ci à un brumeux trait d’esprit... (Elle) est étouffée dans l’œuf (7). » Aussi, lorsque le néoconservateur Charles Krauthammer, en plein contentieux électoral de Floride en 2000, s’exclame qu’il faut appliquer « The Rules ». c’est, fidèle épigone de Jefferson, au sens de la règle qui doit primer sur le suffrage universel.

Dés lors, il n’y a effectivement aux États-Unis, comme les néo-libéraux nous I’assènent, pas de lois mais du droit. Et, en termes hégéliens, un seul pouvoir qui gouverne : mais ce n’est pas l’assemblée élue. Face à un Congrès qui est une volonté duale et même plurielle, face à une Cour suprême qui accepte des dissents et réagit en retard sur les faits, seul le président réunit entre ses mains la capacité de décision, l’immédiateté de ses actes, et surtout l’unité de pensée et de volonté. Il est donc le seul à personnifier l’unité de la Constitution et l’unanimisme d’une nation par ailleurs culturellement forgée par l’autoritarisme calviniste. Il est une exception parmi les chefs d’État et de gouvernement des démocraties. C’est un archaïsme d’ancien régime. « En forçant une société du XXème siècle à se conformer aux préceptes d’un plan gouvernemental datant du XVllème siècle, c’est exactement ce que font les Etats-Unis (8). » Je souscris à ce propos, mais je corrigerai en avançant d’un siècle : ces institutions, parce que la mentalité américaine en est restée là, datent du XVllème siècle.

 

Une maladie de vaincu

C’est on le sait… la réponse cinglante du maréchal Foch à un plénipotentiaire allemand qui se plaignait du « front de l’arrière » qui avait conduit à la défaite du Ilème Reich. Ferdinand Foch rétablit la logique des choses : la révolution intérieure n’est pas la cause mais la conséquence de la défaite des armées allemandes, et ce que vous avez là, dit-il à l’ambassadeur dépité, c’est une « maladie de vaincu ».

J’ai déjà explicité ce point dans American parano (9). On voit aujourd’hui les artistes et plusieurs membres du Congrès qui s’étaient, nous dit-on, opposés à la guerre : ils furent pourtant bien silencieux en 2003, à l’exception notable pour les premiers de Danny Glover, Susan Sarandon, Tim Robbins ou encore Sean Penn. C’est qu’ils ne pouvaient s’exprimer, nous dit-on : l’ancien président Jimmy Carter, qui vient de subir une campagne d’une violence inouïe et a dû quasiment se rétracter d’un passage de son dernier ouvrage sur la guerre entre Israël et les Palestiniens, a repris, après bien d’autres, la charge de Tocqueville sur l’absence de liberté d’expression et de presse en Amérique [pays où on lynchait les journalistes] (10). Mais tous ceux qui n’ont pas lu Tocqueville ont pourtant cru que, s’il est un pays au monde où la presse et le parlement sont des lieux de liberté de parole, ce sont les États-Unis. Mieux vaut tard que jamais ? Oui... mais en l’occurrence, il est trop tard. Et c’est bien la défaite qui motive ces gens : les a-t-on entendu et les entend-t-on s’offusquer du Patriot Act, des Security letters, des tortures de Guantanamo ? S’il n’y avait pas la défaite militaire en Irak, descendraient-ils dans la rue [coupables, forcément coupables. Les bombardiers arabes savaient ce qu’ils faisaient. Un peuple qui invente le Taser et bien d’autres gâteries calvinistes est forcément coupable. Tocqueville ne dit-il pas que les États-Unis sont une prison sans murs ?] ?

Il faut pourtant se réjouir de ce retour aux valeurs américaines, nous dit-on encore. Quelles valeurs ? Il faut aborder la question sous l’angle, non pas de la capacité d’une démocratie à sanctionner ses écarts, mais de sa capacité à n’en point commettre. Or l’américanisme (pour reprendre l’expression de Philippe Grasset) nous pousse à prendre pour des miracles des comportements qui n’en sont pas, nous sommant de nous extasier devant les faibles contrepoids institutionnels censés permettre, avec beaucoup de retard... de rattraper les erreurs, et non l’incapacité, institutionnelle, à ne pas les commettre. Tous les juristes publicistes américains sont actuellement mobilisés sur cette question hallucinante le Congrès élu a-t-il les moyens d’empêcher le président de faire ce qui bon lui semble ? Et certains Européens y voient le signe d’une saine vitalité des institutions. Mais dans laquelle de nos démocraties parlementaires pourrait-on se poser la question, et aurait-elle un sens au lendemain d’une élection perdue par un chef de l’État contraint de désigner son premier ministre au sein de la nouvelle majorité ? Les États-Unis seraient-ils autrement démocratiques ? Ils ne le sont certainement pas comme nous le sommes.

Il y a les textes, et puis il y a l’esprit de ces institutions qui a été somatisé par les Américains eux-mêmes, et qui les place sur une tout autre planète que nous. Le pouvoir est vu par eux comme quelque chose d’extérieur à eux, ce qui est le contraire de l’esprit démocratique. Lorsque les opposants à Bush prédisent qu’un jour la vérité éclatera et que le pouvoir à Washington finira par tomber, nous ne sommes pas dans un espace démocratique, mais plutôt dans celui de la France de 1786 et de l’Affaire du Collier. Il est clair, au choix, que soit la démocratie US a cessé de fonctionner, soit elle fonctionne comme il avait été initialement prévu (11) : mais le résultat est le même. « Qu’est-ce qu’un monarque absolu ?  s’interrogeait Immanuel Kant ; C’est celui sur l’ordre duquel, quand il dit “La guerre doit être”, il y a aussitôt la guerre. Qu’est-ce en revanche qu’un monarque à pouvoir limité ? Celui qui doit auparavant demander au peuple si la guerre doit être ou non, et si le peuple dit : “La guerre ne doit pas être”, il n y a pas de guerre (12) ».Reprenons Kant dans l’autre sens : est souverain celui qui décide en dernier (13). En faisant semblant de fragmenter le pouvoir, Jefferson et ses amis ont abouti à ce qu’il soit tout entier dans la présidence et ont confisqué la souveraineté-nationale. Je veux bien leur laisser le bénéfice du doute, le résultat pervers n’en reste pas moins le même. Car Jean-Jacques avait finalement raison : même dans un système représentatif (qu’il refusait), la volonté souveraine ne peut s’exprimer que d’une seule et même voix, par-delà une séparation formelle des pouvoirs. En Europe, ce sont les urnes et le parlement qui disent la Loi : aux États-Unis, ce sont la Constitution et le président. Nous ne sommes pas dans le même corpus de valeurs.

Où sont donc les fameux coupe-circuit style Watergate dont nous nous sommes tant gaussés depuis des lustres ? Le fameux impeachment est un archaïsme, survivance de la responsabilité pénale du temps où l’on coupait la tête du roi ou de ses ministres et généraux : parce qu’on refuse que l’exécutif soit responsable devant la nation, on le coince en invoquant une trahison, une manipulation, une menterie, une gâterie... [c’est notre président qui est gâté questions gâteries] Il n’y a décidément pas matière à crier au chef d’œuvre institutionnel. L’invention de la responsabilité politique, adoptée par presque toutes les autres démocraties, pose pourtant un principe simple : l’exécutif change sa politique si le souverain le lui demande. Sinon, il se retire. « Se soumettre ou se démettre », disait-on du temps de Mac Mahon. C’est pas mieux que le bricolage américain ?

Alors cette « démocratie » qui n’en a jamais été une, il lui reste la rue. Mais la rue américaine est la même Arlésienne que la rue arabe : elle n’a pas bougé tant que, quelque soient le nombre de morts en Iran il n’y avait pas de signe d’échec voire de défaite cinglante. Et comme tout retrait d’Irak serait lui-même un aveu de défaite, le problème de la contestation est qu’elle ne résout rien et n’arrête pas la chute. Soutenir une aventure sans issue ou en précipiter la fin dramatique en coupant les crédits comme l’a justement fait remarquer un sénateur républicain, Richard Lugar, s’il n’a pas voté la défiance, c’est surtout parce qu’il pense que cela ne sert à rien. « Je ne suis pas sûr que le plan va réussir, a-t-il dit. Mais je ne vois pas en quoi adopter une résolution symbolique dont le président a déjà dit qu’il n’en tiendrait pas compte contribuera à une amélioration de notre politique. » Et, a-t-il ajouté. « un vote en faveur de la résolution confirmera à nos alliés que nous sommes en plein désarroi et divisés. » Un cauchemar, a dit George W. Bush, et le mot est faible.

Les cas où la contestation n’a fait que précipiter un déclin sont même légion dans l’histoire, pour autant qu’un système qui a fini par s’identifier à un cadre trop rigide coule avec lui, ou plutôt provoque son naufrage par cette identification forcée. Il est des institutions qui ne sont pas réformables. Si les États-Unis sont paralysés, c’est qu’ils n’ont plus les moyens d’agir, et que leurs institutions ont participé de cet échec et ne sont pas conçues pour y remédier. Imagine-t-on les Américains changer de république ? New America ? Il n’y a qu’une seule vérité américaine, disait Arendt, la Constitution si demain elle n’est plus dans sa forme originelle, que restera-t-il, sinon du rêve ? Une sorte de « village Potemkine » à l’échelle d’une île-continent, comme ces usines soviétiques que l’on voit dans le premier Tintin, façades de carton derrière lesquelles on fait beaucoup de bruit pour faire « comme si ».

Défaite militaire, débâcle diplomatique, faillite des institutions : si ce n’est pas une crise de régime, qu’est-ce qu’une crise de régime ?

 

Notes

(1) Jean-Philippe Immarigeon, La troisième Fronde (Ultraroyalisme et parlementarisme, 1814­-1830), thèse de doctorat. 1985, Faculté de droit Université de Paris Panthéon-Sorbonne.

(2) Thomas L. Friedman, cité dans Jean-Philippe Immarigeon, American parano, 2006, p. 106. 

3)  Sur les « textes sacrés », voir Russel Banks, Amérique, notre histoire, 2006.

(4) Annie Léchenet, Jefferson-Madison. Un débat sur la République, 2003.

(5) Voir American parano, chapitre 1. Ce qui, dès lors que les constituants américains choisissent expressément une autre voie que celle déjà fixée par les Lumières européennes, soulève la question de fond de savoir ce que Tocqueville a vu en Amérique : ce projet spécifiquement jeffersonien délibérément opposé à l’évolution rousseauiste orchestrée par la France, ou l’avenir de nos démocraties européennes qui ont pourtant pris depuis la Révolution de 1789 un chemin radicalement opposé de celui choisi au préalable par les États-Unis naissants ?

(6) Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, 1783.

(7) Daniel Lazare. « Deux siècles de quasi-immobilisme. La paranoïa constitutionnelle contre ia souveraineté populaire ». in Démythifier l’universalité des valeurs américaines, collectif, 2004.

(8) Ibid.

(9) American parano, pp. 190-191.

(10) Cité et commenté dans American parano, chapitre 6,

(11) » The Constitution désignates the Président specifically as “Commander-in-Chief of the Army and Navy of the United States”. In peace and war he is, in fact, the unchallenged, indeed unchallengeable director of the armes forces of the nation... In time of war, he makes ail major décisions of strategy (and many as tactics as well), mobilizes the economy for maximum production of the weapons of victory. » Clinton Rossiter. « The Presidency », in American Politics and Government, 1965.

(12) Immanuel Kant, Le conflit des facultés. 1798.

(13) Déclaration du président Bush après la confirmation du général Petraeus par le Sénat le 26 janvier 2007 : question d’une journaliste : « Lawmakers, Democrats and Republicans, did not really miss a step in starting to turn out resolutions against that plan. Why do you think it is okay to go ahead without their support ? » — Bush : « One of the things I have found in Congres is that most people recognize that failure would be a disaster for the United States. And in that I am the décision maker, I had to come up with a way forward that precluded disaster. In other words, I had to think about what is likely to work. » (Source : White House)