Agir de soi-même

 

Alain Ehrenberg*

 

Qu’un sociologue […] isole le “moi” de la série personnelle pour lui opposer comme “alter” […] tous les autres hommes que nous percevons de manière plus réaliste comme tu, il, elle, nous, etc., voilà qui révèle bien la force des représentations centrées sur l’individu. Rares sont les traits les plus caractéristiques de la théorie sociologique sous sa forme actuellement prédominante qui traduise aussi clairement ses limites.

Norbert Elias, 19701

 

 

Si le fait d’agir de soi-même est une caractéristique générale de l’action humaine, seules nos sociétés modernes, individualistes, égalitaires, dont l’état social est démocratique (Tocqueville), valorisent l’autonomie au point d’en faire la valeur suprême. L’approche holiste serait censée ne pas pouvoir rendre compte de l’autonomie ou de l’individu, c’est-à-dire d’un genre d’être social qui pose les valeurs et dont il est attendu qu’il décide et agisse de lui-même. C’est tout le contraire que montre l’enquête de Vincent Descombes : il clarifie « les raisons qu’a le sociologue de concevoir sa discipline comme l’étude de totalités sociales et non de simples interactions individuelles2 ». Cette conception est des plus pertinentes pour analyser l’individualisme contemporain caractérisé par la généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale. L’individu autonome ne se fonde pas plus lui-même que l’homo hierarchicus, par exemple. Dans les deux cas, il faut un esprit commun, un esprit social pour que quoi que ce soit de cet ordre puisse exister réellement [dans le monde, comme partie du monde, donc et non pas seulement dans la pensée]. C’est ce qu’a montré l’article d’Irène Théry sur l’esprit objectif : il permet de penser la cosmologie individualiste sans tomber dans l’idéologie individualiste3.

De la philosophie du sujet en sociologie
au holisme sociologique

Nous vivons aujourd’hui dans un contexte où les mots autonomie, responsabilité, initiative individuelle, épanouissement personnel, droit de disposer de son propre corps, etc., sont les références principales de la vie sociale [pure propagande : il ne s’agit que de mots qui contredisent la réalité où règne un conformisme total]. Ces idéaux s’accompagnent d’un souci croissant pour la subjectivité des individus : l’épanouissement auquel ils ont droit et la souffrance psychique [en fait souffrance d’une vie de crétin soumis] dont ils témoignent semblent les principaux points de focalisation. L’action faite de soi-même est aujourd’hui une valeur imprégnant l’ensemble de la vie ordinaire. Il est donc décisif sociologiquement de bien comprendre ce que désigne « le fait d’agir de soi-même ».

La sociologie a voulu rendre compte de ce changement dans les valeurs et les normes, via le thème du retour de l’acteur ou du sujet, à partir du début des années 1980. Cela a conduit des sociologues et des anthropologues en nombre croissant à penser qu’il fallait abandonner l’analyse de la société pour celle du sujet : la sociologie du soi [soi est un autre, soit est un objet] et des relations entre les « soi » est aujourd’hui un courant majeur en sciences sociales4. Ainsi, voit-on affirmer un peu partout que les seules relations entre individus permettent de « bricoler », par exemple, sa propre famille via des négociations et des contrats moraux. La société ressemble alors à une rencontre de subjectivités [alors qu’en vérité, il n’y a que bétail qui va à l’abattoir], ce qui conduit à une conception purement contractuelle (procédurale) du social, c’est-à-dire sous forme d’accord entre libres parties. Les individus ne seraient engagés que par ce qu’ils décident eux-mêmes d’engager. Autrement dit, la société est abordée comme un tas d’expériences individuelles reposant sur la subjectivité de chacun.

On peut repérer au moins deux catégories de confusions interdépendantes dans nos disciplines : 1. L’identification de l’individualité à une subjectivité, une réflexivité et une conscience de soi accrues, comme si nos ancêtres étaient dépourvus de ces traits qui appartiendraient en propre à l’individualisme moderne. C’est là de l’ethnocentrisme. 2. La double croyance à une désinstitutionnalisation (il n’y a plus que des relations intersubjectives qui prennent la forme de contrats et/ou de rapports de force) et à un déclin de la normativité au profit d’un large choix entre des styles de vie (il y a ceux qui s’en réjouissent et ceux qui s’en désolent). Nous avons affaire à une version sociologique d’une philosophie de la conscience car la sociologie du soi met en scène un agent social qui se fonde lui-même. Dans la modernité individualiste, à la différence des sociétés non modernes, l’individu produirait à lui tout seul, subjectivement et grâce à sa capacité réflexive, le lien social dans ses interactions avec d’autres sujets. Le « Sujet » des sociologues du « soi » n’est rien d’autre que le décalque quelque peu vulgarisé du sujet des philosophes. Dans le même temps, l’idée de société comme réalité sui generis, idée fondatrice de la sociologie de Durkheim, définissant le fait social comme inhérent au fait que les hommes vivent en commun, devient inconsistante. La croyance que les institutions tenaient toutes seules auparavant, par la grâce de Dieu, est d’ailleurs le complément imaginaire de la croyance au délitement social généralisé d’aujourd’hui, délitement qui ne pourrait être surmonté que par l’appel à la bonne volonté des individus.

L’un des nœuds de la confusion est le suivant : ce n’est pas parce que les choses semblent plus « personnelles » aujourd’hui qu’elles sont pour autant plus intérieures et moins sociales. Il n’y a aucune raison logique ou anthropologique de penser que l’individu était moins conscient de lui-même, moins « subjectif » ou moins « stratège » hier qu’aujourd’hui. Comment d’ailleurs un être humain pour-rait-il (sauf dans certaines maladies neurologiques) être dépourvu de conscience de soi ? L’individu n’est ni une question de subjectivité, ni de psychologie.

Nous adhérons trop aisément à la croyance typiquement individualiste en un déclin de la règle sociale que ce subjectivisme incarne : ne dit-on pas en permanence que le lien social se défait sous la poussée de l’individualisme ? De ce point de vue, les courants de la sociologie de l’intersubjectivité ou des « soi » ne font que redoubler les croyances individualistes communes (privatisation de l’existence, déclin de l’action publique, etc.) dans un langage métaphysique. Ce qui est perdu de vue, c’est la nécessité de la vie en commun, de la vie sociale : on ne voit en effet plus en quoi la vie en société est une caractéristique naturelle de l’espèce humaine, c’est-à-dire sans laquelle non seulement il n’est pas possible aux êtres humains de vivre, mais encore de se vivre comme des individus autonomes libres de choisir leur vie. Mais ce diagnostic de déclin repose sur la perception ininterrogée de la règle sociale comme contrainte. De plus, il implique une vision dualiste de la vie sociale : d’un côté, nous aurions l’individu, de l’autre, la société ou l’Autre, et l’on recherche ensuite quelles relations s’établissent entre les deux entités5. Une bonne partie de la sociologie oublie ainsi que les hommes agissent en fonction de conventions [non pas, personne n’a convenu de quoi que ce soit ; pour qu’il y ait convention il faut d’abord con venir. Le véritable terme est « con sans suce ». cela dit, un con sans suce peut très bien être obtenu par convention sinon : l’obéissance des autres fait que chacun est contraint à l’obéissance, c’est l’auto coercition des foules, des masses, des multitudes : seuls parmi tous que voulez vous qu’ils fassent. C’est le résultat de la séparation] : celles-ci sont trop souvent définies comme équivalentes à arbitraire, donc à contrainte, voire à domination. La contrainte n’est pas ce qui caractérise la socialité de l’être humain. La notion de règle sociale ressemble plutôt à quelque chose qui nous dirige – une référence –, qu’à une contrainte.

Cette erreur d’appréciation tient à la passion égalitaire et à l’horreur modernes à l’égard de la hiérarchie (Dumont) qui aboutit à assimiler un holisme sociologique à ce qu’on pourrait appeler holisme politique. C’est exactement l’erreur commise par Jocelyn Benoist dans un article pourtant solide sur la structure selon Lévi-Strauss : « Et que serait, semble dire Descombes, une société sans hiérarchie6 ? » Selon Benoist, hiérarchie équivaut à ordre traditionnel, comme on le voit dans le commentaire sur Dumont :

Comment interpréter la société en termes de structures hiérarchiques et statiques sans sombrer dans la pure et simple apologie de l’ordre établi […] ? Dans cette « rupture avec l’idéologie moderne » dont parle Louis Dumont, il n’y a, nous semble-t-il, rien d’autre que la voix du traditionalisme français, soucieux de retrouver dans la société comme l’ordre d’une nature7.

Or la hiérarchie chez Dumont n’a aucun rapport avec cela : c’est la relation entre la partie et le tout qui est la hiérarchie, c’est une relation de valeurs, et rien d’autre que cela8. Il y a bien là confusion entre deux notions de hiérarchie sans rapport l’une avec l’autre : l’ordre logique n’est pas l’ordre social. Le malentendu tient à ce que le holisme politique est réactionnaire alors que le holisme méthodologique est une démarche, un moyen de décrire les phénomènes (le holisme a mauvaise réputation politique, rappelle Descombes à plusieurs reprises dans le Complément de sujet).

La règle sociale perçue comme contrainte, comprise plus dans la perspective du pouvoir de dominer que dans celle d’un trait de l’action humaine, ne permet pas de comprendre que la vie sociale n’est pas ce qui empêche de…, mais ce qui rend possible l’action humaine, qui lui fait découvrir des possibilités proprement humaines. Stanley Cavell explique ainsi que les règles du base-ball sont certes arbitraires, mais sans ces règles nous n’aurions rien su des capacités humaines rendues possibles par ces règles.

En quoi consiste la socialité de l’être humain sans laquelle il serait impossible de (se) vivre comme des individus ? C’est ce que nous permet de préciser le travail de Descombes, en particulier dans le Complément de sujet :

L’idée qu’un individu se fait de lui-même (ou, comme on dit aujourd’hui, de son identité) est une idée commune, une idée sociale. Ce n’est donc pas du tout une idée subjective (p. 386).

Le fait de se penser comme un individu, comme un être humain dont le mode d’action le plus valorisé aujourd’hui est celui qui consiste à agir de lui-même, n’est non seulement pas contradictoire avec l’idée d’un esprit commun, d’un esprit objectif, mais encore l’esprit objectif est la condition pour rendre compte sociologiquement de l’autonomie dans le contexte d’aujourd’hui. C’est bien la tension inhérente à notre condition de modernes que Descombes s’attache à souligner :

Pas de société, pas d’action commune sans idées communes, écrit-il en reprenant Tocqueville sur les croyances dogmatiques. De ce point de vue […] le problème de l’homme moderne est de savoir reconnaître cette vérité sociologique alors que nos valeurs suprêmes sont de fait, et surtout doivent être […] celles de la liberté de l’individu (p. 376).

Le holisme sociologique non seulement n’est pas contradictoire avec nos valeurs individualistes, mais encore permet d’en rendre compte parce qu’il est descriptif et non normatif.

De quel concept de sujet et de quelle « grammaire » la sociologie a-t-elle besoin ?

Les sociologues, les anthropologues ou les historiens s’intéressent aux phénomènes sociaux qu’ils cherchent à décrire de la façon la plus juste possible. Le philosophe pratique l’enquête conceptuelle, il « conteste une analyse » (p. 20) et vise à éclaircir des « embarras philosophiques », mais ne prétend pas traiter des phénomènes. Le chercheur en sciences sociales a besoin d’outils conceptuels parce que la question conceptuelle porte sur la description : y a-t-il vraiment l’opération dont on parle, celle de se fonder soi-même ?

Le sociologue qui pense que devenir autonome consiste à se poser comme sujet, que l’individualisme se condense dans la fondation du sujet par lui-même, dans « l’invention de soi » nous embarrasse philosophiquement au sens où il suppose une action consistant à se fonder soi, comme on fonde un foyer, par exemple. Dans « fonder un foyer », le verbe est transitif grammaticalement et désigne une action réelle (on peut constater que le foyer en question existe ou non). Peut-on en dire autant de l’opération consistant à se fonder, à fonder un objet qui serait soi-même ? A-t-elle même un sens ? Si je fonde un foyer, le verbe fonder reste transitif, mais si je me fonde moi-même, c’est-à-dire si je suis à la fois le sujet et l’objet (sous la forme du pronom réfléchi) du verbe « fonder », un sentiment de malaise nous prend à la lecture : sa transitivité grammaticale ne pose évidemment aucun problème, en revanche sa transitivité sociologique semble bizarre, car on ne voit pas ce que peut désigner une phrase comme « je » fonde « je ». Voilà à quoi sert l’analyse grammaticale : le fait que le verbe ne peut pas être sociologiquement transitif indique que le sociologue qui pense l’autonomie de cette manière ne nous décrit rien. Il ne fait que croire à une mystérieuse entité placée à la fois sous le sujet grammatical et le pronom réfléchi, et qui serait le révélateur de l’expérience vécue, de son authenticité. Son entendement est ensorcelé par cette croyance [ce fut le cas de Marx, hélas]. C’est l’une « des principales causes de la confusion philosophique : essayer, derrière le substantif, de trouver la substance9 » [c’est le péché d’hypostasie, notamment avec le terme « l’économie »].

Agir de soi-même, pense-t-on souvent, implique une subordination de soi à soi, parce que l’action consiste à obéir librement à une règle que l’on s’est fixée. Cela implique-t-il que cette obéissance libre s’exprime dans des constructions grammaticales comme « je me contrains moi-même », « je m’oblige moi-même », « je me donne des ordres à moi-même » ? L’acte autonome « semble exiger, de façon contradictoire, que l’agent se fasse faire l’acte » (p. 18) exactement comme lorsqu’il y a deux agents : le sujet, qui donne l’ordre, et l’objet, qui le reçoit. L’autonomie conçue dans les termes de la philosophie du sujet impliquerait une relation causative à soi : je me donne des ordres que j’applique (ou non), je suis à la fois l’agent, qui donne des ordres, et le patient, qui les reçoit et les applique (ou non). Telle serait l’opération consistant à se fonder soi-même. C’est comme si l’on s’invitait soi-même à dîner, exemple qu’affectionne Descombes pour mettre en relief qu’inviter quelqu’un à dîner est un acte social impliquant un couple d’agents, une complémentarité qui oblige. Bref, l’abord du sujet dans les termes de la relation causative à soi enferme le sociologue dans « le cercle logique d’une fondation sur elle-même de la chose à fonder » (p. 22) et plus généralement ne permet pas de décrire l’action humaine, en particulier l’action autonome, sans la rendre incohérente. Pour en sortir, il importe que les sociologues fassent eux aussi leur « tournant grammatical », autrement dit qu’ils apprennent à examiner plus systématiquement les choix conceptuels implicites de leur philosophie sociale : c’est ce que leur propose Vin-cent Descombes dans le Complément de sujet. Il montre comment le concept de sujet peut être élucidé, en considérant que ce concept peut être l’objet de « distinctions et de précisions, en elles-mêmes indifférentes au linguiste, et qui relèvent de ce qu’on peut appeler, après Wittgenstein, une grammaire philosophique » (p. 15).

En quoi l’aride analyse grammaticale dont on vient d’exposer trop succinctement quelques éléments est-elle aujourd’hui particulièrement utile au sociologue ? À quels besoins sociologiques répond le « tournant grammatical » ?

Il permet de montrer que l’usage du soi comme entité réelle agissante est l’équivalent des croyances traditionnelles en la magie. Edmond Ortigues l’a formulé avec justesse :

Le procédé par lequel  on substantifie le pronom « Moi » ou « Soi » est le même que celui qui sert à fabriquer des Dieux et des fantômes. Autrefois, les gens avaient une âme pour mourir ; aujourd’hui, ils ont un « Moi » ou un « Self » pour vivre sur leur quant à soi10.

Toutes les sociétés se réfèrent à des entités fictives qui forment autant de motifs dans la tapisserie de leurs idéologies : les nôtres ont tendance à employer des représentations centrées sur l’individu qui réduisent le social au couple moi/autrui – de là sans doute la vogue des émotions aujourd’hui qui, pour nombre de biologistes et de sociologues, seraient « le pont » entre le biologique et le social. Ce réductionnisme consiste à transformer le pronom personnel « je », concept relationnel par excellence car indissociable de la série je, tu, il/elle, nous, vous, ils/elles, en substantif isolé. Conséquence de cette opération magique : au lieu de pouvoir se référer à une multitude de positions personnelles pour décrire la coordination de l’action, le sociologue se contente d’en saisir deux. Norbert Elias le souligne fort clairement :

La chaîne des pronoms personnels représente l’élément de coordination le plus élémentaire qui se retrouve à travers tous les groupes humains et toutes les sociétés11.

Autrement dit, en considérant l’individu comme un être et non comme une relation fondée sur l’action12, le sociologue reconduit notre imaginaire de l’intériorité. Il fait comme si Je te parle et Je parle de toi à quelqu’un étaient la même chose. Il ne voit pas que

le monde possède un « esprit » parce qu’il fonctionne comme une compagnie [le terme systema a deux sens parfaitement opposés d’ensemble et de compagnie au sens militaire. Un ensemble est seulement pensé (Cantor), il n’est pas concret, il n’est pas une partie du monde ; tandis que le bataillon est le summum de la totalité concrète : les hoplites en ordre de bataille possèdent leur nombre ce qui permet à dix mille hoplites de mettre en déroute sans combattre soixante mille combattants esclaves]. L’esprit du monde désigne […] la façon dont l’individu s’intègre au groupe dans lequel il se reconnaît comme ayant telle ou telle place (p. 281-282).

Mais alors, de quel concept de sujet la sociologie a-t-elle besoin ? Le concept de sujet dont le sociologue a besoin, nous dit Descombes, dépend finalement de ce qu’il entend par social. Si le sociologue donne une place centrale à l’action dans une perspective pragmatique, alors il a besoin d’un sujet pratique (p. 17) pour décrire « le sujet conçu comme l’agent d’une action intentionnelle » (p. 44). Pour que ce sujet d’action soit décrit, la grammaire philosophique implicite qu’emploie le sociologue du soi, tout autant que le sociologue du rapport dominant/dominé, n’est pas opératoire, car elle ne distingue qu’entre l’agent (le sujet, soi) et le patient (le complément, autrui). Toute l’action est du côté de l’agent, comme si le patient ne faisait rien (l’élève qui obéit au maître fait quelque chose). Le sociologue a donc besoin d’un « langage des actions humaines » (p. 44) permettant « de distinguer des degrés de l’agir » (p. 17), l’action que je fais de moi-même, celle dont je suis l’agent principal, celle dont je suis l’agent immédiat, etc. En outre, la particularité des relations sociales comme relations instituées13 démontre que lorsque nous, sociologues, cherchons à décrire ces relations, nous avons besoin d’un concept de sujet permettant de désigner

l’individu en tant qu’il peut jouer un rôle actanciel dans une histoire, de sorte qu’on peut demander s’il est le sujet de ce qui arrive, ou s’il en est l’objet, ou s’il en est l’attributaire (p. 14).

Autrement dit, nous avons besoin d’un concept relationnel, le seul qui ait la richesse pour analyser ces positions (sujet, objet, attributaire). C’est l’alternative que nous offre le Complément de sujet au traditionnel supplément d’âme que la sociologie s’évertue à employer pour rendre compte de l’individualisme.

L’autonomie consiste à suivre une règle

Devenir autonome n’est pas se poser comme sujet, « c’est acquérir une capacité à l’activité délibérée » (p. 218), c’est abandonner la magie de l’autofondation au profit d’une référence plus prosaïque : l’apprentissage. Ce qui lie l’esprit objectif et l’esprit subjectif se formule comme suit :

Ce qui se présente hors de l’individu sous la forme des modèles préétablis et des usages institués [esprit objectif] se présente dans l’individu sous la forme des aptitudes acquises d’abord par l’apprentissage, ensuite seulement par la formation de soi-même [esprit subjectif] (p. 22-23)

En quoi un agent qui se donne à lui-même un commandement est-il obligé de faire ce qui a été commandé ? […] Quel est donc ce rapport à soi qui rend possible de tels actes normatifs ? (p. 341),

étant donné que la relation causative à soi est vide de sens. L’analyse grammaticale pose le problème de la manière suivante :

En termes syntaxiques, quelle valeur donner à la construction pronominale des verbes « prescrire », « légiférer », « contracter », etc. ? (p. 341),

autrement dit à ces actions qui, toutes, consistent à se donner une règle et à la suivre. Car le point principal pour la sociologie est que l’autonomie consiste à en suivre une règle. Et suivre une règle n’implique pas d’avoir à l’esprit le modèle d’une règle de calcul, mais plutôt l’idée que l’on suit la règle « sans réfléchir », comme le dit Wittgenstein, que le consensus n’est pas d’opinion (tout le monde est-il d’accord ou non ?), mais d’action (tout le monde fait la même chose14).

L’action d’apprendre une règle consiste en ceci :

Un nouveau venu dans le monde humain […] ne pourra suivre correctement la règle qu’après avoir été formé à le faire. Or cette formation consiste à se conformer à la règle (grâce aux messages de l’instructeur : « juste », « faux ») sans savoir ce qu’on fait. Il s’ensuit que quelqu’un qui se montre capable de suivre une règle ne le fait jamais pour la première fois (p. 456).

Mais il faut distinguer ici deux types d’apprentissage : celui qui est lié à une situation de fait, par exemple apprendre à surmonter un obstacle physique ou à maîtriser une technique ; celui qui concerne « des choses qui ne sont identifiables qu’à la condition d’avoir un langage normatif à sa disposition » (p. 458) parce que l’obstacle « n’existe que sur le mode d’une idéalité linguistique : l’obstacle existe lorsqu’on dit qu’il existe » (p. 462), comme : « Tu ne dois pas avoir des relations sexuelles avec ton frère ». Où se trouve l’autonomie ? Dans le processus même de l’apprentissage qui

conduit d’un « tu ne peux pas » que l’apprenti accepte sans le comprendre à un « tu ne peux pas » qu’il accepte parce qu’il juge qu’il aurait dû le savoir. Nous y reconnaissons le cercle moral de l’autonomie, laquelle s’entend ici au sens des aptitudes acquises par l’exercice […]. Je parle d’un cercle moral, écrit Descombes, pour souligner que l’exercice vise à développer chez l’agent des capacités d’agir, des dispositions à agir, des aptitudes, des habitudes, donc des mœurs (p. 463).

À partir de là, l’agent social peut se corriger de lui-même, changer de lui-même, être son propre instructeur.

L’idéal d’autonomie avive la tension, propre à la société démocratique, entre la croyance que l’on trouve dans notre intériorité psychique, dans notre moi, la source de toutes nos actions et le fait que l’individu agit et pense dans un système institué. Descombes dissout cette contradiction élégamment :

Le trait propre des sociétés démocratiques n’est pas qu’on trouve « la source principale des croyances » en soi et non plus au ciel, c’est qu’on trouve ces croyances dans la « raison humaine », c’est-à-dire dans l’opinion commune et non plus dans le surnaturel (p. 372).

L’action faite de soi-même n’implique nullement la référence à une intériorité, à un Soi qui se serait substitué à Dieu. Si les croyances typiquement individualistes en l’autofondation (« L’invention de soi ») correspondaient à la réalité de la vie sociale, elles rendraient la société invivable (imaginez-vous dans la situation de devoir vous inventer tous les jours !). Pour comprendre l’autonomie, la philosophie du sujet nous illusionne, car elle ne permet pas de situer l’action autonome dans des « degrés de l’agir » et de comprendre que l’idéal de « Devenir soi-même » (titre du chapitre XXV) signifie que, dans un nombre de situations considérables (dans le travail, la famille, l’école, la réinsertion, la maladie, etc.), le style d’action qui a la plus grande valeur est celui où le patient du changement en est en même temps l’agent15. L’action faite de soi-même est celle que l’opinion commune attend et qu’elle respecte au plus haut point : sa dignité s’impose à chacun.

 

Alain Ehrenberg

 

NOTES

*   Sociologue, directeur de recherches au Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société (CNRS, Paris-V, Inserm). Il a publié récemment dans Esprit : « Le sujet cérébral », novembre 2004.

1.   Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1986 (éd. originale allemande, 1970), p. 147.

2.   Vincent Descombes, le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Essais », 2004, p. 346. Dans la suite, les références de pages données entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cet ouvrage.

3.   Voir supra l’article d’Irène Théry, « L’esprit des institutions ».

4.   Anthony Giddens est l’un des représentants les plus connus de ce courant. Voir en particulier Modernity and Self Identity. Self and Society in the late Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1991.

5. La sociologie a tendance à employer un langage des entités, sauf l’ethnométhodologie et l’interactionnisme symbolique. Des sociologues se revendiquant de ces courants discutent depuis plusieurs années de l’apport de Descombes à la sociologie. Voir A. Ogien (qui propose une sociologie wittgensteinienne dans la perspective de ces deux courants), « L’autre sociologie » et L. Kaufmann, L. Quéré, « Comment analyser les collectifs et les institutions ? », dans M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré (sous la dir. de), l’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001, p. 361-390.

6. Jocelyn Benoist, « Structures, causes et raisons. Sur le pouvoir causal de la structure », Archives de philosophie, t. 66, printemps 2003, p. 86.

7.  Ibid., note 22, p. 86.

8.   Dumont définit « la hiérarchie comme principe de gradation des éléments d’un ensemble par référence à l’ensemble », Homo Hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, p. 92, souligné par Dumont. Il précise juste après que, « une fois la hiérarchie isolée […], il reste à voir comment elle s’articule au pouvoir et comment se définit l’autorité », p. 93.

9.  L. Wittgenstein, le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. J. Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 25.

10. Edmond Ortigues, « Le concept de personnalité », dans « La traversée de l’Atlantique », Critique, mai 1985, p. 520. Descombes se réfère souvent, et à juste titre, à ce philosophe, anthropologue et psychanalyste trop oublié aujourd’hui par ces trois disciplines. Edmond Ortigues est décédé en mai 2005.

11. N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 147-148.

12. « La collectivité et les totalités sociales ne se définissent pas par des faits d’appartenance, mais par des faits de relation fondés sur l’action et ordonnés par une règle ou une loi. […] Elles sont engagées comme “systèmes polyadiques” et comme pourvoyeuses d’un “ordre de sens” dans l’effectuation particulière, dont elles sont en quelque sorte la cause formelle (l’“ordre de sens” est ce qui fait que les paroles prononcées et les gestes faits constituent telle ou telle action déterminée, par exemple un jugement doté d’un pouvoir coercitif) », L. Kaufmann et L. Quéré, « Comment analyser les collectifs et les institutions ? », art. cité, p. 371.

13. Voir le chapitre capital sur la philosophie des verbes sociologiques, chap. XXXVIII, p. 307.

14. « Non. Il n’y a là aucune opinion. […] Les vérités logiques sont déterminées par un consensus d’action ; par un consensus qui consiste à faire la même chose, à réagir de la même façon. Il y a consensus, mais ce n’est pas un consensus d’opinion », Cours sur le fondement des mathématiques, cité par C. Chauviré, « Le social au miroir des mathématiques », Europe, octobre 2004, p. 92.

15. Descombes analyse le commentaire de Castoriadis sur les trois professions impossibles de Freud, psychanalyser, gouverner, éduquer. « Elles ont en commun de viser à transformer quelqu’un – donc de lui faire subir un changement –, mais à le transformer par un changement qui ne saurait se produire si lui-même ne l’opère pas. Il faut donc que le patient de ce changement en soit aussi l’agent », p. 208. Sociologiquement, on peut faire l’hypothèse que les professions impossibles, les métiers dont l’objet est la relation sont appelés à se généraliser dans nos sociétés où la maîtrise des « compétences sociales » est au cœur de la socialisation.