Vite fait mal fait
QUOTIDIEN : Lundi 25 septembre 2006 - 06:00
Antoine n'a pas
changé d'entreprise. Ni même de bureau. Salarié d'une grande banque postale
dans la région lilloise, il a pourtant le sentiment d'avoir totalement changé
de travail. D'employé administratif, il est passé, dit-il, à «ouvrier
spécialisé».
Celui qui suivait
les dossiers clients «de A à Z» fait aujourd'hui du monotravail à
la chaîne : 8,5 dossiers à l'heure. Interdiction, désormais, de prendre
les clients au téléphone. Antoine doit se limiter à exécuter les ordres qui
arrivent du front office, une plate-forme téléphonique où une
armada de téléopérateurs répondent en 3 minutes chrono aux demandes des
clients. A la fin de chaque appel, Marie, préposée au combiné, doit terminer
l'entretien par une proposition commerciale. Les dossiers clients sont morcelés
en tâches successives, dans un travail «qui n'a plus de sens», symbole
du processus d'industrialisation des services à l'oeuvre depuis plusieurs
années. Antoine ne comprend plus son travail. Lui qui aimait fignoler les
dossiers ne tient pas la cadence.
Marie, dans la
pièce d'à côté, craque. Il faut bâcler l'entretien téléphonique tout en
essayant de vendre un produit bancaire, même si le client n'en a nul besoin.
Les dossiers sont mal remplis, les clients mal renseignés. Les réclamations
pleuvent. Et Antoine comme Marie ont le profond sentiment de faire du «mauvais
boulot».
Malaise. Aides-soignantes en sous-effectif, employés de
pompes funèbres travaillant à la chaîne, téléopérateurs infantilisés, policiers
et agents de préfecture soumis à la culture du chiffre (lire ci-contre), des
salariés issus de métiers aussi divers ressentent aujourd'hui un malaise
identique et impalpable : l'impression de mal faire son travail. Parfois
jusqu'à la honte. Ce sentiment est alimenté sous des formes variées par un
phénomène de plus en plus répandu : l'intensification du travail. Car, contrairement
à une idée reçue et sans avoir attendu les 35 heures, le travail en France,
depuis vingt ans, n'a cessé de pousser ses cadences. Les salariés français sont
parmi les plus productifs du monde. Entre 1984 et 1998, la proportion de
salariés estimant faire un travail répétitif est passée de 20 à 29 %, selon les
chiffres du ministère de l'Emploi. Le nombre de ceux qui travaillent sous la
contrainte de normes ou sont soumis à des délais a évolué, dans le même temps,
de 30 à 61 %. Parallèlement, le secteur des services s'industrialise, l'appétit
des actionnaires se fait toujours plus insatiable, les procédures qualité et la concurrence
entre salariés se généralisent, et des hordes de consultants proposent leurs
remèdes uniformes pour booster la compétitivité des entreprises.
«Le monde du
travail a toujours évolué, mais ce qu'il vit aujourd'hui en France est unique
et dangereux. Dangereux pour la santé des salariés comme pour la survie des
entreprises, explique
François Daniellou, professeur en ergonomie à l'université Bordeaux-II. Il
n'y a jamais eu autant de démarches
qualité, et jamais autant de salariés n'ont eu le sentiment de faire du
mauvais travail.» L'intensification, poursuit le chercheur, n'est pas
seulement «une atteinte faite aux personnes, c'est bien souvent une
négation de l'idée même de travail, de ce que peut signifier le travail bien
fait. C'est se faire de plus en plus mal à produire quelque chose dont on est
de moins en moins fier. Et, dans certains cas, dont on a franchement honte».
Consultants. Laurence Théry, inspectrice du travail et
responsable confédérale CFDT à la santé, a dirigé l'ouvrage le Travail
intenable (1). Pour elle, «travailler n'est pas
qu'une question d'argent. C'est aussi et surtout une nécessité pour l'équilibre
humain, notamment par la satisfaction du travail bien fait : réaliser une
belle pièce, boucler correctement un dossier client, s'occuper pleinement d'une
personne âgée. Quand le salarié estime ne plus pouvoir faire un travail de
qualité, il le vit comme une indignité personnelle».
Dans les services,
la taylorisation des procédures a standardisé une relation client à l'origine
personnalisée. Pris entre deux feux contradictoires, les salariés de ce secteur
doivent donner une réponse minutée à un public divers et demandeur d'un suivi
individualisé. Plus largement, les certifications qualité qui envahissent les entreprises figent
des méthodes de travail sans rapport avec la réalité du terrain. «On écrit
ce qu'il faut faire, on fait ce qui est écrit et on écrit ce que l'on a fait.
Le problème, c'est que le travail ne se laisse pas écrire comme ça. Si les
travailleurs se limitaient à faire exactement ce qu'il y a dans les classeurs,
la production ne sortirait pas souvent, explique François Daniellou. Les
travailleurs veulent faire de la qualité, mais il faut que l'on écoute leurs
difficultés. Les matières premières qui varient d'un jour à l'autre, les outils
qui s'usent, les machines qui prennent du jeu, les changements de production en
urgence parce qu'un client a haussé le ton.» De nouvelles manières de
faire sont même parfois inventées, qui économisent les efforts et feraient
gagner de l'argent à l'entreprise. «Mais on ne change rien, car la
prochaine certification
est dans deux ans. Si un
audit surprise intervient, la certification risque de sauter.» De leur côté, les cabinets de consultants
reproduisent des schémas identiques pour toutes les entreprises, de façon
parfois improductive, en «plaquant indifféremment les mêmes méthodes à
Fleury Michon ou à la Maif», souligne Laurence Théry. Découper du
jambon ou assurer les sociétaires passe ainsi à la même moulinette de la
réorganisation.
L'intensification
qui alimente le travail «mal fait» résulte aussi de la mise en concurrence des
salariés eux-mêmes, par des systèmes d'évaluation ubuesques qui soumettent les
employés à des objectifs intenables et irréels. Comme dans cette banque où les
résultats de chacun sont régulièrement comparés aux meilleurs résultats de
salariés virtuels, obtenus en fusionnant cinq critères d'excellence qu'aucun salarié ne remplit
en totalité dans la vie réelle. «C'est en permanence une image d'échec qui
est renvoyée aux agents, puisqu'ils ont toutes les probabilités de ne pas être
en tête au moins sur l'un des critères, analyse Bernard Dugué, docteur
en sociologie à Bordeaux-II. Atteindre les objectifs n'est d'ailleurs pas
suffisant, il faut créer les conditions pour que les salariés fassent eux-mêmes
plus que ce qu'on leur demande. On utilise la rhétorique du sport et, à grand renfort de challenges,
il va s'agir de vaincre, d'être parmi les meilleurs, voire d'écraser les
concurrents.»
Une logique de l'excellence dénoncée par Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à
Paris-VII et auteur de la Société malade de la gestion (2), qui
considère que «ce n'est pas le travail lui-même qui suscite la honte, mais
le fait de ne pas remplir les objectifs fixés, dans un cadre d'évaluation
déconnecté de la réalité du terrain, de ce que les salariés estiment être un
travail bien fait».
Tendinites. Les conséquences de ce sentiment de mal faire son
travail sont multiples. Notamment sur les collectifs professionnels. «Quand
il est impossible de faire du bon travail, de soulager celui du collègue, c'est
du chacun pour soi, note François Daniellou. L'infirmière qui n'a
pas le temps de se laver les mains entre deux patients ne va pas le montrer à
la stagiaire. Se rendre compte que le métier fout le camp, c'est très dur à se
dire à soi-même et encore plus à partager avec les collègues.» Comme
la malbouffe, le «mal-boulot» nuit à la santé. Les salariés se taisent, se
renferment et développent un sentiment de honte. Les problèmes physiques et
psychologiques arrivent ensuite : dépression, sentiment de harcèlement,
troubles musculo-squelettiques en plein développement (tendinites, etc.). Selon
les chercheurs, la question «Avez-vous les moyens de faire un travail de
qualité ?» est celle qui permet le mieux de prévoir les atteintes portées
à la santé.
«Quête
illusoire». Revaloriser le
travail, ce n'est finalement pas travailler plus. C'est peut-être, tout
simplement, travailler mieux, «en supprimant cette quête illusoire de
l'idéal productiviste, ce management
par l'excellence et la
qualité totale, impossibles à atteindre et qui donnent le sentiment aux
salariés d'être nuls», estime Vincent de Gaulejac. C'est aussi
comprendre que le travail est le lieu de la réalisation personnelle, une
activité humaine qui peut être source de plaisir, en redonnant au salarié ses marges de manœuvre
décisionnelles. Car avoir honte de son travail, c'est en souffrir et
devenir moins productif. Du fraiseur au cadre supérieur.
(1) Le Travail
intenable, sous la direction de Laurence Théry, la Découverte, 2006,
236 pp., 19 €.
(2) La Société
malade de la gestion, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2005, 276 pp.,
19 €.
http://www.liberation.fr/vous/emploi/206463.FR.php
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