Ideen I § 43. - ELUCIDATION D’UNE ERREUR DE PRINCIPE.

C’est donc une erreur de principe de croire que la perception (et à sa façon toute intuition de type différent portant sur la chose) n’atteindrait pas la chose même. Celle-ci ne serait pas donnée en soi et dans son être-en-soi. Toute existence comporterait la possibilité de principe d’être saisie telle qu’elle est dans une intuition simple, et plus spécialement d’être perçue dans une perception adéquate qui en livrerait l’ipséité corporelle sans passer par l’intermédiaire de ces « apparences ». Dieu, sujet de la connaissance absolument parfaite et donc aussi de toute perception adéquate possible, posséderait /139/ naturellement la perception de la chose en soi qui nous est refusée à nous, êtres finis.

Cette conception est absurde. Elle implique qu’il n’y aurait pas de différence d’essence entre ce qui est transcendant et ce qui est immanent et que la chose spatiale serait une composante réelle (reelles) incluse dans l’intuition que l’on prête à Dieu, et donc elle-même un vécu, solidaire du flux de conscience et de vécu attribué à Dieu. On se laisse abuser par cette idée que la transcendance de la chose serait celle d’une image-portrait (Bildes) ou d’un signe. Fréquemment on combat avec [79] ardeur la théorie basée sur l’image mais pour lui substituer une théorie basée sur le signe. Elles sont l’une comme l’autre non seulement inexactes mais absurdes. La chose étendue que nous voyons est perçue dans toute sa transcendance; elle est donnée à la conscience dans sa corporéité. Ce n’est ni une image ni un signe qui est donné à sa place. On n’a pas le droit de substituer à la perception une conscience de signe ou d’image.

Entre la perception d’un côté et la représentation symbolique par image ou par signe de l’autre, il existe une différence éidétique infranchissable. Dans ces types de représentation nous avons l’intuition d’une chose avec la conscience qu’elle dépeint (abbilde) ou indique par signe une autre chose ; quand nous tenons la première dans le champ de l’intuition, ce n’est pas sur elle que nous sommes dirigés, mais, par l’intermédiaire d’une appréhension fondée sur elle, nous sommes dirigés sur la seconde, celle qui est copiée ou désignée. On ne voit rien de tel dans la perception, pas plus que dans le simple souvenir ou dans la simple image (Phantasie).

Dans les actes d’intuition immédiate nous avons l’intuition de « la. chose elle-même » ; sur les appréhensions qui l’animent ne s’édifient pas d’appréhensions de degré supérieur; on ne prend donc conscience d’aucune chose à l’égard de laquelle ce qui est perçu servirait de «signe» ou « d’image-portrait ». C’est pour cette raison précise qu’on le dit immédiatement perçu en « lui-même ». Dans la perception le même objet est encore décrit de façon spécifique comme « corporel » par opposé au caractère modifié de : « en suspens » (vorschwebendes), /140/ ou « présentifié » (vergegenwärtiges), qu’on trouve dans le souvenir ou dans l’image libre (a). On verse dans l’absurdité quand on brouille, comme on le fait d’ordinaire, ces modes de représentations dont la structure diffère essentiellement et, parallèlement, les données correspondant à ces modes : ainsi la simple présentification avec la symbolisation (que celle-ci procède par image ou par signe), et à plus forte raison la perception simple avec l’une et l’autre. La perception d’une chose ne présentifie pas (vergegenwärtigt) ce qui n’est pas présent, comme si la perception était un souvenir ou une image; elle présente (gegenwärtigt), elle saisit la chose même dans sa présence corporelle, et cela en [80] vertu de son sens propre : on ferait violence à son sens si on supposait d’elle autre chose. Si, comme on le fait ici, on -envisage surtout la perception des choses, son essence implique qu’elle soit une perception qui procède par esquisses; corrélativement, le sens de son objet intentionnel, c’est-à-dire de la chose en tant que donnée dans la perception, implique qu’il ne soit par principe perceptible qu’au moyen de perceptions de cette sorte, c’est-à-dire procédant par esquisses.