3 - Feu [sur] la
Constitution US
par jph-immarigeon @ 2007-01-29 — 14:22:40
Au printemps 2004 j’avais pris des paris, six mois
avant l’échéance, sur la réélection de George W. Bush, que toutes et tous
voyaient perdre devant John Kerry : comment, me disait-on, les Américains
pourraient-ils être assez cons pour reconduire cet âne bâté de Texan ? Je
me souviens aussi d’un auto-proclamé « expert en Amérique » qui avait
soutenu l’invasion de l’Irak, s’extasier, le soir des élections de novembre qui
suivirent, à l’image retransmise des files d’attente devant les bureaux de
vote, disant que si les hispaniques et les afro-américains se mobilisaient en
masse, c"était la victoire du démocrate assurée. J’aurais dû, par charité,
partager avec lui les bouteilles de champagne que mon pari me fit alors gagner.
Depuis cette date, les lignes de repli des
américanolâtres (on m’excusera d’abuser de ce terme barbare, je cherche
mieux... ) sont en train de céder les unes après les autres, bien qu’il
faille s’attendre à ce qu’il reste un dernier carré d’irréductibles. Mais il
reste encore une position où ils se retrouvent en fort nombreuse compagnie,
celle exprimée d’ailleurs par tous les commentateurs au lendemain de la
victoire des démocrates au Congrès, puis ces jours-ci au spectacle du
rassemblement à Washington des nouveaux opposants à la guerre d’Irak, et qui
traduit une foi profonde en une spécificité américaine : lorsque
l’Amérique aura tout perdu, il lui restera encore le coeur du système, sa Constitution.
Je suis de ceux qui ont longtemps cru à l’efficience
du régime politique américain. non qu’il soit parfait mais, pour détourner un
mot de Churchill, c’est le pire à l’exclusion de tous les autres. J’ai accepté
sans barguigner l’idée que les Founding fathers avaient trouvé
immédiatement un équilibre garantissant les droits du peuple souverain et les
libertés individuelles ; que l’arrêt Marbury vs Madison qui faisait
de la Cour Suprême un co-législateur en représentait la quintessence ; que
le conflit entre droit et loi, marotte des néo-libéraux dans les années 80,
s’était heureusement résolu au bénéfice du premier, pas comme dans notre
vieille France rousseauiste. Et que la preuve de tout cela, c’est que les
États-Unis n’ont connu qu’une seule constitution alors que nous en avons changé
une douzaine de fois dans le même temps.
Vive le régime dit présidentiel, donc ! J’avais
eu quelques doutes il y a vingt ans, lorsque rédigeant ma thèse sur l’invention
du régime parlementaire sous la Restauration (1), je me suis demandé pourquoi, avec cet exemple
américain sous les yeux, l’ensemble des nations démocratiques ont adopté le
principe de responsabilité primo-ministérielle : régime d’assemblée
(Convention nationale de l’An II, système britannique monocaméral actuel,
depuis la « neutralisation » des Lords) ou régime parlementaire
(voire orléaniste comme celui de 1814 à 1848, et depuis 1958) avec des
variantes. Le régime présidentiel US reste une exception, presque une anomalie.
Je me suis ensuite posé la question, au lendemain du 11 septembre 2001, de
savoir si, à situation comparable, nos démocraties européennes auraient donné
lieu aux mêmes errements. Car voilà une presse dite la plus libre du monde qui
se met tout entière au service du pouvoir en place et de l’armée, et voilà des
institutions qui accompagnent la junte de Washington dans ses projets. De
Calvin à Panurge, l’Américain est un suiviste et de toute manière, patriotisme
d’une nation blessée, nous aurions réagi de même ont dit beaucoup. Voire. Et
explication incomplète. Car aujourd’hui nous découvrons que cette même presse
et ces mêmes institutions sont incapables d’empêcher et d’arrêter ce qu’elles
ont hier accompagné et soutenu. Et lorsqu’un des plus farouches partisans de la
guerre, et un des plus
violents polémistes contre la France en 2003, écrit, bien avant les
élections de novembre 2006, que dans un régime parlementaire à l’européenne,
Bush et son équipe auraient été saqués depuis bien longtemps, je me dis qu’il
s’agit de l’hommage du vice à la vertu (2). Et que le débat sur le rôle dans cette crise des institutions
américaines ne peut davantage être occulté.
Car enfin, ce qu’a fait le Congrès des États-Unis en
votant dès le 14 septembre 2001 les pouvoirs de guerre à un président qui
rappelle 50.000 réservistes, menace les alliés récalcitrants, justifie l’usage
de la torture et obtient le même soutien parlementaire pour son Patriot Act constamment
renouvelé depuis, le même Congrès pourrait le défaire puisque exactement les
mêmes, élus comme électeurs, sont dans les mêmes proportions d’un avis
contraire à leur position d’il y a trois ans. C’est finalement ce que presque
tous les non-Américains attendent. Notre presse a ainsi littéralement sauté de
joie lorsque la Cour suprême de Washington a découvert le 29 juin 2006,
avec quatre ans et demi de retard.. qu’il se passait des choses pas très jolies dans le
camp de concentration de Guantanamo : l’Amérique est de retour ? La
même presse est restée muette lorsque quelques semaines plus tard, le Congrès,
démocrates compris, a remis en forme législative l’arbitraire de la lutte
anti-terroriste, en intégrant dans la règle de droit ce qui n’était alors qu’un
état d’exception (Military Commissions Act du 17 octobre 2006). Bis
repetita pour le rapport Baker, qui contient pourtant tout et son
contraire : les Américains prennent enfin conscience ! Il n’a pas
fallu quinze jours pour que le rapport soit enterré. Même chose pour la
victoire démocrate : on allait voir ce qu’on allait voir ! Nancy
Pelosi, écrivait Philippe Labro, est le symbole même de la grandeur de
l’Amérique, puisque son élection cloue le bec à tous les détracteurs
(raisonnement dont la logique est d’autant plus belle qu’elle est totalement
incompréhensible). La présidente Pelosi s’est levée pour applaudir son Commander
in Chief le soir du 23 janvier 2007 à l’issue du discours annuel sur
l’état de l’Union. Qu’importe : voilà Jane « Hanoi » Fonda de
retour sur les pelouses de Washington : tremble, W... ! Mais voilà,
on attend, et rien ne se passe. Et ça peut durer encore longtemps.
Ces faits auraient lieu dans nos démocraties
européennes, le citoyen-électeur aurait le dernier mot depuis le
7 novembre 2006, date du basculement de la majorité parlementaire ;
c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, sur cette question irakienne, en Espagne
et en Italie. Et parce que cela nous semble une évidence, nous pensons que ça
l’est aux États-Unis d’Amérique. Et bien non. Il faut cesser de raisonner en
terme de cohabitation comme nous le faisons en Europe. Dans nos démocraties
parlementaires, le pouvoir est dans le parlement. Même le régime gaullien,
inspiré du régime dualiste de la Restauration et de la Monarchie de Juillet,
fonctionne ainsi ; en période de cohabitation, bien mal nommée, c’est toujours
le parlement qui a le dernier mot. Le choc frontal ne s’éternise jamais
beaucoup ou bien se résout dans la rue si la voix des urnes n’est pas écoutée,
comme en 1830 et en 1848 avec dans les deux cas un départ précipité du chef de
l’État. Sous la Même République, Mac Mahon et Millerand durent céder, et sous
la Vème, ni
Mitterrand ni Chirac n’allèrent bien loin dans leur opposition à une majorité
parlementaire hostile. Il y a le fond, la souveraineté des électeurs, et puis
des mécanismes parlementaires pour articuler tout cela, avec plus ou moins de
bonheur, le vote de censure qui fait chuter un gouvernement et/ou la
dissolution qui renvoie à l’arbitrage des électeurs.
Rien de tout
cela n’existe aux États-Unis. C’est un principe de choc frontal que prévoit la
Constitution, à l’issue duquel un des deux pouvoirs mordra la poussière. C’est
un mécanisme qui en vaut un autre, diront ses laudateurs. Non, c’est la mise en
forme délibérée d’une confiscation de la souveraineté, le citoyen n’ayant pas
son mot à dire et subissant son instrumentalisation.
Là-bas, le pouvoir est non seulement morcelé entre
trois institutions, il est surtout a-démocratique. Il réside non dans les urnes
mais dans un corpus de textes constitué de la Déclaration de 1776, de la
Constitution de 1787 et des Dix amendements de 1790 complétés par d’autres. Il
est immuable et immutable, sacralisé même, puisque la Déclaration de 1776
proclame l’origine divine des droits et des institutions, et que les Américains,
et pas seulement l’école néoconservatrice, ont toujours affirmé cette origine.
Et même s’ils la considèrent comme un cas de figure, ils n’en demeurent pas
moins attachés à cette sacralisation laïque (3). Ajuste titre
d’ailleurs : Hannah Arendt expliquait que ce qui la frappait le plus aux
États-Unis, est que ce pays ne constituait pas une nation au sens historique et
européen, et qu’il devait être réduit à sa constitution qui est finalement la
seule chose qui soude entre eux des immigrants aux origines les plus diverses.
Or comment faire pour que ces immigrants se reconnaissent tous (unanimement)
dans un même texte ? En le libérant précisément de toute légitimité
élective démocratique (majoritaire), ce que sa genèse permet de faire.
L’explication historique peut être la suivante :
en Angleterre, en France également qu’il s’agisse de la période révolutionnaire
ou de la Restauration, les pouvoirs législatifs et exécutifs sont les héritiers
d’une longue histoire, celle du conflit multiséculaire des rois avec les
assemblées représentatives. Montesquieu surfe [déjà !] lui-même sur cet antagonisme, et si la Révolution unifie un temps tous
les pouvoirs, c’est parce que la lutte y a été emportée par l’ancien troisième
ordre. C’est également le cas en Angleterre, où, malgré la révolution de Cromwell [qui faillit émigrer en Amérique. Voilà donc ce que l’Angleterre
expédiait en Amérique ! Il ne faut donc pas s’étonner que l’Irak et la Palestine
soient occupés],
l’aboutissement récent vers un régime d assemblée aura tout de même pris trois
siècles. Les constitutions, écrites et à plus forte raison coutumières, sont
donc le fruit de cette histoire. Rien de tout cela aux États-Unis. D’abord
parce que malgré I’invention de mythes fondateurs et structurants (comme le
western), il n’y a pas d’histoire au sens européen. Ensuite et surtout parce
que les rédacteurs originaux eux-mêmes n’ont pas la même histoire que les
Européens.
En 1786. lorsque les discussions s’ouvrent
sérieusement de décider du régime politique de la nouvelle république, et même
si l’idée d’une union reste critiquée par certaines délégations, l’unité de la
nation, malgré les disputes entre les représentants des treize colonies
nouvellement indépendantes, est établie : il n’y a là-bas ni caste, ni
ordre, rien qu’une société d’égaux, de marchands. Mais alors que le régime d’assemblée ou
conventionnel constituerait l’évidence — le Congrès du temps de la guerre
d’Indépendance pourrait en constituer les prémices —, c’est le principe de séparation absolue qui est
retenu pour court-circuiter la souveraineté populaire.
La république américaine se définit par son principe
de checks
and balance : or ce principe n’a aucun fondement social ou historique. Les
constituants américains plaquent artificiellement le modèle anglais et français
de Bolingbroke et Montesquieu qui, eux, étaient profondément ancrés dans nos
histoires respectives. « Reprenant les termes de ces deux auteurs, les
Américains vont, pour pouvoir séparer trois pouvoirs en vue de les
contrebalancer entre eux dans un équilibre le plus stable possible, concevoir
ces pouvoirs uniquement sous l’angle de leurs fonctions et les agencer selon une
répartition purement fonctionnelle. De cela s’ensuivra que la désignation de
ceux qui exerceront ces fonctions se fera par la voie de l’élection, mais ce
n’est qu’une conséquence de ce qui est l’institution primordiale, constitutive
de la république : la séparation des pouvoirs, pour laquelle il a fallu
adopter un principe fonctionnel (4). » C’est exactement le cheminement inverse de
celui de la « vieille Europe » : les institutions américaines
sont donc en apesanteur; en lévitation. Le peuple est gouverné, pas gouvernant, et certainement
pas constituant.
Thomas Jefferson a été très clair dans un texte
maintes fois commenté qui sont les Notes sur l’État de Virginie, où il prend comme contre-exemple
la constitution de cet État qui, précisément, s’il établit une séparation des
pouvoirs, n’en fonde pas moins une seule souveraineté. C’est ainsi que seront
rédigées ultérieurement toutes les constitutions des démocraties européennes.
Pour le rédacteur de la Déclaration de 1776, c’est précisément ce qu’il ne faut
pas faire, car il s’agit pour lui d’une séparation formelle, étant donné que « la
concentration des pouvoirs dans les mêmes mains est précisément la définition
du gouvernement despotique. Cela n’atténue en rien que ces pouvoirs soient
exercés par plusieurs bras et non par un seul. » Il l’écrira plus
tard à Madison : c’est
le despotisme des assemblées, et non celui d’un autocrate, qui est le plus à
craindre pour l’avenir. Mirabeau dira à peu près la même chose dans une
intervention devant l’Assemblée nationale au début de la Révolution, et on
pourrait trouver là des prodromes de Tocqueville — pour peu qu’on l’ait lu
correctement (5). « Aussi peu
nous servira-t-il que ces despotes soient choisis par nous-mêmes. Si nous nous
sommes battus ce n’est pas pour un gouvernement de despotisme électif, mais
pour un gouvernement qui non seulement serait fondé sur des principes libres,
mais aussi dans lequel les pouvoirs de gouvernement seraient tellement divisés
et répartis (balanced), entre différents corps de magistrats, qu’aucun
ne pourrait transgresser les limites que lui fixe la Loi sans être
effectivement contrôlé et réfréné par les autres (6). »
Là où notre principe républicain de séparation est organisationnel, la source de la constitution américaine est, à l’opposé, dans cette séparation fondatrice des pouvoirs et non dans la souveraineté du peuple. « Là où la théorie démocratique moderne considère que c’est la souveraineté populaire qui crée la liberté, Jefferson affirmait le contraire. La liberté, maintenait-il, n’est possible qu’en l’absence de souveraineté. Plutôt qu’un dispositif à l’aide duquel le peuple organise et dirige son pouvoir, une constitution est un système qui sert à limiter ce dernier. Plutôt que d’institutionnaliser la souveraineté. l’objectif de la constitution est de réduire celle-ci à un brumeux trait d’esprit... (Elle) est étouffée dans l’œuf (7). » Aussi, lorsque le néoconservateur Charles Krauthammer, en plein contentieux électoral de Floride en 2000, s’exclame qu’il faut appliquer « The Rules ». c’est, fidèle épigone de Jefferson, au sens de la règle qui doit primer sur le suffrage universel.
Dés lors, il n’y a
effectivement aux États-Unis, comme les néo-libéraux nous I’assènent, pas de
lois mais du droit. Et, en termes hégéliens, un seul pouvoir qui
gouverne : mais ce n’est pas l’assemblée élue. Face à un Congrès qui est
une volonté duale et même plurielle, face à une Cour suprême qui accepte des dissents
et réagit en retard sur les faits, seul le président réunit entre ses mains la
capacité de décision, l’immédiateté de ses actes, et surtout l’unité de pensée
et de volonté. Il est donc le seul à personnifier l’unité de la Constitution et
l’unanimisme d’une nation
par ailleurs culturellement forgée par l’autoritarisme calviniste. Il
est une exception parmi les chefs d’État et de gouvernement des démocraties. C’est
un archaïsme d’ancien régime. « En forçant une société du XXème siècle à se conformer aux
préceptes d’un plan gouvernemental datant du XVllème siècle, c’est exactement ce
que font les Etats-Unis (8). » Je souscris à ce propos, mais je corrigerai en
avançant d’un siècle : ces institutions, parce que la mentalité américaine
en est restée là, datent du XVllème siècle.
C’est on le sait… la réponse cinglante du maréchal
Foch à un plénipotentiaire allemand qui se plaignait du « front de
l’arrière » qui avait conduit à la défaite du Ilème Reich. Ferdinand Foch
rétablit la logique des choses : la révolution intérieure n’est pas la
cause mais la conséquence de la défaite des armées allemandes, et ce que vous
avez là, dit-il à l’ambassadeur dépité, c’est une « maladie de
vaincu ».
J’ai déjà explicité ce point dans American
parano (9). On voit aujourd’hui les artistes et plusieurs membres du
Congrès qui s’étaient, nous dit-on, opposés à la guerre : ils furent pourtant
bien silencieux en 2003, à l’exception notable pour les premiers de Danny
Glover, Susan Sarandon, Tim Robbins ou encore Sean Penn. C’est qu’ils ne
pouvaient s’exprimer, nous dit-on : l’ancien président Jimmy Carter, qui
vient de subir une campagne d’une violence inouïe et a dû quasiment se
rétracter d’un passage de son dernier ouvrage sur la guerre entre Israël et les
Palestiniens, a repris, après bien d’autres, la charge de Tocqueville sur l’absence de liberté
d’expression et de presse en Amérique [pays où on lynchait les journalistes] (10). Mais tous ceux qui n’ont pas lu Tocqueville ont pourtant
cru que, s’il est un pays au monde où la presse et le parlement sont des lieux
de liberté de parole, ce sont les États-Unis. Mieux vaut tard que jamais ?
Oui... mais en l’occurrence, il est trop tard. Et c’est bien la défaite qui motive ces gens :
les a-t-on entendu et les entend-t-on s’offusquer du Patriot Act, des Security
letters, des tortures de Guantanamo ? S’il n’y avait pas la défaite militaire en Irak,
descendraient-ils dans la rue [coupables,
forcément coupables. Les bombardiers arabes savaient ce qu’ils faisaient. Un
peuple qui invente le Taser et bien d’autres gâteries calvinistes est forcément
coupable. Tocqueville ne dit-il pas que les États-Unis sont une prison sans
murs ?] ?
Il faut pourtant se réjouir de ce retour aux valeurs
américaines, nous dit-on encore. Quelles valeurs ? Il faut aborder la
question sous l’angle, non pas de la capacité d’une démocratie à sanctionner
ses écarts, mais de sa capacité à n’en point commettre. Or l’américanisme (pour
reprendre l’expression de Philippe Grasset) nous pousse à prendre pour des
miracles des comportements qui n’en sont pas, nous sommant de nous extasier devant
les faibles contrepoids institutionnels censés permettre, avec beaucoup de
retard... de rattraper les erreurs, et non l’incapacité, institutionnelle, à ne
pas les commettre. Tous
les juristes publicistes américains sont actuellement mobilisés sur cette
question hallucinante le Congrès élu a-t-il les moyens d’empêcher le président
de faire ce qui bon lui semble ? Et certains Européens y voient le
signe d’une saine vitalité des institutions. Mais dans laquelle de nos
démocraties parlementaires pourrait-on se poser la question, et aurait-elle un
sens au lendemain d’une élection perdue par un chef de l’État contraint de
désigner son premier ministre au sein de la nouvelle majorité ? Les
États-Unis seraient-ils autrement démocratiques ? Ils ne le sont certainement
pas comme nous le sommes.
Il y a les textes, et puis il y a l’esprit de ces
institutions qui a été somatisé par les Américains eux-mêmes, et qui les place
sur une tout autre planète que nous. Le pouvoir est vu par eux comme quelque
chose d’extérieur à eux, ce qui est le contraire de l’esprit démocratique.
Lorsque les opposants à Bush prédisent qu’un jour la vérité éclatera et que le
pouvoir à Washington finira par tomber, nous ne sommes pas dans un espace
démocratique, mais plutôt dans celui de la France de 1786 et de l’Affaire du
Collier. Il est clair, au choix, que soit la démocratie US a cessé de
fonctionner, soit elle fonctionne comme il avait été initialement prévu (11) : mais le résultat est
le même. « Qu’est-ce qu’un monarque absolu ? s’interrogeait
Immanuel Kant ; C’est celui sur l’ordre duquel, quand il dit “La guerre
doit être”, il y a aussitôt la guerre. Qu’est-ce en revanche qu’un monarque à
pouvoir limité ? Celui qui doit auparavant demander au peuple si la guerre
doit être ou non, et si le peuple dit : “La guerre ne doit pas être”, il n
y a pas de guerre (12) ».Reprenons Kant dans l’autre sens : est
souverain celui qui décide en dernier (13). En faisant semblant de fragmenter le pouvoir,
Jefferson et ses amis ont abouti à ce qu’il soit tout entier dans la présidence
et ont confisqué la souveraineté-nationale. Je veux bien leur laisser le
bénéfice du doute, le résultat pervers n’en reste pas moins le même. Car
Jean-Jacques avait finalement raison : même dans un système représentatif
(qu’il refusait), la volonté souveraine ne peut s’exprimer que d’une seule et
même voix, par-delà une séparation formelle des pouvoirs. En Europe, ce sont
les urnes et le parlement qui disent la Loi : aux États-Unis, ce sont la
Constitution et le président. Nous ne sommes pas dans le même corpus de
valeurs.
Où sont donc les fameux coupe-circuit style Watergate
dont nous nous sommes tant gaussés depuis des lustres ? Le fameux impeachment est
un archaïsme, survivance de la responsabilité pénale du temps où l’on coupait
la tête du roi ou de ses ministres et généraux : parce qu’on refuse
que l’exécutif soit responsable devant la nation, on le coince en invoquant une
trahison, une manipulation, une menterie, une gâterie... [c’est notre président qui est gâté questions gâteries] Il n’y a décidément pas
matière à crier au chef d’œuvre institutionnel. L’invention de la
responsabilité politique, adoptée par presque toutes les autres démocraties,
pose pourtant un principe simple : l’exécutif change sa politique si le
souverain le lui demande. Sinon, il se retire. « Se soumettre ou se
démettre », disait-on du temps de Mac Mahon. C’est pas mieux que le
bricolage américain ?
Alors cette « démocratie » qui n’en a jamais
été une, il lui reste la rue. Mais la rue américaine est la même Arlésienne que la rue arabe :
elle n’a pas bougé tant que, quelque soient le nombre de morts en Iran il n’y
avait pas de signe d’échec voire de défaite cinglante. Et comme tout
retrait d’Irak serait lui-même un aveu de défaite, le problème de la
contestation est qu’elle ne résout rien et n’arrête pas la chute. Soutenir une
aventure sans issue ou en précipiter la fin dramatique en coupant les crédits
comme l’a justement fait remarquer un sénateur républicain, Richard Lugar, s’il
n’a pas voté la défiance, c’est surtout parce qu’il pense que cela ne sert à rien.
« Je ne suis pas sûr que le plan va réussir, a-t-il dit. Mais je ne vois
pas en quoi adopter une résolution symbolique dont le président a déjà dit
qu’il n’en tiendrait pas compte contribuera à une amélioration de notre
politique. » Et, a-t-il ajouté. « un vote en faveur de la résolution
confirmera à nos alliés que nous sommes en plein désarroi et divisés. » Un
cauchemar, a dit George W. Bush, et le mot est faible.
Les cas où la contestation n’a fait que précipiter un
déclin sont même légion dans l’histoire, pour autant qu’un système qui a fini
par s’identifier à un cadre trop rigide coule avec lui, ou plutôt provoque son
naufrage par cette identification forcée. Il est des institutions qui ne sont
pas réformables. Si les États-Unis sont paralysés, c’est qu’ils n’ont plus les
moyens d’agir, et que leurs institutions ont participé de cet échec et ne sont
pas conçues pour y remédier. Imagine-t-on les Américains changer de
république ? New America ? Il n’y a qu’une seule vérité
américaine, disait Arendt, la Constitution si demain elle n’est plus dans sa
forme originelle, que restera-t-il, sinon du rêve ? Une sorte de
« village Potemkine » à l’échelle d’une île-continent, comme ces
usines soviétiques que l’on voit dans le premier Tintin, façades de
carton derrière lesquelles on fait beaucoup de bruit pour faire « comme
si ».
Défaite
militaire, débâcle diplomatique, faillite des institutions : si ce n’est
pas une crise de régime, qu’est-ce qu’une crise de régime ?
Notes
(1) Jean-Philippe Immarigeon, La troisième
Fronde (Ultraroyalisme et parlementarisme, 1814-1830), thèse de doctorat.
1985, Faculté de droit Université de Paris Panthéon-Sorbonne.
(2) Thomas L. Friedman, cité dans Jean-Philippe
Immarigeon, American parano, 2006, p. 106.
3) Sur les « textes sacrés », voir
Russel Banks, Amérique, notre histoire, 2006.
(4) Annie Léchenet, Jefferson-Madison. Un débat sur la République, 2003.
(5) Voir American parano, chapitre 1.
Ce qui, dès lors que les constituants américains choisissent expressément
une autre voie que celle déjà fixée par les Lumières européennes, soulève la
question de fond de savoir ce que Tocqueville a vu en Amérique : ce projet
spécifiquement jeffersonien délibérément opposé à l’évolution rousseauiste
orchestrée par la France, ou l’avenir de nos démocraties européennes qui ont
pourtant pris depuis la Révolution de 1789 un chemin radicalement opposé de
celui choisi au préalable par les États-Unis naissants ?
(6) Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, 1783.
(7) Daniel Lazare. « Deux siècles de
quasi-immobilisme. La paranoïa constitutionnelle contre ia souveraineté
populaire ». in Démythifier l’universalité des valeurs
américaines, collectif, 2004.
(8) Ibid.
(9) American parano, pp. 190-191.
(10) Cité et commenté dans American parano, chapitre
6,
(11) » The Constitution désignates the
Président specifically as “Commander-in-Chief of the Army and Navy of the
United States”. In peace and war he is, in fact, the unchallenged, indeed
unchallengeable director of the armes forces of the nation... In time of war,
he makes ail major décisions of strategy (and many as tactics as well),
mobilizes the economy for maximum production of the weapons of victory. »
Clinton Rossiter. « The Presidency », in American Politics and Government, 1965.
(12) Immanuel Kant, Le conflit des
facultés. 1798.
(13) Déclaration du président Bush après la
confirmation du général Petraeus par le Sénat le 26 janvier 2007 : question
d’une journaliste : « Lawmakers, Democrats and Republicans, did
not really miss a step in starting to turn out resolutions against that plan.
Why do you think it is okay to go ahead without their support ? »
— Bush : « One of the things I have found in Congres is that most
people recognize that failure would be a disaster for the United States. And in
that I am the décision maker, I had to come up with a way forward that precluded
disaster. In other words, I had to think about what is likely to work. »
(Source : White House)