Recette pour un krach,
ou la formule qui crucifia Wall Street
Par
Felix Salmon 23.02.09
Au
milieu des années 80, Wall Street se tourna vers les ‘quants” –
ingénieurs financiers ‘surdoués’ – pour obtenir d’eux de nouveaux instruments
permettant de gonfler le profit. Leur méthode pour démultiplier
l’argent marcha à merveille … jusqu’à ce que l’une d’entre elles
finisse par dévaster l’économie mondiale.
Il
y a à peine un an, le fait qu’un spécialiste des mathématiques comme David X.
Li puisse un jour gagner le Prix Nobel d’économie n’avait rien de choquant.
Après tout, plusieurs économistes de la finance – même des « quants »
de Wall Street – avaient déjà reçu le « Nobel d’économie » et les
travaux du Dr Li sur la mesure du risque a eu, subitement, plus d’influence
que toutes les contributions de ceux qui ont obtenu ce prix. Mais, maintenant
que banquiers, politiciens et régulateurs, ont rejoint les investisseurs pour
tenter de comprendre comment a pu arriver le plus grand naufrage financier
depuis la Grande Dépression, Li doit probablement s’estimer heureux d’avoir
encore un emploi dans la finance. Cela ne doit pas pour autant nous faire
oublier ce qu’il a réussi : s’être attaqué à un problème notoire –
déterminer la corrélation c’est-à-dire la dépendance entre des évènements
apparemment disparates – et l’avoir résolu grâce à une simple et élégante
formule mathématique, devenue par la suite omniprésente dans le monde de la finance.
Pendant
cinq ans, la formule de Li, connue sous le nom de fonction de la copule
gaussienne, est apparue sans ambiguïté comme un progrès, un bijou de la
technique financière, qui permettait de modéliser les risques les plus divers
avec une aisance et une précision bien supérieure à tout ce qui existait alors.
Elle a permis aux traders de vendre d’innombrables quantités de titres
financiers d’un nouveau genre, entraînant l’expansion des marchés financiers à
des niveaux jusqu’alors inimaginables.
(…)
Finalement,
tout le monde ou presque adopta sa méthode. Elle leur devint si naturelle – et
leurs permettait de faire tant d’argent –, que les avertissements concernant
ses limites furent totalement ignorés.
Puis
les choses se gâtèrent. Les premières fissures apparurent lorsque les marchés
commencèrent à se comporter d’une manière que les utilisateurs de la formule de
Li n’avaient pas prévue. Fissures qui devinrent des trous béants en 2008 –
quand l’effondrement d’une partie du système financier absorba des trillions de
dollars, jusqu’à mettre en danger l’ensemble du système financier mondial.
Comment
une simple formule a-t-elle pu avoir des effets aussi dévastateurs ? La réponse
se trouve dans les marchés des obligations, qui permettent aux fonds de pensions
et aux compagnies d’assurance de prêter des trillions de dollars aux firmes,
aux pays et aux ménages désirant acheter des biens immobiliers.
Imaginons
qu’une compagnie – disons IBM – emprunte de l’argent en émettant une
obligation. Dans ce cas, les investisseurs vont regarder de près les comptes de
la firme afin de s’assurer qu’elle a les moyens de rembourser. Plus le risque
perçu est grand – et il y a toujours un risque – plus le taux d’intérêt attaché
à l’obligation sera élevé.
(…)
Les
investisseurs ont constitué des ensembles ou « portefeuilles » de
centaines, voire de milliers de créances hypothécaires (appelés en anglais
« mortgage pools »). Les sommes en jeu sont ahurissantes : les
prêts hypothécaires américains ont atteint plus de 11.000 milliards de dollars.
Or, ces portefeuilles ont une architecture plus obscure que la plupart des
obligations. D’abord, ils n’ont pas de taux d’intérêt garanti, puisque les
sommes reversées chaque mois par les emprunteurs dépendent de la proportion des
ménages ayant remboursé (les autres faisant défaut). De plus, le portefeuille n’a
pas de date d’échéance précise : l’argent rentre par vagues irrégulières
puisque les gens remboursent leur hypothèque à des moments divers et parfois
imprévisibles – par exemple, lorsqu’ils décident de vendre leur maison. Enfin –
et c’est là où le bât blesse le plus – il n’y aucun moyen simple d’attribuer
une probabilité aux défaillances éventuelles.
Wall
Street crut résoudre beaucoup de ces problèmes grâce à un processus appelé
« titrisation » qui consiste à découper en « tranches » les
portefeuilles de prêts immobiliers, permettant ainsi la création d’obligations
accréditées AAA, pour les tranches dont il a été décidé qu’elles seront
remboursées les premières.
Mais
ce découpage des portefeuilles de titres n’a contribué qu’à créer un faux
sentiment de sécurité. Si les agences de notation et les investisseurs se
sentaient en sécurité avec les tranches AAA, c’est qu’ils pensaient qu’il n’y
avait aucune chance de voir des centaines de propriétaires faire défaut en même
temps. Une personne peut perdre son travail, une autre tomber malade. Mais ce
ne sont que des malheurs personnels, qui affectent peu l’ensemble, les autres
continuant à rembourser leur échéance en temps et en heure.
Mais certains
facteurs, comme une baisse du prix des logements, peuvent affecter un large
nombre de personnes à la fois. Si la valeur des maisons dans votre voisinage
baisse et si vous perdez une partie de vos actifs, il y a une bonne chance que
vos voisins perdent aussi les leurs. Si vous faites défaut, il y aura une assez
grande probabilité qu’ils fassent défaut aussi. Cette possible corrélation
entre divers évènements apparemment indépendants est essentielle dans la
détermination du risque associé aux prêts immobiliers.
Tant
qu’ils peuvent lui associer un prix, les investisseurs aiment le risque. Ce qu’ils
détestent c’est l’incertitude – ne pas connaître le niveau de risque. Par
conséquent, les investisseurs cherchent désespérément à mesurer, modéliser et
évaluer les corrélations entre les divers titres qui forment un portefeuille.
Avant que n’arrivent les modèles quantitatifs, le seul cas dans lequel les
investisseurs étaient prêts à mettre leur argent dans des portefeuilles de
prêts immobiliers correspondait à celui où le risque était pratiquement nul –
en d’autres termes, quand ces prêts étaient implicitement garantis par le
gouvernement fédéral américain au travers des institutions Fannie Mae ou
Freddie Mac.
Pourtant
durant les années 90, avec les marchés mondiaux qui s’étendaient, des
millions de nouveaux dollars attendaient d’être prêtés aux emprunteurs du monde
entier – pas seulement à ceux cherchant à acheter leur maison mais aux firmes
et aux acheteurs de voitures et même à n’importe qui désirant obtenir un crédit
– la seule condition était que les investisseurs arrivent à attribuer une
valeur à la corrélation entre tous ces événements. N’importe qui pouvant
résoudre ce problème gagnerait donc la reconnaissance éternelle de Wall Street
et même vraisemblablement l’attention du comité Nobel.
Afin
de mieux comprendre cette histoire de corrélation, considérons un exemple
simple. Imaginons un enfant dans une école élémentaire que nous nommerons d’Alice.
La probabilité que ses parents divorcent est d’environ 5 %, le risque qu’elle
attrape des poux est aussi de 5%, la chance qu’elle voit un de ses professeurs
glisser sur une peau de banane est du même ordre 5% ainsi que la probabilité qu’elle
gagne le concours de dictée. Si les investisseurs échangeaient des titres
cotant le risque de voir ces choses arriver à Alice, ils les évalueraient à peu
près au même prix.
Les
choses changent quand on observe deux enfants au lieu d’un – pas seulement
Alice mais aussi la fille assise à côté d’elle en classe, Britney. Si les
parents de Britney divorcent, quelles sont les chances que les parents d’Alice
divorcent aussi ? Toujours autour de 5% : la corrélation est proche de
zéro. Mais si Britney se trouve avoir des poux, la chance qu’Alice en ait est
alors bien plus grande, autour de 50% – ce qui veut dire que la corrélation
monte à un niveau au alentour de 0,5 point. Si Britney voit un professeur
glisser sur une peau de banane, quelle chance a Alice de le voir aussi ? Très
élevée, puisqu’elles sont assises l’une à côté de l’autre : elle peut
atteindre 95%, c’est-à-dire une corrélation proche du maximum. Enfin, si
Britney gagne le concours de dictée, la chance qu’Alice le gagne aussi est
nulle, ce qui signifie une corrélation de -1.
Si les
investisseurs échangeaient des titres évalués par rapport aux chances que ces
choses arrivent à la fois à Alice et Britney, les prix varieraient du tout au
tout, du fait que les corrélations sont aussi disparates.
Mais
tout ceci n’est qu’une science très inexacte. Le simple fait de mesurer les 5%
de probabilités implique de collecter de nombreuses données disparates et de
les soumettre à toutes sortes de tests statistiques et d’analyse des résidus.
Essayer d’estimer les probabilités conditionnelles – les chances qu’Alice ait
des poux si Britney a des poux – est d’un ordre de magnitude encore plus
difficile à évaluer, du fait que les données sont bien plus rares. A cause de
cette rareté, les erreurs risquent donc d’être bien plus importantes.
Dans
le monde de l’immobilier, c’est encore plus compliqué. Quelle chance y a-t-il
qu’un quelconque logement voit sa valeur chuter ? L’historique du prix de l’immobilier
peut vous en donnez une idée, mais la situation macroéconomique de la nation
doit sûrement jouer un rôle important. Et quelle chance y a-t-il que, si une
maison perd de la valeur dans un État, le prix d’une maison similaire dans un
autre État se mette aussi à décroître ?
C’est
à ce moment qu’apparaît Li. Ayant grandi dans la Chine rurale des années 60, il brille
à l’école et obtient un master à l’université de Nankai avant de quitter son
pays pour faire un ‘MBA’ à l’université de Laval au Québec. Il y ajoute deux
autres diplômes : un master en science actuarielle et un PhD en
statistique, tous les deux obtenus à l’université de Waterloo dans l’Ontario.
En 1997, il pose ses bagages à la Banque Impériale de Commerce du Canada, où sa
carrière de financier commence véritablement ; il est débauché ensuite par la
banque d’investissement Barclays Capital, et, en 2004, est chargé de former sa
propre équipe d’analyse quantitative.
Le
parcours de Li est typique de cette ère des ‘quants’ qui commença au milieu des
années 80. Les universités étaient incapables de rivaliser avec les
salaires exorbitants offerts par les banques et les fonds de pensions. En
effet, à ce moment, des légions de docteurs en maths et en physiques étaient
recrutés pour créer, évaluer et arbitrer les toujours plus complexes structures
d’investissement de Wall Street.
En
2000, alors qu’il travaillait chez JP Morgan Chase, Li publia un papier
dans le Journal of Fixed Income ‘Sur les corrélations des défauts :
une approche par la fonction de la copule. » (En statistiques, une copule
est utilisée pour caractériser les mouvements simultanées de deux ou plusieurs
variables) Utilisant des maths relativement simples – pour les normes de Wall
Street bien sûr ! – Li inventa un moyen simple de modéliser les
corrélations de défaut sans même utiliser les données historiques de ces
défauts. A la place, il utilisait comme données les prix des outils financiers
connus sous le nom de dérivés sur événement de crédit, en anglais, Credit
Default Swaps (CDS).
Si
vous êtes un investisseur [un spéculateur], vous avez le choix aujourd’hui :
vous pouvez soit directement prêter aux emprunteurs soit vendre des CDS, qui
sont des assurances contre le défaut que vous octroyez à ces mêmes emprunteurs.
Dans les deux cas, vous recevrez un revenu régulier – le paiements d’intérêt ou
les primes d’assurance – et, dans les deux cas, si l’emprunteur fait défaut,
vous perdez votre argent. Le gain dans les deux cas est pratiquement le même,
mais, comme un nombre illimité de CDS peut être vendu à n’importe quel
emprunteur, l’offre de CDS n’est pas limitée de la même manière que l’offre d’obligations.
Le marché des CDS a ainsi gonflé à une vitesse colossale. Bien que les CDS
fussent un produit relativement nouveau à l’époque où Li publia son article,
ils devinrent rapidement un marché plus grand et plus liquide que les
obligations sur lesquelles ils reposaient.
Quand
le prix d’un CDS monte, cela indique que le risque de défaut a augmenté. L’idée
décisive de Li était qu’au lieu d’attendre d’avoir recueilli suffisamment de
données sur les défauts observés, qui sont rares, il suffisait de faire appel à
l’historique des prix des CDS. Il est difficile de construire un modèle
prédisant les comportements d’Alice ou de Britney à partir d’observations
directes, mais n’importe qui peut voir si le prix des CDS sur les événements
touchant Britney tendent à varier dans la même direction que les prix des CDS en
rapport avec la situation d’Alice. Si c’est le cas, il y a alors une
corrélation entre les risques de défauts d’Alice et de Britney, tels que le
marché les évaluent. Li a ainsi inventé un modèle qui utilise comme raccourci
des prix, sur les CDS, plutôt que sur les défauts effectivement observés (en
faisant implicitement l’hypothèse que les marchés financiers en général, et les
marchés des CDS en particulier, peuvent correctement mesurer le risque de
défaut.)
Li ne
se contenta pas de radicalement diminuer les problèmes inhérents au calcul des
corrélations ; il décida qu’il ne chercherait même pas à calculer le nombre de
relations proche de l’infini entre les différents titres qui composaient un
portefeuille. Qu’arrive-t-il quand le nombre de personnes dans le portefeuille
augmente ou quand on mélange des corrélations positives et négatives ? Aucun
problème, disait-il. La seule chose qui compte est la corrélation finale – un
nombre net, simple et suffisant qui synthétise le tout.
L’effet
sur les marchés de titres fut foudroyant. Armés de la formule de Li, les ‘quants’
de Wall Street virent s’ouvrir un monde de possibilité infini. Et la première
chose qu’ils firent fut de créer un nombre immense de portefeuilles
“triple A”. Pour les agences de notation, comme Moody’s – ou n’importe qui
cherchant à modéliser le risque d’une “tranche” –, utiliser l’approche par la
copule de Li signifiait qu’on n’avait plus à se préoccuper de ce qui était
incorporé dans ces portefeuilles. Tout ce dont ils avaient besoin était ce
nombre qui leur fournissait la corrélation et donc un ratio indiquant le niveau
de risque de la tranche.
Par
conséquent, n’importe quoi pouvait être ficelé et transformé en une obligation
AAA – emprunts d’une entreprise ou d’une banque, titres adossés à une
hypothèque ou tout ce qu’on pouvait imaginer. On parlait à leur propos de collateralized
debt obligations ou CDO (en français, « obligation adossée à des
actifs »). Vous pouviez créer ainsi des titres triple A, même si aucun des
emprunts les composant n’étaient eux-mêmes des triple A. Vous pouviez même
prendre les tranches moins bien côtés d’autres CDO, les regrouper – opération
appelée CDO-squared. Les opérations étaient tellement éloignées des
prêts, obligations ou hypothèques de départ que personne n’avait plus la
moindre idée de ce que ces titres contenaient. Mais cela n’avait aucune
importance : tout ce dont vous aviez besoin était la formule de Li.
Les
marchés de CDS et CDO se développèrent de concert, se nourrissant l’un l’autre.
A la fin de l’année 2001, le marché des CDS représentait une valeur de
920 milliards de dollars. À la fin de 2007, ce nombre avait grimpé à plus
de 62.000 milliards de dollars. Les marchés des CDO, qui tournaient autour de
275 milliards de dollar en 2000, représentaient 4.700 milliards de dollars
en 2006.
Et, au
cœur de tout cela, on retrouvait la formule de Li. Si vous parliez à un
courtier, il n’avait pour la décrire que les qualificatifs les plus admiratifs :
« beau », « simple », ou, plus généralement,
« pratique ». Elle pouvait être appliquée partout, pour n’importe
quoi, et fut donc rapidement adoptée non seulement par les banques qui
générèrent de nouvelles obligations, mais aussi par les traders et les fonds de
pensions qui se mirent à rêver de complexes transactions avec ces titres.
« Le
monde des CDO reposait presque uniquement sur le modèle de corrélation de type
copule, » explique Darrell Duffie, un professeur de finance de l’université
de Stanford qui a été membre du comité de Conseil de Recherche Scientifique de
Moody. La copule gaussienne devint une partie du langage du monde de la finance
tellement universelle que les courtiers commencèrent à annoncer les prix des
tranches d’obligations sur la base de leur corrélation « Le commerce des
corrélations s’est répandu dans la psyché des marchés financiers à la manière d’un
virus hautement infectieux, » écrivit le gourou des marchés dérivés Janet
Tavakoli en 2006.
Les
ravages qui devaient suivre étaient prévisibles et, en fait, prévus. En 1998,
avant que Li ne propose sa formule, Paul Wilmott écrivit que « les
corrélations entre les quantités financières sont notoirement instables. »
Wilmott, consultant en finance quantitative , affirma qu’aucune théorie ne
pouvait être construite à partir de paramètres aussi instables. Et il n’était
pas le seul. Durant les années d’euphorie, tout le monde était capable d’expliquer
pourquoi la fonction de la copule gaussienne n’était pas parfaite. L’approche
de Li ne laissait aucune place à l’ imprévu : elle supposait la
corrélation constante . Les banques d’investissement appelaient régulièrement
notre professeur de Standford pour lui demander de venir leur expliquer ce que
cachaient exactement la formule de Li. A chaque fois, il les mettait en garde,
insistant sur le fait qu’elle ne permettait pas d’évaluer ou de gérer le
risque.
Avec
le recul, avoir ignoré ces avertissements semble bien téméraire. Mais, à l’époque,
ce n’était pas aussi simple. Les banques niaient les dangers, en partie parce
que les managers qui avaient le pouvoir de mettre le holà ne comprenaient pas
les controverses entre les différentes factions de l’univers des ‘quants’.
Mais, surtout, elles en retiraient beaucoup trop d’argent.
En
finance, il est impossible de faire disparaître le risque ; la seule chose
possible est de mettre en place un marché sur lequel les personnes qui ne
veulent pas prendre de risque peuvent le vendre à ceux qui le veulent. Mais sur
les marchés des CDO, les gens utilisaient le modèle de copule gaussienne pour
se convaincre qu’ils ne prenaient aucun risque, alors que ce n’était vrai qu’à
99%. Ils oublièrent le 1% restant, qui peuvent annihiler tous les gains
précédents.
La
formule de Li était utilisée pour évaluer des CDO valant des centaines de
milliards de dollars et regorgeant de prêts immobiliers. Du fait qu’elle
utilise les prix des CDS pour calculer les corrélations, on fut forcé de se
confiner à la période pendant laquelle ces produits ont existé, soit moins d’une
décennie, pendant laquelle les prix des logements ne cessèrent de grimper.
Naturellement, les corrélations entre les défauts étaient excessivement faibles
pendant ces années. Mais, lorsque le boom des prêts immobiliers s’arrêta
brutalement et la valeur des maisons commença à chuter à travers tout le pays,
les corrélations montèrent en flèche.
Les
banquiers en charge de la titrisation des prêts immobiliers savaient que leurs
modèles étaient extrêmement sensibles à l’appréciation des prix des maisons. Si
jamais elle devenait négative à l’échelle de la nation, une grande partie des
titres évalués triple A, c’est-à-dire sans risque, par les ordinateurs
calculant les copules, se volatiliseraient. Mais aucun n’avait le courage d’arrêter
la création des CDO et les grandes banques d’investissement continuèrent à
joyeusement monter de nouvelles opérations, en s’appuyant sur les corrélations
des périodes pendant lesquelles le prix de l’immobilier n’avait fait que
monter.
« Tout
le monde espérait que le prix des logements continuerait à augmenter »,
raconte Kai Gilkes, de l’entreprise de recherche sur le crédit CreditSights,
qui passa 10 ans de sa vie à travailler dans des agences de notation.
« Quand ils s’arrêtèrent de monter, pratiquement tout le monde se retrouva
‘du mauvais côté’, parce que la sensibilité aux prix des maisons était
importante. Et il n’y avait aucun moyen de passer outre. Pourquoi les agences
de notation n’avaient-elles pas prévu un « amortisseur » pour
neutraliser cette sensibilité à une dépréciation du prix de l’immobilier ?
Parce que, si elles l’avaient fait, elles n’auraient simplement jamais pu noter
un seul CDO adossé à une hypothèque. »
Les
banquiers auraient dû remarquer que de petits changements dans les hypothèses
sous-jacentes pouvaient se traduire par de larges changements dans les
corrélations. Ils auraient aussi dû s’apercevoir que les résultats observés
étaient bien plus volatils qu’ils n’auraient dû – ce qui signifiait que le
risque s’était juste déplacé ailleurs. Où le risque avait-t-il pu se nicher ?
Ils ne
le savaient pas ou s’abstenaient peut-être de se poser la question. Une des
raisons provenait de ce que les résultats sortaient d’ordinateurs comme d’une
« boîte noire » et étaient difficilement sujets au test universel du
sens commun. Une autre raison était que les ‘quants’ qui auraient dû être plus
à même de percevoir les faiblesses des copules, n’étaient pas ceux qui
prenaient la décision d’allouer les capitaux. Les managers, qui étaient ceux
qui prenaient cette décision , manquaient des compétences mathématiques pour
comprendre de quoi étaient faits les modèles et comment ils marchaient. Ils
pouvaient, par contre, comprendre des choses aussi simples qu’un chiffre
donnant la corrélation. De là venait le problème.
« La
relation entre deux actifs ne peut jamais être capturée par un nombre
unique » nous apprend Wilmott. Par exemple, considérons les prix de deux
vendeurs de chaussures : quand le marché des chaussures s’élargit, les
deux en profitent et la corrélation entre leurs résultats est élevée. Mais,
lorsque l’un des deux gagne un peu en notoriété et commence à prendre les parts
de marché de l’autre, leurs prix divergent et la corrélation devient négative.
Enfin, si la nation se transforme en une armée de zombies affalés devant la
télé, ne se traînant plus qu’en savates, leur activité décline et la
corrélation redevient positive. Il est impossible de synthétiser cette histoire
par un seul nombre, mais les CDO sont invariablement vendus en supposant que la
corrélation est une chose immuable, ou variant peu.
David
X. Li en était conscient : « Peu de personnes comprennent l’essence
du modèle, » disait-il dans le Wall Street Journal, à l’automne 2005.
« On
ne doit pas condamner Li » affirme Gilkes du CreditSights. Après tout, il
a juste proposé une formule. Il faut plutôt regarder du côté des banquiers, qui
l’ont mal interprétée. En réalité, le vrai danger n’a pas surgi du fait qu’un
courtier quelconque l’a adoptée mais de ce que tous les traders l’ont fait. Sur
les marchés financiers, lorsque tout le monde adopte le même comportement, on peut
être sûr qu’une bulle n’est pas loin.
Nassim
Nicholas Taleb, manager d’un fonds de pension et auteur du livre The Black
Swan, est particulièrement fâché lorsqu’il doit parler des copules. « Les
gens se sont tous enthousiasmés pour la copule gaussienne à cause de sa
sophistication mathématique, mais elle n’a pour autant marché » dit-il,
« le lien entre titres financiers n’est pas mesurable en utilisant des
corrélations, parce que l’histoire passée ne peut jamais vous préparer au jour
où tout s’effondre. Tout ce qui s’appuie sur des corrélations n’est que du
charlatanisme. »
Comme
beaucoup l’ont déjà noté, on n’entend pas la voix de Li dans le débat actuel
sur les causes du crash. En fait, il n’habite même plus aux États-Unis. L’an
dernier, il est parti à Pékin pour prendre la tête du département
« risque » de la China International Capital Corporation. Dans un
entretien récent, il a semblé peu disposé à parler de sa formule, prétextant qu’il
ne pouvait pas parler sans l’autorisation du département des relations
publiques de son employeur. Suite à diverses demandes, le bureau en charge de
la communication envoya un email expliquant que Li ne faisait plus le type de
travail pour lequel il avait été engagé dans ses précédents emplois et, par
conséquent, qu’il ne s’adresserait plus aux médias.
Dans
le monde de la finance, trop de “quants” ne voient que les nombres qu’ils ont
devant les yeux et oublient la réalité concrète que ces nombres ne font que
représenter. Ils pensent pouvoir s’appuyer uniquement sur quelques années de
données et associer une probabilité à des évènements qui n’arrivent qu’une fois
tous les 10.000 ans. Les gens investissent ensuite sur la base de ces
probabilités sans pour autant se demander si les chiffres qui leurs sont
proposés ont un quelconque sens.
Comme
Li l’a expliqué lui même à propos de son modèle : “Ce qu’il y a de plus
dangereux, c’est lorsque tout le monde commence à croire tout ce qui en
sort. »
— Felix
Salmon (felix@felixsalmon.com)
Pr[TA<1,
TB<1] = Φ2(Φ-1(FA(1)),
Φ-1(FB(1)), γ)
Voilà
ce qui a anéanti les plans d’épargne des américains [ah !
ah ! ah ! bien fait]. La fonction de la copule gaussienne de
David X. Li telle qu’elle a été publiée pour la première fois en 2000. Les
investisseurs l’ont utilisée comme un moyen simple – mais foncièrement
défectueux – d’évaluer les risques.
Probabilité
Spécifiquement, c’est la probabilité
commune de défaut – la vraisemblance que deux émetteurs de titres(A et B)
fassent simultanément défaut.
Temps de survie
La quantité de temps d’ici au jour où A et
B feront éventuellement défaut. Li a repris un concept utilisé en science
actuarielle pour évaluer l’espérance de vie d’une personne lorsque son conjoint
meurt.
Égalité
Un concept dangereusement précis, puisqu’
il ne laisse aucune place à l’erreur. Cette précision fait oublier aux quants
et à leurs chefs que le réel contient une quantité étonnante d’incertitude, de
manque de netteté et d’instabilité.
Copule
Elle établit une relation entre les
différentes probabilités liées à A et à B pour proposer un nombre simple.
Toutes erreurs augmentent ici massivement le risque que toute l’équation
explose.
Fonctions de répartition
Probabilité du temps de survie de A et de
B. N’étant pas certaines, elles peuvent être dangereuses : les petites
erreurs de calcul peuvent vous laisser affronter bien plus de risque que la
formule ne l’indique.
Gamma
Le paramètre tout-puissant de corrélation,
supposé constant - quelque chose de fortement improbable, sinon impossible. C’est
le nombre magique qui a rendu la fonction de la copule de Li irrésistible.