Règles et langage privé.

Kripke. Seuil, 1996

 

/140/… Je voudrais maintenant essayer de donner au lecteur une idée de cette difficulté et de ses racines historiques. D’après Descartes, l’unique entité dont l’existence soit certaine, même lorsque je doute de l’existence du monde extérieur, c’est moi-même. Je puis douter de l’existence des corps (y compris du mien), ou encore, à supposer qu’il y ait des corps, douter qu’il y ait jamais eu des esprits « derrière » eux ; mais je ne puis douter de l’existence de mon propre esprit. Comme on sait, Hume réagit ainsi à cette thèse : « Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité /141/ parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atté­nuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons êtres sûrs de rien si nous en doutons. Malheureusement, toutes ces affirmations positives sont contraires à cette expérience même que l’on invoque en leur faveur, et nous n’avons aucune idée du moi de la manière qu’on vient d’expliquer [...] Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de plaisir ou de peine. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception, et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception [...] Si un homme, après une réflexion sérieuse et dénuée de préjugés, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne peux plus discuter avec lui. Tout ce que je peux lui concéder, c’est qu’il peut tout autant que moi avoir raison, et que nous différons essen­tiellement sur ce point. Il se peut qu’il perçoive quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui-même, encore que je sois certain qu’il n’y a pas un tel principe en moi. » [Hume, Traité de la nature humaine, livre  I, partie IV, section VI (« De l’identité personnelle » )]

Ainsi donc, là où Descartes aurait dit que je suis certain que c’est « moi qui ait des démangeaisons », Hume n’observe que les démangeaisons elles-mêmes. Le moi — l’ego cartésien — est une entité entièrement mystérieuse. Nous n’observons aucune entité de ce genre « ayant » des démangeaisons, des migraines ou des perceptions visuelles, etc., nous observons seulement les démangeaisons, les migraines, ou les perceptions visuelles elles-mêmes. Il est très difficile de parler d’influences directes de Hume sur Wittgenstein ; mais les idées de Hume, que nous venons d’esquisser, /142/ ont été si bien reprises et véhiculées par la tradition qu’on n’a guère de peine à les retrouver dans le Tractatus. En 5.631, Wittgenstein écrit : « Le sujet qui pense ou développe des idées n’existe pas. Si j’écrivais un livre intitulé Le Monde tel que je l’ai trouvé... c’est la seule chose dont il ne saurait être question dans ce livre. » Et il enchaîne en expliquant (5.632 et 5.633) : « Le sujet n’appartient pas au monde, il constitue plutôt une limite du monde. Où trouverait-on un sujet métaphysique dans le monde ? Vous direz que l’œil et le champ visuel sont exactement dans le même cas. Mais en vérité vous ne voyez pas l’œil. Et rien dans le champ visuel ne vous autorise à déduire qu’il est vu par un œil. »

Que l’influence soit directe ou indirecte, Wittgenstein est influencé ici par la manière typiquement humienne d’aborder la question du moi, tout comme en 5.135, 5.136, 5.1361, 5.1362 (et dans les paragraphes 6.362 à 6.372), il écrit sous l’influence du scepticisme humien en matière de causalité et d’induction. De fait, nier qu’on puisse jamais trouver un sujet dans le monde, et conclure (5.631) qu’un tel sujet n’existe pas, c’est être en plein accord avec Hume. Dans ces passages, le seul signe de divergence par rapport à la conception humienne apparaît en 5.632, lorsque Wittgenstein suggère que, finalement, parler de sujet est peut-être légitime, mais au sens d’une mystérieuse « limite » du monde, et non pas d’une entité qui en ferait partie.

Wittgenstein revient sur cette question dans plusieurs écrits, conférences ou discussions de la fin des années 20 et du début des années 30, période qu’on considère d’ordinaire comme un moment de transition entre la « première » philosophie du Tractatus et la « dernière » philosophie des Investigations. Dans son /143/ analyse des conférences de Cambridge des années 1930-1933, Moore note que Wittgenstein « dit que “de même qu’aucun œil (physique) n’est impliqué dans la vision, aucun Ego n’est impliqué dans le fait de penser ou d’avoir une rage de dents” ; et il cite, en l’approuvant apparemment, la formule de Lichtenberg : « Au lieu de dire “je pense”, nous devrions dire “ça pense” (“ça” étant utilisé, ajoutait-il, comme “Es” dans “Es blitzet”) ; et en disant cela il entendait, à mon sens, quelque chose d’analogue à ce qu’il disait de l’œil du champ visuel, à savoir que ce n’est nullement quelque chose qui est dans le champ visuel ». Dans les Remarques philosophiques, au § 58, Wittgenstein imagine un lan­gage dans lequel « J’ai une rage de dents » est remplacé par « Il y a une rage de dents », et où « je pense » devient « ça pense », comme le suggérait Lichtenberg.