de defensa

Volume 15, n°06 du 25 novembre 1999 - L’’’empire de l’information’’

Date de publication : 25/11/1999 - Rubrique : de defensa

L’“empire de l’information”

Les États-Unis sont saisis d’une extraordinaire fièvre de l’information, et des domaines associés (technologie de l’informatique, communication, techniques médiatiques, etc). Deux faits généraux très importants fixent le cadre de cette remarque générale.

L’industrie de l’entertainment est devenue la première des industrie américaines. Par entertainement, on pourrait comprendre "spectacle" (au sens où l’entendait le Guy Debord de La société du spectacle) : tout ce qui charrie une information, soit écrite, soit parlée, soit visuelle, et sans préjuger de la véracité, de la justesse, de la moralité, de l’orientation et de la destination de cette information. William Pfaff rapportait en octobre 1996 : « John Kenneth Galbraith [...] fait une observation frappante et préoccupante sur l’économie américaine. Il y a 75 ans, elle reposait sur l’agriculture, il y a 50 ans sur l’industrie manufacturière, aujourd’hui elle repose sur "l’industrie du spectacle" [entertainment]. L’agriculture et l’industrie sont liées à la réalité fondamentale de l’activité humaine. L’industrie du spectacle implique l’évasion de la réalité. On en apprend beaucoup sur les États-Unis aujourd’hui si l’on admet que nous fonctionnons désormais, au niveau national, moins en réaction à la réalité qu’en réaction aux images de la réalité fabriquées par l’industrie américaine du spectacle, principale force de l’économie américaine. »

Les forces armées américaines développent toutes leurs structures, leur programmation, leurs missions, leurs stratégie, en fonction de ce qu’elles désignent comme "la révolution de l’information". Cela touche tous les domaines militaires : la reconnaissance, la protection des forces, la détermination des objectifs, la destruction des objectifs, etc. Des satellites de communication aux avions de guerre électronique (ils ont effectué 12.000 missions lors de la guerre du Kosovo, contre 10.000 missions offensives), ces activités sont tributaires de l’information et de la circulation de l’information. La stratégie elle-même est influencée de façon décisive, et, avec elle, les grandes options à caractère psychologique et politico-stratégique.

La doctrine officieuse dite de "zéro-mort" n’est possible que dans le cadre de la révolution de l’information avec ses multiples ramifications, d’une part parce que la soi-disant exigence du zéro-mort passe par la pression médiatique, d’autre part parce que les missions effectuées pour satisfaire à zéro-mort ne sont possibles que grâce à l’information. L’information (aliment de la communication) serait aussi essentielle que l’oxygène (respiration) ; mais, à la différence de l’oxygène, sa fonction a dépassé sa nécessité (nécessité de communiquer) et modifie des comportements qui ne dépendent pas que des simples moyens de communication.

La croyance générale est que cette situation d’omniprésence de l’information est un simple acquiescement au progrès. Le progrès passerait nécessairement par l’accroissement du volume de l’information et par l’accroissement de la circulation de l’information par la communication. A l’extrême, le progrès ne serait qu’information et communication. Ce n’est pas une thèse, et le conditionnel est inutile ; c’est un théorème, et nullement débattu parce que relevant, comme tout théorème, de ce qui n’a pas à être débattu. Il nous faut accepter le progrès de l’information, ou ce qu’on nomme "révolution de l’information", et par conséquent l’omniprésence de l’information, comme la caractéristique même de notre existence. C’est un problème grave, à cause de l’omniprésence américaine conjoncturelle mais aussi structurelle dans ce domaine ; un peu comme si l’hégémonie américaine était devenue un théorème, et le théorème même du progrès.

Voici une approche différente. Il s’agit d’envisager l’idée que, mise dans la perspective historique, et, évidemment, d’une certaine perspective historique, cette conception d’un progrès quasi-objectif imposé comme voie naturelle et unique du développement apparaît au contraire comme subjective, fortement influencée par une conception américaine retrouvée dans la structure socio-psychologique autant que dans la perception de l’Amérique : ce qui serait "progrès objectif" deviendrait un certain choix de progrès, fait par l’Amérique. Ces conceptions sont peu connues pour les situations que nous développons ; autrement il s’agit de conceptions aisément reconnues pour le cas américain. Nous nous référons à l’histoire pour présenter une appréciation différente d’un phénomène complètement essentiel de notre époque.

Le sentiment de Tocqueville : la démocratie américaine, hélas !

... L’histoire, c’est-à-dire Alexis de Tocqueville débarquant en Amérique en 1831. Contrairement à l’appréciation suggestive faite en général, et essentiellement de la part des Américains (Tocqueville occupe une place centrale dans la politologie fondamentale de l’Amérique, aux USA même, et notamment pour donner à la démocratie américaine sa justification historique et sa gloire universelle), Tocqueville n’arrive pas en découvreur émerveillé d’avance. De même, ce n’est pas un homme conquis d’enthousiasme qui publiera, cinq ans plus tard, De la Démocratie en Amérique.

Pour expliciter cette remarque en l’élargissant comme il convient, nous avancerons que le diagnostic de Tocqueville sur la démocratie américaine, bien que favorable au système, ne nous paraît l’être qu’avec une réticence qui transparaît dans divers domaines de son analyse ; certains aspects de cette réticence prennent, dans la perspective historique, des dimensions considérables. Nous serions conduits à penser de cette réticence, exactement de cette façon qu’on lit chez Sainte-Beuve lorsque celui-ci remarque à propos de Tocqueville, dans un article écrit pour la mort de Tocqueville : « Tocqueville m’a tout l’air de s’attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. C’est bien pour le talent, qui n’est qu’une belle lutte ; mais pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser. » Tocqueville aurait pensé de la démocratie, et plus précisément de la démocratie américaine, ce que Valery disait lorsqu’il entendait nommer “le plus grand poète français du XIXe siècle”, et qu’il répondait, désolé : « Victor Hugo, hélas! »

Ce serait un Tocqueville lucide plus qu’émerveillé qui débarqua en Amérique en 1831. Voilà qui nous convient. Trois philosophes américains ont publié en 1989 un court essai qui tente d’interpréter et de dégager la signification de cette première expérience américaine de Tocqueville. Écrit par Artur et Mari-Louise Kroker, et David Cook, Panic Tocqueville est sous-titré An Essay on de Tocqueville’s Pertinence Today ; ou encore, de façon encore plus significative, Tocqueville Sees America First. Les auteurs proposent l’idée que la puissance de l’Amérique est fondée, dès l’origine et indépendamment de l’état des technologies de l’information, sur la circulation de l’information, et qu’elle est nourrie et développée par elle, au contraire des pays européens où la puissance est organisée par la hiérarchie. Cette idée se réfère largement à une lecture du Journal du voyage en Amérique de Tocqueville.

Ce voyage de 1831-32 avait d’abord un but professionnel. Tocqueville et son compagnon de Beaumont étaient chargés par les autorités françaises d’une mission d’étude du système carcéral américain. Ils visitèrent longuement les prisons d’Auburn et de Sing-Sing. Ils constatèrent combien le système carcéral américain pouvait être considéré comme un reflet précis de la société américaine. Kroker, Kroker & Cook notent ceci : alors que « l’Europe aurait pu être appréciée comme “un musée sans les murs” (où la force de l’ensemble social est distribuée par les résidus de culture qui forment un système guidant le déplacement des touristes, des artistes, et, de plus en plus, des capitalistes et de leurs gouvernements), [...] pour Tocqueville, l’Amérique était “une prison sans murs”, [... où] la puissance reposerait sur la quotidienneté technologique de la reproduction sociale, dans laquelle les deux pôles de la discipline et de la détente se nourriraient alternativement l’un à l’autre. »

Les auteurs interprètent les premiers constats de Tocqueville en appréciant que l’Europe a son organisation sociale bâtie sur une organisation des traditions et des valeurs, exprimée par la hiérarchie en place ; de façon très différente, l’Amérique organise sa puissance sur la vitesse et la densité des échanges au sein du corps social, ces échanges allant de la tension de la discipline à l’apaisement de la détente, pour mieux recommencer le cycle, et tout cela fournissant un effet (une obligation) fondamentale d’émulation dans un cadre strictement contrôlé, et avec comme conséquence le renforcement constant de la puissance (généralement économique) générée par le corps social.

L’Europe est une civilisation de choix, l’Amérique est une civilisation d’acquiescement

La différence entre l’Europe et l’Amérique, que ne mentionnent pas Kroker, Kroker & Cook, se trouve dans la présence, dans le cours même du processus social européen, du fondement de l’effort demandé au corps social. C’est une proposition de communauté et de développement de destin fondée sur les traditions avec leur enracinement historique, qu’il s’agit de poursuivre et sur lesquelles on doit s’appuyer, et desquelles on doit s’inspirer. On accepte ou pas cette cause fondamentale, éventuellement on fait la révolution pour la changer (et établir de nouvelles traditions ?) ; mais elle est là et le corps social a la capacité, ou, dans tous les cas, l’impression d’avoir la capacité d’une influence sur elles.

En Amérique, au contraire, le processus social ne dispose comme cause fondamentale pour justifier son activité que du seul perfectionnement de son fonctionnement (la cause fondamentale de l’existence et du développement du système serait hors du processus historique et donc du corps social, qu’elle se nomme Dieu, la Destinée manifeste ou la Constitution qu’on peut amender mais qu’il est hors de question de remplacer) ; on n’a pas à accepter ou ne pas accepter, parce que le fonctionnement du processus social est une donnée axiomatique de l’organisation générale : si le fonctionnement cesse, l’Amérique disparaît. L’Europe est une civilisation de choix, l’Amérique est une civilisation d’acquiescement.

Tocqueville note dans son Journal (cité par Kroker, Kroker & Cook) : « On ne peut observer la prison de Sing Sing et le système de travail qui y fonctionne sans être frappé par l’étonnement et la crainte. Bien que la discipline y soit parfaite, on sent qu’elle repose sur des fondations très fragiles : elle est l’effet d’un tour de force qui est une renaissance permanente toujours plus puissante, et qui doit être reproduite chaque jour, sous peine de mettre en péril l’ensemble du système de la discipline. » Cette fragilité est, à notre sens, explicable évidemment par le fait que le processus social américain, qui n’a aucune assise historique (les traditions), n’est justifié que par son propre fonctionnement. Il y a un enjeu nécessairement radical dans tout accident affectant ce processus : le moindre accroc dans son fonctionnement fait nécessairement craindre de compromettre l’ensemble. (C’est cette crainte, devenue rapidement panique, qui a touché l’élite américaine lors de la Grande Dépression et a suscité ce que nous avons baptisé de l’expression de “crise du caractère américain”.) On comprend également que l’aliment intellectuel, voire spirituel, de cette machinerie, par où passent l’explication, l’incitation, l’encouragement, la menace, la manipulation, toutes utilisées pour accompagner le processus social et prévenir ses à-coups, c’est évidemment l’information avec sa technique d’animation et de circulation qu’est la communication.

Cela confirme et conforte, et renforce le schéma américain dès l’origine. En quelque sorte, l’essence précède l’existence : avant d’exister en tant que telle, et de s’affirmer comme une nation indépendante régie par une Constitution, l’Amérique est une sorte de "démocratie absolue" où le pouvoir est techniquement disponible au niveau des citoyens par le bas, ou bien par des processus subtilisés par les puissances diverses mais singeant nécessairement la démocratie du bas vers le haut ; par conséquent, la vigueur et le fonctionnement de l’Amérique dépendent effectivement de l’information et de la circulation de l’information. Pour définir l’Amréique, Kroker, Kroker & Cook proposent l’expression “empire de l’information” ; elle convient à ravir ; elle n’a rien à voir avec telle ou telle révolution, le cinéma, la télévision, l’informatique ; elle précède toutes ces révolutions et ces révolutions ne sont rien d’autres, en un peu plus fortes, que des actes exemplaires de cette « renaissance permanente » dont parle Tocqueville. L’information est le fondement et l’essence de l’Amérique ; et l’“empire de l’information”, par la nécessité où il se trouve de faire circuler toujours plus vite cette information comme à la fois aliment et moyen de contrôle (incitation et discipline) de la cohésion sociale, s’est logiquement orienté vers la situation d’"empire de la communication" où on le voit aujourd’hui, avec sa puissance économique désormais fondée pour une part majoritaire sur ce que Galbraith nomme « industry of entertainment ». Nous sommes dans une situation (subjective) de nécessité structurelle, et non dans une situation (objective) de fatalité économique.

Comment le mouvement de l’information crée la “vertu” américaine

A ce point, nous proposons une remarque de méthodologie qui peut avoir une allure accessoire, mais qui est simplement fondamentale pour la cohérence et surtout la liberté du propos. Il s’agit de l’interprétation que nous faisons de l’idée avancée par les auteurs, et, au-delà, des développements que nous présentons à partir du constat de Kroker, Kroker & Cook, associés à Tocqueville. Il n’est pas question dans notre description d’une appréciation qualitative et/ou morale ; circulation de l’information du côté américain dans la « prison sans murs », ou bien, côté européen, présence et fonctionnement de la hiérarchie dans le « musée sans murs », — ce n’est a priori ni bon ni mauvais, ni recommandable ni exécrable. On distingue aussitôt l’importance de cette précision, tant, effectivement, dans les conceptions du sentiment général actuel et si largement répandu, il y aurait nécessairement un jugement de valeur dans le simple énoncé de ces caractéristiques, et qu’il tendrait sans la moindre hésitation à offrir ses faveurs à la circulation de l’information au détriment du fonctionnement de la hiérarchie.

Il nous paraît impératif de tenter de soutenir cet effort d’"objectivisation", même s’il en coûte beaucoup à notre fragile conscience morale. Il nous paraît impératif de nous en tenir à cette appréciation volontairement libre de tout jugement politique et moral de fond ; “volontairement libre” : nous ne saurions trop attirer l’attention sur l’importance des mots employés, dont on n’ignore pas une seconde ce qu’ils veulent dire, et qui ont, dans cette circonstance, toute leur signification. Dans ce cas, la liberté est garante de la valeur et de la signification de l’effort d’"objectivisation" que nous recommandons. Cela revient à dire aux lecteurs : acceptez ces règles, ou bien parlons d’autre chose.

L’information est entendue, on le comprend en citant Kroker, Kroker & Cook, comme moyen et nullement selon son contenu. Elle n’apporte pas nécessairement la libération de l’esprit malgré qu’elle puisse être définie comme l’outil fondamental de ce qu’on nomme “démocratie absolue”. C’est que, considérée du point de vue technique du fonctionnement, la démocratie, absolue ou pas, n’est pas garante des vertus morales qu’elle prétend promouvoir ; c’est une technique, un système, et la forme morale et/ou éthique, voire esthétique, de ce qu’elle produit est fonction du contenu qu’on y met.

L’Amérique n’a pas fonctionné selon cette affirmation morale, malgré ce qu’en dit l’information qu’elle dispense. C’est logique puisqu’effectivement elle trouve son fondement dans la mécanique même du système, sa justification dans le bon fonctionnement mécanique du système. Il n’y pas transmutation des valeurs selon une orientation avérée et maîtrisée, comme recommandait Nietzsche, mais transmutation de puissance par simple mécanique. Le mouvement lui-même engendre par sa mécanique des puissances nouvelles qui, bientôt, vont être proclamées pour justifier la poursuite et même l’accélération du même mouvement ; mais elles n’ont a priori rien de moralement ou d’esthétiquement vertueux. Le mouvement du système fondé sur l’information et la circulation de l’information crée la puissance, qui est notamment la puissance de l’Amérique aujourd’hui. Dans une pirouette dialectique confondant volontairement transmutation de puissance avec transmutation des valeurs, il est affirmé in fine que cette puissance considérable créée par le mouvement est aussi une vertu considérable. L’Amérique, sommet de la puissance, représente nécessairement le sommet de la vertu. En ce sens, la légitimation historique de l’Amérique (l’Amérique légitimée par l’histoire), qui n’existe pas puisque l’Amérique n’est pas née de l’histoire et n’entend pas s’y référer (tout système historique est un système d’autorité née des traditions et dispensée par une hiérarchie), a été remplacée par une légitimation par la “vertu” née du mouvement de l’information qui l’anime et lui donne sa puissance. La puissance de l’Amérique, qui n’est qu’un produit de forces sans légitimité, devient une légitimité dès lors qu’elle a elle-même paru être transmutée en vertu.

L’information charrie nécessairement, et par le plus court chemin pour la compréhension (celui du manichéisme par exemple, si prisé par le jugement américain), le jugement de valeur qui légitime l’Amérique. Lorsque Reagan, en mars 1983, qualifie l’URSS d’» empire du Mal » (il la qualifie plus qu’il ne la dénonce : c’est de l’information objectivée), le plus important est qu’il implique évidemment que l’Amérique est par antithèse "l’empire du Bien". Ce n’est ni propagande, ni parti-pris, ni choix d’un esprit partisan ou simpliste, ni acte de guerre idéologique : c’est devenu, grâce à l’information et à sa circulation, la description d’une réalité objective. En d’autres termes, l’Amérique-» empire de l’information », ça marche. (L’on est tenté de croire encore plus fermement que cette période de Guerre Froide, surtout dans le paroxysme de cette "seconde Guerre Froide" qui culmine justement en 1983-85, jusqu’à l’arrivée de Gorbatchev, représente le triomphe de cette mécanique fondamentale de l’Amérique, le triomphe du système de la circulation de l’information créant la puissance tout en semblant la transmuter en vertu, bien plus qu’aujourd’hui où le triomphe américain est si bruyamment affirmé.)

Triomphe et limites décisives du système de “l’empire de l’information”

Ce qui est intéressant dans l’aspect que nous venons de tenter de détailler, ce sont les conditions mécaniques bien plus que le contenu. Il y a une constante radicalisation dans les propositions de l’Amérique, en quelque sorte une sorte de jeu du "c’est à prendre ou à laisser", un "tout ou rien" permanent. (Les Américains jouent au poker, alors que l’histoire est un jeu d’échec.)

Le triomphe actuel de l’américanisme (et aussi ses limites jusqu’à la menace de la chute, mises parallèlement en évidence) résulte de ce point fondamental que l’information dispensée par la communication ne peut être de la propagande, — même si elle paraît l’être, comme on peut le croire constamment. A partir du moment où il n’existe d’autre légitimité de l’Amérique que celle que crée la mécanique de l’information-communication, il ne peut s’agir de propagande puisqu’une telle affirmation enlèverait toute légitimité à l’Amérique et la soumettrait à la menace de l’effondrement. Le système fait une force de sa faiblesse ultime (mais faiblesse qui n’est jamais très loin, on le voit plus loin), effectivement du type "tout ou rien" : vous êtes obligé de me suivre totalement, avec tout ce que je suis, sinon, si vous commencez à me contester, vous ouvrez la voie menant à l’effondrement. Ainsi s’explique l’entrave que connaissent nombre de hauts esprits américains, l’espèce de fragilité de nombre d’intellectuels américains : on sait bien, par intuition et par expérience constante, qu’à un moment leur belle démarche critique animée par leur liberté sera réduite à néant, parce que leur adhésion à l’Amérique, si normale et compréhensible (avatar de ce qui est en Europe une simple référence à la tradition), les obligera effectivement à abandonner la logique de leur critique pour ne pas mettre en cause la légitimité de l’Amérique, — puisque cette légitimité est fondée sur l’information, qui demande d’abandonner la démarche critique, et non sur l’histoire, qui existe et subsiste quelle que soit l’interprétation qu’on en donne.

En Europe, où la légitimité est historique, on peut mener une démarche critique radicale et jusqu’au terme sans compromettre cette légitimité (le fait de dire "je condamne le système dès l’origine" ne compromet pas la légitimité). En Amérique, impossible, puisque la légitimité c’est l’information dispensée par le système, c’est le système lui-même. Dans ce pays, toute réelle dialectique d’opposition est impossible, et la véritable dialectique d’opposition devient dissidence et débouche sur le fractionnisme (resucée de la guerre de Sécession) ou le séparatisme (mouvement noir type Malcolm X ou The Nation of Islam). Même si ces propositions paraissent farfelues (l’information en rajoute à cet égard), elles sont en réalité les seules marques sérieuses d’opposition.

Ainsi ce système triomphal est, en même temps, proche de ses avatars les plus préoccupants. Ainsi danse-t-on continuellement, en auto-célébrant son triomphe, sur un volcan dont on soupçonne qu’il a le sommeil léger. Or il se trouve que la technique du système, la filière information-communication de “l’empire de l’information”, a des failles béantes, des aspects pervers, dans le développement de la nécessité de l’efficacité triomphante. Au plus le système se développe, au plus il sécrète, comme un anti-corps malin, l’outil de sa mise en cause fondamentale. Que se passe-t-il ? L’autorité n’ayant pas de légitimité ontologique qui lui permette de se passer des règles quand cela importe, elle doit suivre impérativement ses règles fondamentales de fonctionnement. Le système est placé devant une obligation contradictoire : il doit imposer un conformisme complet à ses conceptions, par le moyen de la liberté la plus complète (la “démocratie absolue”) par application des lois les plus libérales du monde (liberté de parole, liberté de la presse, etc, tout ce qui conditionne la circulation de l’information qui doit être très rapide, toujours plus rapide).

Jusqu’ici, le problème a été résolu par le mouvement en accélération, la fuite en avant, avec son effet mobilisateur, masse et poids imposant la conviction, dissimulant la coercition, et même décourageant l’enquête sérieuse pour savoir si le système est coercitif et trompeur. Mais les nécessités du profit (la loi fondamentale) et les prouesses technologiques (l’ivresse du système) font qu’arrivée à un degré donné d’accélération et de diffusion la vertu du système sécrète effectivement son contraire, poison et contre-poison. C’est le cas d’Internet, où, pour la première fois de façon aussi massive, un système d’information issu du système et enfant-chéri du système échappe au contrôle central et apparaît comme une formidable force de résistance à l’ensemble médiatique établi par le système. (1)

L’américanisation a largement touché l’Europe, notamment les élites européennes qui ne sont plus intellectuelles mais informationnelles-médiatiques, et qui ont absolument accepté l’approche américaine de la légitimisation (refus de la légitimité historique, donc de la hiérarchie comme système créateur d’autorité et de puissance). A contrario, montrant que la situation n’est pas explicable par les thèses sur la xénophobie et le nationalisme, et toutes ces pulsions émotionnelles agitées comme épouvantails par le système, certaines couches en Amérique sont touchées par le sens historique de la conception européenne initiale, notamment comme moyen de lutter contre le système de l’information-communication. D’où des alliances surprenantes, et des alliances anti-idéologiques. On ne s’étonne pas que ce mot de l’éditeur américain progressiste et d’origine française André Schiffrin (2), revenu en France, ait si fortement choqué les milieux libéraux bien-pensants de l’édition parisienne : « Certaines forces archaïques, comme le nationalisme et l’esprit de clocher, si éloignées qu’elles soient de l’idéal démocratique, peuvent être d’utiles alliés [des forces progressistes.] » Le système du progrès américain par l’information et la communication semble rencontrer ses limites, du fait de son propre fonctionnement. La raison en est qu’il est déstabilisant de nature : l’information et la communication comme ciments sociaux, sans hiérarchie ni auto- rité, sécrètent désordre et déstabilisation.

Ce que recherche le système américain, c’est la légitimation d’une conception qui est fondamentalement porteuse de désordre, et, par conséquent, fondamentalement hostile à la légitimation qui suppose une permanence. C’est un grave problème pour nous, qui sommes confrontés aux pressions de ce système, mais encore plus pour les Américains eux-mêmes.

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(1) La guerre du Kosovo est le premier exemple du phénomène. Voir notamment dd&e, Vol14, n°20, rubrique Contexte.

(2) Auteur de L’Edition sans éditeurs, voir dde Vol14, n°20, rubrique Journal.