La « main invisible » d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues

Jean Dellemotte, laboratoire Phare (Pôle d’histoire et d’analyse des représentations économiques), université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (1)

L’Economie politique n° 044 – octobre 2009

Adam Smith est l’un des auteurs, dans l’histoire de la pensée économique en particulier et dans l’histoire de la pensée en général, dont l’œuvre a été le plus déformée. Depuis plus d’un siècle, celle-ci est trop souvent caricaturalement résumée par quelques formulations chocs, consciemment ou involontairement sorties du contexte dans lequel elles ont été écrites, parfois brandies comme des slogans publicitaires par les spécialistes du « prêt-à-penser ». Ainsi en va-t-il de la célèbre métaphore de la « main invisible », qui sert encore de véhicule aux lieux communs les plus redoutables sur les bienfaits de l’économie de marché. Les interprétations généralement associées à la métaphore, censée symboliser tantôt le fonctionnement présumé harmonieux du « marché », tantôt la convergence spontanée des intérêts privés, le plus souvent les deux à la fois, continuent ainsi à être régulièrement diffusées dans la presse économique, dans les manuels (2), dans l’enseignement secondaire ou universitaire, voire dans nombre de travaux académiques, sans même qu’on prenne la peine de renvoyer au texte original de l’auteur, comme s’il était désormais superflu de l’avoir lu. En revenir aux écrits originaux, malgré la difficulté inhérente à leur interprétation, demeure alors la meilleure clé pour accéder à une pensée qui ne se laisse pas réduire à des schémas simplistes.

Le premier constat est qu’Adam Smith n’a employé que trois fois l’expression « main invisible » dans l’ensemble de son œuvre publié, qui rassemble un traité de philosophie morale, la Théorie des sentiments moraux (1759) (3), un essai sur l’origine du langage (Considerations Concerning the First Formation of Languages, publié en 1761), un ouvrage d’économie politique, l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) (4), enfin un ouvrage publié en 1795 à titre posthume (Essays on Philosophical Subjects) comprenant un certain nombre d’essais abordant des sujets aussi divers que l’astronomie, la philosophie des sciences, les arts imitatifs, les sens externes, etc. (5). Il est d’emblée surprenant de constater que la pensée d’un auteur, qui plus est de renommée universelle, puisse être ainsi résumée par une expression qui n’apparaît que de façon exceptionnelle dans l’ensemble de son œuvre. Quoi qu’il en soit, il paraît opportun de regarder de plus près les différentes occurrences de l’expression afin, sinon d’en élaborer une interprétation définitive, du moins de disqualifier celles qui se révèleraient trop hâtives ou réductrices.

La main invisible symbolise le défaut de science, et non un quelconque « théorème »

La première occurrence chronologique de l’expression « main invisible » dans l’œuvre de Smith apparaît dans un essai de 70 pages publié à titre posthume, mais dont tout porte à croire qu’il fut rédigé avant 1758 (6). Comme l’indique son titre complet (Les principes qui conduisent et dirigent l’enquête philosophique, illustrés par l’histoire de l’astronomie), l’histoire des systèmes astronomiques qu’y relate l’auteur lui sert surtout de prétexte pour exposer sa conception de l’investigation philosophique et intellectuelle. C’est dans ce cadre que, à un moment de son récit, Smith fait référence à la pensée préscientifique, aux explications que se donnent les « sauvages » pour expliquer les événements irréguliers de la nature.

Il estime, d’une part, que lesdits sauvages, trop occupés à assurer leur survie face à une nature hostile, n’ont pas le temps de philosopher. Ce relativisme est un trait caractéristique de son œuvre, comme en témoignent ses observations sur la diversité des talents, qui « semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation » [RN, livre I, chap. 2]. Aux premiers stades de l’humanité, donc, la philosophie n’existe pas.

Smith pense, d’autre part, que l’esprit humain est paresseux et ne se pose pas, en règle générale, de questions face au cours normal des événements. La coutume et l’habitude se substituent alors à l’explication (7). Mais lorsque apparaissent des événements imprévus ou irréguliers (tels que, pour le sauvage des temps primitifs, une tempête, un fort tonnerre, une récolte exceptionnelle, etc.), l’esprit reste suspendu. L’homme éprouve alors un besoin d’explications, quelles qu’elles soient du moment qu’elles sont susceptibles de restaurer les chaînes invisibles d’événements qui sous-tendent le théâtre de la nature, en résumé de lui rendre intelligible le milieu dans lequel il évolue. Comme les « sauvages » n’ont pas le loisir de se livrer à la philosophie, c’est-à-dire de fournir des explications scientifiques au cours irrégulier des événements, ils utilisent la représentation qui leur vient le plus immédiatement à l’esprit : l’anthropomorphisme. L’homme, même en ces temps reculés, sait bien, par expérience, qu’il peut par son action contrarier le cours des choses. Il prête donc naturellement le cours irrégulier de la nature à la volonté de quelque être invisible au-dessus de lui et plus puissant, mais lui ressemblant. De là, d’après Smith, l’origine du polythéisme : on prêtera la cause d’une mer déchaînée à la colère de Jupiter, une moisson exceptionnelle à la bienveillance de Cérès, ou tel autre événement imprévu à la « main invisible de Jupiter ».

« De là l’origine du polythéisme, et de cette superstition vulgaire qui attribue tous les événements irréguliers de la nature à la faveur ou au déplaisir d’êtres intelligents, quoique invisibles, aux dieux, démons, sorcières, génies, fées. Car on peut observer que, dans toutes les religions polythéistes, chez les sauvages autant qu’aux âges primitifs de l’Antiquité païenne, ce ne sont que les événements irréguliers de la nature qui sont attribués à l’action et au pouvoir de leurs dieux. C’est par la nécessité de leur propre nature que le feu brûle, et que l’eau rafraîchit; que les corps lourds tombent, et que les substances légères s’envolent; et jamais l’on ne redoutait que la main invisible de Jupiter fût employée en ces matières. Mais le tonnerre et la foudre, les tempêtes et le plein soleil, ces événements plus irréguliers, étaient attribués à sa faveur, ou à sa colère » [Histoire de l’astronomie, section 3, p. 49-50].

Si cette première occurrence chronologique de la métaphore n’est pas aisée, comme on verra, à mettre en relation avec les deux suivantes, elle montre d’emblée que, dans l’esprit de Smith, la « main invisible » n’explique rien et traduit au contraire le défaut de philosophie, le manque d’explication. Elle symbolise le stade préscientifique de la pensée, quand la « plus basse et pusillanime superstition suppléait la philosophie » [ibid.]. La première conclusion qu’on doit donc en tirer est que toute la littérature dans laquelle le prétendu « théorème » – ou « principe » – de la « main invisible » est évoqué en référence à Smith fait usage de la métaphore dans un sens opposé à celui imaginé par son auteur. Dans la pensée de ce dernier, c’est précisément quand l’explication scientifique fait défaut, et lorsqu’on ne dispose ni de « théorème » ni de « principe » pour expliquer les choses, qu’on évoque une « main invisible ».

Une association au marché extrapolée

Les deux autres occurrences de la métaphore présentent des similitudes : elles mettent toutes deux en avant un personnage central – dans un cas un riche propriétaire terrien, dans l’autre un capitaliste – dont le comportement centré sur ses intérêts produit un effet bénéfique pour la collectivité. Ces deux occurrences, la seconde en particulier, servent régulièrement de prétexte pour interpréter la « main invisible » comme une représentation des mécanismes de marché. Il s’agit là sans aucun doute du plus célèbre des lieux communs attribués à Smith, qui, à force d’être répété, est parvenu à échapper à toute discussion ou examen sérieux. En réalité, il est aisé de constater qu’une telle interprétation tient de l’extrapolation, voire de l’abus de langage, plutôt que d’une analyse rigoureuse des textes.

La seconde occurrence de la métaphore apparaît dans ce que Smith considérait comme son œuvre fondamentale [Rae, 1895, p. 436], la Théorie des sentiments moraux. Dans l’extrait où elle apparaît, Smith s’inscrit dans une querelle séculaire sur le bien ou le mal fondé du luxe, et reprend à son compte, sans le citer (il est vrai qu’il le détestait…), un argument développé cinquante ans plus tôt par Bernard Mandeville dans la Fable des abeilles [1714] : les caprices des riches propriétaires terriens, assouvis en dépenses somptuaires qui flattent leur propre vanité, entretiennent des milliers de pauvres grâce aux revenus qu’ils génèrent.

« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu’il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l’espèce » [TSM, partie IV, chap. 1, p. 257].

Il serait malaisé, pour qui connaît un peu l’auteur, de voir dans cet extrait une représentation de l’économie de marché. D’abord parce que la figure du propriétaire terrien, qui dépense l’essentiel de sa fortune à entretenir une armée de domestiques ou à orner luxueusement son palais, symbolise précisément chez lui les tares de la société féodale, de cet Ancien Régime dont la RN célébrera en quelque sorte, quelques années plus tard, la disparition. Ensuite parce qu’on voit mal comment ce qu’on entend généralement par « marché » pourrait être représenté ici. Ni la notion d’échange ni celle de concurrence n’apparaissent clairement dans le texte. C’est du côté de la production (en l’occurrence de biens de luxe), bien plus que de celui de l’échange, que se situe la cause qui produit l’effet.

On peut grosso modo en dire autant de la troisième et dernière occurrence chronologique de la métaphore, de loin la plus célèbre, celle qui apparaît dix-sept ans plus tard dans la RN.

« Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, primo, d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et secundo, de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler » [RN, livre IV, chap. 2].

Certes, l’objectif du chapitre dont est tiré l’extrait est de montrer la supériorité, pour le bien public, du « système de la liberté naturelle » sur le « système mercantile »; mais, là encore, l’idée de « marché », si tant est qu’elle fût ce à quoi l’auteur pensait en rédigeant ces lignes, est soit absente, soit très indirectement sollicitée. Si l’on a définitivement quitté l’ordre féodal au profit de la société commerçante, Smith décrit, comme dans l’extrait de la TSM, quelque chose qui se passe du côté de la production (l’allocation des capitaux entre les secteurs), et non du côté de l’échange. On est ici encore en amont de ce que l’on entend généralement par « marché », le lieu conceptuel de l’interaction entre offre et demande, ou celui, moins virtuel, où des échanges sont réalisés. Même si l’on entend par « marché » un système de prix assurant la coordination des décisions des agents, comme dans les interprétations les plus répandues de la théorie néoclassique standard, la relation reste assez distendue. A la limite peut-on identifier dans le texte un signal – la valeur de la production, c’est-à-dire probablement, dans l’esprit de Smith, les taux de profit des différentes branches – qui oriente les décisions d’allocation de capitaux de leurs propriétaires, et une idée, assez diffuse, de concurrence. Mais le parallèle ne va pas plus loin.

Il existe pourtant un chapitre fameux de la RN dans lequel l’auteur décrit avec une modernité certaine des mécanismes à proprement parler marchands. Celui où il est question de « gravitation » des prix de marché vers les prix naturels [RN, livre I, chap. 7]. Pourtant, Smith n’emploie nullement la métaphore à ce moment-là (8). Si, dans sa pensée la « main invisible » représentait sans équivoque le marché, nul doute qu’un auteur aussi méticuleux, et aussi exigeant sur le choix de ses mots (9), l’aurait signifié de façon explicite à son lecteur.

L’assimilation entre main invisible et « marché » peut donc, in fine, être considérée comme une extrapolation qui ne trouve pas de véritable fondement dans les textes de Smith. En dehors de sa fonction idéologique indubitable, on peut estimer qu’elle s’enracine dans une lecture orientée et commode de l’histoire de la pensée, consistant à présenter Smith et les différents auteurs du courant « classique » avant tout comme des théoriciens des mécanismes marchands, précurseurs de l’analyse néoclassique. Une telle lecture ne résiste pourtant pas à une étude sérieuse. Si Smith comme Ricardo ont analysé la convergence des prix de marché, résultant de la confrontation de l’offre et de la demande globale, vers les « prix naturels » de production, et si Smith fait en effet de l’échange le principe fondateur de la division du travail, force est de constater que l’analyse des mécanismes marchands n’apparaît qu’au second plan dans leurs études. On peut même estimer que le chapitre consacré par ces deux auteurs à la convergence des prix de marché vers les prix naturels sert surtout à valider la portée pratique de leurs analyses respectives de la valeur (10). Les mécanismes qui intéressent fondamentalement les auteurs « classiques » sont avant tout ceux qui agissent au niveau de la production et de la répartition.

La libre concurrence des intérêts privés ne profite pas toujours à la collectivité

Si l’expression « main invisible du marché » transcrit infidèlement la pensée de Smith, une autre interprétation semble plus plausible. Celle-ci, popularisée au début du siècle dernier par l’historien et philosophe Elie Halévy dans un ouvrage classique sur l’utilitarisme, La Formation du radicalisme philosophique [1901-1904], sous les termes d’« harmonie spontanée des égoïsmes » ou d’« identité naturelle des intérêts », assimile la « main invisible » à l’idée selon laquelle la libre concurrence entre les intérêts privés conduirait nécessairement à un résultat bénéfique pour la collectivité. Elle contribue évidemment à dépeindre Smith, sinon comme un apologue du marché, au moins comme un précurseur du néolibéralisme (11). Halévy voit dans l’importance qu’accorde Smith aux effets vertueux de la division du travail dans son analyse de la croissance une « démonstration » du « théorème de l’identité naturelle des intérêts ». Le fait qu’il ait situé l’origine de la division du travail dans l’échange prouverait de surcroît qu’il concevait l’homme comme un être fondamentalement égoïste. Si une telle interprétation paraît a priori crédible, en tout cas si l’on s’en tient aux extraits de la TSM et de la RN où la métaphore de la « main invisible » apparaît, on peut formuler à son encontre deux ordres de critiques.

D’abord, la lecture de l’œuvre de Smith opérée par Halévy est partielle, voire biaisée. D’une part, parce que Smith n’a jamais conçu l’homme comme un être essentiellement égoïste. Au contraire, le système de philosophie morale qu’il développe dans sa TSM s’articule au concept de sympathie, qu’on peut définir très succinctement comme un principe d’intérêt pour autrui, et que Smith concevait comme l’équivalent dans la sphère morale et politique du principe de gravitation newtonien dans le domaine de la physique [Dellemotte, 2002]. D’autre part, parce que Smith souligne aussi bien les effets vertueux de la division du travail, dans le premier livre de la RN, qu’il n’en dénonce les effets pervers. Smith, en effet, était tout à fait conscient du fait que la parcellisation des tâches tend à corrompre le corps et l’esprit du travailleur, « qui devient généralement aussi bête et ignorant qu’une créature humaine peut le devenir », et à le désocialiser [RN, livre 5, chap. 1]. Halévy, pour soutenir sa thèse, met donc en relief les quelques extraits de l’œuvre de l’auteur susceptibles de la conforter, et semble occulter ceux qui pourraient la mettre en cause.

Ensuite, comme le remarque à juste titre Francisco Vergara [2002] dans son ouvrage sur la naissance du libéralisme, parce qu’aucun auteur du calibre intellectuel d’un Smith n’a jamais soutenu une thèse aussi absurde au regard du contexte intellectuel de l’époque. Empiriste, Smith ne savait que trop qu’une telle thèse est quotidiennement démentie par l’observation. On trouve d’ailleurs nombre de contre-exemples à la thèse de l’« identité naturelle des intérêts » dans son œuvre, et dans la RN en particulier. Comme on vient de le rappeler, l’effet pervers, dans le champ politique et moral, de la division du travail est le lourd tribut payé en contrepartie de ses vertus économiques. Smith prône l’intervention de l’Etat, chargé de la rééducation des adultes, pour y remédier, du moins en partie.

L’extension de la division du travail rencontre également une limite dans l’étendue du marché [RN, livre I, chap. 3]. La concurrence que se livrent les capitalistes pour réaliser des gains de productivité tend en effet à accroître la production au point d’épuiser la demande solvable et finit par réduire les profits, laissant se profiler la menace de l’état stationnaire, où l’accumulation trouve un terme et où la masse des travailleurs n’obtient qu’un salaire de misère (12). Dans son chapitre sur les salaires [livre I, chap. 8], il décrit avec minutie la lutte d’intérêts inconciliables qui oppose capitalistes et ouvriers, et prend très explicitement parti pour les seconds. Les premiers sont décrits comme des comploteurs, épaulés par la force publique et la loi, qui n’hésitent pas à affamer la masse de la population pour augmenter leurs profits. Smith ne portait pas dans son cœur, contrairement à certaines idées reçues, les gros entrepreneurs et commerçants. Au contraire recommandait-il la plus grande méfiance à leur égard. L’intérêt de cette classe de la population, écrit-il à plusieurs reprises [voir notamment la conclusion du livre I de la RN], est toujours d’une manière ou d’une autre contraire à celui de la communauté. Elle cherche en permanence à tromper la classe politique et l’opinion, en faisant passer son intérêt propre pour l’intérêt général, au détriment de tous. Et, grâce à la meilleure perception qu’elle a de son intérêt propre et une certaine habileté rhétorique, elle réussit généralement dans ses projets. L’ordre qui se dégage de la libre expression des intérêts privés est donc loin, d’après Smith, d’être nécessairement conforme à l’intérêt général.

La liberté comme moyen et non comme fin

L’un des objectifs majeurs de la RN est, d’un point de vue normatif, de contrecarrer cette tyrannie des grands capitalistes et marchands, symbolisée par ce que Smith appelle le « système mercantile ». De démontrer également l’insuffisance du « système agricole », en d’autres termes le courant physiocrate, coupable de considérer l’industrie comme un secteur stérile en termes de création de richesse. Si à ces deux « systèmes de préférence et de restriction » Smith oppose le « système simple et évident de la liberté naturelle », ce dernier ne doit pas être compris comme une ode à la liberté totale et à la limitation de la marge d’action de l’Etat à ses fonctions régaliennes.

D’abord, la liberté dont il est question concerne essentiellement le choix d’allocation des capitaux, qui doit relever d’après l’auteur de l’initiative privée. Ce qui n’exclut nullement une action économique de l’Etat. Outre la garantie de la sécurité des citoyens et l’administration de la justice, Smith attribue en effet un troisième devoir au souverain, tout à fait fondamental : celui d’ériger et entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions bénéfiques pour la collectivité, mais dont la rentabilité n’est pas assez immédiate pour qu’ils soient pris en charge par le secteur privé. Si Smith distingue parmi ceux-ci deux grandes catégories, l’instruction publique et les infrastructures propres à faciliter le commerce (route, ponts, phares, ports, etc.), la définition de cette troisième prérogative est si large qu’on pourrait sans trop de mal, en la transposant à une période plus proche de nous, l’étendre à des domaines tels que les réseaux de transport, de poste et télécommunication, d’énergie, ou encore le système de santé, voire une partie de l’activité culturelle. Notons bien qu’il ne s’agit pas seulement d’« édifier », mais encore d’« entretenir ». On peut penser que la défiance de Smith à l’égard de la mentalité des capitalistes et commerçants l’invitait à penser que ces derniers pourraient être tentés, si la propriété de telles infrastructures leur revenait, de compresser leurs coûts afin d’accroître leur rentabilité, au détriment de la qualité du service rendu. Il serait donc malhonnête d’invoquer Smith comme autorité morale pour justifier la privatisation des services et entreprises publiques.

D’une façon générale, comme l’ont montré plusieurs spécialistes [voir Vergara, 2002, p. 80-83], la liberté n’est pas pour Smith une fin en soi, mais fondamentalement un moyen de favoriser le plus grand bonheur de la communauté. Ce qui l’amène à s’accommoder d’une foule d’entorses à la « liberté naturelle » (octroi provisoire de monopoles commerciaux, fixation d’un maximum légal du taux d’intérêt, mise en place d’impôts sélectifs sur certains produits, limitation de la liberté d’émission de billets de banque, restrictions de certaines importations, etc.), consciencieusement répertoriées il y a plus de quatre-vingts ans par l’économiste et historien des idées Jacob Viner [1927] dans un article devenu classique. L’image d’Épinal présentant Smith comme un champion du « laisser-faire » économique a plus récemment été battue en brèche par des auteurs comme Donald Winch [1978] ou Spencer J. Pack [1991].

Le schéma des ruses de la raison

En fait, la métaphore de la main invisible symbolise une idée simple, mais dont la portée doit être comprise dans le cadre d’une téléologie particulière. Cette téléologie est empruntée aux stoïciens, que Smith, quoique fustigeant leur « apathie », cite à maintes reprises : l’idée selon laquelle l’univers est régi par un Dieu bienveillant, comparable à un Grand Horloger ou un Grand Architecte. L’univers, dans cette perspective, peut être assimilé à une montre dont la complexité du mécanisme nous échappe. Nous autres mortels n’y entendons rien en horlogerie : si nous ouvrons une montre pour en examiner les rouages, sans doute quelque ressort nous semblera-t-il disgracieux ou inutile. Mais si d’aventure nous tentions de l’enlever, la montre ne tournerait plus. Certains maux apparents du monde ici bas sont semblables à ces rouages ou ressorts disgracieux. Ils sont en réalité essentiels à la mécanique de l’univers et destinés à produire un plus grand bien : ainsi en va-t-il, d’après Smith, de l’attrait pour le luxe (condamné à son époque par le clergé et la grande majorité des moralistes), de l’appât du gain du propriétaire de capital, mais encore du ressentiment, passion a priori néfaste pour l’ordre social, mais qui, via l’action de la sympathie – principe de la nature humaine qui nous intéresse au sort des autres et nous amène sous certaine circonstances à partager leurs sentiments –, consolide les règles de justice relatives au châtiment des préjudices, essentielles à la survie du corps social [TSM, p. 125-126]. On notera qu’une telle conception de la Divinité a quelque chose de particulier, qui peut conduire à une interprétation délibérément laïque : une fois la mécanique de l’univers mise en branle, le Créateur peut disparaître : une montre tourne sans l’horloger qui l’a élaborée, et la montre divine ne saurait tomber en panne.

Dans le cadre de cette téléologie, la métaphore de la main invisible symbolise finalement les conséquences non intentionnelles et bénéfiques de certaines actions individuelles. Le propriétaire de la TSM n’imagine pas que son appétit pour le luxe, motivé par sa vanité, fournit en fait la subsistance de milliers de pauvres; le capitaliste de la RN ignore que la poursuite de son intérêt privé participe à la création de richesse censée profiter à chacun. C’est pour ces personnages, semblables aux « sauvages » des temps préscientifiques, que de tels résultats paraissent mystérieux ou « invisibles ». Pas pour le lecteur de Smith, puisque ce dernier lui rend de tels paradoxes apparents tout à fait intelligibles. Ce en quoi consiste précisément, d’après lui, la tâche du philosophe : donner une intelligibilité rationnelle aux enchaînements d’événement qui, en apparence, en sont dépourvus.

L’idée que Smith a voulu signifier à travers sa métaphore n’a d’ailleurs pas grand-chose de nouveau pour son époque. Elle tire son origine, comme on a vu, dans la philosophie stoïcienne, et fut relayée par la pensée chrétienne populaire (« les voies du Seigneur sont impénétrables »). Elle trouvera des prolongements chez Hegel – qui connaissait, au moins partiellement, l’œuvre de Smith – sous la forme du schéma des ruses de la raison.

Il importe de souligner, à l’instar de Benoît Prévost [2001, p. 101], que « l’idée selon laquelle les individus remplissent des fins qui n’entrent nullement dans leur intention n’a rien de spécifiquement marchand ». Pas plus ne doit-on la confondre avec la thèse de l’identité naturelle des intérêts formulée par Halévy. Tout simplement parce que les actions individuelles qui produisent des effets bénéfiques non escomptés ne trouvent pas toutes leur origine, loin s’en faut, dans la considération d’intérêts privés. A bien y regarder, l’exercice le plus flagrant des ruses de la raison n’est pas tant dans le soin que le capitaliste, le brasseur de bière ou le boulanger portent à leurs intérêts, mais, contre toute attente pour qui s’en tiendrait à la lecture diffusée par la vulgate, dans l’action de la sympathie, principe invisible par définition mais cette fois-ci pleinement scientifique, à l’instar de la gravitation universelle. Les hommes n’ont pas choisi d’être sensibles aux sentiments de leurs semblables : ils sont sympathiques « involontairement ». C’est Dieu qui, dans sa sagesse, a gravé cette disposition à la vie sociale dans leur être. Et la régulation sociale aussi bien qu’économique s’explique fondamentalement par l’action des sentiments, bien plus que par celle de la raison ou de l’intérêt.

Smith a toujours revendiqué son appartenance au courant sentimentaliste, qui voit dans l’action des passions l’origine et le modus operandi de nombreuses dimensions du social. C’est d’ailleurs la thèse fondamentale de sa TSM. Ce qui vaut pour la morale – c’est-à-dire, dans la terminologie de l’époque, les mœurs – vaut pour l’économie, qui n’en est qu’une dimension : la raison humaine est un instrument faillible auquel le Créateur dans sa sagesse n’a pas confié le soin de découvrir les moyens les plus adéquats de favoriser la propagation et le bonheur de l’espèce.

Malgré la rareté de ces occurrences, l’idée que Smith associait à sa fameuse métaphore sous-tend toute son œuvre. C’est bien là un des rares points sur lequel la vulgate ne s’est pas trompée.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Winch, Donald, 1978, Adam Smith’s Politics. An Essay in Historiographic Revision, Cambridge, Cambridge University Press.

 

NOTES

(1) Mes sincères remerciements à André Lapidus pour sa relecture attentive et avertie.

(2) Les quelques lignes consacrées au sujet par un économiste de grande renommée comme Mankiw [1998, p. 12-13] constituent à cet égard un cas d’école.

(3) Désormais abrégée en TSM.

(4) Désormais abrégée en RN.

(5) On dispose également d’une partie des correspondances de Smith, ainsi que de deux volumes de notes d’étudiants relatives aux cours professés lorsqu’il était en poste à l’université de Glasgow.

(6) Smith y évoque en effet la prédiction de l’apparition d’une comète qui, en 1758, pourrait venir confirmer les hypothèses astronomiques d’Isaac Newton.

(7) On reconnaît là une thèse défendue par son ami David Hume, dans le livre I du Traité de la nature humaine (1739-1740) et dans l’Enquête sur l’entendement humain [1748].

(8) On ajoutera que ce chapitre apparaît dans le livre I de l’ouvrage, plusieurs centaines de pages avant celui où se trouve la métaphore de la main invisible, dans le livre IV.

(9) Dans une lettre adressée à Thomas Cadell datée de mars 1788, Smith reconnaît qu’il travaille très lentement et réécrit plusieurs fois chaque phrase avant d’en être « tolérablement satisfait » [Correspondence, lettre 276, p. 311].

(10) Le prix de marché apparaît en effet comme le prix concret, alors qu’on peut interpréter le prix naturel comme un prix idéal conforme à la théorie de la valeur.

(11) On sait que les membres de l’administration Reagan arboraient régulièrement des cravates à l’effigie de Smith au début de sa première présidence.

(12) En témoignent les observations de Smith à propos de la Chine, entrée depuis longtemps d’après lui dans l’état stationnaire : « La pauvreté des dernières classes du peuple de la Chine dépasse de beaucoup celle des nations les plus misérables de l’Europe » [RN, livre I, chap. 8]. « Si, en remuant la terre toute une journée, [un ouvrier en Chine] peut gagner de quoi acheter le soir une petite portion de riz, il est fort content » [ibid.].

http://www.leconomiepolitique.fr/la--main-invisible--d-adam-smith---pour-en-finir-avec-les-idees-recues_fr_art_873_44731.html

L’Economie politique n° 044 – octobre 2009

M. Ripley s'amuse