Liban, pays des gravats
Raoul Marc Jennar
Je rentre du Liban, un pays en voie
d’accession à l’OMC où, sous l’impulsion d’un Berlusconi local, Rafic Hariri,
un milliardaire libano-saoudien, qui a été cinq fois Premier ministre entre
1992 et 2004, s’est développé le libéralisme le plus sauvage caractérisé
notamment par une intense spéculation foncière et immobilière. Trois mois après
l’agression israélienne, ce que j’ai vu à Beyrouth et dans le sud du pays
confirme ce que déclarait il y a peu le député britannique George Galloway
quand il comparait les ravages des bombes israéliennes à ceux visibles dans
l’Allemagne de 1945. Le pays du cèdre est devenu celui des gravats. Et, une
fois de plus, le fragile équilibre dans lequel vit ce pays est menacé. L’unité
nationale, bien réelle pendant l’agression, a volé en éclats. Et, encore une
fois, du fait d’interférences extérieures.
Le Liban a connu quatre guerres civiles,
deux aux 19e et deux au 20e siècle. Chaque fois, c’est un facteur externe qui fut le
déclencheur. Chacun sait que ce pays est une mosaïque. Y cohabitent des
chrétiens et des musulmans, les uns et les autres se divisant en plusieurs
communautés rivales. La cohabitation n’est possible qu’au prix d’un fragile
équilibre institutionnel conceptualisé en 1943. Ce cadre a survécu à la guerre
civile déclenchée en 1975. En effet, les accords de Taëf de 1989 qui mettent
fin à près de quinze années de déchirements sanglants ne modifient qu’à la
marge le partage confessionnel du pouvoir de 1943. Mais cet accord,
obtenu avec l’intervention de la diplomatie américaine, a fourni également une
base légale à la tutelle de la Syrie sur le pays.
Cette présence syrienne a été
acceptée par tous ceux qui se sont toujours accommodés d’un État libanais faible,
soumis aux influences extérieures. Les autres, comme le général Aoun, ont été
écrasés avec l’accord tacite de la France, des Etats-Unis et d’Israël. La
tutelle syrienne a duré jusqu’à l’assassinat d’Hariri, l’an passé. Imputé aux
Syriens, il a provoqué un soulèvement populaire baptisé la « Révolution du
Cèdre ». Le contexte politique international avait changé. La disparition
de l’Union soviétique et les deux guerres du Golfe ont modifié la donne au
Proche-Orient. L’armée syrienne, n’a pas eu d’autre choix que de se retirer. Au
Liban, on assiste depuis à une surprenante modification des rôles que d’aucuns
ont baptisé « le grand retournement ».
« Alliance
du 14 mars »
Une alliance dite du 14 mars s’est
constituée autour de ceux qui avaient collaboré avec les Syriens. Ils se
présentent désormais comme les plus proches des USA et appuient la politique
américaine contre Damas. On y trouve une partie du camp chrétien avec le parti
Kataeb (les Phalanges créées en 1936 sur le modèle fasciste) de la famille Gemayel
et les Forces libanaises responsables des massacres de Sabra et Chatila en 1982
et aujourd’hui dirigées par Samir Geagea, condamné à trois reprises à la
peine capitale pour assassinats de rivaux politique dont le premier ministre
Rachid Karamé. On y trouve une partie du camp sunnite avec le parti aujourd’hui
dirigé par le fils d’Hariri. Et on y retrouve le parti socialiste de Wallid
Joumblat, qui a, pendant plus de vingt ans, incarné la collaboration avec la
Syrie. Tous soutiennent l’actuel gouvernement dirigé par Fouad Siniora.
Une autre alliance s’est formée pendant
la guerre de cet été. Elle rassemble sous l’étiquette de « résistance
libanaise » le Courant patriotique libre du plus populaire des leaders
chrétiens, le général Aoun, qui n’est rentré au Liban qu’après le départ des
Syriens, le Hezbollah, le mouvement chiite Amal de Nabih Berry, qui est le
président de la Chambre des députés, le mouvement de Samir Frangieh, un groupe
sunnite constitué par d’anciens premiers ministres et le parti communiste.
Étiquetée par ses adversaires de prosyrienne, cette alliance récuse toute
tutelle, aussi bien américaine que syrienne. L’accord avec le Hezbollah se
fonde sur la reconnaissance des changements survenus à l’intérieur de ce parti
depuis l’arrivée à sa tête de Hassan Nasrallah, sur l’immense popularité dont
il jouit non seulement chez les chiites mais aussi chez les sunnites et sur la
défense du Liban qu’il a assurée lors de l’agression israélienne. Tous
partagent le même refus d’entrer dans le plan américain qui sous couvert de
démocratie vise à l’affaiblissement des États voisins d’Israël.
Au cœur du débat se trouve la nécessité
d’une nouvelle organisation du pays garantissant une représentation plus fidèle
de tous les courants qui ne se limite pas aux barrières confessionnelles. Un
système électoral hérité de la période syrienne a donné l’an passé 72 députés
sur 128 à un tiers de l’électorat. Les deux tiers de la population ne sont pas
représentés dans le gouvernement Siniora. Au cœur du débat, mais davantage en
filigranes, se trouve également le rôle de l’Etat. L’alliance du 14 mars
s’affiche nettement en faveur d’un néolibéralisme qui laisse libre cours au
confessionalisme où se dissout la citoyenneté, tandis que l’opposition
veut donner à l’Etat un rôle important non seulement pour transcender le poids
des communautés confessionnelles dans une forme ad hoc de neutralité des
pouvoirs publics, mais aussi pour encadrer le marché.
Ce débat, somme toute assez classique, ne
présenterait rien d’alarmant si on ne se trouvait pas dans un pays où les
affrontements entre communautés et à l’intérieur des communautés ont été
extrêmement sanglants dans un passé pas si lointain. En fait, le conflit est
devenu armé chaque fois qu’un acteur extérieur est venu s’en mêler et a trouvé
ici et là des alliés.
Tribunal
international
Alors que la recherche d’un accord passe
nécessairement par un gouvernement d’union nationale, on assiste à des
ingérences répétées des Etats-Unis et de l’Europe – avec un rôle particulier de
la France – pour l’empêcher. Parce qu’il faut déstabiliser la Syrie, la
communauté internationale prend le risque de déstabiliser le Liban. C’est tout
le sens de l’initiative franco-américaine de proposer à l’ONU la création d’un
tribunal international chargé d’enquêter sur les commanditaires de l’assassinat
d’Hariri et d’autres personnalités victimes depuis un an d’attentats, le
coupable étant désigné d’emblée : la Syrie.
L’opposition n’est pas du tout hostile au
principe d’un tribunal international chargé d’enquêter sur les assassinats
politiques survenus depuis un an. Mais elle voudrait qu’on enquête aussi sur
des assassinats de personnalités qui n’appartiennent pas à l’alliance du 14
mars. Et elle voudrait des garanties quant à l’impartialité de ce tribunal.
Suite aux pressions de l’ambassadeur américain et de l’ambassadeur français sur
le premier ministre Siniora, visité quasiment chaque jour, l’opposition n’a pas
été associée à l’examen du projet de tribunal. L’ambassadeur US Feltman déploie
une énergie considérable pour casser tout rapprochement entre les
gouvernementaux et l’opposition. L’assassinat de Pierre Gemayel, petit fils du
fondateur des Phalanges et fils d’un ancien président de la République, a
immédiatement été attribué à la Syrie. Alors que d’autres pistes mériteraient
d’être examinées, dans un pays qui connaît une longue tradition d’élimination
des rivaux au sein d’un même clan et où le Mossad a montré comment il savait
utiliser ces rivalités. L’opposition étant cataloguée prosyrienne elle a été
quasiment accusée de complicité. Ainsi s’est créée une tension qui peut à tout
moment dégénérer.
Nul ne s’étonnera que les USA et l’Europe
s’emploient également à dissuader le gouvernement libanais d’invoquer le droit
pénal international pour condamner les crimes de guerre commis par l’armée
israélienne. L’impunité israélienne doit demeurer, en tout état de cause.
« Non
existence européenne »
« Ni Manhattan, ni Téhéran »,
titrait il y a peu un éditorial de L’Orient-Le Jour, un quotidien de Beyrouth
pourtant proche du gouvernement. On doit ajouter « ni Paris, ni Damas». La
Syrie comme la France font partie de l’histoire du Liban. Cette dimension
historique ne peut justifier aujourd’hui des ingérences inacceptables. Les
incitations de la diplomatie française à la confrontation avec la résistance
libanaise servent peut-être les intérêts personnels d’un Chirac qui doit
beaucoup à la famille Hariri. Elles ne servent en aucun cas ceux du Liban. Et
pas davantage ceux de la France. Quant à l’Union européenne, comme me le
déclarait un ancien premier ministre libanais regardé par toutes les parties
comme un sage, « sa non existence est encore accentuée par son alignement
sur les USA. »