(Extrait de 'Rapport sur l'état des illusions dans
notre parti
suivi de Révélations sur le principe du monde',
Institut de Préhistoire contemporaine, 1979.)
En couleur.
Les occurrences du terme "économie" sont coloriées
et leur sens précisé entre crochets par l'auteur lui-même
Le premier fait historique
n'est pas, comme l'écrit scandaleusement Marx en 1846, la production de moyens
permettant de satisfaire les besoins de manger, boire, habiter, se vêtir — quel
est l'animal qui ne les satisfait pas sinon l'animal mort — mais l'utilisation
de ces besoins animaux et des moyens de les satisfaire à des fins de
communication. Ce qui distingue l'homme de l'animal est justement que manger,
boire, se vêtir, habiter n'ont plus eux-mêmes comme fin, mais la communication,
ne sont que des prétextes à la communication. Le premier fait historique n'est
pas la production de la vie prétendument matérielle mais de la communication.
La
présupposition première de toute existence humaine n'est pas, comme l'écrit
scandaleusement Marx, que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir
faire l'histoire, et que pour cela il faut avant tout — le « avant
tout » est bien de Marx — boire, manger, se loger, s'habiller et quelques
autres choses encore. Cela tous les animaux le font et ne sont pas pour autant
des hommes, ils ne font pas pour autant leur histoire. C'est simplement la
présupposition de la vie de n'importe quel animal : il faut qu'un animal
mange, boive, dorme s'il veut vivre, il faut qu'un animal vive s'il veut vivre.
Voilà le genre de tautologie qui a cours pompeusement depuis 100 ans chez les
savants social-démocrates qui veulent éduquer le peuple, cet ignorant. Au
contraire, la présupposition première de toute existence humaine, partant de
toute histoire, est que certains animaux utilisent leur vie d'animal, utilisent
ce qui était un but et en fassent donc un simple moyen — en un mot suppriment
l'indépendance de ce but — pour communiquer. Evidemment, seuls des animaux vivants
peuvent s'aviser de faire cela, mais ce n'est pas le fait qu'ils soient
vivants, qu'ils mangent, qu'ils boivent, qui permet de dire qu'ils sont des
hommes, mais seulement qu'ils utilisent cela pour communiquer. Les
hommes pour être à même de vivre, et de vivre comme des hommes et non seulement
comme des animaux, doivent être justement capables — c'est cette capacité
qui est refusée aux esclaves salariés ou non, aux assujettis, aux pauvres de
tous les temps — d'utiliser leurs besoins animaux, la satisfaction de leurs
besoins de manger, de boire, de se loger, de s'habiller à des fins de
communication, comme matière à communication.
Pour
que les hommes soient à même de vivre comme des hommes, il faut avant tout
qu'ils communiquent et ce faisant seulement, ils font l'histoire :
l'histoire est l'histoire de la communication.
En
toutes sociétés, la première tâche des hommes n'est pas de produire leurs
moyens d'existence, les relations qui s'établissent entre eux ne s'établissant
pas pour assurer cette production, sinon en apparence dans la pensée dominante.
Et ces relations ne constituent pas la structure
économique [ economy ]
de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure
juridique et politique et à laquelle correspondraient des formes de conscience
sociale déterminées, sinon en apparence dans la pensée dominante. En toute
société, la première tâche des hommes est de communiquer et les relations
qui s'établissent entre eux ont pour but les relations qui s'établissent entre
eux. Contrairement à ce que dit scandaleusement Marx en 1859, les hommes
n'ont pas pour but de produire socialement leur existence. Les hommes ont pour
but de produire leur existence sociale. Cette existence sociale est la seule
production réelle des hommes, la communication est la seule chose
réelle réellement produite par les hommes et la production de cette
communication — production qui est la communication elle-même — est la seule
production réelle dans le monde, la production du monde lui-même. La
structure de la société est la structure de la communication. La base concrète
sur laquelle s'élève tout ce qui existe dans la société est la communication.
Et l'on ose soutenir que c'est dans la pensée de Hegel que le monde est à
l'envers !
Et
si l'on peut dire quand même que les hommes ont, en toute société, pour
première tâche de produire leurs moyens d'existence, ce n'est pas comme le
pensait Marx et mille imbéciles à sa suite, de boissons, de mangeaille, de
couvertures, d'habits ou d'autres trivialités dont il s'agit, car les hommes ne
vivent pas de cela — une fois de plus j'en appelle à mes frères esclaves
salariés qui ont tout cela en suffisance et qui pourtant vivent si peu — mais
de communication, car les hommes ne vivent que de communication, la
communication est le seul moyen d'existence de l'homme et en toutes sociétés,
la première tâche des hommes est de produire cette communication, sans laquelle
ils ne peuvent pas vivre, sinon comme des bêtes ou des pauvres.
Marx
ne peut pas être, comme l'écrit encore le pithécanthrope Fossaert, l'analyste
de sociétés où la production prendrait une ampleur énorme parce que dans les
sociétés analysées par Marx ce n'est pas la production, au sens où l'entend le
pithécanthrope, qui prend réellement une ampleur énorme mais la
communication, la production de communication. La production au sens où l'entend
l'universitaire raccorni est seulement une apparence, simple moment sans
aucune sorte de consistance et de vérité, sans aucune sorte de réalité. Les
sociétés analysées par Marx — et si mal analysées — sont des sociétés où la
communication a pris une ampleur énorme, encore jamais vue dans l'histoire. Les
sociétés analysées par Marx sont des sociétés où la société a pris une ampleur
énorme, où la société a pris enfin sa forme de principe. Et si Marx a pensé
lui-même qu'il était l'analyste de sociétés où la production prenait réellement
une ampleur énorme, tant pis pour lui, il se trompait. La société n'allait pas
devenir une société où la production prendrait réellement une ampleur
énorme pour lui faire plaisir. On se doute bien qu'elle va encore moins changer
aujourd'hui pour faire plaisir à Fossaert ou à Fourastié — qui, avec le plus
grand sérieux, intitule un livre « La réalité économique » —
incroyables fossiles vivants attardés dans la jungle des récupérateurs de
pointe. Même les efforts de Staline et de sa toute puissante police ou ceux de
Mao et de sa non moins toute puissante police ont été vains pour transformer la
société moderne telle qu'elle est en société telle que Marx se l'imaginait.
Partout la société moderne est demeurée obstinément ce qu'elle est réellement,
c'est-à-dire en fait toujours aussi peu réelle, toujours aussi menaçante pour
tous ses actuels propriétaires.
Notre
société est fondée, comme toute société, en tous temps et en tous lieux, sur la
communication, mais pour la première fois dans l'histoire elle est fondée sur
l'illimitation de cette communication ou plus exactement sur l'illimitation de
l'aliénation de cette communication. Sa fondation sur la prétendue production
illimitée des biens, sur le travail ou sur la satisfaction de besoins
particuliers ne sont que de pures apparences dans la théorie dominante du
monde. Notre société est régie par la production illimitée de marchandises,
c'est-à-dire sur la production illimitée de communication. Notre société est, plus
que tout autre par le passé, fondée sur la soif de richesse, fondée sur la
soif de communication, car avec la marchandise cette soif ne connaît plus de
bornes et surtout avec le salariat si tous ne peuvent pas boire, tous ont
infiniment soif. La production d'un prolétariat moderne n'est pas la production
d'une masse d'affamés, mais d'une masse infiniment assoiffée de richesse, et à
qui tous les moyens d'étancher cette soif sont refusés.
L'idéologie
de la rareté « naturelle », l'idéologie qui veut faire de cette
rareté le commencement de l'histoire et de l'histoire une lutte permanente
contre cette rareté, c'est-à-dire une lutte permanente contre la
« nature » est le couronnement de l'idéologie utilitariste. Sans ce
postulat parfaitement arbitraire, pas de mensonge
économique [ mensonge qui soutient que economy
existe ] possible. L'ethnographie la plus moderne mais aussi
les récits des anciens voyageurs ridiculisent cette absurdité. Cette
ethnographie et ces récits montrent que les sauvages ignorent totalement la
rareté mais connaissent au contraire une abondance d'activité sociale, une
abondance de communication. Et l'ethnographie qui prouve cela n'est pas celle
de Marshall Sahlins qui se place du point de vue même de l'économie [ economics ]
et veut seulement prouver que les sauvages travaillent peu, chronomètre
en main, mais celle de Malinovski qui prouve qu'ils ne travaillent jamais,
qu'ils s'ingénient au contraire à trouver des prétextes pour communiquer.
La
rareté n'est pas un commencement mais un résultat, le résultat de l'aliénation
objective. La rareté n'est pas rareté des prétendus « biens
matériels » mais rareté de communication, raréfaction des moyens de
communication. La rareté est l'essence même de l'argent. La rareté des prétendus
biens matériels n'est qu'une apparence inessentielle de la rareté des moyens de
communication, de leur raréfaction dans l'argent. Pour celui qui a de l'argent
seul l'argent manque. Pour celui qui n'en a pas, tout manque comme Marx le
notait déjà. On ne meurt pas en réalité de la rareté de pain sinon en
apparence dans l'idéologie de la Croix-Rouge et des bonnes œuvres. Quand on
meurt de faim ou d'ennui, on meurt en réalité et en vérité de la raréfaction de
la communication, douce consolation.
L'idéologie
de la rareté — comme d'habitude il faut chercher à qui le mensonge profite —
entend que la « libération » de l'humanité soit suspendue à
l'élimination préliminaire de cette rareté prétendument initiale, élimination
indéfiniment repoussée, et pour cause, puisque cette rareté est le produit réel
de ce monde de la communication aliénée. Il n'y a d'autre rareté que celle de
la communication au milieu d'une communication infinie mais infiniment
éloignée. La libération de l'humanité ne peut être soumise au préalable de la
suppression de la rareté pour la bonne raison que la rareté n'est pas un
préalable, sinon dans la pensée dominante, mais un résultat. Et comble du
grotesque, voici qu'aujourd'hui l'air et l'eau deviennent rares à leur tour,
aussi rares qu'une bonne bière ou un bon beefsteak. O toute-puissance de
l'esprit pratique qui parvient à raréfier les choses les plus abondantes. Si la
libération de l'homme est bien soumise cependant à la suppression de la rareté,
ce ne peut être en tant que cette suppression serait un préalable mais en tant
qu'elle est cette libération même. La rareté est même ce qui rend possible
cette suppression, seul le triomphe absolu de l'argent permet d'envisager la
suppression de l'argent, c'est-à-dire sa réalisation. La rareté n'est
pas ce qui viendrait toujours contrecarrer les projets humains, sinon dans la
pensée dominante, mais au contraire ce qui rend possible la libération de
l'humanité car elle n'est autre que la richesse infiniment aliénée mais
cependant réalisée dans l'infini de l'aliénation.
Ce
n'est pas la rareté originelle qui impose le rôle nécessaire des riches, ce
n'est pas la nécessité de nourrir les pauvres qui motive la richesse et ce
monde tel qu'on le connaît, c'est la soif infinie de richesse des riches qui
produit l'aliénation infinie de la richesse, qui produit la rareté croissante
et qui réduit les pauvres à une condition utilitaire de nécessiteux. Ce n'est
pas le souci de la production qui anime ce monde comme aiment tant à le répéter
journaputes et crevursitaires, mais bien la richesse et la soif de richesse. Ce
monde n'est pas productiviste, ce monde est riche. Et ce n'est pas le souci de
« la production » qui anime les riches mais le seul souci de la
richesse, le seul souci de la division du travail. Peu importent les résultats
et les catastrophes pourvu qu'on divise, pourvu qu'on divise à tours de bras.
Les riches montrent bien dans quel mépris ils tiennent la prétendue production
et sa prétendue nécessité par la simple « qualité » de ce qu'ils font
produire par les pauvres. En ce sens, la thèse de la paupérisation absolue de
Marx est absolument juste. Il y a un accroissement permanent de la rareté. La
raréfaction croissante de la communication et le cortège de ses sinistres
apparences sont bien les seules choses que produit réellement ce monde. Si ce
monde est de plus en plus riche, les gens sont de plus en plus pauvres. Si ce
monde est de plus en plus riche en communication les gens sont de plus en plus
pauvres en communication. Mais ils sont de plus en plus pauvres au milieu du spectacle de la richesse universelle. En ce sens la
thèse de la paupérisation relative de Marx est également juste. La rareté est
la rareté de la richesse, la rareté est la richesse qui existe comme spectacle universel de la richesse, c'est-à-dire la
richesse qui n'existe plus seulement comme exigence personnelle de quelques
riches et de leurs artistes, comme concept subjectif de la richesse, comme
culture, mais comme concept objectif, pour tous. La pauvreté n'est pas au
commencement de l'histoire, la pauvreté n'est pas un commencement mais un
résultat, la pauvreté n'est autre que la richesse aliénée, l'aliénation de la
richesse. Hegel a suffisamment montré qu'en aucun cas un commencement pauvre
ne saurait donner un résultat riche ! C'est même le point central, je
pourrais presque dire le point unique, de toute la polémique de Hegel avec ses
adversaires positivistes pour qui au contraire le commencement peut être
quelconque.
La
communication est le principe du monde, la communication est ce qui dans le
monde agit, ce qui dans le monde est substance, ce qui dans le monde devient
sujet, ce qui dans le monde s'aliène. La communication est l'activité générique
de l'homme, l'activité qui crée le genre en-soi et pour-soi parce qu'elle est à
proprement parler l'activité du genre c'est-à-dire 1) l'action du
genre dans chaque individu 2) la pratique du genre par chaque individu. La
communication est l'essence de l'homme, le premier besoin de l'homme.
Comme
l'avait très bien saisi Marx, sans être toutefois capable d'appliquer cette
exigence à son véritable objet, le principe du monde est pratique. La
communication est nécessairement pratique, la communication est nécessairement
communication pratique. Mais inversement s'il n'y a de communication que
pratique, il n'y a de pratique que de la communication. Marx étend son mérite
jusqu'à saisir parfaitement que le côté actif de ce principe est traité
non pas par le matérialisme mais par l'idéalisme et bien entendu en tout premier
lieu par l'idéalisme de Hegel. Il reproche aussi à juste titre à Hegel de ne
pas avoir saisi le côté matériel de ce principe pratique et d'avoir
réduit ce principe à l'activité, non pas de l'esprit, mais de la simple pensée,
de l'esprit dans une tête. Mais si Marx lui-même saisit parfaitement la
nécessité d'un côté matériel du principe pratique du monde, il est bien
incapable d'identifier ce côté matériel et il est même en net retrait sur Hegel
car il est de plus parfaitement incapable d'identifier le côté actif de ce
principe. Il perd totalement de vue — sauf dans ses écrits politiques — ce côté
actif. Malgré le célèbre reproche qu'il adresse au matérialisme qui abandonne
le côté actif à l'idéalisme, Marx abandonne lui-même ce côté actif à Hegel. Jusqu'à
présent, le véritable théoricien de la pratique, le véritable théoricien de la
communication est Hegel et non Marx. Marx ne fait qu'invoquer perpétuellement
la pratique, sans jamais être capable de la concevoir. Il ne peut ni réellement
concevoir le côté matériel de la pratique comme il le prétend pourtant, ni le
côté actif, c'est-à-dire négatif, spirituel, de la pratique. Si Hegel ne peut
concevoir le côté matériel de la pratique, il en conçoit parfaitement — aussi
parfaitement que le permet sa lacune matérialiste — le côté négatif, le côté
spirituel, le côté proprement actif, en un mot la logique. L'erreur
fondamentale de Marx est d'identifier la pratique avec le travail bestial dont
le travail servile serait la forme aliénée, l'erreur fondamentale de Marx est
donc d'identifier le côté matériel de la pratique avec le côté matériel du
travail. Le travail n'est pas la pratique et la matière du travail n'est pas la
matière de la pratique, le travail n'est pas le principe du monde, le travail
n'est pas l'essence de l'homme, le travail n'est pas l'activité générique de
l'homme, le travail est seulement la matière de la communication, le
travail est seulement la matière de la pratique, le travail est seulement le
côté matériel de la pratique, le travail est seulement la matière sur laquelle opère
la pratique. La communication, le principe du monde, la pratique effective
consistent très exactement dans la division du travail, non pas, certes,
dans la division du travail comme résultat et comme résultat séparé de son
opération, le travail divisé à quoi se trouve réduite la vie du travailleur
salarié, mais bien la division du travail comme opération. C'est cette
opération qui constitue la communication, c'est cette opération qui constitue
la pratique, c'est cette opération qui constitue le principe du monde, c'est
cette opération et son plaisir qui constituent la richesse, c'est cette
opération et son plaisir que se sont réservés les riches de toutes les époques,
c'est de cette opération et de son plaisir que sont exclus les pauvres de
toutes les époques. Avec Hegel, nous appelons esprit cette activité de
division.
La
pratique est la pratique de la division du travail, non pas seulement l'idée de
cette division, non pas le résultat de cette division, mais l'opération
elle-même qui comprend l'idée et le résultat comme ses moments. C'est la
division infinie de l'activité, la suppression infinie de l'indépendance et de
l'immédiateté de l'activité qui constitue la puissance réelle, pratique, de
l'esprit. Hegel a donc raison : le devenir du monde doit être envisagé
comme esprit. L'activité de diviser est la force et le travail de l'esprit, de
la puissance la plus étonnante et la plus grande qui soit, ou plutôt la
puissance absolue, c'est-à-dire la puissance prodigieuse du négatif. Le devenir
du monde est le devenir de cette activité de division, le devenir monde de
cette activité. Et cette activité devient parce qu'elle contient le négatif
Selon
la théorie utilitariste du monde, de la vie, de l'histoire, dont Marx est, bien
malgré lui, un des plus illustres représentants, la division du travail n'est
qu'un moyen pour satisfaire plus aisément les besoins des hommes, pour
produire plus aisément leurs moyens d'existence, pour lutter plus efficacement
contre la prétendue rareté naturelle. Cette conception est une pure infamie
inventée par les riches modernes afin que les pauvres ne se mêlent pas de
parler de richesse. La division du travail n'est pas un moyen pour satisfaire
plus aisément les besoins des porcs humains, pour produire plus aisément leurs
moyens d'existence. La division du travail est un but. Les hommes
divisent le travail par plaisir ; pour le pur plaisir de cette noble
activité. La division du travail et son plaisir sont le but de l'humanité.
Seuls sont des hommes ceux qui pratiquent cette noble activité, les autres sont
des esclaves ou des bêtes. Les riches de l'ancien régime pouvaient encore afficher
cette vérité d'évidence.
Toute
l'escroquerie de l'économie politique [ economics ] se résume ici. C'est
dans la théorie utilitariste que le monde est à l'envers et non dans la théorie
de Hegel comme il est de bon ton de l'ânonner depuis 100 ans à la suite de
Marx. Ce qui dans la théorie de Hegel est le but, ce qui dans la théorie de
Hegel agit, ce qui dans la théorie de Hegel est premier est aussi ce qui est
premier dans le monde, ce qui dans le monde agit, ce qui dans le monde est le
but du monde. Au contraire, ce qui dans le monde est le but du monde se trouve
relégué, dans la théorie utilitariste dominante du monde, au rang de simple
moyen ; ce qui agit dans le monde est ce qui, dans la théorie utilitariste
dominante, n'agit pas mais est réduit à un simple moyen au service d'appétits
cochons et bas qui eux sont censés agir et commander au monde ; ce qui
dans le monde est premier vient en dernier dans la théorie utilitariste
dominante, comme simple accessoire ou conséquence. Ce qui dans le monde est la
base du monde : l'esprit pratique et la pratique de l'esprit, est tenu par
la théorie utilitariste dominante pour une simple vue de l'esprit de Hegel. Et
ce qui est tenu dans la théorie utilitariste dominante pour la base réelle du
monde n'est que pure apparence utilitariste, trivialité et délire porcins.
L'esprit
pratique, la noble activité de division infinie du travail, la noble activité
de communication infinie constituent la base pratique du monde pratique. Ils
constituent la réalité, la seule réalité et toute la réalité. Il n'y a rien
hors de cette opération qui soit réel. Il n'y a rien qui soit réel et qui ne
soit cette opération. Cette opération constitue toute la réalité du monde et
toute la réalité du monde est concentrée dans cette opération. La division du
travail est la seule chose réelle, la seule chose réellement produite par ce monde,
la production du monde par lui-même ; et la division du travail comme
opération est elle-même cette production, cette auto-production.
Nous
ne voulons prouver que ce que voulaient déjà prouver Hegel ou Breton : que
ce qui est tenu pour réel, pour véritable, par le positivisme — qu'il ne faut
pas confondre avec la science positive car il n'en est que l'idéologie [ en fait par positivisme, j'entends plutôt le sens
commun, y compris celui des physiciens, qui veut ignorer le négatif. Pour le
positivisme proprement dit, la réalité est une hypothèse inutile et seulement
une question métaphysique ] — n'est ni réel ni véritable mais au
contraire le comble de l'irréel et du faux, que ce qui est objectif — de même
que ce qui est subjectif — ne saurait être en aucun cas et d'aucune manière réel,
que l'objet s'oppose radicalement à la chose, au réel, au sens de Hegel et que
c'est seulement à cause d'un scandaleux abus de langage — les provocantes
insanités « réalistes » — qui est perpétré par le sens courant et
positiviste à l'égard de « vérité » et « réalité » que
Breton a été contraint d'utiliser le terme de « surréalité » pour
désigner tout simplement la réalité au sens de Hegel. Ce que Breton
tient pour surréel est seulement une manifestation, dans le cadre de son
aliénation générale, de la réalité la plus réelle, la plus effective, la plus
substantielle. Au milieu de toute cette misère, l'inspiration plaide
pour le peu de réalité de ce qui est rêvé réel par le positivisme somnambulique.
Comme le signalait déjà Hegel, l'art proteste contre le peu de réalité de ce
qui est réputé réel par le positivisme, contre le peu de réalité de l'objet,
en infligeant la preuve de la supériorité en réalité et en vérité de la moindre
de ses « chimères », en infligeant la preuve que l'art est plus
vrai que nature. En un mot, comme l'écrit un de nos correspondants, nous
voulons détruire « la mystification plus ou moins consciemment et
valablement entretenue sur la nature du changement que doit opérer la
révolution... ». La révolution ne peut avoir d'autre but que la réalité
sans cesser d'être la révolution. La falsification générale du concept de
révolution n'est autre que la falsification du concept de réalité. Et il n'y a
rien d'étonnant à ce que le concept ne soit pas quand la chose elle-même n'est
pas encore, sinon comme aliénation [ l'argent,
par exemple, n'est que l'esprit d'un monde sans esprit, mais il est
néanmoins esprit, c'est déjà ça. Marx aurait dû faire un effort sur ce point.
Il n'y a rien de moins matériel que l'argent. Il garantit que la réalité ne
pourra être moins belle et moins enthousiasmante que l'argent ].
Contrairement à la guerre de Troie, la réalité n'a jamais eu lieu. L'humanité
n'a jamais connu d'autre réalité que celle de l'aliénation. Et bien entendu, si
l'on trouve que ce monde est réel, on trouve aussi que la révolution est
superflue.
Contre
le point de vite contemplatif du spectateur Kant et contre ce même point
de vue repris, sous couvert de le combattre, par ses immondes héritiers
matérialistes, matérialo-dialectiques et matérialo-historiques, Hegel a
intangiblement raison : le processus de la connaissance ne se distingue
pas du processus de création de la réalité, de l'histoire. La réalité n'est pas
au commencement de l'histoire, pas plus qu'à la fin d'ailleurs puisque
l'histoire ne saurait avoir de fin sans cesser aussi d'avoir une existence,
mais devant. Le fondement est un résultat, la réalité est un résultat. Heil
Hegel ! L'histoire marche à reculons, tournée vers son origine qu'elle
veut supprimer, dont elle veut supprimer l'immédiateté et l'indépendance,
qu'elle veut fonder. L'immonde positivisme kantien ou matérialiste
suppose que la matière de la connaissance existe comme un monde tout à
fait achevé, en dehors de la pensée, de la connaissance, de l'histoire, et que
celles-ci n'ont plus en quelque sorte qu'à en prendre livraison. On
reconnaît là tout de suite le point de vue d'épicier de la théorie dominante.
La théorie dominante est poujadiste, c'est bien de la kleine Krämerei. Dans
quel but d'ailleurs devrait-on prendre livraison de cette matière de la
connaissance ? Pour en jouir tranquillement grâce à la retraite à 60
ans ? Quel ennui dans un tel monde ! Le lecteur reconnaît au premier
coup d'œil le monde tel que doivent maintenant le subir les pauvres, et voit
donc d'où provient cette conception et dans quel but. Pour l'immonde point de
vue contemplatif du positivisme matérialiste et kantien, la réalité est
antérieure à l'histoire et indépendante de l'histoire et donc aussi bien de la
pensée. Or la réalité n'est pas le commencement de l'histoire mais son but [ Erreur ! son résultat, pas son but. Le jugement
du monde est ce qui arrive. L'histoire n'a pas de but, pas plus qu'elle n'a de
sens. C'est pourquoi il faut lui en donner. De même, le monde n'a pas de but et
pourtant il en fourmille ]. A quoi bon l'histoire d'ailleurs si la
réalité était son commencement. Autant rester couché, ce que, pour de tout
autres raisons, de plus en plus de travailleurs se résolvent à faire. Contre
Hegel, les spectateurs matérialistes — tels Colletti [ 1 ] — soutiennent qu'il faut bien des présupposés
réels à la pensée, à la connaissance, à l'histoire. A cela nous
répondons : certes il faut bien des présupposés à l'histoire, à la
connaissance, à la pensée, mais des présupposés réels, certainement pas.
Pour les immondes spectateurs positivistes la réalité se trouve au commencement
de l'histoire, de la connaissance, de la pensée. Ils confondent avec acharnement
existence et réalité. Si tout ce qui est réel existe nécessairement, tout ce
qui existe n'est pas nécessairement réel, de loin, hélas. Une fois de plus j'en
appelle à mes frères esclaves salariés. Nous savons parfaitement que ce monde
existe, parce que nous en faisons chaque jour la cruelle expérience, et que
pourtant il n'a aucune sorte de réalité. Tout cela est évidemment une question
pratique, une question de position et de but dans le monde. On doit évidemment
se demander qui a « intérêt » à soutenir que ce monde est réel, qui a
intérêt à soutenir que la réalité se trouve au commencement de l'histoire.
Ceux-là mêmes qui ont intérêt à justifier l'injustifiable, tels ces intellectuels
soumis, parties honteuses de la classe dominante, qui doivent justifier les
places injustifiables qu'ils occupent. Pour le positivisme, l'objet est réel et
la réalité est objective. Autant parler de cercle carré. La marchandise inflige
chaque jour un cinglant démenti à cette trivialité. La marchandise est l'œuvre
d'art moderne, l'œuvre d'art du monde, l'œuvre d'art d'un monde. La marchandise
soulève tout. C'est elle qui témoigne aujourd'hui contre le peu de réalité de
ce monde en excédant de toute part les triviales prétentions à la réalité de
l'objet positiviste.
Les
spectateurs positivistes sous leurs variantes kantiennes ou matérialistes
entendent aussi confondre avec acharnement présupposé et commencement. Le
présupposé n'est pas le commencement, seul celui-ci peut se targuer de l'être.
Au contraire, le commencement n'est autre que le commencement de la suppression
des présupposés. Il s'ensuit que les présupposés ne sauraient être en aucun cas
cause. Cela, seul ce qui commence réellement, seul le négatif peut
l'être. Ensuite, l'histoire, la connaissance, la pensée n'ont pas pour but de
connaître leurs présupposés mais bien au contraire de les supprimer. L'histoire
n'est pas l'histoire de ses présupposés mais bien l'histoire de leur
suppression. Aussi, ce ne sont jamais leurs présupposés que rencontrent
l'histoire, la connaissance, la pensée mais seulement elles-mêmes en tant que
mouvement pratique, réel, de suppression infinie de leurs présupposés.
L'histoire, la connaissance, ne sont pas, comme se l'imaginent les spectateurs
positivistes, le mouvement impuissant de la pensée qui ne peut que dire Amen
à ce qui existe — il faut se demander en regardant leurs vies pourquoi ils
pensent ainsi — mouvement impuissant de la pensée qui contemple ce qui lui est extérieur
mais mouvement irrésistible de l'histoire pratique elle-même, de l'histoire qui
supprime pratiquement et à jamais ses présupposés. La connaissance est le
mouvement interne du monde, l'histoire pratique du fondement du monde.
[ page 118 ] La
réalité ne se crée pas, cependant, selon son concept pour la très simple et
très irréfutable raison que ce concept n'existe pas et que la réalité ne
saurait se créer selon quelque chose qui n'existe pas. Si ce qui existe n'est
pas nécessairement réel mais peut seulement l'être, ce qui n'existe pas ne
saurait en aucun cas être réel, agir sur la réalité. C'est de là que provient
le net aspect shakespearien de l'histoire. Mais il faut soutenir avec Hegel,
que seul est réel ce qui existe selon son concept. Ce point de la doctrine de
Hegel doit être intangiblement maintenu par notre parti. Il faut maintenir que
le concept n'est pas un ajout inessentiel à quelque chose qui serait de
toute façon « réel » ou presque, à quelque chose qui se passerait de notre
avis pour être réel. C'est là l'immonde conception du positivisme. Au
contraire, pour nous le concept est le moment essentiellement pratique par
lequel ce qui existe devient réel. Et quelque chose devient réel, non pas quand
son concept, tel que le conçoivent les immondes positivistes, devient conforme
— creusez le mot conforme, je vous prie — à ce qu'est ce quelque chose mais au
contraire quand ce concept existe enfin, c'est-à-dire quand ce qu'était
ce quelque chose est totalement supprimé, fondé, pratiquement fondé.
Nous
nous étions fixés comme but lorsque nous avons entrepris la rédaction de ce
rapport d'en finir avec l'économie [ economy, c'est à dire la réalité économique
et economics, c'est à dire la théorie économique en tant qu'elle postule
l'existence d'une réalité économique ] Nous
estimons que c'est chose faite. [ C'est chose
faite parce que en finir théoriquement avec une erreur ce n'est pas en finir
avec la masse des croyants qui profèrent cette erreur en les exterminant, c'est
démontrer que cette erreur est une erreur. ] Nous avons estimé
cette tâche d'autant plus nécessaire et urgente que cette religion moderne [ Il s'agit non pas de la réalité économique, qui
n'existant pas ne peut être une religion, ni même de la théorie économique,
mais de la croyance en l'existence d'une telle réalité économique ]
sévissait jusque dans les rangs de notre parti. Elle est d'ailleurs faite tout
exprès pour ça. Maintenant, nous pouvons appliquer à la critique de cette
néoreligion ce que Marx disait de la critique, faite [hum !
je m'avance un peu. La religion est critiquée, mais elle permet quand même de
bombarder New York. D'ailleurs, c'est la foi, plutôt que la religion, qui
bombarde l'épicerie ], de la religion. Voici le fondement de la
critique de l'écono-
[ page 119 ]-mie [ economics ] : l'homme fait l'économie [ economics ],
l'économie [ economy ]
ne fait pas l'homme. Cet Etat, cette société produisent l'économie [ economics ],
une conscience du monde renversée, parce qu'ils sont un monde renversé. L'économie [ economics ]
est la théorie utilitariste générale de ce monde, son compendium
encyclopédique, son illogisme sous une forme impopulaire, son point de
déshonneur utilitariste, son absence d'enthousiasme, sa sanction immorale, son
complément trivial, sa raison générale de consolation et de justification.
C'est la caricature fantastique de l'essence humaine parce que l'essence
humaine possède une réalité aliénée. La lutte contre l'économie
[ economics, ce mensonge qui soutient que
economy existe ] est ainsi indirectement la lutte contre le
monde dont l'économie [ economics ]
est l'arôme pestilentiel. Tandis que la religion était à la fois l'expression
de la misère réelle et la protestation contre cette misère, l'économie [ economics ]
est la falsification de la richesse réelle et la protestation de la classe
dominante contre le goût des pauvres pour la richesse. L'économie
[ economics ] n'est pas
l'opium du peuple qui n'en a cure mais la police de idées. Elle ne peut être la
police des idées que pour autant que la police réelle a le pouvoir de l'imposer
et d'imposer les valets de plume qui la propagent. La réfutation de l'économie [ economics ]
comme conception illusoire du monde et de la richesse est une exigence du
renversement pratique de ce monde. L'exigence de renoncer aux illusions sur sa
condition est l'exigence de renoncer à une condition qui a besoin d'illusions
pour se maintenir. La tâche de la théorie qui est au service de l'histoire
consiste, une fois démasquée l'apparence triviale et utilitariste de l'aliénation
humaine, à démasquer l'aliénation dans ses figures réelles, pratiques.
La critique de la poubelle spirituelle de l'utilitarisme se transforme en
critique de la richesse aliénée, en critique de l'aliénation de la richesse. La
théorie se change en force pratique dès que les masses s'en saisissent — et non
pas comme l'écrit malheureusement Marx dès qu'elle saisit les masses,
c'est-à-dire dès que la police s'en saisit après s'être saisie des masses. La
théorie est capable d'intéresser les masses lorsqu'elle argumente ad
hominem, lorsqu'elle devient radicale. Etre radicale, c'est saisir les
choses à la racine. Or pour, l'homme, la racine c'est la richesse, c'est-à-dire
là communication pratique. Il résulte de la réfutation de l'économie [ economics ]
que la richesse est l'être suprême pour l'homme. Cette critique aboutit à
l'impératif catégorique de réaliser la richesse, de supprimer toutes les formes
de l'aliénation de la richesse qui ont permis son universalisation sous ces
formes aliénées, cette universalisation seule permettant à la richesse
d'exister selon son concept. Il ne manque plus désormais qu'une chose :
que ce concept existe [ 2 ].
* * *
Une
fois démasquée l'apparence triviale et utilitariste de l'aliénation humaine, la
première tâche de la théorie est donc de démasquer l'aliénation dans ses
figures réelles. Et là tout est à faire, bien que d'aucuns aient tendance à
s'imaginer que tout est fait. Personne jusqu'à aujourd'hui n'a pu concevoir ni
la marchandise, ni l'argent, ni le capital, personne n'a réussi à démasquer ces
figures réelles de l'aliénation. Tout porte à croire d'ailleurs que cette
conception ne peut pas être l'œuvre de la théorie, mais seulement celle du
monde qui renversera ces choses, que seul un monde qui se conçoit peut
renverser ce qu'a conçu un monde. Ces choses ne sont pas seulement des objets
au sens positiviste mais des catégories, et non pas des catégories de la pensée
mais des catégories effectives du monde, des moments du concept objectif. Aussi
la conception de ces choses n'est-elle plus seulement une question de pensée
mais une question de monde. Par contre l'effort pour démasquer ces choses doit
être une exigence permanente de la théorie d'autant plus si la conception de
ces choses se confond avec leur renversement pratique. Ces derniers temps cette
exigence avait remarquablement faibli surtout si on la compare avec ce qu'elle
fut chez Marx et chez les situationnistes. Il faut bien considérer que de toute
façon aucune théorie ne peut concevoir l'esprit du monde et le monde de
l'esprit tant que cet esprit et ce monde ne sont pas réellement esprit et
réellement monde. L'esprit du monde et le monde de l'esprit ne peuvent être que
des exigences de la théorie après avoir été des exigences de l'art tant que ces
choses ne sont encore que des exigences d'un monde irréel, d'un monde qui n'est
pas encore monde. Au point où nous en sommes, c'est-à-dire après la
réfutation de l'économie [ economics ], nous savons seulement ce que n'est
pas l'aliénation, nous ne savons pas pour autant ce qu'elle est, non pas dans
son principe que nous pouvons énoncer, mais dans ses figures concrètes que nous
pouvons seulement subir.
Remarquons
tout d'abord que le mot « aliénation » est absolument vide de sens
hors de la stricte acception de Hegel. C'est ce qui explique pourquoi il est
devenu tellement à la mode, dans les bouches ennemies, comme mot vide de sens
et parfaitement inoffensif : aliénation par-ci, aliénation par-là, à
propos de tout et de rien, aliénation du consommateur par les produits qu'il
consomme, par la publicité, par ceci, par cela. Il faut appeler les choses par
leur nom : le consommateur, le spectateur, le travailleur ne sauraient
être aliénés. Cela, seule la substance dont ils sont privés, seule la
communication le peut. L'aliénation est aliénation de la communication.
L'individu, dans cette aliénation, n'est pas aliéné, il est pauvre,
privé de substance. L'emploi du mot à tort et à travers par l'ennemi n'a
qu'un seul but : empêcher la découverte du concept, et une seule
cause : la faiblesse de notre parti jusqu'à une date récente et les
erreurs de Marx dans l'identification de la substance du monde. Une erreur dans
la conception de la substance est nécessairement une erreur dans la conception
de l'aliénation.
La
marchandise sous sa forme la plus moderne, sous sa forme de spectacle de la communication universelle, est la
marchandise qui ne peut plus laisser de doute sur la nature réelle de la
richesse. La marchandise réfute elle-même, dans le monde, la théorie
utilitariste dominante et confusionniste de la richesse, l'économie [ economics ].
La marchandise sous sa forme la plus moderne de spectacle
achevé révèle enfin ce qu'il y a de riche dans la richesse et met donc elle-même
en échec la théorie dominante de la marchandise qui s'efforce au contraire de
dissimuler ce qu'il y a de riche dans la richesse. C'est la même marchandise
qui révèle ce que l'art n'a jamais pu révéler : ce qu'il y a de beau dans
le beau. Et cela elle le révèle à tous. La négativité est constitutive
de la marchandise et cette négativité en représente l'aspect authentiquement
dialectique. Avec le monde de la marchandise, la négativité propre à tout ce
qui existe est le prélude nécessaire à sa pleine réalité. Il revient à Marx
d'avoir donné un contenu aux abstractions de Hegel. Mais il n'a pas su faire
lui-même la jonction entre ces abstractions et leur contenu. Les
situationnistes non plus. Si Marx parvient à nommer ce dont parle Hegel, s'il
nous montre ce dont nous parle réellement Hegel, il ne nous montre pas
cependant, malgré ses promesses et assertions répétées à ce sujet, le
bien-fondé de ce qu'en dit Hegel et il s'éloigne au contraire de ce bien-fondé.
Marx comprendra immédiatement à quoi se rapporte cette négativité et montrera
que la marchandise est la substance de ce monde. Mais au lieu de profiter de
cette découverte pour approfondir ce que dit Hegel, il demeure prisonnier du
positivisme borné de l'économie politique [ economics ], ce positivisme qui
plaira tant à Lénine. Marx aurait bien fait de trouver le temps de relire cette
fameuse Logique, comme il en annonce son intention dans une lettre
souvent citée, mais non pour expliquer aux gens, le pédant, le noyau rationnel
de cette Logique, mais pour le comprendre lui-même.
L'universel
que Hegel décèle dans ses étonnantes expériences spéculatives n'est pas
l'universalité d'un esprit spéculatif comme il le croit mais bien
l'universalité de l'esprit pratique, l'universalité de la communication au
temps de la marchandise triomphante. C'est ce qu'ils ont d'essentiellement
historique et pratique qui fait que le ici et le maintenant
échappent à leurs déterminations particulières. L'essentialité qui se révèle
dans le ici et le maintenant aussi bien que dans le je est
une universalité pratique et historique et c'est l'universalité de la
communication à l'époque de la marchandise. Ce n'est évidemment pas cette
époque qui fait que cette universalité existe dans le ici et le maintenant,
mais c'est cette époque qui fait qu'elle se révèle dans la théorie après s'être
révélée dans l'art. En démontrant que l'expérience et la perception sensibles,
invoquées par le positivisme impliquent et signifient elles-mêmes, non pas le
fait particulier observé, mais quelque chose d'universel, Hegel oppose
au positivisme une réfutation immanente. La marchandise impose cette
démonstration dans le monde, à chacun, elle impose un cinglant démenti aux
prétentions à la finitude et à la réalité des fameux « objets » et
non moins fameux « biens matériels » du positivisme. Ce que Hegel
nous enseigne, la marchandise nous le montre avec nécessité. Réalisant dans le
monde ce que Hegel rêvait de nous apprendre dans sa Logique, la
marchandise nous montre que la communication est la substance du monde et elle
requiert pour son analyse des concepts qui nient les concepts traditionnels
positivistes.
Il
revient à Marx d'avoir voulu — mais seulement voulu ! n'est-ce pas là une
action qu'il faut appeler mauvaise ? — critiquer Hegel du point de vue de
la pratique. Mais il demeure prisonnier du pragmatisme utilitariste de l'économie politique [ economics ].
Marx voulut bien considérer la pratique, mais il ne voulut pas considérer
l'esprit. Il voulut bien de la pratique mais il ne voulut pas de l'esprit,
c'est-à-dire du côté négatif de la pratique. Il ne pouvait donc pas réellement
vouloir la pratique car il n'est de pratique que de l'esprit et il n'est
d'esprit que pratique. En dépit des apparences — apparences qui ont fait les
délices de générations et de générations de maîtres d'école de gauche — Marx ne
critique pas Hegel du point de vue réellement supérieur de la pratique mais du
point de vue borné de l'économie [ economics ]. Autrement dit, Marx
ne fait que reprocher à Hegel de n'avoir pas commis la même erreur que lui, de
ne pas avoir confondu la pratique avec le travail borné de l'économie politique [ economics ].
Quand Marx reproche à Hegel de ne pas connaître d'autre travail que le travail
intellectuel, le travail de la pensée, ce n'est pas pour lui reprocher de
n'avoir pas réussi à concevoir le réel travail de l'esprit mais de ne
pas avoir confondu ce travail de l'esprit avec le travail borné de l'économie politique [ economics ].
Marx ne fait que manifester par là sa totale incompréhension de ce qui est
réellement en jeu non seulement dans la pensée de Hegel mais dans le monde.
Certes, malgré ses efforts théoriques pour échapper à cette malédiction
théorique, Hegel ne peut concevoir l'esprit pratique autrement que comme
pratique de la pensée et pensée de la pratique, activité de la pensée et pensée
de l'activité et non comme c'est pourtant son intention explicite comme esprit
du monde et monde de l'esprit. Malgré tous les efforts de Hegel, le concept
demeure dans sa théorie un concept dans une tête. Mais au moins
il est capable de concevoir l'esprit pratique dans l'abstrait, comme logique.
Et si l'on doit reprocher à Hegel d'avoir négligé le travail borné, ce ne peut
être qu'en tant que celui-ci est précisément la matière de la pratique et non
en tant qu'il constituerait lui-même cette pratique. Marx se contente
d'idéaliser le travail bestial et borné et s'éloigne de ce fait encore plus que
Hegel d'une conception du travail réel de l'esprit.
Puisque
Marx veut bien considérer la pratique mais ne veut pas considérer l'esprit,
puisque Marx veut bien considérer la pratique mais ne veut pas considérer le
côté négatif de la pratique, Marx ne peut pas véritablement considérer
l'aliénation. Il ne peut y avoir aliénation que de l'esprit,
l'aliénation est l'aliénation de l'esprit, c'est-à-dire de ce qui est
proprement négatif dans la pratique. Marx, de même que les situationnistes,
saisit très bien l'importance du concept d'aliénation chez Hegel car il devient
difficile de négliger l'importance de la chose dans le monde, mais il veut
saisir cette importance sans saisir l'importance de l'esprit. Aussi, de même
que Marx n'a fait qu'invoquer la pratique, il ne fait qu'invoquer l'aliénation
sans jamais la concevoir.
Marx
avait pourtant réuni les prémisses d'un raisonnement fort simple mais il n'a pu
accomplir ce raisonnement. Il avait appris de Hegel que les hommes étaient
soumis à leur essence aliénée et à nulle autre chose. Il avait appris de la
meilleure économie politique [ economics ] que les individus
étaient soumis à la division du travail [ Durkheim
n'oubliera pas la leçon ]. Toute sa vie
d'ailleurs Marx se dresse, comme nous le faisons nous-mêmes, contre cette
soumission des individus à la division du travail. Alors s'il est vrai que les
hommes sont seulement soumis à leur essence aliénée, s'il est vrai que les
hommes sont seulement soumis à la division du travail, la conclusion inévitable
est que l'essence des hommes est la division du travail. Marx ne peut concevoir
que la division du travail est cette abolition, cette suppression qu'il réclame
avec clarté et fermeté "Es handehlt sich nicht darum, die Arbeit zu
befreien, sondern sie aufzuheben". Il ne peut concevoir que c'est cet
acte d'abolition qui s'est opposé au travail lui-même, qu'il n'y a jamais eu et
qu'il n'y aura jamais d'autre abolition du travail que cet acte divin que se
sont réservés et que pratiquent les riches de tous les temps. Marx ne peut
faire le rapprochement entre ses déclarations hégéliennes sur l'aliénation de
l'activité générique, essentielle des hommes qui se dresse, réalisée, contre
eux et les domine, et cette activité elle-même, telle qu'elle est dans le
monde, comme privilège réel des riches. Si le travail de l'économie politique [ economics ]
n'est pas le travail bestial et borné mais l'horrible travail
« libre », l'horrible travail dénué de tout esprit, de toute pensée,
c'est parce que ceux qui commandent ce travail se sont réservés toute la
pensée, tout l'esprit, toute l'activité de division. La seule question est donc
que cette opposition cesse, que ce qui supprime le travail retourne dans ce
qu'il supprime après qu'il ait acquis par sa longue odyssée tous ses pouvoirs
divins. Marx a parfaitement raison mais pas comme il l'entend :
l'aliénation est bien l'opposition du travail et du travail intellectuel, mais
le travail intellectuel dont il s'agit est en fait celui que Hegel voulait
concevoir, le travail de l'esprit : Staline et Rothschild sont les vrais
intellectuels de ce monde.
Dans
les Grundrisse, Marx n'en croit pas ses yeux quand il dit que tout semble
être l'œuvre du capital, que celui-ci usurpe jusqu'à la créativité du travail.
Pour une fois Marx aurait dû croire ce qu'il voyait. Tout est l'œuvre du
capital, la créativité n'a jamais appartenu au travail mais toujours à sa
suppression. Marx ne peut admettre que le capital est le maître d'œuvre,
l'agent, il accuse le capital d'avoir volé la créativité du travail. Mais le
capital n'a rien volé qui appartînt au travail. La puissance de division n'a
jamais appartenu au travail, le travail ne l'a jamais possédée mais doit au
contraire la conquérir. Il n'y a pas d'exemple connu de société où cette
puissance de division ne soit pas aliénée, éloignée et opposée au travail. La
suppression du travail est l'acte de création par excellence, l'acte de création
d'un monde. C'est aussi pourquoi, comme le remarque Hegel, il ne reste plus de
trace de l'outil dans l'objet fini. L'outil, le travail, ne sont pas l'auteur
de cet objet, mais bien la division du travail à ce moment donné. Telle
division, tel objet. Et cette division laisse — ô combien — sa trace dans
l'objet fini, cet objet fini n'est même que cela, la trace laissée par
l'esprit. C'est ce qui explique le pouvoir de fascination de la marchandise.
Considérons par exemple le fabuleux marché créé de toutes pièces par les
calculatrices électroniques. Si seuls les ingénieurs en avaient acheté, si
seuls ceux qui en ont l'usage en avaient acheté, la production de ces machines
aurait été fort restreinte. Mais c'est une foule d'acheteurs qui se présenta,
une foule d'acheteurs qui ne peuvent faire aucun usage de ces machines. Mais
celles-ci sont les produits d'une fabuleuse division du travail. La
collaboration de centaines de milliers de personnes est nécessaire à
l'élaboration de ces minuscules machines. Et ces minuscules machines ont le
pouvoir de cette énorme puissance de division — la pensée de la NASA ou de
Texas Instruments — et comme calculatrice, comme machine à diviser, et
comme marchandise. Ces calculatrices sont tangiblement de l'esprit pratique
sous forme de puissants gri-gri. C'est à ce titre qu'elles sont achetées par la
foule enthousiaste. Mais cet esprit pratique n'en demeure pas moins l'esprit
pratique aliéné, seulement l'esprit comme spectacle,
seulement la pensée de la NASA. L'idéalisme allemand voulait sauver les hommes
de la noyade en les délivrant de l'idée de la pesanteur. La pensée de la NASA
espère guérir les hommes de l'idée de noyade en les délivrant de la pesanteur.
Certes
le travail contient bien le négatif. C'est seulement parce que le travail
contient le négatif comme apparence que quelque chose comme la communication
peut se produire, que quelque chose comme la suppression de l'indépendance des
travaux immédiats peut se produire. Mais ce négatif, le travail ne le
possède pas comme puissance de division. C'est seulement dans la
communication que ce négatif devient la puissance de division et l'acte de
cette puissance ; et c'est seulement par l'aliénation de cette puissance
que ce négatif peut acquérir 1'universalisation propre à l'aliénation de la
puissance. Le négatif contenu dans le travail n'est pas immédiatement puissance,
il doit le devenir, il doit conquérir pratiquement, c'est-à-dire historiquement
cette puissance.
Ce
n'est pas la communication qui est le résultat de la pensée, c'est la pensée
qui est le résultat de la communication. La pensée est ce que devient le
négatif face à sa puissance aliénée. L'art possède encore des illusions sur sa
puissance pratique. Il est certainement pratique, il est la pratique de la
communication dans la pensée et il recourt pour cela à des moyens pratiques. Il
faut parler de la technique de l'artiste. La théorie n'a plus aucune des
illusions de l'art sur son pouvoir pratique. Mais elle découvre, c'est-à-dire
le monde découvre, la puissance pratique de la pensée dans le monde. La théorie
renonce aux illusions de la communication dans la pensée quand le monde
découvre le pouvoir pratique de la pensée dans le monde.
Immédiatement,
la division du travail est l'aliénation de ce qu'il y a de négatif, donc de
spirituel, dans le travail. Dans l'opération de la division, du raffinement, de
la suppression de l'immédiateté du travail, ce qui est proprement négatif dans
le travail, le but, devient pensée, pensée de la division. La pensée de
la division est alors ce qui agit dans chaque travail particulier parce
qu'il agit aussi dans tous — c'est la condition de sa puissance — c'est-à-dire
dans aucun en particulier. Ce qui agit dans chaque travail est immédiatement général
par rapport à chaque travail particulier. C'est immédiatement l'action du
genre dans chaque travail particulier. Dans la division du travail, c'est
seulement en apparence — pour l'observateur étranger, pour l'ethnographe
— que je produis tel objet. Je produis en vérité — effectivement — un autre
objet, l'objet d'un autre travail, l'objet du travail de division. Et
cela parce que j'ai déjà effectué en pensée la division du travail,
pensée qui n'est pas seulement mienne quand je m'y prête mais qui est pensée du
monde, mouvement dans le monde de la pensée, pensée que jusqu'à présent, de
même que tous mes congénères, j'ai trouvée toute pensée, effectuée
indépendamment de moi. C'est cette pensée de la division qui agit dans mon
travail, c'est mon genre pratique qui agit dans mon travail qui n'est plus qu'en
apparence travail particulier mais en vérité, effectivement, travail du
genre, travail de l'esprit pratique. C'est ce travail de l'esprit pratique
qui constitue à proprement parler la communication et c'est ce travail de
l'esprit qui est le but réel qui habite chaque travail particulier, ce
qui agit réellement dans chaque travail particulier. C'est aussi le but que
poursuit tout homme qui se respecte.
La
pensée est le moment essentiel de l'opération de la division du travail ou plutôt
la division du travail est à proprement parler l'opération de la pensée.
L'histoire commence quand commence la division du travail. L'histoire a donc
bien la pensée pour commencement, ou plutôt elle commence quand commence la
pensée. Cependant, cette pensée n'est pas l'idée hégélienne car elle n'est pas,
tant s'en faut, pensée de l'histoire, mais seulement pensée d'une division
donnée, donc quelconque, trouvée là par ceux qui la réalisent. Et la généralisation
de la communication qui est aussi bien généralisation de la pensée de la
division n'est pas l'œuvre de la pensée mais l'œuvre de son aliénation. Une
fois de plus le souverain Hegel a raison : le mouvement, non pas de la
pensée, mais de son aliénation — qu'il a seulement le tort de personnifier
sous le nom de l'idée au lieu de le concevoir pratiquement — est le démiurge de
ce qui tient lieu de réalité lequel n'est que la forme phénoménale de la
division du travail. Et la pensée dans une tête n'est pas, comme le soutient
Marx, le reflet du mouvement réel dans une tête, mais les ordres impératifs
— sous peine ne mort — que dicte le mouvement réel de la pensée dans le
monde, que dictent Staline et sa police ou l'argent de MM. Rothschild. La
pensée dans une tête est l'action dans cette tête du mouvement réel de
la pensée dans le monde.
Certes,
Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme le résultat de la
pensée qui se concentre en elle-même, s'approfondit en elle-même, se meut par
elle-même mais Marx est tombé dans celle encore plus grande de concevoir
le réel comme le résultat du travail ! Le réel est le résultat de la
suppression du travail ou plus exactement ce qui tient lieu de réalité est le
résultat de l'aliénation de cette suppression, le résultat de la division du
travail qui se concentre en elle-même, s'approfondit en elle-même, se meut en
elle-même et dans tout ce qui existe. L'aliénation n'est pas plus l'aliénation
du travail que l'aliénation de l'économie [ economy ], pas plus que l'économie [ economy ]
n'est l'aliénation du travail ou de quoi que ce soit. L'économie
[ economy ] est seulement une
version triviale et fantasmagorique de l'aliénation réelle. L'aliénation n'est
pas plus celle de l'idée hégélienne encore qu'elle en possède toutes les
caractéristiques logiques. L'aliénation est aliénation de la division du
travail. L'aliénation est le mouvement progressif d'indépendance et de
généralisation de l'activité de division du travail et principalement de ce qui
dans cette activité est proprement spirituel, négatif : la pensée de cette
division. C'est seulement parce que cette activité de division contient comme
son moment essentiel la pensée de la division que cette activité peut s'aliéner
et ce faisant se généraliser. Ce n'est pas l'activité productive, telle que la
conçoit Marx qui, dans l'aliénation, s'oppose au producteur, c'est l'action de
diviser le travail qui s'oppose au travailleur. Certes les hommes ne veulent
pas l'aliénation mais ils veulent la communication. C'est la ruse de la raison
hégélienne : des hommes particuliers, en poursuivant l'universel comme un
but particulier permettent aux hommes dans leur ensemble de connaître une
communication généralisée, non pas directement mais dans l'aliénation. En
s'éloignant, cette opération peut aussi se généraliser car elle peut ainsi
devenir l'objet de certains hommes particuliers ou plutôt ces hommes
particuliers peuvent devenir ses objets. Les hommes communiquent et ce faisant
ils font leur histoire ou plutôt jusqu'à présent leur histoire les fait.
L'aliénation de la communication est aussi bien la division du travail par les
hommes que le travail de la division sur les hommes.
Le
mouvement de l'aliénation de la communication n'est autre que le mouvement
d'auto-division, d'auto-différentiation, d'auto-publication du monde que Hegel
— toujours lui — décrit dans l'abstrait comme auto-division,
auto-différenciation, et auto-spiritualisation de l'esprit. C'est parce qu'il a
lieu sur lui-même, qu'il s'applique à lui-même, qu'il est interne comme
le voulait Hegel, que ce mouvement ne connaît aucune limite externe mais qu'il
est au contraire infini ou que, s'il doit avoir une fin, ce sera aussi celle de
son existence. Si c'est bien l'activité productive du monde qui s'aliène face à
la matière qu'elle travaille, ce n'est d'aucune manière l'activité productive
telle que la conçoit Marx mais bien l'activité qui produit le monde en
produisant l'aliénation et cette activité est la communication. La
communication est l'activité qui produit le monde en produisant l'aliénation du
monde.
Le
péché théorique de Marx est de confondre, en retrait de Hegel, ce qu'il appelle
« processus matériel de production » et qui serait censé selon lui
dominer et diriger entièrement le cours de l'existence humaine, avec le
processus réel de production du monde qui est non pas production particulière
et déterminée mais production du monde. Et ce processus de production du
monde n'est autre que le processus infini de la communication. Le monde est le
monde de la communication. La production du monde est la production de la
communication par la communication. C'est en ce sens que le monde, en accord
avec Hegel est ens causa sui : jusqu'à aujourd'hui l'esprit n'a
jamais eu de cause qui ne soit lui-même : la soif de communication n'a
d'autre cause que la soif de communication, la soif de richesse n'a d'autre
cause que la soif de richesse. Le mouvement d'auto-division du monde qui est
aussi bien le mouvement de la production du monde par le monde est un mouvement
interne et dans le cas de l'aliénation un effondrement interne, sur soi,
infini, un auto-effondrement et non pas le mouvement externe d'un objet par
rapport à un sujet intangible. De ce fait il n'y a aucune limite à ce mouvement
du genre de celles auxquelles pensait Marx, comme le montre parfaitement le
développement le plus moderne de la marchandise. Rien ne peut empêcher la
marchandise de s'auto-diviser indéfiniment, rien sinon l'anéantissement total
ou l'intelligence des prolétaires. Si Marx et les situationnistes ont
absolument raison sur le point de l'effondrement nécessaire de ce monde ils ont
absolument tort sur celui de savoir ce qui doit mettre fin à cet effondrement.
S'il est absolument nécessaire que ce monde s'effondre parce que c'est son
mouvement même, il n'est absolument pas nécessaire que notre parti, le
parti de la communication totale, triomphe pour autant. Et c'est ce qui fonde
tous nos espoirs : nous n'avons que faire d'une victoire nécessaire.
Si la victoire de notre parti est une victoire nécessaire, si la victoire de
notre parti est causée par l'effondrement de ce monde, cette victoire
n'est pas la victoire de notre parti mais la victoire de ce qui la rend
nécessaire, la victoire de ce qui la cause. Nous rejoignons Hegel sur ce point
intangible de sa doctrine : l'esprit absolu, la liberté, ne peuvent se
tenir que d'eux-mêmes, ils ne sauraient admettre aucune cause, ils ne sauraient
résulter d'aucune nécessité, d'aucun présupposé, ils sont la suppression de
toute nécessité et de tous présupposés. Si notre parti triomphe il ne peut le
devoir qu'à lui-même ou alors il n'est pas le parti de l'esprit. Rien ne peut
servir de limite à l'auto-effondrement de l'esprit aliéné, rien sinon l'esprit
lui-même, rien sinon l'intelligence des prolétaires. L'esprit seul peut servir
de limite à l'esprit. Nulle autre chose ne le peut. Même dans le cas d'un
anéantissement total de l'esprit, cet anéantissement aura été l'œuvre de
l'esprit. La prétendue croissance économique [ une croissance qui aurait lieu dans la prétendue economy ]
n'est que l'apparence, dans la théorie dominante [ economics ],
de la croissance infinie, interne, [ infinie = interne ]
de l'auto-division du monde. L'auto-division du monde est la seule chose que
produit réellement le monde. Et le monde nous inflige durement la preuve de l'intériorité
de cette auto-division : il n'y a nul extérieur où l'on pourrait rejeter la
merde de l'esprit aliéné, il faut survivre dedans. Nous répondrons
d'un seul mot aux facéties kantiennes sur la chose en soi : la chose, mais
nous sommes dedans.
Nous
ne saisissons pas bien l'intérêt des doléances de Debord et de Sanguinetti sur
le néo-pain, la néo-viande, la néo-bière. Trente ou quarante pages du Capital
sont déjà consacrées, il y a plus de cent ans de cela, à la falsification du
pain et des aliments destinés aux ouvriers. Voici maintenant que cette
falsification s'étend aussi aux aliments destinés aux classes moyennes, à l'air
que tous respirent, à l'eau que tous boivent. Et alors ? Bien fait. Qu'en
avons-nous à faire ? De quoi se plaignent Debord et Sanguinetti ?
C'est la guerre. Ce paysage de désolation, ces gaz toxiques, ces radiations
électro-magnétiques, c'est le champ de bataille de la guerre totale de l'esprit
pratique. Si Debord et Sanguinetti cherchent à dresser le catalogue de tous les
prétextes qui peuvent servir à une révolte, leur tentative est strictement
dénuée d'intérêt — pour nous — et de plus vouée à l'échec, et heureusement, car
s'ils pouvaient établir ce catalogue, la police le pourrait aussi. Mais le
prétexte des révoltes est aussi imprévisible que le sont les révoltes
elles-mêmes et c'est tant mieux car elles sont aussi imprévisibles pour la
police. Si Debord et Sanguinetti veulent simplement dire que les riches
fournissent eux-mêmes et de plus en plus de prétextes de révolte aux pauvres,
nous le savons bien et nous en sommes fort contents. Mais la seule vraie
question est que les pauvres ne s'éternisent pas à ces prétextes quand ils se
révoltent — ce que préféreraient les riches — mais qu'ils en viennent tout de
suite aux principes. Or nous savons bien qu'ils y viennent vite et à
chaque révolte et d'autant plus que ces révoltes sont plus modernes. Et ce
n'est pas le fait que les riches fournissent des masses de prétextes de révolte
aux pauvres ou même qu'ils rendent presque impossible aux pauvres de ne pas se
révolter qui peut garantir que ceux-ci en viennent encore plus radicalement aux
principes, mais seulement leur éducation par le monde, par l'histoire, par
l'aliénation de la richesse. Et le rôle de la théorie n'est pas de souligner
les prétextes que les riches fournissent obligeamment aux pauvres pour se
révolter, prétextes qui se signalent sinistrement et pesamment eux-mêmes, mais
bien de souligner les principes que le monde lui-même met en avant. Il
est bien possible qu'une question de néo-pain ou de plutonium soit le prétexte
d'une révolte comme le fut l'absence de pain en 1789, de la viande pourrie en
1905. Mais si les pauvres se révoltent parce que le pain manque ou devient
immangeable, ils ne se révoltent pas pour avoir du pain ou du pain mangeable
mais pour pratiquer la richesse à la place des riches. Et si les riches
parviennent à confiner cette révolte dans une question de pain, les pauvres
auront peut-être du pain mais sûrement pas la richesse. Et il est certain que
lorsque les pauvres seront riches, ils mangeront du bon pain à l'occasion. Ce
sera pourtant le cadet de leurs soucis d'alors. Certes, tout va bien parce que
le monde va de plus en plus mal. Mais le monde ne va pas plus mal parce que le
pain, la viande, la bière, l'air et l'eau vont de plus en plus mal, parce qu'il
y a de plus en plus de plutonium dans le monde soit en masses de 6 tonnes soit
en quantités diffuses, mais parce que la communication va de plus en plus mal
dans ce monde. Le mauvais pain et le plutonium dans des mains irresponsables ne
sont que purs résultats, pures apparences inessentielles de ce qui dans le
monde est essentiellement mauvais et va essentiellement de plus en plus
mal : la communication, c'est-à-dire l'aliénation de la communication, le
mal historique plurimillénaire. L'existence de l'humanité tant qu'elle n'est
pas fondée est elle aussi inessentielle. Le plutonium inessentiel peut donc
très bien occire l'humanité inessentielle. Et alors ? C'est la guerre. Qui
peut se vanter à la guerre d'être certain de gagner. L'humanité peut très bien
perdre la guerre qu'elle a engagée contre elle-même. Et qu'en avons-nous à
faire, nous, simples mortels. Espériez-vous donc vivre toujours ? Si le
parti de la richesse gagne, il se peut qu'il y ait coïncidence entre une
avalanche de calamités sans précédent et le triomphe de l'intelligence, mais
cette coïncidence est inessentielle, ce ne sera justement qu'une pure coïncidence.
Elle ne peut en aucun cas être la cause du triomphe de l'intelligence,
la merde, fut-elle celle de l'esprit, ne saurait être la cause de
l'intelligence. S'il se peut qu'il y ait coïncidence entre le triomphe de
l'intelligence et un sommet de calamités c'est seulement parce que ce sommet
est la conséquence inessentielle, la pure apparence, d'un sommet de
l'aliénation de ce qui est essentiel, d'un sommet de l'aliénation de la
communication. Il peut aussi y avoir sommet de calamités et défaite de notre parti,
défaite du monde. Parmi toutes les choses laides dans le monde, la plus laide
est la communication aliénée elle-même ou plutôt toutes les choses laides
particulières ne sont que les apparences inessentielles de la chose laide par
essence et fondamentale : la beauté du diable de la communication aliénée.
Ce ne sont pas les calamités particulières qui éduquent notre parti, au
contraire puisqu'elles sont autant de prétextes pour les gémissements des
degauches, mais seulement ce qui les cause. Et notre parti ne peut tirer
cet enseignement que s'il ne s'arrête pas aux apparences mais sait remonter aux
causes essentielles.
L'échec
de ce monde ne consiste pas, sinon en apparence dans la pensée dominante et
donc en apparence dans la pensée des situationnistes où domine cette pensée
dominante, dans son incapacité à produire du pain mangeable et à maîtriser ses
ordures, mais dans son incapacité à réaliser la communication. L'échec
qualitatif de ce monde ne réside pas, comme l'écrivent Debord et Sanguinetti,
dans la mauvaise qualité des marchandises et la prolifération des ordures,
simples manifestations spectaculaires de
l'aliénation, mais dans son impuissance à réaliser le qualitatif, dans son
impuissance à réaliser la communication. Seule l'invention par le monde
du concept de la communication peut faire échec à l'aliénation de la
communication, à l'irréalisation croissante de la communication marchande. Le
but du monde est de donner une forme communicable au principe de la
communication, une forme de monde au principe du monde. Quoi de plus juste que
les cordonniers soient enfin les mieux chaussés ? Si les pauvres veulent
cesser d'être pauvres, si les pauvres veulent devenir praticiens, ils devront
devenir théoriciens. C'est la seule chose à laquelle ils ne soient pas
contraints et à laquelle rien ne saurait les contraindre, au désespoir de tous
les maîtres d'école de gauche.
Seule
notre conception de la communication permet de respecter le principe hégélien
de l'histoire. Si l'histoire existe, elle a un principe et un seul. Si le monde
doit avoir une histoire et si l'histoire doit être l'histoire du monde le monde
doit avoir un principe et un seul. Si la communication est seulement quelque
chose à côté de ce qui dans le monde est essentiel ou important ou
encore quelque chose qui doit seulement avoir lieu après que l'humanité
ait réglé ses prétendument si importants problèmes alimentaires — demain on
rase gratis — alors d'où viendra qu'un jour on communiquera, d'où vient qu'un
jour on ne fera que communiquer ? Si avant, c'est le règne de l'économie [ economy ],
ou bien le règne de l'économie [ economy ] partagé avec celui de la
communication partielle, de l'art, de la philosophie, pourquoi un jour cela
sera seulement le règne de la communication ? Si maintenant, c'est
le règne de l'économie [ economy ]
alors d'où peut venir l'intelligence nécessaire aux pauvres pour renverser ce
monde de l'économie [ economy ] ?
Si maintenant c'est seulement le règne de l'économie [ economy ] d'où est donc venu
l'esprit des situationnistes, d'où ont-ils tiré leur science ? Si
autrefois et maintenant, c'est le règne du noir, d'où peut venir que demain ce
peut être le règne du blanc ? Tandis que si maintenant et depuis toujours
c'est le règne de blanc aliéné on comprend parfaitement que demain ce puisse
être le règne de blanc. Si maintenant comme depuis toujours ce n'est pas le
règne prétendu de l'économie [ economy ] ou de ce que l'on voudra
mais le règne de la communication aliénée, c'est-à-dire depuis toujours le
règne de la communication, l'histoire de la communication, le monde de la
communication, alors on voit très bien d'où peut venir l'intelligence des
pauvres et surtout les pauvres le voient mieux que personne. Si maintenant et
depuis toujours c'est en vérité le règne de l'esprit aliéné, c'est-à-dire le
règne de l'esprit, l'histoire de l'esprit, le monde de l'esprit, on voit
parfaitement comment un jour les hommes peuvent avoir eux-mêmes de l'esprit.
Marx
ainsi que les situationnistes demeurent dualistes sur ce point, on peut même
dire schizophrènes théoriques. Le monde comprend deux parties, celle triste et
nécessaire de l'économie [ economy ] et celle très réduite mais belle de
la liberté. Et c'est en réduisant peu à peu la place prise par l'économie [ economy ]
que l'on pourra peu à peu augmenter celle de la liberté. Quelle triste
cuisine !
Or
Hegel, l'ethnographie la meilleure, le monde le plus moderne répondent :
cela a toujours été construction de situation, communication, richesse,
mais dans l'aliénation. Tout le reste n'est qu'apparences inessentielles telle
la vie à laquelle se réduit celle des travailleurs par exemple. L'essence du
monde, l'acte et la puissance qui engendrent le monde comme monde, ont toujours
été, de tous temps et en toutes sociétés, communication, construction de
situations, suppression du travail, utilisation du travail pour communiquer,
utilisation de la suppression des besoins à fin de communication, tout cela
dans l'aliénation évidemment. De tous les temps il y eut dans le monde
communication aliénée, donc communication tout de même et non pas les balivernes économiques [ les
balivernes qui affirment ou présupposent l'existence de economy ],
et non pas confiture pour hier, confiture pour demain et jamais confiture pour aujourd'hui.
Tout,
dans le monde, est question de communication. Il n'est rien dans le ciel et sur
la terre qui ne contienne la communication. La portugalisation n'est
rien d'autre que l'irruption de la question de la communication là où l'on
n'attend généralement — il faut se demander qui attend — que les plates et
fallacieuses questions économiques [ questions portant sur economy ].
Le combat des pauvres modernes porte nécessairement sur la communication. La
communication aliénée dominante ne peut être combattue et renversée que par la
communication tandis que l'économie [ economy ], si elle existe, ne peut
être renversée que par une autre économie [ economy ]. Le combat des pauvres,
le but des pauvres, l'arme des pauvres n'est la communication que parce qu'ils
ont à combattre contre la communication aliénée, parce qu'ils ont à combattre directement
leur véritable essence aliénée.
On
ne voit vraiment pas pourquoi le but et l'arme des pauvres seraient la
communication s'ils devaient combattre l'économie [ economy ], ou un tigre de papier,
ou tout ce qu'on voudra, si ce qu'ils combattaient était seulement la
production aliénée de leurs moyens d'existence, s'ils devaient se réapproprier
cette production aliénée seulement pour passer à autre chose de plus noble
ensuite ou même plus trivialement encore pour se contenter de faire
correspondre la production et les besoins, vieille tarte à la crème
utilitariste. Si la lutte des pauvres modernes est seulement pour supprimer
l'indépendance de l'économie [ economy ], pour supprimer la
domination des hommes par quelque chose qui s'appelle « économie » [ economy ]
et qui est « la production sociale de leur existence », quelle triste
chose. Au mieux on pourra travailler un peu moins, pêcher le matin, chasser l'après-midi
et faire de la théorie le soir. Comme tout cela est triste et de peu
d'intérêt ! On comprend d'ailleurs que les travailleurs fassent la grève
des illusions quand on prétend leur parler de ces tristes choses tout juste
bonnes pour des petits profs de gauche. Si maintenant il s'agit de s'emparer de
ce qui fait le privilège réel des riches et qui dans leurs mains n'est presque
pas un privilège puisque la communication les pratique plus qu'ils ne
pratiquent la communication, c'est tout autre chose.
Les
pauvres — de même que les riches, d'ailleurs — ne sont pas confrontés à l'économie [ economy ]
mais à la communication aliénée. Les pauvres n'ont pas à combattre l'économie [ economy ]
mais la communication aliénée. Ce n'est pas aux dures nécessités de l'économie [ economy ]
que les pauvres, quand ils se révoltent, comme au Portugal, ont affaire mais à
la communication aliénée. C'est elle qui les écrase mondialement et non
la prétendue économie [ economy ]
et ses prétendues nécessités. Les propriétaires de ce monde ne sont pas les
propriétaires de l'économie [ economy ] mais les propriétaires
de la communication, autant que l'aliénation de celle-ci le leur permet !
Le monde moderne révèle lui-même, au grand dam des riches actuels, pourquoi
les pauvres sont pauvres, ce qui fait que les pauvres sont pauvres, ce
qui manque aux pauvres pour être riches. Ce monde révèle lui-même malgré la
propagande économique [ la
propagande qui soutient la prétendue existence de economy ]
et léniniste, malgré la propagande écologiste des degauches, ce qui manque dans
ce monde du manque, ce dont les pauvres sont privés et totalement
privés. Et malgré les apparences, ce n'est pas de pain non falsifié, d'air pur,
de moutons sur le Larzac dont les pauvres sont privés. Les pauvres ne sont pas
pauvres parce qu'ils sont privés de dessert utilitariste par la méchante économie [ economy ]
mais parce qu'ils sont totalement privés de communication, totalement privés de
tous moyens de communication. La vie quotidienne est la vie totalement privée
de communication. (La revue de merde Autrement, qui veut observer le
changement social et le provoquer, annonce fièrement « d'autres façons de
vivre le quotidien », d'autres façons, donc, de subir le rien.
Fumiers, ça ne durera pas toujours.) Et les pauvres ne sont pas privés de
communication parce que la méchante économie [ economy ] ne leur laisserait pas
assez de temps pour communiquer au Club Méditerranée, dans les maisons de la culture,
dans les municipalités de gauche et dans les usines autogérées, mais parce que
la communication est totalement aliénée, totalement réalisée hors d'eux
et contre eux dans l'aliénation, comme Etat et comme marchandise, comme spectacle achevé de la communication mondiale.
Les
ethnographes s'imaginent généralement que l'observation des sauvages leur
donnera des renseignements sur leur pauvre propre vie et sur la vie de leurs
contemporains. Selon la solide tradition d'inversion de la réalité qui sévit
dans la pensée dominante, ils ne font là encore que considérer les choses à
l'envers. C'est seulement la société la plus développée qui peut permettre de
comprendre la moins développée car l'histoire existe et le principe de la
société la plus développée est nécessairement ce qu'est devenu le
principe de la société la moins développée. Ensuite, si c'est seulement dans la
société la plus moderne que ce qui existe et agit depuis des millénaires prend
la forme d'une idée, c'est parce que c'est dans ce monde le plus moderne que ce
principe prend enfin une forme de principe. Ce ne sont pas les sociétés
primitives qui interrogent les idées de la société la plus moderne, qui
interrogent le marxisme et la psychanalyse, mais le monde moderne et ce qui
dans ce monde moderne est le plus moderne, le parti de la communication totale,
qui interrogent tout ce qui existe, donc aussi bien les sociétés primitives que
le marxisme ou la psychanalyse. C'est encore ce qu'il y a de plus moderne dans
le monde moderne qui interroge aussi, par la même occasion, les débris
confusionnistes qui défient « le pouvoir » depuis leur chaire de
sociologie ou depuis le faubourg Saint-Germain. Le jugement du monde est le
jugement de l'histoire. L'observation des sociétés archaïques de même que
l'observation historique (historiographie) de tout ce qui précède notre époque
ne peut que servir de pierre de touche aux idées de la société la plus
développée mais ne peut jamais lui « fournir » des idées nouvelles
qui lui viendraient en quelque sorte du passé et seraient demeurées secrètes,
tout armées et en quelque sorte congelées pendant des millénaires comme les
mammouths de Sibérie. Ce sont les yeux modernes des meilleurs
ethnographes ou historiographes qui leur permettent de voir ce qu'ils voient et
cela parce que 1) ces sociétés anciennes ont le même principe que la
société moderne ; 2) ce principe atteint enfin sa forme de principe
dans la société la plus moderne. L'humanité ne se pose que les problèmes
qu'elle peut résoudre. Si une idée de la société moderne n'est pas vérifiée
dans les sociétés anciennes, c'est parce cette idée est fausse, fausse
non seulement en ce qui concerne les sociétés ancienne mais fausse surtout en
ce qui concerne la société la plus moderne. Si une idée de la société la plus
moderne ne se révèle pas aussi comme un principe des sociétés plus
anciennes c'est parce que cette idée n'est pas non plus un principe pour la
société la plus moderne.
Ce
n'est pas de chance pour la racaille crevursitaire ou journapute qui tire
argument de ce que la théorie de Marx ou du moins certains points de cette
théorie ne s'appliquent visiblement pas aux sociétés du passé pour conclure que
visiblement l'histoire n'existe pas, l'histoire au sens moderne de Hegel et de
Marx, l'histoire d'un seul principe, puisque les principes de notre société,
censés avoir été découverts par Marx, ne s'appliquent pas à d'autres sociétés.
Ce n'est pas de chance car ce n'est pas l'histoire qui n'existe pas, c'est la
théorie de Marx qui est fausse. Les points de la théorie de Marx qui ne
s'appliquent pas aux sociétés passées ou sauvages sont tout simplement faux et
cela parce que l'histoire existe. On comprend que des crevursitaires ou des
journaputes préfèrent admettre que la théorie de Marx est vraie sur les points
particuliers généralement les plus faux plutôt que d'admettre la vérité sans
cesse confirmée du point central de cette théorie qui est que l'histoire
existe. D'autres, dans le même but, affirment que la théorie de Marx fut vraie
pour l'époque de Marx mais ne l'est déjà plus aujourd'hui. Mais ce n'est
toujours pas de chance, si la théorie de Marx ne s'applique visiblement pas à
notre monde, c'est tout simplement que la théorie de Marx était déjà fausse du
temps de Marx et pour le temps de Marx, car notre monde et le monde de Marx
sont le même monde dans lequel devient le seul même principe. Aussi, si
la théorie de Marx, du moins certains points, ne s'appliquent pas à notre
époque cela signifie qu'ils ne s'appliquaient déjà pas à l'époque de Marx.
Ainsi,
pour le crétin Bredouillard — aujourd'hui quel est le néo-universitaire qui ne
se pique pas de critiquer l'économie [ economics ou economy au choix ],
de critiquer Marx, voire même de critiquer les situationnistes — « la
critique de l'économie politique [ economics ]
est terminée en substance ». Cette critique est tellement bien terminée
que le crétin croit que, même si visiblement l'économie
[ economy ou economics au
choix ] n'existe pas chez les sauvages, ni comme théorie [ economics ], ni comme chose, elle
existe chez nous, non seulement comme théorie [ economics ],
mais comme chose [ economy ].
D'ailleurs le monde aurait changé de principe depuis Marx. L'économie [ economy ]
serait seulement le principe du monde du temps de Marx. Aujourd'hui le principe
nouveau du monde serait la logique du signe ou bien encore l'économie politique
du signe, « nouvelle phase de l'économie politique[ economy ] » qui n'avait pas
encore pris du temps de Marx toute son envergure ; en vérité bredouilli
informe, spécialité universitaire du con, évidemment. Mais si l'économie [ economy ]
n'est visiblement pas le principe du monde d'aujourd'hui et visiblement pas
celui du monde des primitifs, cela ne vient pas de ce que le monde a pour
habitude de changer de principe au gré des universitaires. Cela provient de ce
que l'économie [ economy ] n'a jamais été le
principe du monde, ni aujourd'hui, ni du temps de Marx, ni du temps des
primitifs. Et bien entendu, le monde est encore moins sémiologique aujourd'hui
qu'il ne fut économique du temps de Marx. Tout cela n'est que bredouilli
d'intellectuel soumis. Enfin selon le crétin, les situationnistes se trompent
car ils refusent de choisir entre la marchandise et le spectacle.
Au contraire ils s'entêtent à souligner le côté spectaculaire de la
marchandise, ils s'entêtent à affirmer que ce monde est dominé par la logique
de la marchandise — plutôt que par la logique de Bredouillard ou par la logique
de l'économie [ economy ]
— ils s'entêtent à demeurer fidèles à la classe prolétarienne. Le crétin croit
également que le fantasme de la production et de l'utilité hante l'imaginaire
révolutionnaire [ hélas il a certainement raison
dans la plupart des cas ], qu'aucune révolution ne saurait se
placer sous un autre signe que celui-là, qu'il est tout entier repris à son
compte par la révolution, que partout l'homme a appris à se mettre en scène
selon le schème de la production, que toute théorie révolutionnaire s'élance de
« la genèse dialectique des modes de production » [ beaucoup en effet mais ce n'est une raison pour en
conclure qu'il en sera toujours ainsi ] — dialectique dans une
telle bouche est un mot vide de sens. Mais très vite il nous rassure, bien
malgré lui, puisqu'il confesse qu'un Deleuze, spécimen des zoos intellectuels
de Vincennes et Bologne réunis, ou le grotesque et immonde Tel Quel [ la revue de la morue bordelaise. Comment peut-on être
aussi morue ] constituent pour lui le nec plus ultra de la
« contestation radicale » du « système ». On voit donc de quel
imaginaire révolutionnaire, de quelle révolution, de quels révolutionnaires, de
quels hommes et de quelle théorie révolutionnaire il s'agit.
La
plupart des pourfendeurs académiques de Marx, ces intellectuels soumis qui
annoncent périodiquement que la pensée de Marx est fausse et dépassée mais sans
jamais dire pourquoi et par quoi sinon qu'ils ont justement une petite
trouvaille universitaire ou journalistique à placer telles récemment les
néo-putes intellectuelles du gauchisme repenti [ M. Dombasle ],
tirent argument de cette affirmation jamais étayée pour conclure qu'il n'y a
aucun espoir pour ce monde. Le vrai mot de l'affaire est seulement qu'ils
espèrent se sentir moins malheureux et moins cocus du fait de leur misérable
vie de chiens couchants s'ils peuvent se persuader et persuader le monde par la
même occasion que celui-ci est aussi désespéré et aussi soumis qu'eux. Or c'est
seulement parce que Marx se trompe que tous les espoirs sont permis, ceux de
Marx évidemment. Quel malheur pour le monde en effet si ce triste monde
était aussi irrémédiablement triste qu'il l'est dans la théorie sociale
de Marx. Tous les espoirs sont d'autant plus permis que Marx se trompe sur la
nature de notre monde bien plus encore que sur la nature des mondes passés,
parce que notre monde, s'il est celui qui a produit par l'intermédiaire de sa
classe dominante le mensonge utilitariste de l'économie
[ economics ] sur la
nature du monde, est aussi le monde qui dément le plus, de tous les temps, la
nature utilitariste, économique du monde. C'est parce que le principe de la
communication qui est le principe éternel du monde est dans notre monde plus
près qu'il n'a jamais été de sa forme de principe — heil Hegel ! —
qu'il est aussi le plus près d'être capable de démentir toute sorte de mensonge
à son égard. Non seulement la communication est le principe de notre monde mais
il est encore plus visiblement ce principe qu'il ne le fut jamais par le passé.
Le monde le plus moderne est régi par le même principe que les mondes les plus
anciens et non pas par les principes utilitaristes proclamés par la morale
dominante à destination des pauvres, pas plus que par les
« principes » bredouilliques vomis chaque semaine par la sous-merde
universitaire. Le monde moderne a, comme les mondes les plus anciens, pour
unique but et pour unique principe la richesse et la richesse dans le monde
moderne — la richesse telle que la connaissent et que la pratiquent les riches
et non pas la richesse telle que pensent la connaître les pauvres qui croient
encore ce que les riches leur disent de croire à propos de la richesse ;
ce genre de pauvres ne se trouve plus guère que dans les universités — a le
même principe que la richesse dans les mondes les plus anciens. Et c'est
seulement le monde le plus moderne qui peut permettre de comprendre la richesse
— et donc de la réaliser — car c'est seulement dans le monde moderne que la
richesse prend la forme d'un principe.
Seule
notre conception de la communication permet de dire pourquoi les gens ne peuvent
pas communiquer. Si la communication est seulement quelque chose à côté
de ce qui dans le monde est essentiel ou important ou encore quelque chose qui
doit seulement avoir lieu après que l'humanité ait réglé ses « si
importants » problèmes de survie, alors qu'est-ce qui empêche les gens de
communiquer tout de suite ? Assurément rien. Si communiquer
c'est seulement parler — de quoi d'ailleurs, là est toute la question — si
communiquer c'est seulement faire bla-bla devant quelqu'un d'autre qui fait
aussi bla-bla ; alors qu'est-ce qui empêche les gens de communiquer tout
de suite ? Assurément rien. C'est précisément le fait que rien
n'empêche les gens de communiquer si la communication doit être cela qui prouve
par l'absurde que la communication n'est pas cela. La communication est
évidemment pratique et le contenu de la communication est lui-même
éminemment pratique. Les situationnistes ont fait dans leur vie l'expérience
amère, telle que la relate Debord dans ses films « Sur le
passage... » et « Critique de la séparation », que là où l'on ne
peut supprimer de travail on ne peut pas non plus construire de situation. Et
si les gens ne peuvent pas communiquer c'est parce que les moyens pratiques de
cette communication sont réellement aliénés, éloignés hors de leur portée et
les dominent. Puisque rien ne m'empêche d'adresser la parole à quiconque
dans la rue et que cependant cela est strictement impossible, sauf pour
demander l'heure ou lors des tremblements de terre et des catastrophes, ce qui
rend cette chose impossible est donc un manque de moyens et un manque
de contenu. Rien n'empêche les gens de communiquer si ce n'est le manque de
moyens, qui sont pratiques, et le manque de contenu, qui est pratique
également. Et si ces moyens et ce contenu manquent, ce n'est pas parce qu'ils
n'auraient pas encore été inventés par l'humanité, par l'histoire, c'est au
contraire qu'ils ne sont que trop inventés, qu'ils n'existent que trop. Ils
existent comme totalement développés mais totalement développés dans
l'aliénation. S'ils manquent, c'est parce qu'ils se sont éloignés et qu'ils ont
draîné avec eux toute possibilité de communication. Un effort de
volonté, une cure psychanalytique sont strictement impuissants à changer quoi
que ce soit à cet état de fait là où seuls des moyens pratiques et un contenu
pratique peuvent permettre de communiquer. La communication n'est pas une vue
de l'esprit, une affaire de psychologie mais une affaire pratique, une affaire
de monde. La communication totale présuppose la suppression totale des moyens
aliénés de la communication, comme momentanément lors des tremblements de
terre, lors des guerres, etc. La communication totale ne peut tolérer
l'existence concurrente de ces moyens aliénés qui sont son antithèse
pratique. Les moyens de communication totalement aliénés sont précisément
la communication totale mais la communication totalement aliénée. Si la
communication est totalement aliénée, c'est-à-dire réalisée totalement mais
réalisée dans l'aliénation totale, elle ne peut être totalement réalisée ailleurs
et totalement réalisée ici, entre nous. L'Etat et la marchandise
communiquent pour vous. L'Etat et la marchandise divisent pour vous.
Il
faut appliquer à l'aliénation la distinction que Hegel applique au concept — le
concept au sens de Hegel évidemment — la distinction entre aliénation
subjective et aliénation objective. De même que le concept hégélien
l'aliénation comprend deux moments : l'un est l'aliénation de toute la
puissance de division du travail et de toute l'activité de cette puissance dans
une personne. Ce sont l'Etat et la hiérarchie. Le second est l'aliénation de
toute la puissance de division et de toute l'activité de cette puissance dans
une chose. Ce sont la marchandise et l'argent. L'Etat et la marchandise sont
les figures concrètes de l'aliénation de la division du travail. L'Etat et la
marchandise sont les seuls moyens de communication qui soient aujourd'hui. Ce
que l'on peut proprement appeler moyen de communication n'a donc rien à voir
avec les fameux média, radio, télévision, presse, si chers aux journaputes et
crevursitaires.
Si
l'on applique à une Encyclopédie des apparences la division tripartite
de la Logique de Hegel : être, essence, concept, le plan de cette
encyclopédie doit être dans ce cas : I. La matière, il ne faut pas
confondre le présupposé et le commencement, la réalité et l'existence ; on
peut dire du hasard ce que Parménide disait du néant : si le hasard
existe, il n'est plus le hasard ; II. Le travail, comme première
suppression de la matière ; le travail contient le négatif comme
apparence ; Pavlov montra que le chien peut confondre un gigot et une
sonnette, l'histoire montre que Pavlov confondait Staline avec la dictature du
prolétariat ; III. La communication comme suppression du travail et
comme seconde suppression de la matière ; 1) Aliénation subjective
de la division du travail ou hiérarchie : chefferie, Etat ;
l'activité de division et sa puissance s'éloignent dans une personne et sont
soumises aux limites de cette personne ; 2) Aliénation objective de
la division du travail ou échange ; l'activité de division et sa puissance
s'éloignent dans les choses indépendamment de la pensée d'une personne
déterminée et donc libérées des limites de la personne ; la pensée de
l'activité de division existe indépendamment de la pensée d'une personne et
peut donc s'éloigner indéfiniment ; a) Echange archaïque,
l'activité de division s'éloigne comme pensée des choses en tant que règles
d'échange, tabou, mythe et demeure encore soumise à l'aliénation subjective
dans une personne qui lui conserve ses limites ; b) Marchandise,
l'activité de division et sa puissance s'éloignent comme argent ;
universalisation de l'échange ; la division du travail connaît encore les
limites que lui imposent les Etats et exploiteurs locaux ; c) Salariat,
la division du travail devient infinie car les commerçants s'emparent eux-mêmes
de l'exploitation du travail ; la division du travail révèle en renversant
toutes les limites son essence infinie ; spectacle de la communication universelle ;
aliénation totale ; la communication universelle réalisée comme spectacle révèle ainsi dans le monde ce que Hegel
révélait dans la spéculation ; mercantilisation de l'Etat et étatisation
de la marchandise ; triomphe de l'esprit comme esprit du mal ;
triomphe de l'homme comme ennemi de l'homme, Melmoth, Maldoror ; 3) Communication
totale, l'activité de division et sa puissance retournent dans ce qu'elles
divisent et fondent ; la division universelle et infinie du travail aux
travailleurs ; regardez la Commune de Paris, c'était la communication
totale ; proclamation du monde ; la réalité — c'est-à-dire la
fondation de l'univers, la suppression totale de la matière, la suppression
de tout ce qui existe afin que rien n'existe plus que médiatisé —
devient la principale aventure humaine ; on mange à nouveau du bon pain et
l'on peut boire à nouveau de la bière honnête ; triomphe de l'esprit
pratique ; réalisation de l'art et de la philosophie ; apothéose de
Hegel ; le seul but de l'homme est que tout existe selon son
concept, c'est-à-dire qu'existe le concept de tout ; poursuite infinie de
ce concept infini ; le concept est ce qui est libre.
* * *
La
richesse est une activité. Tant que l'on croit au boniment de l'économie politique [ economics ],
tant que l'on croit que la richesse consiste dans les produits du travail, on
s'ôte tous les moyens de comprendre quoi que ce soit à la richesse. Les
produits du travail, les fameux besoins qu'ils sont censés satisfaire ne sont
les uns et les autres que pure matière à communication. Les besoins et les
produits qui les satisfont sont soumis totalement à la communication,
aujourd'hui à la communication aliénée, un jour peut-être à la communication
totale. Aujourd'hui les capitalistes et les hommes d'Etat apportent eux-mêmes
la preuve de la soumission totale des besoins et des produits du travail à la
communication aliénée par le mépris avec lequel ils traitent ces besoins et ces
produits affirmant à chaque instant que seuls comptent pour eux la
communication aliénée, l'argent et son accroissement interne infini,
l'accroissement infini de la division du travail, l'essor infini de l'esprit
pratique. Mais dans la communication totale les besoins et les produits
destinés à les satisfaire seront encore plus soumis à la communication dans la
mesure où ils y seront soumis sciemment. Le raffinement infini des besoins sera
la seule matière de la communication, de la construction des situations. Tel
raffinement sera choisi en fonction de telle construction de situation et non l'inverse,
et non telle division du travail, tel ou tel produit du travail pour satisfaire
tel besoin trivial, comme cela se passe dans la théorie utilitariste
dominante et seulement là. Il faut s'attaquer au corollaire de ce
boniment : le capital serait la source de la richesse, proposition
qui a déchaîné la colère de générations de marxistes. Non le capital n'est pas
la source de la richesse. La source de la richesse, la matière de la richesse,
est le travail. La raison pour laquelle le capital n'est pas la source de la
richesse est très simple et absolument irréfutable. Le capital ne peut pas être
la source de la richesse parce que le capital est lui-même la richesse.
Marx insista suffisamment sur le fait que le capital est un rapport social. Le
capital est une forme aliénée déterminée du rapport social fondamental, une
forme aliénée déterminée de l'opération de division infinie du travail, une
forme aliénée de la communication. La richesse ne peut consister dans le
travail ou dans ses produits mais seulement dans la suppression de la source,
de la matière de la richesse, seulement dans la suppression du travail. Une
fois de plus nous sommes d'accord avec Hegel. Ce qui compte n'est pas la source
elle-même, l'origine, mais sa suppression, la suppression de son indépendance
et de son immédiateté, son fondement. Ce n'est pas le travail qui fonde la
richesse, c'est la richesse qui fonde le travail. Et dans un monde où la
richesse est opposée au travail, le travail n'a plus aucun fondement, ou plutôt
son fondement lui fait face. Le malheur du monde consiste justement dans
l'aliénation, dans le fait que la source de la richesse, la matière de la
communication, et la richesse, la communication, soient séparées et opposées,
de plus en plus séparées et opposées. Dans ce malheur, le bonheur de notre
époque est que cette séparation et opposition soient achevées. Plus
aucune parcelle de richesse, plus aucune parcelle d'activité de division,
n'appartiennent au travail. Plus la moindre parcelle de richesse dans la source
de la richesse. La suppression de la source de la richesse est achevée comme nature
de la richesse. Là encore nous sommes d'accord avec Hegel :
l'extériorisation de l'esprit est nature. La nature essentielle de la
richesse s'étale sous les yeux d'une humanité absolument pauvre, et elle
s'étale avec tous les caractères redoutables que l'économie
politique [ economics ]
a toujours prêtés à la nature à laquelle sont censés être confrontés les
sauvages. Le concept de la richesse est objectivement réalisé et achevé.
Le monde le pense objectivement pour une humanité absolument pauvre et
là encore nous sommes pleinement d'accord avec la distinction que fait Hegel
entre concept objectif et concept subjectif. Nous constatons toujours mieux que
Hegel nous parlait bien de notre monde. Le concept de richesse n'existe plus
seulement subjectivement pour quelques hommes d'Etat et pour quelques
marchands, comme concept subjectif, comme culture. Canjuers et Debord ont
raison dans leurs Préliminaires, la société capitaliste moderne n'a pas
de culture parce qu'elle n'en a pas besoin et c'est tant mieux. Le concept de
richesse existe objectivement pour tous les hommes. Notre époque est celle qui
a la chance de connaître le concept objectif de la richesse, le spectacle de la richesse universelle, car elle a le
malheur d'en connaître tous les moyens pratiques dans toute l'étendue de leur
aliénation, la division mondiale et infinie du travail par l'Etat et la
marchandise. Elle est capable de résoudre cette question car elle est capable,
enfin, de se la poser et bien entendu pas seulement dans la théorie. Elle peut
exiger la richesse dans la théorie parce que la richesse est devenu une
exigence du monde dans le monde.
Il
revient à l'I.S. d'avoir formulé pour la première fois un concept pratique de
la richesse. Elle parvient à concevoir la richesse comme richesse de la
communication et pratique de la communication et elle se déclare du parti de
ceux qui ont pour but la communication totale. Cependant bien qu'elle ait
insisté sur le côté pratique de la communication en concevant celle-ci comme
une construction de situation, elle ne parvient jamais à concevoir le contenu
pratique de la communication. Le contenu pratique, concret, de la
communication, le contenu pratique, concret, de la richesse, est la division du
travail. Là où l'on ne divise pas de travail on ne communique pas. Là où l'on
ne divise pas de travail on est pauvre.
Face
à l'utilitarisme de l'économie politique [ economy ], l'art moderne
représente le point de vue anti-utilitariste conscient de soi de la richesse
pratique. La richesse pratique, la communication pratique est une exigence de
l'art. Seulement l'art est condamné, faute de moyens pratiques, à ne
communiquer que d'une manière artistique, c'est-à-dire non pratique. L'art est
la communication dans la pensée, pas même communication de la pensée ou
communication pensée, communication théorique et théorie de la communication,
seulement pratique de la communication dans la pensée. Si l'« art »
des sociétés primitives a un côté essentiellement pratique, c'est-à-dire non
artistique, c'est simplement que dans les sociétés primitives l'art n'est pas
encore séparé de la richesse pratique elle-même dont il est un moment. S'il
n'est pas artistique, c'est parce qu'il a encore des pouvoirs pratiques,
c'est-à-dire sociaux. L'art primitif n'est pas artistique. C'est la société
primitive qui est artistique. L'exigence de la richesse n'y est pas encore
séparée et opposée à la richesse pratique. L'art devient artistique quand la
société cesse de l'être. L'art moderne commence avec les Médicis. Il finit avec
les Rothschild, c'est-à-dire quand commence le prolétariat moderne. Il commence
quand la richesse commence à s'opposer à la société dont elle est pourtant
l'essence. Il se décompose quand se décomposent les illusions sur la richesse
séparée. Contrairement à l'économie [ economics ] et même à la théorie
de Marx, la théorie situationniste de la richesse rend compte aisément des
sociétés primitives : les sauvages sont des constructeurs de situations.
Regardons,
grâce à la meilleure ethnographie, comment vivent les sauvages et tout
particulièrement ceux qui semblent les plus gais : tout le temps se passe
en activité sociale. Tout est prétexte à activité sociale. Par exemple chez
les Trobriandais, le jardinage est prétexte à une furieuse activité sociale où
tout prend un caractère de défi et de magie. Seulement, contrairement à ce qui
se passe dans nos sociétés, la division du travail chez les sauvages n'est pas infinie,
mais finie, fixe, rejouée sans cesse pareille à elle-même. Mais en
rejouant sans cesse cette activité de division, il s'agit que tout le temps se
passe à supprimer, à raffiner, à diviser l'activité. Cela ne signifie pas pour
autant que la division du travail existe dans ces sociétés sous une forme non
aliénée. L'acte de division, ou plutôt la pensée de cet acte, cet acte
en pensée s'est déjà aliéné comme règle de la division, étrangère et
opposée aux hommes dans le mythe, le tabou, etc. Si dans ces sociétés aucun
homme particulier, pas même le chef, ne s'est encore emparé de l'acte de
division ou de la pensée de cet acte, si tous sont égaux devant cet acte et sa
pensée, il n'empêche que la pensée de cet acte s'est déjà éloignée d'une
manière incompréhensible face à ces hommes. Cela ne signifie pas
d'ailleurs que ce soit l'acte ou la pensée de l'acte qui soit incompréhensible
pour ces hommes. Cet acte et sa pensée ne sont incompréhensibles que pour les
ethnographes en général. C'est l'éloignement lui-même qui est incompréhensible
pour ces hommes, cet éloignement comme histoire et mouvement de l'aliénation.
Et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il soit incompréhensible pour ces hommes
puisqu'il est presque encore incompréhensible pour nous malgré les
enseignements de la marchandise et de Hegel. La pratique de la Kula est
admirable. Il est indéniable que faisant cela ces hommes savent ce qu'ils font
mais cela ils ne l'ont pas voulu, ils se contentent d'en jouir en
rentiers en quelque sorte. Levi-Strauss s'étonne : ainsi les sauvages
pensent et il s'étonne davantage quand il constate que les sauvages pensent au
sens de Hegel et non au sens de Levi-Strauss. Le côte pratique de la pensée des
sauvages lui échappe car le côté pratique de l'existence lui échappe dans sa
triste vie de triste universitaire tropical. Les sauvages sont toujours
beaucoup plus situationnistes que les ethnographes. Les ethnographes sont donc
généralement aussi peu qualifiés pour comprendre les sauvages qu'un journaliste
du Monde n'est qualifié pour comprendre les situationnistes [ 3 ]. Comment les ethnographes comprendraient-ils
ce que font les sauvages alors qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils font
eux-mêmes. Généralement ils ne font rien, sinon se soumettre.
Le
structuralisme, comme dernier avatar de l'« épistémologie » est une
dernière tentative pour ne pas voir l'esprit du monde et le monde de l'esprit
alors que cet esprit et ce monde deviennent de plus en plus visibles partout
ailleurs que rue d'Ulm. C'est une dernière tentative pour faire des vérités
mathématiques des vérités nécessaires, des vérités qui n'auraient pas besoin
d'être fondées par le monde dans le monde mais qui au contraire fonderaient le
monde. C'est une dernière tentative pour prêter de l'esprit au triangle
rectangle. En fait c'est le mathématicien ou le triste universitaire tropical
qui n'ont que le triste esprit qui correspond à la triste place universitaire
qu'ils occupent dans le monde. Comme toute science la mathématique est un
moment pratique d'un monde pratique. Comme toute science la mathématique ne
peut être fondée que si le monde est fondé. Désormais, dès qu'une crevursitaire
ou une journapute ne comprennent pas quelque chose, c'est-à-dire tout le temps,
elles peuvent dire « C'est symbolique ». Comment pourraient-elles
comprendre, depuis les places honteuses qu'elles occupent, que ce qu'elles
nomment par exemple « échange symbolique » est la pratique par les
sauvages de la réalité la plus réelle alors que la seule réalité qu'elles
connaissent est la réalité de la soumission volontaire, comment
pourraient-elles comprendre que les sauvages communiquent réellement alors
qu'elles ont renoncé à tout espoir de communication. La pratique des sauvages
est aussi peu symbolique et autant réelle que la pratique des riches modernes,
que la pratique des propriétaires de ce monde, aussi réelle que le permettent
les degrés respectifs de l'aliénation. C'est seulement la vie des pauvres
modernes qui est symbolique et donc la vie des crevursitaires et des journaputes,
c'est seulement le monde dans lequel vivent les pauvres, et donc les
crevursitaires et les journaputes, qui est symbolique, avec sa viande
symbolique, son pain symbolique — « mets de service » disent les
trous du cul de cadres préposés à la chose — sa vie symbolique et ses plaisirs
symboliques — pour les pauvres seulement évidemment — paradis des cadres, des
journaputes, des crevursitaires, des syndicalopes, ces hommes symboliques, ces
valets qui se prennent pour des maîtres, ces pauvres qui se prennent pour des
riches. Cela leur va bien de nommer symbolique la richesse réelle, la
richesse la plus riche. C'est le toujours vert « Ils sont trop
verts » mais en moins élégant. De même que les stalinauds appellent
« dictature du prolétariat » ou « socialisme » la pire
dictature sur le prolétariat ou le pire esclavage, nos connards, en bons valets
de l'utilitarisme qu'ils servent sans être payés de retour, sont prêts à
déclarer réel le plus trivial objet et symbolique la réalité la
plus réelle, le concret le plus concret et la pratique la plus pratique.
Si
elles ne s'auto-détruisaient par leur voyant archaïsme et le peu d'attrait de
leur morale de patronage, il faudrait combattre les tentatives néo-positivistes
et néo-utilitaristes qui veulent présenter l'abolition du travail comme un
résultat fini. Selon le genre de bassesse dont se réclament ces tentatives,
ce résultat est tantôt l'automatisation de toutes les tâches, tantôt la
réduction « infinie » du travail, tels ces petits cons d'étudiants
qui la ramènent en Italie et qui réclament du travail pour tous mais très
peu. Toute autre exigence surprendrait de la part d'étudiants, car c'est
bien pour cela que ces petits salauds vont a l'université, du moins à ce qu'il
en reste. C'est bien là la revendication de futurs petits cadres déçus dans
leurs espoirs de promotion, dans leur espoir d'un « travail
intéressant ». Le comble est atteint par ceux qui réclament rien moins que
la disparition de la division du travail ! La bêtise et l'immondice de ce
genre de gens sont parfaitement illustrées par celles des boy-scouts qui
publièrent la brochure Le communisme : un monde sans argent. Pour
ces derniers, supprimer l'argent ne veut pas dire le réaliser, mais réaliser leurs
rêves mesquins de boy-scouts. Entre autres ils posaient la question de savoir
comment serait organisée une société sans argent et entre autres futilités
utilitaristes, ils remarquaient : « Certes on perdra certainement
beaucoup de temps en bavardages ». Le beau programme que voilà qui
présente le bavardage comme une perte de temps. Une phrase comme celle-là juge
ses auteurs plus sûrement et plus rapidement que toutes leurs lourdes et
ennuyeuses considérations utilitaires. Ailleurs ils proclament : « Les
relations entre personnes prendront autant d'importance que la production
elle-même ». Pas de doute, c'est bien là la conception travail et loisirs
de Tourisme et travail ou du camarade Trigano à peine camouflée !
C'est bien là le point de vue bassement utilitariste de l'économie politique [ economics ]
qui ne veut voir la richesse que comme résultat et nullement comme opération,
qui ne veut voir la libération de l'humanité que comme un résultat qu'il s'agit
d'accorder aux pauvres et nullement comme une opération qui, lorsque les
pauvres la conduisent, a pour résultat effectif que les pauvres ne sont plus
pauvres. Cette bassesse et cette vieillerie tentent de s'aggiorner dans la
revue bordigo-situationniste La guerre sociale dont le titre contredit
absolument le contenu utilitaire.
L'abolition
du travail n'est pas un résultat fini mais une opération infinie. Et il
faut croire que cette opération est suffisamment belle et bonne puisque c'est
elle que les riches ont jugé convenable de se réserver de tous temps. Mais ce
qu'il y a de véritablement beau dans la division du travail n'est pas la
division pour elle-même mais l'infinité de cette division. Ce n'est pas
tellement la division qui est le but, c'est plutôt l'infinité de la division.
C'est parce que cette opération est par essence infinie, c'est
parce que cette division est insatisfaite par nature qu'elle est belle
et que tous les espoirs sont permis. Elle est elle-même l'espoir. Voilà cet
infini, objet de tous les vœux de Hegel. Chez les sauvages, la division du
travail est encore finie. Les temps proprement historiques donnent un caractère
infini à cette division C'est justement cette infinité qui déplait aux
boy-scouts qui veulent « supprimer la division du travail », qui
confondent l'abolition du travail avec sa réduction « infinie » ou
son automatisation. (Ainsi tout le monde pourrait aller au Club Méditerranée.)
Certes, il y a bien quelque chose qu'il s'agit de supprimer au sens
hégélien, et c'est l'indépendance totale, scandaleuse mais universelle,
acquise par la division du travail. Mais les boy-scouts qui parlent de
supprimer la division du travail parlent en fait de l'anéantir, d'anéantir
l'abolition réelle du travail. Marx et les situationnistes parlent
seulement de s'attaquer à ce qu'ils nomment l'institutionnalisation de la
division du travail. Certes il est fort déplaisant de trouver l'infini de cette
division dressé contre soi et tout occupé à faire sa propre preuve, dominant
tout et détruisant tout ce qui se veut fini, pour le meilleur et pour le pire.
Mais ce n'est pas une raison pour cracher dessus sous prétexte qu'il est aux
mains de l'ennemi. C'est beaucoup dire d'ailleurs car l'ennemi est aussi
entre les mains de cet infini. Avec Hegel, nous nous réjouissons : la
division du travail est ce qui n'aura jamais de fin, ce qui ne tolère aucune
finitude. Les ravages exercés par la division infinie du travail livrée à
elle-même, les ravages exercés contre toute finitude par cette infinitude que
recèle l'aliénation de cette opération imposent chaque jour un peu plus un
cinglant démenti aux prétentions du positivisme, unique ennemi de Hegel et de
Breton. Alors que Hegel faisait ses stupéfiantes expériences sur le ici
et le maintenant dans la spéculation, expériences assez anodines à
première vue au point que la redoutable police du roi de Prusse s'y trompa
elle-même, alors que Breton se livrait à ses non moins stupéfiantes expériences
dans l'imagination, maintenant le concept objectif du monde fait pour nous
ces inquiétantes expériences dans le monde lui-même ! L'objectif qui nous
importe est que nous fassions un jour nous-même ces expériences, que
nous expérimentions nous-mêmes cet infini, « encore et pour
toujours ». On peut d'ailleurs considérer que ce sont ces expériences
spéculatives et imaginatives élargies que l'I.S. entendait mener au début de sa
carrière, des expériences sur l'évanescence du ici et du maintenant
et sur le dépaysement de la sensation élargies à une ville, à une situation, à
la vie. Aujourd'hui le monde nous prouve que les ravages de cette opération
infinie mais aliénée ne sont pas censés avoir de fin, qu'ils ne recèlent en eux
aucune limite, si ce n'est l'esprit, si ce n'est l'esprit des pauvres
eux-mêmes.
La
réfutation de l'économie [ economics ] ne peut se faire que du point de
vue que l'économie [ economics ]
a justement pour but de cacher, du point de vue de la réalité, du point de vue
de la pratique, du point de vue de la communication, du point de vue de la
richesse. Marx ne parvint pas à réfuter l'économie [ economics ] car il ne parvint pas
à concevoir le principe de la richesse. La réfutation de l'économie [ economics ]
ne peut être que la réfutation du point de vue bassement utilitariste de l'économie [ economics ]
depuis le point de vue supérieur de la richesse pratique.
Le
fait que l'I.S. à la suite de Marx ait admis les postulais utilitaristes de l'économie [ economics ]
sur la richesse — d'autant plus que c'était prétendument pour les combattre,
mais pour les combattre pour ce qu'ils ne sont pas — n'est pas sans conséquence
sur ses résultats théoriques et bien certainement sur son existence pratique.
Il faut au contraire expliquer comment, bien que ne remettant pas en cause ces
postulats — en tant que postulats et non en tant que prétendues choses du monde
— l'I.S. put réaliser un progrès remarquable dans la théorie de la richesse,
c'est-à-dire plus exactement dans l'exigence théorique de la richesse. C'est
sans doute que contrairement à Marx qui s'est méritoirement acharné sur l'économie [ economics
et economy, il s'est acharné sur les deux ], gloria
victis, l'I.S. a en quelque sorte négligé tant l'économie [ economics ]
que la théorie de Marx en ce qu'elle a d'utilitariste. L'économie
[ economics ] et sa pseudo-critique
par Marx sont demeurées en quelque sorte comme corps étrangers et pis aller
dans la théorie des situationnistes alors qu'elles faisaient les délices du
pinaillage pseudo-critique de tant d'autres. Au moins l'I.S. n'a-t-elle pas
fait semblant de critiquer ce qui était critiquable. Elle ne l'a pas
critiqué du tout, rendant ainsi la nécessité de critique encore plus manifeste.
C'est cela qui a permis à la théorie de l'I.S. de progresser dans l'exigence
théorique de la richesse tout en constituant nécessairement sa pierre
d'achoppement théorique.
Puisque
les situationnistes tolèrent dans leur théorie la présence irréfutée des
postulats utilitaristes de l'économie [ economics ], ils en tolèrent aussi
les conséquences implicites au premier rang desquelles figure la nécessité de
l'opposition du travail et des loisirs. Cette nécessité, encore explicitement
admise par exemple dans le Rapport sur la construction des situations,
n'a jamais cessé d'être combattue par l'I.S. Mais du fait que l'I.S. s'attaquait
dans la théorie, aux conséquences sans remettre en cause les prémisses de ces
conséquences, cette nécessité de l'opposition travail-loisir n'a jamais été réellement
réfutée, dans la théorie, par l'I.S. Certes, l'I.S. critiqua les loisirs
abrutissants et les bassesses télévisées que la bourgeoisie dispense contre
espèces sonnantes aux prolétaires avachis en tentant de montrer ces loisirs
comme une nécessaire conséquence de la prétendue aliénation du travail,
elle s'éleva aussi dans l'absolu contre toute opposition entre travail et
loisirs, travail et richesse, mais son allégeance aux principes mensongers de l'économie [ economics ]
sous couleur de les combattre fait que cette exigence demeure seulement
formelle, sans contenu. L'exigence de richesse des situationnistes demeure une
exigence dualiste qui sous-entend qu'il doit nécessairement y avoir les
besognes alimentaires et les autres, dont autrefois l'art séparé, la
nécessité de manger et ce qui échappe à cette nécessité, le nécessaire
ramassage des poubelles et le reste, le travail et la richesse,
la vie triviale et la vie passionnante. Il y aurait donc dans le monde
l'affrontement de deux principes, celui de la nécessité du travail et
celui de la richesse, celui de la production et celui de la dilapidation. Le
problème serait alors de réduire l'empire du premier au bénéfice du second. Les
situationnistes ont toujours revendiqué un usage passionnant de la vie mais
toujours sous-entendu grâce au temps laissé libre par la domination de la
production par tous les hommes. Quelle tristesse ! Tandis que si la vie réside
dans la division infinie du travail, dans la division mondiale du travail
et nulle part ailleurs, c'est tout autre chose. Ce n'est plus le temps laissé
libre par le triste travail qui sert à construire des situations et à l'usage
passionnant de la vie. C'est toute la vie qui consiste à vivre et non plus un
surplus de la vie. Le seul endroit du Club Méditerranée où l'on ne
travaille jamais est le bureau du camarade Trigano !
Les
situationnistes ne parviennent pas à concevoir le principe d'un monde où l'on
ne travaille jamais. Leur exigence de ne travailler jamais demeure, en
contradiction avec elle-même, l'exigence d'un monde où l'on travaillerait
peu. Certes, de même que Marx, les situationnistes sont formels :
« Le problème n'est pas de libérer le travail mais de l'abolir »,
mais justement ils sont seulement formels. Une telle exigence doit
demeurer purement formelle, utopique, si les postulats utilitaristes de l'économie [ economics ],
si les postulats utilitaristes de la théorie dominante de la richesse, sont
autre chose que de purs postulats mensongers et eux-mêmes utopiques, s'ils sont
des choses du monde qui doivent être combattues dans le monde comme choses du
monde. Dans ce cas, tout ce qu'on peut espérer, c'est en effet travailler le
moins possible, dans ce cas la réduction du temps de travail est bien la
condition à l'exercice d'autres activités plus reluisantes, mais on doit
abandonner l'espoir de ne travailler jamais. Ou plutôt, la croyance à la
réalité de tels postulats laisse supposer que le passage de l'esclavage au
« Ne travaillez jamais » est une pure question quantitative, une
question de mauvais infini selon Hegel, la diminution infinie du temps
de travail devant amener mathématiquement le « Ne travaillez
jamais ». Hegel a déjà fait justice dans la théorie de ces immondices
mathématiques et surtout ce monde se charge lui-même de démontrer chaque jour
un peu plus ce que valent ces utopies mathématiques. Nous, pauvres modernes,
avons d'autres ambitions que ces ambitions mathématiques, précisément celles de
Hegel, mais tandis que Hegel était réduit à les manifester dans la théorie nous
les manifestons chaque jour un peu plus dans le monde. Nous avons soif d'infini
et l'infini dont nous avons soif n'est pas celui de la réduction infinie du
temps de travail. Nous laissons volontiers ce dernier aux capitalistes
exploitants qui s'y acharnent chacun pour lui-même dans son entreprise, aux
syndicalopes, aux degauches immondes qui autogèrent, aux
bordigo-situationnistes.
La
vie d'un homme d'Etat, c'est l'Etat ; la vie d'un homme d'affaires, ce
sont les affaires. Certes ils ont bien quelques châteaux, yachts, putains de
luxe, activités mondaines, des maisons de maître, des parcs, des bibliothèques,
des voitures et des chauffeurs, des cuisiniers, des domestiques. Mais ce ne
sont là que signes extérieurs de la richesse, pures apparences. La vie
qui les passionne consiste dans leurs activités publiques et sociales. C'est
cette activité que nous, pauvres modernes, voulons mais sans son aliénation,
une richesse qui n'a pas besoin de pauvres pour exister. Nous voulons ce qu'il
y a de riche et de puissant dans l'Etat et dans l'argent, ce qu'il y a de
passionnant dans la vie d'un Médicis ou d'un Frédéric II, et non des babioles
compensatrices, et non une réduction infinie du temps de travail, et non les
signes extérieurs de la richesse. Nous voulons pratiquer la suppression infinie
— c'est-à-dire sans fin, sans limite — du travail. La seule activité digne de
l'homme, l'activité par laquelle il est homme, est la suppression infinie du
travail. Nous pauvres modernes, ne voulons rien d'autre. C'est pourquoi à moins
nous ne bougeons pas. Il ne peut y avoir d'opposition entre la noble activité de
division infinie du travail et le travail sinon dans l'aliénation. Nous,
pauvres modernes, voulons employer tout notre temps à la pratique de
l'esprit pratique. On ne peut être riche et travailleur. On ne peut être riche
et noble 23 heures par jour quand on doit travailler une. On est riche et noble
24 heures sur 24 ou pas du tout. On supprime infiniment, mondialement, du
travail toute la journée ou l'on est pauvre. Nous, pauvres modernes, si nous
combattons, c'est seulement pour être plus riches que les riches et plus
puissants que les puissants. Nous voulons être comme des dieux.
Les
situationnistes dont la critique se veut expressément une critique du travail à
la suite du célèbre et radical « Ne travaillez jamais »
lettriste, ne comprennent pas que la seule manière de ne travailler jamais est
la seule manière utilisée par les riches de tous les temps, que la seule
manière de ne travailler jamais est de supprimer du travail toujours.
Même quand ils déplorent le manque de moyens pratiques pour construire des
situations, ils conçoivent ces moyens plutôt d'une manière utilitariste, comme
objets utiles à la construction de ces situations et non comme activité,
comme opération. Malgré leurs efforts pour considérer pratiquement la richesse
— comparables en tous points aux efforts héroïques de Hegel pour concevoir le
concept autrement que comme un concept dans une tête — ils ne
peuvent réaliser que « Ne travaillez jamais » est nécessairement une
opération. Ils ne parviennent pas à concevoir que « Ne travaillez
jamais » est l'opération même de la construction de situations et non pas
seulement une condition qui demeure extérieure à la noble activité de la
construction de situations. Si « Ne travaillez jamais » peut être une
condition de la construction de situation, ce ne peut être que comme condition
supprimée, plutôt que la condition, c'est déjà la suppression de la condition.
« Ne travaillez jamais » n'est pas la condition extérieure à
la construction, « Ne travaillez jamais » est la suppression de cette
condition, la construction de situation elle-même, l'activité en quoi
consiste la richesse. La construction des situations est la suppression de sa
condition, la suppression du travail et rien d'autre. Là où l'on ne supprime
pas de travail, on ne construit pas non plus de situations. Aux Trobriands, on
peut construire une situation Kula uniquement parce que, contrairement aux
situationnistes errants dans Paris, en enfants perdus, on supprime sec du
travail, on supprime à tour de bras. Tout le village s'y met y compris les
non-nobles qui pourtant ne vont pas participer à l'apothéose du voyage. A
chaque fois, on reconstruit de A à Z tous les éléments dits, dans nos pays,
« matériels » de la situation, canots, etc. Le concept de la
richesse, le concept riche de contenu et non plus la forme vide est donc :
« Ne travaillez jamais, supprimez du travail toujours ».
Les
situationnistes parlent de l'activité historique totale, de la domination
totale sur la vie historique, de l'intervention cohérente dans l'histoire et de
la communication directe active. Mais il faut donner un contenu à cette
communication directe, il faut nommer et donner un contenu à cette activité
proprement historique. Cette activité proprement historique est la division
infinie, mondiale du travail par les travailleurs eux-mêmes et ceci non
à quelques fins utilitaires, mais pour le plaisir et la passion de cette
activité même. (On voit déjà la crapule socialo-avancée qui parle de division
du travail par les travailleurs dans les entreprises ! Voire dans les
ateliers ! C'est la pratique du monde, la pratique de la liberté dans une
seule entreprise, dans un seul atelier !) C'est pourquoi seuls les
travailleurs peuvent résoudre le problème de ce monde et supprimer absolument
le travail et nul autre qu'eux-mêmes, nul autre non-travailleur et en
particulier aucun des innombrables degauches qui se proposent si obligeamment
pour, encore une fois, supprimer le travail à leur place. La
suppression absolue du travail sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes La
division du travail est le contenu effectif de la communication et toute
intention de communiquer qui prétend faire fi de ce contenu demeure pure
velléité, dérisoire et vaine, impitoyablement niée par le monde. Voici donc,
dans toute sa simplicité, le concept de la richesse totale, le contenu
nécessaire de la révolution mondiale : La division du travail aux
travailleurs.
1. L'hyper orthodoxe Colletti [Hum !
je suis bien dur avec Coletti] apporte involontairement la preuve, dans
son étude « Le marxisme et Hegel » (Champ Libre), de l'égale
stupidité des positions kantiennes et matérialistes quelles qu'elles soient. Le
matérialisme quel qu'il soit se résume en une seule outrecuidance : il
affirme que la matière est réelle. Que la matière, ce qu'on appelle ainsi,
existe, personne ne pourrait le mettre en doute. Mais qu'elle soit réelle,
voilà une parfaite incongruité. En ce sens, Marx est conséquent : si la
matière et réelle, on doit donc lui appliquer toutes les caractéristiques de la
réalité selon Hegel. Ce que précisément Colletti lui reproche de faire. Mais
contrairement à ce que pense Colletti, le tort de Marx n'est pas d'être
hégélien, mais matérialiste, comme Colletti. Et si Marx a tort d'appliquer à la
matière les caractéristiques hégéliennes de la réalité, ce n'est pas parce que
ces caractéristiques sont pures vues de l'esprit mais parce que la matière
n'est pas réelle et donc que les caractéristiques de la réalité ne doivent pas
être appliquées à ce qui n'est pas réel.
2. Nous posons maintenant publiquement la question que nous
avons posée à notre correspondant mais à laquelle il s'est bien gardé de
répondre : qui sont-ils ces critiques de Marx que nous aurions eu le tort
de méconnaître ?
3. Voici un exemple piquant de la bêtise universitaire
quand il s'agit de juger les choses de la vie. L'historien Braudel considère
dans ses « Ecrits sur l'histoire » le célèbre diagramme du sociologue
Chombart de Lauwe, celui reproduit dans I.S. n°1 à titre d'exemple flagrant de
la pauvreté totale de la vie d'une réputée privilégiée de cette société. Ce
diagramme représente en effet la trace de tous les déplacements annuels dans
Paris d'une étudiante habitant dans le XVIe arrondissement. Ce diagramme se passe
de tout commentaire. Mais l'indécrottable historien commente et tance son
collègue : mais enfin, ce genre de diagramme n'est pas sérieux et ne
prouve rien, l'étudiante aurait-elle fait du ski nautique à la place de
l'équitation que tout aurait été changé !