Mahmoud et Moi

par Hooman Majd

New York Observer, le 27 septembre 2006

 

Article original : “Mahmoud and Me

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

 

La folle semaine d'Ahmadinejad, par son traducteur :

« On m'a dit que vous aviez été super! » ; Rencontre avec sa femme ; Demande à rencontrer Michael Moore ; Dîner de gala au Hilton ...



L'assistance était curieusement éparse, peut-être à cause de l'heure tardive et du fait que le discours était diffusé en direct sur CNN. La délégation irakienne, cependant, était au complet. On peut supposer qu'ils ne voulaient pas offenser leurs vrais protecteurs.

Je commençais à transpirer. Je me suis soudain rendu compte que tout ce que je dirai serait entendu par le monde entier et la seule chose à laquelle je pensais était la plaisanterie tristement célèbre de Reagan, « Nous commençons à bombarder dans cinq minutes », qu'il a faite dans des micros qu'il croyait débranchés. Je n'avais aucune intention de dévier du texte, mais c'était excitant et à la fois terrifiant de savoir que quelques mots en plus, ici ou là, feraient les gros titres et donneraient des maux de têtes à toute la planète, voire, me conduiraient en prison à Téhéran, à Gitmo ou à Evin.

En fait, je ne me souvenais pas trop du discours de M. Ahmadinejad ou de ce que j'en avais lu ; j'étais bien trop occupé à me concentrer à l'écouter dans une oreille, vérifiant où nous en étions dans le texte, et à le regarder d'un coin de l'œil. Une fois le discours terminé, un garde africain de la sécurité de l'O.N.U. m'arrêta pour me supplier de lui donner une copie du discours, me disant que c'était la meilleure chose qu'il avait jamais entendue. J'avais laissé ma copie derrière moi dans la cabine. Le diplomate iranien qui m'accompagnait lui promit une copie personnelle sur papier à en tête de la République Islamique d'Iran.

M. Ahmadinejad, bien qu'il fût assailli par une foule de sympathisants, me remercia plutôt avec grâce. « Tout le monde m'a dit que vous aviez été super », dit-il. « Merci infiniment ». Lorsqu'il vous parle (et il est possible que ce soit plus pertinent si vous êtes un compatriote iranien), M. Ahmadinejad est non seulement charmant, mais le ton de sa voix est celui de l'amitié sincère — une capacité remarquable à vous faire sentir qu'il vous apprécie. Même la façon dont il est habillé — ce costume gris pâle à la coupe ordinaire, l'un des trois qu'il semble posséder, de même que le coupe-vent et les mocassins bon-marché (le mieux pour se déchausser et se rechausser pour les prières) — semble être moins une affectation politique et plus une réflexion sur qui il est vraiment : un musulman ordinaire qui se trouve être le président d'une nation désormais puissante.

Le lendemain matin, M. Ahmadinejad tenait une réunion de petit-déjeuner à 7 h 30, une fois encore à son hôtel, avec des universitaires et des journalistes américains. Plus tôt, il avait exprimé son intérêt de voir Michael Moore y participer et, bien que des tentatives de le joindre furent effectuées (même par moi, puisqu'on me l'avait demandé), elles demeurèrent infructueuses. J'étais assis entre Gary Sick (de l'Université de Columbia) et John Lee Anderson (du New Yorker) et, trois questions brûlantes étaient couvertes : l'énergie nucléaire, Israël et l'Holocauste.

M. Ahmadinejad ne semblait pas trop las de répéter encore et encore les réponses qu'il avait déjà faites. Les participants étaient polis et respectueux et, s'ils contenaient leur crainte éventuelle de partager un repas avec une personne apparemment vilipendée par leurs camarades new-yorkais — comme étant non seulement perfide mais aussi extrêmement dangereuse —, ils ne le montrèrent pas. Anderson Cooper de CNN posa la question la plus gentille, si ce n'est la plus pro-iranienne, de la matinée lorsqu'il a interrogé sur les efforts plutôt ignorés, mais courageux, du pays dans sa lutte contre le commerce afghan de l'opium. J'ai réalisé plus tard que cette question devait avoir pour but d'aider à décrocher la courte interview non programmée, que M. Cooper a conduite pour CNN ce soir-là.

Alors qu'il quittait le petit-déjeuner, M. Ahmadinejad m'a une nouvelle fois remercié pour ma performance à l'Onu et a dit qu'il avait entendu du monde entier — en particulier du Sénégal, qu'il avait visité en route vers New York — que ce discours était vraiment magnifique.

Cela va beaucoup mieux

Ce qui n'a pas été couvert par la presse sont les deux dernières apparitions de M. Ahmadinejad, le jeudi après-midi, avant qu'il ne quitte la ville. La semaine précédente, la Mission Iranienne auprès de l'O.N.U. avait envoyé des invitations à deux groupes d'Iraniens triés sur le volet : d'abord à un groupe d'environ 50 personnes pour une rencontre privée avec le président et, ensuite, à un autre groupe de 500 personnes pour un dîner où il prononcerait un court discours.

L'endroit fut tenu secret jusqu'au dernier jour. Les invités devaient envoyer leur RSVP par courriel et ils reçurent en retour un courriel avec les détails. J'ai reçu mon courriel avec une simple adresse : Hilton — Sixième Avenue.

Là, dans une grande salle de conférence, un groupe constitué essentiellement d'hommes, rassemblés autour de tables. Il y avait des universitaires, des médecins et des entrepreneurs — tous, des Iraniens ayant réussi (la plupart de New York et du New Jersey) et qui étaient pour la plupart des musulmans pratiquants, de même que des supporters de la République Islamique. Ils se sont tous levés pour ovationner le président. Flanqué de l'ambassadeur auprès de l'ONU, Javad Sarif, et de son plus proche conseiller et mentor politique, Mojtaba Hashemi-Samareh, pas loin derrière (personnage mystérieux à la Karl Rove, M. Hashemi-Samareh semble toujours à ses côtés), le président iranien n'a pas parlé et c'est un autre adjoint, assis à sa gauche, qui lança un récital magnifique et saisissant du Coran.

Tandis que les gens parlaient au micro, le président prenait des notes. Une femme a demandé au président d'assouplir les règles du hijab [tchador] pour les femmes en Iran. Bien qu'elle portât elle-même un foulard, le fait de vivre aux Etats-Unis depuis de nombreuses années semble l'avoir éloignée de la réalité de la velayat-e-faqi, ou « la règle de la jurisprudence », qui signifie qu'au moins en ce qui concerne les questions de société, c'est au Dirigeant Suprême qu'il revient de dire ce à quoi la société doit ressembler, pas au président. Cependant, le président continuait de prendre des notes, s'arrêtant brièvement pour regarder sa femme en Tchador lorsqu'elle entra en silence dans la pièce avec deux autres femmes. Elle s'assit au bout de la table. (Par la suite, il ignorera totalement la question sur le hijab.)

Un autre questionneur a pontifié pendant un moment en se donnant de l'importance et a ensuite exprimé sa consternation, selon laquelle dans l'année qui a suivi la dernière visite du président à New York, les relations entre les Etats-Unis et l'Iran avaient pris une tournure vers le pire. Cet homme a dit qu'il se rappelait très bien la rencontre de l'année dernière ; il était assis exactement à la même place que cette année.

Soudain, le président l'interrompit pour lui dire qu'il était, en fait, assis une chaise plus loin.

« C'est vrai », a répondu l'Iranien, surpris et désarmé, « et mash'allah [Allah soit loué] pour votre intelligence et votre mémoire ! » L'esbroufe du président semblait calculée pour donner l'impression que, contrairement à certaines affirmations — en particulier parmi des expatriés iraniens — il n'était pas un imbécile.

M. Ahmadinejad a loué la grandeur de l'Iran, des Iraniens et de la société iranienne. « Les Américains sont bons, aussi », a-t-il dit, « mais il y a une distance entre nos cultures. »

« Permettez-moi d'expliquer quelques points », a continué M. Ahmadinejad. « Un homme a dit que la situation entre l’Amérique et l'Iran a empiré. Non ! Elle n'est pas devenue pire que l'année dernière ; elle est meilleure. Meilleure. »

« L'année dernière », a-t-il dit, « nous étions sous le coup de menaces sérieuses — des menaces militaires. Aujourd'hui, au pire, ce sont des menaces économiques, et même cela — bien, je ne veux pas le dire vraiment, mais pour ceux qui aimeraient les poursuivre, la situation n'est pas favorable... Même s'il y a en Amérique des gens qui voudraient mettre de la pression sur l'Iran, ils ne le pourront pas. Nous avons réellement progressé. Vous voyez, 118 pays [du Mouvement des Non-Alignés] ont spécifiquement soutenu le programme nucléaire de l'Iran. Ceci a éliminé l'excuse que quatre ou cinq pays s'expriment au nom de la 'communauté internationale'. »

« En Indonésie, lorsque je m'y suis rendu, il y a eu de grandes manifestations en notre faveur », a-t-il dit. « Et partout où nous sommes allés en Asie, nous avons entendu des clameurs :“Ahmadinejad, nous vous soutenons contre l'Amérique !” » Il a répété ce slogan en anglais — une langue qu'il parle de toute évidence suffisamment bien, à en juger par sa prononciation, mais qu'il utilise rarement.

« Notre situation politique, par la grâce de Dieu, est excellente », a-t-il continué. « Pour ceux qui ne veulent pas que notre peuple progresse, la situation n'est pas bonne. Au Proche-Orient, la situation pour l'Amérique est devenue très mauvaise. Très. Ils pensaient que s'ils attaquaient le Liban, leur situation se serait améliorée », a-t-il dit, ne faisant aucune différence entre Israël et les Etats-Unis. « Ils ont donné 33 jours aux Sionistes pour qu'ils fassent quelque chose au Liban et ce n'est pas arrivé. La même chose en Irak ; la même chose en Afghanistan. Ce n'est pas que notre situation ait empiré depuis l'année dernière ; elle s'est grandement améliorée. »

« Quant à l'Amérique », a-t-il dit, « nous ne la laisserons pas nous imposer sa volonté. N'oubliez pas que ce fut l'Amérique qui a rompu unilatéralement les relations avec l'Iran... Je me souviens de M. Carter disant que pour punir l'Iran nous romprons les relations diplomatiques ». (M. Ahmadinejad a négligé d'indiquer que cette « punition » était en représailles à la capture de tous les diplomates américains en Iran, retenus en otages, et à l'occupation des locaux diplomatiques étasuniens).

« Et à présent », ajouta-t-il, « certains d'entre eux attendent de nous que nous changions d'avis et que nous suppliions de reprendre ces relations. Nous ne ferons jamais cela. Il n'y a pas un seul Iranien dans le monde qui nous demanderait de faire cela », a-t-il déclaré, comme s'il mettait au défi tous les Iraniens dans cette partie du monde de le faire.

« Jamais », a-t-il insisté. « Pour quelle raison ? »

Le Président Ahmadinejad, visiblement satisfait d'avoir convaincu tout le monde que l'Iran était fort, est passé à la question sur le programme nucléaire de l'Iran. « Si, que Dieu nous en garde — Que Dieu nous en garde ! — nous changions d'avis sur cette question, ils diraient ensuite : “Vous devez laisser tomber vos départements de chimie dans les universités et aussi vos départements de physique”. Et même les écoles de médecine ». Le ton du président n'était pas grandiloquent ; en fait, il était très détaché. « Il est clair qu'ils ne veulent pas que nous progressions », a-t-il dit. « Bien sûr, ce ne sont pas tous les Américains — les Américains sont un bon peuple. »

« Deux mille Sionistes veulent diriger le monde. Vous pouvez le faire ailleurs », a-t-il dit, comme s'il s'adressait directement à ces 2.000 mystérieuses personnes, « mais pas en Iran. C'est impossible — ce n'est pas faisable. »

Les Palestiniens

Le dîner de ce soir-là, donné pour 500 Iraniens loyalistes, se tint dans la grande salle de bal du Hilton. La foule, constituées d'Iraniens fièrement nationalistes et voyant très positivement la République Islamique, acclamèrent leur président avec des applaudissements prolongés. L'hymne national fut joué très fort dans les haut-parleurs et pour tous ceux qui nourrissent la suspicion que l'Iran de 2006 rappelle l'Allemagne de 1936, cette soirée aurait pu sembler avoir quelques signes extérieurs de celle du rassemblement du Bund [1] à New York dans les années 30.

Mais les similitudes entre le rassemblement du Bund se trouvaient dans l'expression de la fierté persane et dans les sentiments nationalistes et islamiques — le discours du président n'était pas un appel aux armes, ni même particulièrement enflammé. Une table, située derrière la mienne, réunissait des hommes portant le keffieh palestinien. Ils étaient les plus bruyants de la pièce, criant « Allah-u-akbar ! », à tout moment. Une dame assise à côté de moi demanda à haute voix s'ils étaient même des Iraniens ou s'ils pouvaient en fait — et elle l'a dit sans le moindre soupçon de dégoût — être des Palestiniens.

Dans son discours — et il n'y a aucun doute que la pièce avait été truffée de micros — le président a réfuté avec véhémence que l'Iran cherchait à acquérir des armes nucléaires. « Le temps des bombes est terminé », a-t-il déclaré. « Si la bombe atomique pouvait protéger un pays, alors elle aurait protégé l'Union Soviétique ; celle-ci n'aurait pas disparu. Si les armes atomiques pouvaient protéger… », il fit une pause pendant un instant, « …alors ces Messieurs qui ont attaqué le Liban l'aurait pris ».

Lorsqu'il eut fini de parler, les acclamations furent ponctuées par les cris répétés des hommes en keffiehs, sautillant juste derrière moi, alors qu'ils scandaient encore et encore : « Louanges [ou salaam] au Prophète Mohammed... boo-yeh Rajai aamad [nous pouvons sentir un Rajaï] ! » (Mohammed Ali Rajaï était le seul autre Iranien d'origines humbles qui soit devenu président pendant les 27 années d'histoire de la République Islamique ; il fut assassiné par des terroristes).

Le dîner fut ensuite servi par le personnel harassé du Hilton : de grands plateaux de riz persan au safran, encore fumant ; des plateaux tout aussi grands de kebabs ; des pots en argent de compote de noix et de grenade (70 dollars le baril garantissent un bon repas). Après ses prières, M. Ahmadinejad s'est levé et a salué un à un, pendant deux heures, ses invités qui se tenaient en une longue file, disant bonjour et serrant les mains de tous — à l'exception de celles des femmes, bien sûr, qui se contentèrent d'un « Bonjour ! » islamique approprié et d'un salut de la tête.

Sa réputation d'homme du peuple intacte, il quitta le Hilton. Les Iraniens sortirent en foule dans la Sixième Avenue, après une soirée passée à célébrer l'Iran, son président et leur propre « Iranitude ». Des New-Yorkais, une fois encore ! Jusqu'à la prochaine visite de M. Ahmadinejad, en fait !

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Notes :

[1] Bund : Le German-American Bund ou German American Federation était une organisation américaine nazie établie dans les années 1930. Elle a été formée par la fusion de deux organisations des années 20, le National Socialist German Workers Party (NSDAP) et le Free Society of Teutonia, qui étaient des petits groupes de seulement quelques centaines de membres. Le membre du NSDAP, Heinz Sponknobel, a fini par réunir les deux groupes dans les Amis de la Nouvelle Allemagne (Friends of New Germany). Son objectif principal était d'encourager la paix et l'amitié entre les Etats-Unis et l'Allemagne, et d'empêcher une nouvelle guerre.

Ne pas confondre avec le Bund, le parti ouvrier socialiste juif (Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, Pologne et Russie), fondé en 1897, très implanté en Europe de l'Est et aujourd'hui disparu.