Agir de soi-même
Alain Ehrenberg*
Qu’un sociologue […] isole le “moi” de la série
personnelle pour lui opposer comme “alter” […] tous les autres hommes que nous
percevons de manière plus réaliste comme tu, il, elle, nous, etc., voilà qui révèle
bien la force des représentations centrées sur l’individu. Rares sont les
traits les plus caractéristiques de la théorie sociologique sous sa forme
actuellement prédominante qui traduise aussi clairement ses limites.
Norbert Elias, 19701
Si le fait d’agir de soi-même est une caractéristique générale de l’action humaine, seules nos sociétés modernes, individualistes, égalitaires, dont l’état social est démocratique (Tocqueville), valorisent l’autonomie au point d’en faire la valeur suprême. L’approche holiste serait censée ne pas pouvoir rendre compte de l’autonomie ou de l’individu, c’est-à-dire d’un genre d’être social qui pose les valeurs et dont il est attendu qu’il décide et agisse de lui-même. C’est tout le contraire que montre l’enquête de Vincent Descombes : il clarifie « les raisons qu’a le sociologue de concevoir sa discipline comme l’étude de totalités sociales et non de simples interactions individuelles2 ». Cette conception est des plus pertinentes pour analyser l’individualisme contemporain caractérisé par la généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale. L’individu autonome ne se fonde pas plus lui-même que l’homo hierarchicus, par exemple. Dans les deux cas, il faut un esprit commun, un esprit social pour que quoi que ce soit de cet ordre puisse exister réellement [dans le monde, comme partie du monde, donc et non pas seulement dans la pensée]. C’est ce qu’a montré l’article d’Irène Théry sur l’esprit objectif : il permet de penser la cosmologie individualiste sans tomber dans l’idéologie individualiste3.
Nous vivons aujourd’hui dans un
contexte où les mots autonomie, responsabilité, initiative individuelle,
épanouissement personnel, droit de disposer de son propre corps, etc., sont les
références principales de la vie sociale [pure
propagande : il ne s’agit que de mots qui contredisent la réalité
où règne un conformisme total]. Ces idéaux s’accompagnent d’un souci
croissant pour la subjectivité des individus : l’épanouissement auquel ils
ont droit et la souffrance
psychique [en fait souffrance d’une vie
de crétin soumis] dont ils témoignent semblent les principaux points de
focalisation. L’action faite de soi-même est aujourd’hui une valeur imprégnant
l’ensemble de la vie ordinaire. Il est donc décisif sociologiquement de bien
comprendre ce que désigne « le fait d’agir de soi-même ».
La
sociologie a voulu rendre compte de ce changement dans les valeurs et les
normes, via le thème du retour de l’acteur ou du sujet, à partir du
début des années 1980. Cela a conduit des sociologues et des anthropologues en
nombre croissant à penser qu’il fallait abandonner l’analyse de la société pour
celle du sujet : la
sociologie du soi [soi est un autre,
soit est un objet] et des relations entre les « soi » est
aujourd’hui un courant majeur en sciences sociales4. Ainsi, voit-on
affirmer un peu partout que les seules relations entre individus permettent de
« bricoler », par exemple, sa propre famille via des négociations
et des contrats moraux. La
société ressemble alors à une rencontre de subjectivités [alors qu’en vérité, il n’y a que bétail qui va à
l’abattoir], ce qui conduit à une conception purement contractuelle
(procédurale) du social, c’est-à-dire sous forme d’accord entre libres parties.
Les individus ne seraient engagés que par ce qu’ils décident eux-mêmes
d’engager. Autrement dit, la société est abordée comme un tas d’expériences
individuelles reposant sur la subjectivité de chacun.
On
peut repérer au moins deux catégories de confusions interdépendantes dans nos
disciplines : 1. L’identification
de l’individualité à une subjectivité, une réflexivité et une conscience de soi
accrues, comme si nos ancêtres étaient dépourvus de ces traits qui
appartiendraient en propre à l’individualisme moderne. C’est là de
l’ethnocentrisme. 2. La double croyance à une désinstitutionnalisation
(il n’y a plus que des relations intersubjectives qui prennent la forme de
contrats et/ou de rapports de force) et à un déclin de la normativité au profit
d’un large choix entre des styles de vie (il y a ceux qui s’en réjouissent et
ceux qui s’en désolent). Nous avons affaire à une version sociologique d’une
philosophie de la conscience car la sociologie du soi met en scène un agent social
qui se fonde lui-même. Dans la modernité individualiste, à la différence des
sociétés non modernes, l’individu produirait à lui tout seul, subjectivement et
grâce à sa capacité réflexive, le lien social dans ses interactions avec
d’autres sujets. Le « Sujet » des sociologues du « soi »
n’est rien d’autre que le décalque quelque peu vulgarisé du sujet des
philosophes. Dans le même temps, l’idée de société comme réalité sui generis,
idée fondatrice de la sociologie de Durkheim, définissant le fait social comme
inhérent au fait que les hommes vivent en commun, devient inconsistante. La
croyance que les institutions tenaient toutes seules auparavant, par la grâce
de Dieu, est d’ailleurs le complément imaginaire de la croyance au délitement
social généralisé d’aujourd’hui, délitement qui ne pourrait être surmonté que
par l’appel à la bonne volonté des individus.
L’un
des nœuds de la confusion est le suivant : ce n’est pas parce que les
choses semblent plus « personnelles » aujourd’hui qu’elles sont pour
autant plus intérieures et moins sociales. Il n’y a aucune raison logique ou
anthropologique de penser que l’individu était moins conscient de lui-même,
moins « subjectif » ou moins « stratège » hier
qu’aujourd’hui. Comment d’ailleurs un être humain pour-rait-il (sauf dans
certaines maladies neurologiques) être dépourvu de conscience de soi ?
L’individu n’est ni une question de subjectivité, ni de psychologie.
Nous
adhérons trop aisément à la croyance typiquement individualiste en un déclin de
la règle sociale que ce subjectivisme incarne : ne dit-on pas en
permanence que le lien social se défait sous la poussée de
l’individualisme ? De ce point de vue, les courants de la sociologie de
l’intersubjectivité ou des « soi » ne font que redoubler les
croyances individualistes communes (privatisation de l’existence, déclin de
l’action publique, etc.) dans un langage métaphysique. Ce qui est perdu de vue,
c’est la nécessité de la vie en commun, de la vie sociale : on ne
voit en effet plus en quoi la vie en société est une caractéristique naturelle
de l’espèce humaine, c’est-à-dire sans laquelle non seulement il n’est pas
possible aux êtres humains de vivre, mais encore de se vivre comme des
individus autonomes libres de choisir leur vie. Mais ce diagnostic de déclin repose
sur la perception ininterrogée de la règle sociale comme contrainte. De plus,
il implique une vision dualiste de la vie sociale : d’un côté, nous
aurions l’individu, de l’autre, la société ou l’Autre, et l’on recherche
ensuite quelles relations s’établissent entre les deux entités5. Une
bonne partie de la sociologie oublie ainsi que les hommes agissent en fonction
de conventions [non pas, personne n’a convenu
de quoi que ce soit ; pour qu’il y ait convention il faut d’abord con venir.
Le véritable terme est « con sans suce ». cela dit, un con sans suce
peut très bien être obtenu par convention sinon : l’obéissance des autres
fait que chacun est contraint à l’obéissance, c’est l’auto coercition des
foules, des masses, des multitudes : seuls parmi tous que voulez vous
qu’ils fassent. C’est le résultat de la séparation] :
celles-ci sont trop souvent définies comme équivalentes à arbitraire, donc à
contrainte, voire à domination. La contrainte n’est pas ce qui caractérise la
socialité de l’être humain. La notion de règle sociale ressemble plutôt à
quelque chose qui nous dirige – une référence –, qu’à une contrainte.
Cette
erreur d’appréciation tient à la passion égalitaire et à l’horreur modernes à
l’égard de la hiérarchie (Dumont) qui aboutit à assimiler un holisme
sociologique à ce qu’on pourrait appeler holisme politique. C’est exactement
l’erreur commise par Jocelyn Benoist dans un article pourtant solide sur la
structure selon Lévi-Strauss : « Et que serait, semble dire
Descombes, une société sans hiérarchie6 ? » Selon Benoist,
hiérarchie équivaut à ordre traditionnel, comme on le voit dans le commentaire
sur Dumont :
Comment interpréter la
société en termes de structures hiérarchiques et statiques sans sombrer
dans la pure et simple apologie de l’ordre établi […] ? Dans cette
« rupture avec l’idéologie moderne » dont parle Louis Dumont, il n’y
a, nous semble-t-il, rien d’autre que la voix du traditionalisme français,
soucieux de retrouver dans la société comme l’ordre d’une nature7.
Or
la hiérarchie chez Dumont n’a aucun rapport avec cela : c’est la relation
entre la partie et le tout qui est la hiérarchie, c’est une relation
de valeurs, et rien d’autre que cela8. Il y a bien là confusion entre deux notions de
hiérarchie sans rapport l’une avec l’autre : l’ordre logique n’est pas
l’ordre social. Le malentendu tient à ce que le holisme politique est
réactionnaire alors que le holisme méthodologique est une démarche, un moyen de
décrire les phénomènes (le holisme a mauvaise réputation politique, rappelle
Descombes à plusieurs reprises dans le Complément de sujet).
La
règle sociale perçue comme contrainte, comprise plus dans la perspective du
pouvoir de dominer que dans celle d’un trait de l’action humaine, ne permet pas
de comprendre que la vie
sociale n’est pas ce qui empêche de…, mais ce qui rend possible l’action
humaine, qui lui fait découvrir des possibilités proprement humaines.
Stanley Cavell explique ainsi que les règles du base-ball sont certes
arbitraires, mais sans ces règles nous n’aurions rien su des capacités humaines
rendues possibles par ces règles.
En
quoi consiste la socialité de l’être humain sans laquelle il serait impossible
de (se) vivre comme des individus ? C’est ce que nous permet de préciser
le travail de Descombes, en particulier dans le Complément de sujet :
L’idée qu’un individu se
fait de lui-même (ou, comme on dit aujourd’hui, de son identité) est une idée commune,
une idée sociale. Ce n’est donc pas du tout une idée subjective
(p. 386).
Le
fait de se penser comme un individu, comme un être humain dont le mode d’action
le plus valorisé aujourd’hui est celui qui consiste à agir de lui-même, n’est
non seulement pas contradictoire avec l’idée d’un esprit commun, d’un esprit
objectif, mais encore l’esprit objectif est la condition pour rendre compte
sociologiquement de l’autonomie dans le contexte d’aujourd’hui. C’est
bien la tension inhérente à notre condition de modernes que Descombes s’attache
à souligner :
Pas de société, pas
d’action commune sans idées communes, écrit-il en reprenant Tocqueville sur les
croyances dogmatiques. De ce point de vue […] le problème de l’homme moderne
est de savoir reconnaître cette vérité sociologique alors que nos valeurs
suprêmes sont de fait, et surtout doivent être […] celles de la liberté
de l’individu (p. 376).
Le
holisme sociologique non seulement n’est pas contradictoire avec nos valeurs
individualistes, mais encore permet d’en rendre compte parce qu’il est descriptif et non
normatif.
Les
sociologues, les anthropologues ou les historiens s’intéressent aux phénomènes
sociaux qu’ils cherchent à décrire de la façon la plus juste possible. Le
philosophe pratique l’enquête conceptuelle, il « conteste une
analyse » (p. 20) et vise à éclaircir des « embarras
philosophiques », mais ne prétend pas traiter des phénomènes. Le chercheur
en sciences sociales a besoin d’outils conceptuels parce que la question
conceptuelle porte sur la description : y a-t-il vraiment l’opération dont
on parle, celle de se fonder soi-même ?
Le sociologue qui pense que devenir autonome consiste
à se poser comme sujet, que l’individualisme se condense dans la fondation du
sujet par lui-même, dans « l’invention de soi » nous embarrasse
philosophiquement au sens où il suppose une action consistant à se fonder soi,
comme on fonde un foyer, par exemple. Dans « fonder un foyer », le
verbe est transitif grammaticalement et désigne une action réelle (on peut
constater que le foyer en question existe ou non). Peut-on en dire autant de
l’opération consistant à se fonder, à fonder un objet qui serait
soi-même ? A-t-elle même un sens ? Si je fonde un foyer, le verbe
fonder reste transitif, mais si je me fonde moi-même, c’est-à-dire si je suis à
la fois le sujet et l’objet (sous la forme du pronom réfléchi) du verbe
« fonder », un sentiment de malaise nous prend à la lecture : sa
transitivité grammaticale ne pose évidemment aucun problème, en revanche sa
transitivité sociologique semble bizarre, car on ne voit pas ce que peut
désigner une phrase comme « je » fonde « je ». Voilà à quoi
sert l’analyse grammaticale : le fait que le verbe ne peut pas être sociologiquement
transitif indique que le sociologue qui pense l’autonomie de cette manière ne nous décrit rien. Il ne fait que croire à une
mystérieuse entité placée à la fois sous le sujet grammatical et le
pronom réfléchi, et qui serait le révélateur de l’expérience vécue, de son
authenticité. Son
entendement est ensorcelé par cette croyance [ce fut le cas de Marx, hélas]. C’est l’une « des principales causes de la confusion
philosophique : essayer, derrière le substantif, de trouver la substance9 »
[c’est le péché d’hypostasie, notamment avec
le terme « l’économie »].
Agir
de soi-même, pense-t-on souvent, implique une subordination de soi à soi, parce
que l’action consiste à obéir librement à une règle que l’on s’est fixée. Cela
implique-t-il que cette obéissance libre s’exprime dans des constructions
grammaticales comme « je me contrains moi-même », « je m’oblige
moi-même », « je me donne des ordres à moi-même » ? L’acte
autonome « semble exiger, de façon contradictoire, que l’agent se fasse
faire l’acte » (p. 18) exactement comme lorsqu’il y a deux
agents : le sujet, qui donne l’ordre, et l’objet, qui le reçoit.
L’autonomie conçue dans les termes de la philosophie du sujet impliquerait une
relation causative à soi : je me donne des ordres que j’applique (ou non),
je suis à la fois l’agent, qui donne des ordres, et le patient, qui les reçoit
et les applique (ou non). Telle serait l’opération consistant à se fonder
soi-même. C’est comme si l’on s’invitait soi-même à dîner, exemple
qu’affectionne Descombes pour mettre en relief qu’inviter quelqu’un à dîner est
un acte social impliquant un couple d’agents, une complémentarité qui oblige.
Bref, l’abord du sujet dans les termes de la relation causative à soi enferme
le sociologue dans « le cercle logique d’une fondation sur elle-même de la
chose à fonder » (p. 22) et plus généralement ne permet pas de
décrire l’action humaine, en particulier l’action autonome, sans la rendre
incohérente. Pour en sortir, il importe que les sociologues fassent eux aussi
leur « tournant grammatical », autrement dit qu’ils apprennent à
examiner plus systématiquement les choix conceptuels implicites de leur
philosophie sociale : c’est ce que leur propose Vin-cent Descombes dans le
Complément de sujet. Il montre comment le concept de sujet peut être
élucidé, en considérant que ce concept peut être l’objet de « distinctions
et de précisions, en elles-mêmes indifférentes au linguiste, et qui relèvent de
ce qu’on peut appeler, après Wittgenstein, une grammaire
philosophique » (p. 15).
En quoi l’aride analyse grammaticale dont
on vient d’exposer trop succinctement quelques éléments est-elle aujourd’hui
particulièrement utile au sociologue ? À quels besoins sociologiques
répond le « tournant grammatical » ?
Il permet de montrer que l’usage du soi
comme entité réelle agissante est l’équivalent des croyances traditionnelles en
la magie. Edmond Ortigues l’a formulé avec justesse :
Le procédé par lequel on substantifie le pronom
« Moi » ou « Soi » est le même que celui qui sert à
fabriquer des Dieux et des fantômes. Autrefois, les gens avaient une âme pour
mourir ; aujourd’hui, ils ont un « Moi » ou un
« Self » pour vivre sur leur quant à soi10.
Toutes
les sociétés se réfèrent à des
entités fictives qui forment autant de motifs dans la tapisserie de
leurs idéologies : les nôtres ont tendance à employer des représentations
centrées sur l’individu qui réduisent le social au couple moi/autrui – de là
sans doute la vogue des émotions aujourd’hui qui, pour nombre de biologistes et
de sociologues, seraient « le pont » entre le biologique et le
social. Ce réductionnisme consiste à transformer le pronom personnel
« je », concept relationnel par excellence car indissociable de la
série je, tu, il/elle, nous, vous, ils/elles, en substantif isolé. Conséquence
de cette opération magique : au lieu de pouvoir se référer à une multitude
de positions personnelles pour décrire la coordination de l’action, le
sociologue se contente d’en saisir deux. Norbert Elias le souligne fort
clairement :
La chaîne des pronoms
personnels représente l’élément de coordination le plus élémentaire qui se
retrouve à travers tous les groupes humains et toutes les sociétés11.
Autrement
dit, en considérant l’individu comme un être et non comme une relation fondée
sur l’action12, le sociologue reconduit notre imaginaire de l’intériorité. Il fait
comme si Je te parle et Je parle de toi à quelqu’un étaient la même chose. Il
ne voit pas que
le monde possède un « esprit » parce qu’il fonctionne comme une compagnie [le terme systema a deux sens parfaitement
opposés d’ensemble et de compagnie au sens militaire. Un ensemble
est seulement pensé (Cantor), il n’est pas concret, il n’est pas une partie du
monde ; tandis que le bataillon est le summum de la totalité
concrète : les hoplites en ordre de bataille possèdent leur nombre ce qui
permet à dix mille hoplites de mettre en déroute sans combattre soixante mille
combattants esclaves]. L’esprit du monde désigne […] la façon dont
l’individu s’intègre au groupe dans lequel il se reconnaît comme ayant telle ou
telle place (p. 281-282).
Mais
alors, de quel concept de sujet la sociologie a-t-elle besoin ? Le concept
de sujet dont le sociologue a besoin, nous dit Descombes, dépend finalement de
ce qu’il entend par social. Si le sociologue donne une place centrale à
l’action dans une perspective pragmatique, alors il a besoin d’un sujet
pratique (p. 17) pour décrire « le sujet conçu comme l’agent d’une
action intentionnelle » (p. 44). Pour que ce sujet d’action soit
décrit, la grammaire philosophique implicite qu’emploie le sociologue du soi,
tout autant que le sociologue du rapport dominant/dominé, n’est pas opératoire,
car elle ne distingue qu’entre l’agent (le sujet, soi) et le patient (le
complément, autrui). Toute l’action est du côté de l’agent, comme si le patient
ne faisait rien (l’élève qui obéit au maître fait quelque chose). Le
sociologue a donc besoin d’un « langage des actions humaines »
(p. 44) permettant « de distinguer des degrés de l’agir »
(p. 17), l’action que je fais de moi-même, celle dont je suis l’agent
principal, celle dont je suis l’agent immédiat, etc. En outre, la particularité
des relations sociales comme relations instituées13 démontre que
lorsque nous, sociologues, cherchons à décrire ces relations, nous avons besoin
d’un concept de sujet permettant de désigner
l’individu en tant qu’il
peut jouer un rôle actanciel dans une histoire, de sorte qu’on peut demander
s’il est le sujet de ce qui arrive, ou s’il en est l’objet, ou s’il en est
l’attributaire (p. 14).
Autrement
dit, nous avons besoin d’un concept relationnel, le seul qui ait la richesse
pour analyser ces positions (sujet, objet, attributaire). C’est l’alternative
que nous offre le Complément de sujet au traditionnel supplément d’âme
que la sociologie s’évertue à employer pour rendre compte de l’individualisme.
Devenir
autonome n’est pas se poser comme sujet, « c’est acquérir une capacité à
l’activité délibérée » (p. 218), c’est abandonner la magie de
l’autofondation au profit d’une référence plus prosaïque : l’apprentissage. Ce qui lie
l’esprit objectif et l’esprit subjectif se formule comme suit :
Ce qui se présente hors de
l’individu sous la forme des modèles préétablis et des usages institués [esprit
objectif] se présente dans l’individu sous la forme des aptitudes acquises
d’abord par l’apprentissage, ensuite seulement par la formation de soi-même
[esprit subjectif] (p. 22-23)
En quoi un agent qui se
donne à lui-même un commandement est-il obligé de faire ce qui a été
commandé ? […] Quel est donc ce rapport à soi qui rend possible de tels
actes normatifs ? (p. 341),
étant
donné que la relation causative à soi est vide de sens. L’analyse grammaticale
pose le problème de la manière suivante :
En termes syntaxiques,
quelle valeur donner à la construction pronominale des verbes
« prescrire », « légiférer », « contracter »,
etc. ? (p. 341),
autrement
dit à ces actions qui, toutes, consistent à se donner une règle et à la suivre.
Car le point principal pour la sociologie est que l’autonomie consiste à en
suivre une règle. Et suivre une règle n’implique pas d’avoir à l’esprit le
modèle d’une règle de calcul, mais plutôt l’idée que l’on suit la règle
« sans réfléchir », comme le dit Wittgenstein, que le consensus n’est pas d’opinion
(tout le monde est-il d’accord ou non ?), mais d’action (tout le monde
fait la même chose14).
L’action
d’apprendre une règle consiste en ceci :
Un nouveau venu dans le
monde humain […] ne pourra suivre correctement la règle qu’après avoir été
formé à le faire. Or cette formation consiste à se conformer à la règle (grâce
aux messages de l’instructeur : « juste », « faux ») sans
savoir ce qu’on fait. Il s’ensuit que quelqu’un qui se montre capable de
suivre une règle ne le fait jamais pour la première fois (p. 456).
Mais
il faut distinguer ici deux types d’apprentissage : celui qui est lié à
une situation de fait, par exemple apprendre à surmonter un obstacle physique
ou à maîtriser une technique ; celui qui concerne « des choses qui ne
sont identifiables qu’à la condition d’avoir un langage normatif à sa
disposition » (p. 458) parce que l’obstacle « n’existe que sur
le mode d’une idéalité linguistique : l’obstacle existe lorsqu’on dit qu’il
existe » (p. 462), comme : « Tu ne dois pas avoir des
relations sexuelles avec ton frère ». Où se trouve l’autonomie ? Dans
le processus même de l’apprentissage qui
conduit d’un « tu ne
peux pas » que l’apprenti accepte sans le comprendre à un « tu ne
peux pas » qu’il accepte parce qu’il juge qu’il aurait dû le savoir. Nous
y reconnaissons le cercle moral de l’autonomie, laquelle s’entend ici au
sens des aptitudes acquises par l’exercice […]. Je parle d’un cercle moral,
écrit Descombes, pour souligner que l’exercice vise à développer chez l’agent
des capacités d’agir, des dispositions à agir, des aptitudes, des habitudes,
donc des mœurs (p. 463).
À
partir de là, l’agent social peut se corriger de lui-même, changer de lui-même,
être son propre instructeur.
L’idéal
d’autonomie avive la tension, propre à la société démocratique, entre la
croyance que l’on trouve dans notre intériorité psychique, dans notre moi, la
source de toutes nos actions et le fait que l’individu agit et pense dans un
système institué. Descombes dissout cette contradiction élégamment :
Le trait propre des
sociétés démocratiques n’est pas qu’on trouve « la source principale des
croyances » en soi et non plus au ciel, c’est qu’on trouve ces croyances
dans la « raison humaine », c’est-à-dire dans l’opinion commune et
non plus dans le surnaturel (p. 372).
L’action
faite de soi-même n’implique nullement la référence à une intériorité, à un Soi qui
se serait substitué à Dieu. Si les croyances typiquement individualistes en
l’autofondation (« L’invention de soi ») correspondaient à la réalité
de la vie sociale, elles rendraient la société invivable (imaginez-vous dans la
situation de devoir vous inventer tous les jours !). Pour comprendre
l’autonomie, la philosophie du sujet nous illusionne, car elle ne permet pas de
situer l’action autonome dans des « degrés de l’agir » et de
comprendre que l’idéal de « Devenir soi-même » (titre du chapitre
XXV) signifie que, dans un nombre de situations considérables (dans le travail,
la famille, l’école, la réinsertion, la maladie, etc.), le style d’action qui a
la plus grande valeur est celui où le patient du changement en est en même
temps l’agent15. L’action faite de soi-même
est celle que l’opinion commune attend et qu’elle respecte au plus haut point : sa dignité
s’impose à chacun.
Alain Ehrenberg
NOTES
* Sociologue,
directeur de recherches au Centre de recherches psychotropes, santé mentale,
société (CNRS, Paris-V, Inserm). Il a publié récemment dans Esprit :
« Le sujet cérébral », novembre 2004.
1. Norbert
Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour-d’Aigues, Éd. de
l’Aube, 1986 (éd. originale allemande, 1970), p. 147.
2. Vincent
Descombes, le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même,
Paris, Gallimard, coll. « NRF-Essais », 2004, p. 346. Dans la
suite, les références de pages données entre parenthèses dans le corps du texte
renvoient à cet ouvrage.
3. Voir supra l’article
d’Irène Théry, « L’esprit des institutions ».
4. Anthony
Giddens est l’un des représentants les plus connus de ce courant. Voir en particulier Modernity and Self Identity. Self and Society in
the late Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1991.
5. La sociologie a tendance à
employer un langage des entités, sauf l’ethnométhodologie et l’interactionnisme
symbolique. Des sociologues se revendiquant de ces courants discutent depuis
plusieurs années de l’apport de Descombes à la sociologie. Voir A. Ogien (qui
propose une sociologie wittgensteinienne dans la perspective de ces deux
courants), « L’autre sociologie » et L. Kaufmann, L. Quéré,
« Comment analyser les collectifs et les institutions ? », dans
M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (sous la dir. de), l’Ethnométhodologie.
Une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001, p. 361-390.
6. Jocelyn Benoist,
« Structures, causes et raisons. Sur le pouvoir causal de la structure »,
Archives de philosophie, t. 66, printemps 2003, p. 86.
7. Ibid., note 22, p. 86.
8. Dumont définit
« la hiérarchie comme principe de gradation des éléments d’un ensemble
par référence à l’ensemble », Homo Hierarchicus. Le système des
castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, p. 92, souligné
par Dumont. Il précise juste après que, « une fois la hiérarchie isolée
[…], il reste à voir comment elle s’articule au pouvoir et comment se définit
l’autorité », p. 93.
9.
L. Wittgenstein, le Cahier bleu et le Cahier brun, trad.
J. Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.
10. Edmond Ortigues,
« Le concept de personnalité », dans « La traversée de
l’Atlantique », Critique, mai 1985, p. 520. Descombes se
réfère souvent, et à juste titre, à ce philosophe, anthropologue et
psychanalyste trop oublié aujourd’hui par ces trois disciplines. Edmond
Ortigues est décédé en mai 2005.
11. N. Elias, Qu’est-ce
que la sociologie ?, op. cit., p. 147-148.
12. « La collectivité et
les totalités sociales ne se définissent pas par des faits d’appartenance, mais
par des faits de relation fondés sur l’action et ordonnés par une règle ou une
loi. […] Elles sont engagées comme “systèmes polyadiques” et comme pourvoyeuses
d’un “ordre de sens” dans l’effectuation particulière, dont elles sont en
quelque sorte la cause formelle (l’“ordre de sens” est ce qui fait que les
paroles prononcées et les gestes faits constituent telle ou telle action
déterminée, par exemple un jugement doté d’un pouvoir coercitif) »,
L. Kaufmann et L. Quéré, « Comment analyser les collectifs et
les institutions ? », art. cité, p. 371.
13. Voir le chapitre capital
sur la philosophie des verbes sociologiques, chap. XXXVIII, p. 307.
14. « Non. Il n’y a là
aucune opinion. […] Les vérités logiques sont déterminées par un
consensus d’action ; par un consensus qui consiste à faire la même
chose, à réagir de la même façon. Il y a consensus, mais ce n’est pas un
consensus d’opinion », Cours sur le fondement des mathématiques, cité
par C. Chauviré, « Le social au miroir des mathématiques », Europe,
octobre 2004, p. 92.
15. Descombes analyse le
commentaire de Castoriadis sur les trois professions impossibles de Freud,
psychanalyser, gouverner, éduquer. « Elles ont en commun de viser à
transformer quelqu’un – donc de lui faire subir un changement –, mais à
le transformer par un changement qui ne saurait se produire si lui-même ne
l’opère pas. Il faut donc que le patient de ce changement en soit aussi l’agent »,
p. 208. Sociologiquement, on peut faire l’hypothèse que les professions
impossibles, les métiers dont l’objet est la relation sont appelés à se
généraliser dans nos sociétés où la maîtrise des « compétences
sociales » est au cœur de la socialisation.