Revue du Mauss 2003- 2 (no 22), page 299 à 304

 

 

La double nature de la religion

François Fourquet




Les sept thèses qui suivent ne font pas savant. Elles ne sont pas inspirées par une théorie anthropologique, mais par un point de vue qui reconnaît la dualité de l’être humain (thèse 5). En vérité, il n’y a pas dualité : le Moi est une illusion, une croyance en l’existence séparée et autonome de l’individu que je prétends être. Ma démarche va donc à contre-courant de la philosophie occidentale du sujet. Je suis parti jadis de la découverte majeure de Freud, qui a fêlé cette philosophie : le Moi-sujet (Moi-je) n’est qu’un pantin au service des pulsions inconscientes, qu’il prétend contrôler. C’est en voulant dépasser cette affirmation insoutenable que j’ai fini par y adhérer complètement, en trouvant ailleurs, et pas tout seul, dans la philosophie indienne surtout, le pressentiment qu’il existait en moi, et pas au ciel, de quoi sortir de cet assujettissement. « Moi », en effet, ne se libérera jamais, étant lui-même l’instrument et la forme de cet assujettissement. Tout ce que je peux espérer, c’est être libre de Moi. Soit dit en passant, c’est la seule voie possible et intellectuellement rationnelle de sortie de l’utilitarisme; car Moi-je ne sait pas faire autre chose qu’instrumenter la nature et autrui.

I. LA RELIGION PEUT EXPLIQUER MAIS N ’EST PAS EXPLICABLE. – La religion est en effet une « force » située en amont des phénomènes sociaux, un facteur d’explication universelle. Mais quand on a dit « la religion est une force en amont », on n’a pas beaucoup avancé : car le mot « force », dans notre culture, est synonyme de « cause », pour la physique de Newton comme pour les sciences sociales modernes. Quand on dit que la cause d’un mouvement est une force, on ne dit rien de plus que « la cause du mouvement est sa cause ». Autrement dit, la religion, supposée cause première, est elle-même sans explication.

II. LA RELIGION EST PASSIONNELLE. – Alain Caillé classe les religions du côté des passions. Il fait ainsi appel à une opposition distinctive inhérente à notre culture (occidentale) : raison contre passion. La religion, colorée chez nous par la tradition catholique, l’obscurantisme, l’infâme de Voltaire, s’oppose à la raison. Cependant, le calcul rationnel peut être aussi passionnel et la philosophie souvent une théologie masquée. Brouillage. En fait, le sentiment religieux a sa source dans le cœur (thèse 5), mais pas dans la passion, pas dans l’émotion, qui en effet nous égare; mais c’est bien elle que mobilise la religion dans sa fonction sociale et politique :passions politiques et religieuses.

III. LA RELIGION EST POLITIQUE. – Oui, la religion est politique, c’est la source même du politique, en tant que « religieux » (A. Caillé). Religion et politique sont comme l’envers et l’endroit d’une société. Durkheim ( 1912) a montré la fonction sociale de la religion : c’est par elle, et par elle seule, qu’un peuple se constitue, se représente soi-même et agit dans l’histoire; elle n’est donc pas une partie superflue de la société, qui pourrait donc s’en passer; elle en est l’essence. Pour Toynbee, les religions universelles ont créé les civilisations, qui sont les unités intelligibles de l’histoire, les sociétés les plus étendues, bien plus vastes que les sociétés nationales, car elles sont « internationales, extranationales » (Mauss). Les religions sont l’âme des civilisations, dont les relations sont rarement amicales, parfois indifférentes, plus souvent hostiles (Toynbee, Huntington) et tout le temps commerciales et culturelles : on échange en même temps et autant qu’on guerroie. Question :

pourquoi est-ce la religion, et pas autre chose, qui cimente l’unité politique d’un peuple, d’une civilisation ? Pourquoi les hommes ont-ils éprouvé le besoin d’imaginer des dieux et une transcendance pour former un corps, une entité collective ?

IV. L’OPPOSITION TRANSCENDANCE / IMMANENCE EST INTÉRIEURE À LA REPRÉSENTATION. – Le couple transcendance/immanence recoupe à peu de choses près le couple sacré/profane dont Durkheim, par une intuition géniale, définit la nature par le caractère absolu de l’hétérogénéité des deux termes : le sacré, c’est ce qui est extrêmement, totalement différent du profane. Dans les religions « à transcendance », le sacré émane d’une source prétendûment située au-delà de la vie ordinaire : Dieu, le surnaturel, le ciel, etc. Il en est ainsi des religions du Livre, juive, chrétienne, musulmane. Dans les religions « à immanence » – hindouisme (du moins dans sa forme extrême, le vedânta), taoisme, bouddhisme –, le sacré est consubstantiel à la vie quotidienne, il est toujours déjà présent. En vérité, l’opposition transcendance/immanence est intérieure à la représentation; c’est une construction mentale. Seules les religions du Livre, dans leur version exotérique ou dogmatique (A. Buisset), ont imaginé cette séparation caractéristique entre le créateur et sa créature, Dieu et l’homme, le spirituel et le temporel. Ce dualisme insurmontable, sanctifié et figé par les dogmes, ne se retrouve guère ailleurs : c’est de la ratiocination théologique. Pour les mystiques juifs, pour les saints chrétiens, pour les soufis musulmans, pour les sages hindous, Dieu (ou sa figure impersonnelle sous de multiples noms :Allah, absolu, Soi, brahman, nature-de-Bouddha) est partout, il est l’être même des choses et du monde. Simplement, il faut ouvrir les yeux pour le voir : non, le monde sacré n’est pas différent du monde profane; le sacré, c’est le profane vu d’une autre manière, considéré avec le cœur et traité avec respect ou amour. C’est pourquoi les mystiques de toutes les religions voient Dieu absolument partout, même dans un simple caillou. Ce qui fait le sacré, c’est l’attitude intérieure, subjective, la qualité d’être de celui qui voit. Cette subjectivité sacrée est soit un don naturel, soit l’affaire de toute une vie, pour autant qu’on veuille la découvrir. Le sentiment du sacré n’est pas une passion : c’est au contraire ce qui apparaît lorsque les émotions qui nous égarent ont été nettoyées et se sont éteintes.

V. LA RELIGION A DEUX ASPECTS : POLITIQUE ET MYSTIQUE. – La religion n’est donc pas seulement politique, elle est aussi mystique ou spirituelle. En cela elle échappe à la juridiction de la raison, mais pourtant ne lui fait pas la guerre. Le mystique est parfaitement rationnel : il n’obéit qu’aux leçons de l’expérience et n’accorde aucun crédit aux croyances et aux dogmes. Son instrument de connaissance n’est pas l’intellect, mais le cœur, distinction familière en Occident au moins depuis Pascal (« le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », etc.). Cette nature-là de la religion est purement intérieure.

Le cœur est indifférent aux calculs politiques (la religion comme ciment d’une société, d’une civilisation, thèse 3), mais n’est pas indifférent à autrui. Le cœur perçoit autrui et l’accepte pleinement; il est la source d’un amour spontané pour l’autre considéré comme vraiment autre, différent, et pourtant participant de la même nature sacrée que ma propre nature.

Le cœur est inaccessible à l’ego, qui équivaut à l’individu, unité de base de toutes les sciences sociales; et les Moi-individus se combinent pour constituer des ensembles pratico-inertes (Sartre), des groupes identitaires : classes, nations, civilisations, etc. Ego, « Moi-je », c’est ce à quoi je m’identifie, ce que je prends pour ma véritable nature. Moi-je est à la base de l’intérêt et de ses figures économiques et sociales. Quoi qu’on fasse, on ne peut y échapper par un raisonnement qui recommanderait l’intérêt pour autrui. L’ego ne s’intéresse qu’à lui-même, il est fait pour ça, et il y a toujours, sous les apparences de l’altruisme, un intérêt bien calculé et bien dissimulé. On ne peut sortir de l’impasse qu’en postulant l’existence d’une nature non égoïque de l’homme, que symbolise le cœur. Le cœur est « au-delà du moi » (A. Desjardins); c’est l’instrument qui perçoit le sacré en soi, chez les autres et dans le monde; et qui voit le monde tel qu’il est, ici et maintenant, et non celui de mes peurs et de mes désirs, tel que Moi-je voudrait qu’il soit.

La double nature de la religion correspond donc à notre double nature :

·                     d’une part, en tant qu’identifiés à notre corps propre, notre état civil, notre sexe, notre lignée, notre fonction sociale, notre religion ou notre athéisme, notre personnalité, l’opinion que nous avons de nous-mêmes, bref, en tant que Moi aveuglé par ses croyances et ses émotions individuelles ou collectives;

·                     d’autre part, en tant que pure conscience, en tant qu’existe en nous un cœur qui nous permet de voir le monde comme sacré, en tant que nous participons d’une nature non personnelle qui ne nous appartient pas, mais qui nous traverse et fait que nous sommes conscience. Le drame de l’homme, c’est que Moi-je s’approprie cette conscience.

Évidemment, si on nie cette distinction au nom de la raison occidentale qui a mis Dieu à mort au XVIIIe siècle, la discussion s’arrête là. Cela n’empêche pas cette conscience d’exister, simplement nous l’ignorons, et notre enquête sur la nature de la religion n’ira pas plus loin que la découverte de sa fonction politique, symbolique et civilisationnelle.

VI. LES RELIGIONS LAÏQUES ONTAUSSI LEUR SACRÉ. – Et les religions séculières ou laïques ? le nationalisme ? le communisme ? la religion laïque occidentale, que j’ai repérée ( 2002) comme étant la nôtre, la mienne, la religion de la démocratie et des droits de l’homme (la « DDH »)? C’est délicat. Comme les saints, mystiques et sages, ces religions laïques affirment l’immanence de tout ce qui est. Mais elles ignorent le sacré. Si pour les mystiques tout est sacré, pour les adeptes des religions séculières tout est profane, puisque le sacré ne peut émaner que d’un être transcendant situé quelque part dans le ciel. Or, le ciel n’existe pas; c’est une invention théologique des religions du Livre, une séparation opérée par leurs prêtres, une projection fantasmatique et spatiale (le ciel, la terre) de notre dualité.

Cependant on peut faire l’hypothèse que pour les adeptes de la DDH (ou de son hérésie communiste), le sacré existe, mais ne porte pas ce nom. Il existe un ciel terrestre, une valeur sacrée immanente à la représentation laïque, et parfois inaperçue. Quelques exemples : pour le Français patriote qui fait la guerre en 1914 ou s’engage dans la résistance en 1940, la patrie est sacrée; pour le militant communiste qui sacrifie sa vie pour la Cause, la révolution est sacrée; pour le socialiste ou l’altermondialiste, c’est plutôt la valeur publique qui est sacrée (par opposition au privé, à la valeur marchande, au capitalisme).

Pour le militant de la DDH, la liberté et la démocratie sont sacrées. En identifiant la cause de l’Amérique à celle de la civilisation contre la barbarie terroriste, le président Bush a remis en service une valeur sacrée brandie jadis par d’autres présidents américains : la destinée manifeste, le monde libre (Roosevelt), l’archange occidental combattant l’empire du mal (Reagan), et maintenant la bonne DDH contre l’axe du mal.

Mais ce sacré laïque n’est pas un vrai sacré. Il est sacré au sens où l’Église catholique a déclaré sacrées certaines institutions – et d’abord elle-même –, certains lieux « consacrés » (les églises, les cimetières), certains objets (une rondelle de pain appelée hostie, les instruments de la liturgie), certaines dates (l’anniversaire de la naissance du Christ, puis de sa mort, puis de sa résurrection), certains textes (la Bible). C’est un sacré à usage exotérique, un sacré institutionnalisé, qui diffère de celui des mystiques, des sages, des éveillés, pour qui tout est sacré.

VII. L’UNIVERSALITÉ DE LA RELIGION DES DROITS DE L’HOMME EST LIMITÉE.– Le sacré laïque est limité à une aire culturelle déterminée, c’est le sacré d’une société particulière. Le sacré religieux exotérique aussi. Ainsi, pour les chrétiens, tout ce qui relève de Dieu est sacré, mais une fois franchies les frontières de la chrétienté, plus rien n’est sacré, tout est idole et peut être profané (ou du moins pouvait l’être). Et comme il ne peut plus l’être, on le regarde de haut avec condescendance (ainsi de certains théologiens chrétiens vis-à-vis du bouddhisme : l’absence de dieu personnel leur est incompréhensible).

Cependant la religion de la DDH tend (mais tend seulement) vers l’universalité : pour elle, tout être humain a droit au respect dû à un être sacré (les droits de l’homme sont « naturels, inaliénables et sacrés », proclamait la Déclaration de 1789). Ça, c’est la théorie. En pratique, il y a des hommes qui sont moins hommes que d’autres. Par exemple, s’ils sont pris les armes à la main en Afghanistan en 2001, ils ont droit à Guantanamo où ils sont privés des garanties politiques et juridiques fixées, précisément, par les droits de l’homme. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Cette violation scandaleuse (aux yeux de notre propre religion) de l’universalité des droits de l’homme ne semble pas avoir ému la terre entière, pas même les alliés des États-Unis, qui semblent trouver ça normal.

Oublions ces violations. Imaginons une humanité unifiée au sein d’une société mondiale (ce qui ne veut pas dire par une civilisation uniforme); elle considérerait les groupes identitaires comme des phénomènes normaux et non des occasions de guerre, de même que les citoyens d’une république nationale admettent sans problème que certains d’entre eux aient une préférence affective pour leur famille, leur communauté, leur quartier, leur religion, etc.

Alors la fonction identitaire de la religion se dissoudrait dans son universalité même; alors la religion exotérique se rapprocherait de la religion intérieure mystique. Pour le sage aussi, tout être est digne d’amour, et en particulier tout être humain, quels que soient son ego, son ethnie, sa moralité, sa patrie, sa civilisation, sa religion. Le respect universel de la DDH bien comprise, ou d’une religion supérieure qui la prolongerait, la dépasserait, semble ainsi rejoindre l’amour universel du sage. Il resterait cependant une différence majeure : l’identification individuelle. Le croyant des droits de l’homme croit encore à lui-même; quand il affirme « je suis », il pense encore; et ce qu’il pense, c’est « je suis moi ».

Le sage, semble-il, a dissous cette identification ultime. Il ne s’identifie plus, il est. Il est quoi, alors ? Je ne sais pas.

• BUISSET Ariane, 2000, La Réconciliation. Essai sur l’unité cachée des religions, éditions

 

• Adyar.

 

• CAILLÉ Alain, 2002,« Le politico-religieux », La Revue du MAUSS semestrielle, n°19, « Y a-t-il des valeurs naturelles ?», 1er semestre. – « Le religieux est à la religion ce que le politique est à la politique » (p. 304).

 

• DESJARDINS Arnaud, 1979, Au-delà du Moi. À la recherche du Soi, La Table Ronde.

 

• – 1987, La Voie du cœur, La Table Ronde.

 

• DURKHEIM Émile [ 1912] 1925, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Alcan.–

 

• Sur le couple sacré-profane : « Il ne reste plus, pour définir le sacré par rapport au profane, que leur hétérogénéité [… ] Cette hétérogénéité est absolue » (p. 53).

 

• Lire l’admirable conclusion générale : « La société idéale n’est pas en dehors de la société réelle; elle en fait partie [… ] Une société n’est pas seulement constituée par la masse des individus qui la composent, par le sol qu’ils occupent, par les choses dont ils se servent, par les mouvements qu’ils accomplissent, mais, avant tout, par l’idée qu’elle se fait d’elle-même » (p. 603-604).

 

• FOURQUET François, 2002,« Une religion mondiale ?», La Revue du MAUSS semestrielle, n° 19,1er semestre.

 

• HUNTINGTON Samuel, 1996, The Clash of Civilizations, and the Remaking of World

 

• Order, Simon & Chuster. Trad. fr., Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.

 

• MAUSS Marcel, 1930, « Civilisations : éléments et formes », communication à la

 

• Ire Semaine internationale de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, La Renaissance du livre (repris in Essais de sociologie, 1968).

 

• NEWTON Isaac, 1687, Philosophiæ naturalis principia mathematica. Trad. fr. de Mme du

 

• Châtelet, Principes mathématiques de la philosophie naturelle. –Scolie générale : « J’ai expliqué jusqu’ici les phénomènes célestres et ceux de la mer par la force de la gravitation, mais je n’ai assigné nulle part la cause de cette gravitation » (cité par Didier Deleule in David HUME, Enquête sur l’entendement humain, édition de poche, Librairie générale française, 1999, p. 292).

 

• PASCAL Blaise, 1670, Pensées, édition Léon Brunschvicg, 1897, Hachette-Classiques.–

 

• La pensée citée sur le cœur porte le numéro 277. Il y en a bien d’autres sur le couple cœur-raison.

 

• TOYNBEE Arnold, 1972, A Study of History (nouvelle édition abrégée), Oxford University

 

• Press. Trad. fr., L’Histoire, Payot, 1996. – La définition de la « civilisation » se trouve dans le chapitre I, intitulé « L’histoire ».