Revue du Mauss, no 19 2002/1, pages 25 à 38
Les attentats
du 11 septembre visaient, au-delà des États-Unis, la domination
occidentale du monde [1]. Huntington avait raison : il s’agit
bien d’un épisode spectaculaire d’une guerre des civilisations. La guerre
mondiale est-elle inévitable ? Peut-être pas. La situation est tellement
nouvelle qu’une autre issue est possible; elle passe par l’invention d’une
sorte de religion planétaire. Explorons cette piste en suivant Arnold Toynbee (
1889-1975), le grand historien anglais auteur de deux chefs-d’œuvre, l’Histoire
et La grande aventure de l’humanité.
LES CIVILISATIONS, ACTEURS DE L’HISTOIRE
Le mot « civilisation », lorsqu’il
apparaît au XVIIIe siècle, est chargé d’une grande valeur : c’est
l’action de civiliser, de passer de l’état de nature à la société civile et
policée, appelée elle aussi « civilisation », en tant qu’opposée à la
sauvagerie, à la barbarie. C’est en ce sens que le président Bush, s’adressant
au Congrès au lendemain des attentats, déclara : « C’est un combat de la civilisation
», se réjouissant que « le monde civilisé se rallie aux côtés de l’Amérique »,
rejetant ainsi le fondamentalisme musulman dans les ténèbres de la barbarie.
Au XIXe siècle, le mot prend
le sens neutre d’ensemble humain caractérisé par sa culture, ses institutions,
ses coutumes, et même son économie (l’économie-monde de Fernand Braudel). Pour
Toynbee, les civilisations sont les unités intelligibles de l’histoire, plus
larges et plus durables que les États-nations qui rétrécissent le regard de
l’historien. Leurs contours sont flous; dès l’aube de l’histoire, elles
naissent à plusieurs et s’interpénètrent par les conflits autant que par les
échanges pacifiques. Leur force est une force d’attraction bien plus que
militaire, qui se nourrit de l’identification des individus. Certaines
s’ouvrent, s’étendent et rencontrent les autres, mélangent leurs eaux au sein
d’un fleuve unique, surtout à partir du XVIe siècle; d’autres se
protègent, se ferment, se sclérosent. Elles ne sont donc pas tout à fait
autonomes; parfois elles empruntent à d’autres même leur religion, qui pour
Toynbee est leur âme, leur force propre (christianisme en Europe, bouddhisme en
Asie). Finalement la seule unité vraiment intelligible, c’est la société
mondiale tout entière; c’est pourquoi il faut, dit-il, « considérer l’histoire
de l’humanité dans son ensemble ».
Les civilisations ont une vie humaine et
subjective. Elles naissent d’un défi qu’elles surmontent, et croissent en
répondant à de nouveaux défis.
Au début, elles sont culturellement
homogènes (religion), mais politiquement fragmentées; c’est leur division même
qui les rend créatives, comme la Grèce des cités-États, la Chine antique
d’avant l’empire, ou l’Europe classique et des Lumières. Leurs États sont en
guerre perpétuelle. Mais bientôt vient le déclin, la désagrégation. Épuisés par
les guerres fratricides, les hommes aspirent à la protection d’un État
universel. Le voilà qui arrive, s’installe, impose la paix (Empires romain ou
chinois). Alors surgit une religion à vocation universelle, qui soit reste
marquée par ses symboles et ses institutions d’origine (hindouisme,
confucianisme, judaïsme… ), soit au contraire s’en affranchit pour être reçue
par d’autres civilisations (bouddhisme, christianisme, islam).
DE NOUVEAUX ACTEURS MONTENT SUR SCÈNE
Toynbee aurait sûrement interprété les
attentats du 11 septembre en termes de « collision » ou de « guerre » de
civilisations (ce sont là ses propres mots). Cette guerre est aussi ancienne
que l’histoire; les État-nations, eux, n’ont que quelques siècles d’âge. Les
guerres d’États ont pour but l’hégémonie au sein d’une civilisation. Les
guerres civilisationnelles ont d’autres enjeux : l’extension, le captage de
l’énergie des autres civilisations qui s’ouvrent à leur influence ou au contraire
s’en défendent. Elles ont d’autres acteurs : des États certes, mais aussi des
courants, des réseaux, des sectes religieuses, des foyers d’immigrés, des
groupes révolutionnaires (appelés terroristes par l’autre camp). Depuis cinq
siècles, l’irruption agressive de l’Occident sur la planète a enfermé les
autres civilisations dans un dilemme : se fermer ou s’ouvrir; chasser les
Européens (Chine et Japon au XVIIe siècle) ou importer les
institutions occidentales (Japon de l’ère Meiji, Turquie de Mustapha Kemal).
Jeux dangereux : refuser la modernisation, c’est risquer d’être colonisé (Inde,
Islam) ou humilié (Chine impériale); accueillir, c’est perdre son âme; filtrer
seulement la technique (voulue pour la puissance), c’est faire entrer un virus
qui va détruire de l’intérieur la cohésion de la civilisation d’accueil. Les
civilisations non occidentales ont dû se protéger, s’adapter ou tomber sous le
joug, laissant à l’Occident triomphant la gestion des affaires du monde.
Et voilà qu’à la fin du XIXe
siècle, elles commencent à revenir sur scène.
Le Japon d’abord, puis la Russie en 1917;
après 1945, d’autres poids lourds :
l’Inde, la Chine et les autres peuples
nombreux et décolonisés, dont les États indépendants veulent rétablir la
dignité collective. La pièce change : les acteurs, le texte, le jeu. La scène
aussi : elle est mondiale, définitivement.
Avec l’explosion médiatique, l’histoire
se déroule aux yeux de tous, unifiant la planète en un gigantesque théâtre.
L’Occident domine toujours le monde, mais ne peut plus décider seul. En 1947 se
déclare une guerre de religion entre le « monde libre » et le communisme, que
Toynbee qualifie d’« hérésie religieuse occidentale ». La guerre froide,
polarisée autour des deux camps, met au second plan les autres civilisations,
reléguées dans le concept flou de tiers monde. Lorsque le communisme s’écroule
en 1989, elles remontent sur l’avant-scène – la Chine notamment, qui s’était
ouverte au monde dès 1978.
Mais depuis 1945 des problèmes nouveaux
et graves ont surgi : la bombe atomique, la surpopulation du globe, la
dégradation environnementale. Trois menaces sur la vie des hommes, trois défis
globaux requérant une réponse globale. Pour Toynbee, cette réponse suppose la
constitution d’un État vraiment universel, c’est-à-dire planétaire, un État «
radicalement » nouveau, une « association politique volontaire où les éléments
culturels d’un grand nombre de civilisations vivantes continueront à s’affirmer
». « Vivantes » :
pas question de les étouffer, d’imposer
une civilisation unique. Il y a urgence :
les troubles sont proches; « il ne faut
pas attendre cette anarchie intolérable, mais prendre les devants et bâtir
l’union politique avant qu’il ne soit trop tard ». Il y va de la vie : « un
monde, ou aucun ».
Les attentats du 11 septembre sonnent
l’alerte. Le terrorisme, n’est-ce pas le signe des troubles, de l’anarchie ? Si
la guerre civilisationnelle s’aggrave, ne va-t-elle pas déraper sur la guerre
nucléaire, le terrorisme biotech et la destruction environnementale ? C’est
maintenant, ou jamais.
LA RELIGION OCCIDENTALE DES DROITS DE
L’HOMME
Mais comment faire ? Les États-Unis sont
en droit de répondre : « L’union politique ? Elle existe déjà, c’est l’ONU et
les organismes internationaux »; et d’ajouter : « D’ailleurs, c’est nous, en
tant que leader mondial, qui l’avons voulue dès 1919 (SDN), puis en 1944-45. »
Mais Toynbee, qui connaissait ces institutions, pensait à quelque chose de plus
profond, à une union politique inspirée non par la peur de la mort, mais par ce
qu’il appelle un « amour ardent » qui, au-delà des identifications à leur État,
à leur civilisation, pousse les hommes les uns vers les autres et les dispose à
respecter, à aimer la culture des autres.
Seulement voilà : les organismes
internationaux, étant dominés par l’Occident et son leader américain, sont
imprégnés par une religion propre à l’Occident et qui n’est pas universellement
admise : la religion de la démocratie, des droits de l’homme et du marché.
C’est une religion laïque issue du christianisme (« une forme profane de
l’universalisme chrétien », écrivait récemment Fukuyama), bien qu’en réaction
contre l’Église et son « obscurantisme » à l’époque des Lumières. Elle s’est
confirmée dans la guerre contre le nazisme et contre le communisme (du reste,
de quoi donc ce dernier serait-il « l’hérésie religieuse » sinon de cette
religion orthodoxe occidentale dont je parle ?). Elle justifie l’existence de
l’Occident, c’est l’étendard de la « liberté » que brandit George Bush. On s’inquiète
du respect des droits de l’homme dans un pays et de leur violation dans
l’autre; on déplore l’instauration d’un régime autoritaire et on salue le
retour de la démocratie. C’est plus fort que nous : nous y croyons. C’est notre
foi. Nos parents ont risqué leur vie pour elle, en résistant contre l’occupant
nazi. Nous apprécions de vivre, voyager, parler, lire, croire et publier
librement, de n’être pas obligés de professer une foi, de n’être pas
embastillés sans jugement. Nous pensons qu’après la « mort de Dieu » et le
désenchantement du monde, la religion a disparu de nos esprits et subsiste
ailleurs comme superstition, opium du peuple. Erreur : elle existe toujours;
mais elle a pris une forme laïque invisible à nos propres yeux : culte de la
nation d’abord et, aujourd’hui, de l’Occident démocratique.
Retournement intérieur : si nous prenons
conscience que cette conviction est une croyance religieuse, alors nous
apercevrons une issue à la guerre.
En effet, plusieurs civilisations, ne
serait-ce que la russe, la chinoise et la musulmane, refusent la religion de
l’Occident. Elle n’est donc pas pleinement universelle; elle est trop marquée
par son origine occidentale. Elle était bonne pour les Occidentaux, mais pas
pour les autres peuples, tout juste dignes d’être humiliés, colonisés ou
réduits en esclavage. Les droits de l’homme ? Ils sont démentis par le droit
qu’a un homme riche, mû par l’appât du gain, aveuglé par son individualisme,
d’exploiter d’autres hommes, de les réduire à la condition d’outil, de les utiliser,
comme l’y invite l’utilitarisme, philosophie pratique de l’Occident. La
démocratie ? Pendant la guerre froide, les États-Unis étaient peu regardants
sur l’usage qu’en faisaient les nombreux dictateurs (Franco, Marcos, Pinochet…
) dont ils faisaient leurs pions pour contenir le communisme.
DÉCLIN INÉLUCTABLE DU LEADERSHIP
OCCIDENTAL
En tout cas, de nombreux pays ne sont pas
prêts à adopter la religion laïque occidentale. On peut le déplorer, mais c’est
comme ça. Le pire est de vouloir la leur imposer, en les faisant chanter dans
les négociations commerciales : « On veut bien acheter vos produits à condition
que vous respectiez les droits de l’homme, les droits syndicaux, etc. » Les
négociateurs du Nord sont sans doute sincères, mais le Sud n’y voit qu’une
hypocrite manœuvre protectionniste. Et que dire des bombardements menés par
l’OTAN ou les USA pour obliger un peuple à choisir la démocratie ?
C’est le fond du problème. Devant la
montée en puissance des civilisations non occidentales, l’Occident est sur la
défensive; il se raidit, se protège, impose sa religion par le chantage ou la
violence. Il agit comme au XVIe siècle les missionnaires qui
convertissaient les Indiens d’Amérique à l’aide de la douceur évangélique des
soudards espagnols. Une religion se transmet par le cœur, pas par la force. Si
elle répond à un désir collectif, elle se répand comme une traînée de poudre et
rien ne peut y faire obstacle.
L’imposer est contre-productif, suscite
la haine. C’est une vérité désagréable à entendre pour nous : les civilisations
jadis assujetties n’acceptent plus le leadership occidental; elles ont
acquis assurance et puissance, surtout l’Asie orientale, portée par une longue
vague de croissance. Le leadership américain ne marchait que parce qu’il était
toléré par le monde non communiste; l’URSS disparue, cette acceptation
s’effrite. L’Amérique s’inquiète, on la comprend, mais aucune force ne peut
enrayer la désaffection. Aucune proclamation morale du style « c’est la lutte
de la civilisation contre la barbarie, du bien contre le mal » ne mobilisera
les troupes; qui donc peut croire que l’ennemi du pays le plus puissant du
monde se réduise à une poignée d’intégristes musulmans ? L’Occident se croit
éternel; Fukuyama, avec sa « fin de l’histoire », n’imagine rien au-delà de la
religion laïque occidentale. C’est le destin pathétique des civilisations :
parvenues à maturité, elles se croient au sommet de l’échelle des valeurs – un
« péché d’idolâtrie », dit Toynbee : c’est le symptôme du déclin. L’Occident perdra
son leadership, c’est inéluctable. En se crispant, il prolonge l’agonie,
voilà tout.
UNE CULTURE SPIRITUELLE PLANÉTAIRE ?
Pour éteindre la guerre
civilisationnelle, il faut peut-être un immense événement : la formation d’une
sorte de religion plus universelle encore que notre religion démocratique.
C’est d’elle que dépend la constitution d’une union politique portée par «
l’amour ardent » dont parle Toynbee, où les civilisations actuelles
évolueraient librement à leur rythme, sans pression ni oppression. Toynbee
donne un exemple saisissant : au IIe siècle après J.-C., l’Empire
romain, instauré après dessiècles de guerres et de révolutions, fait enfin
régner la paix sur une aire immense qui, prolongée à l’est par l’empire des
Parthes et celui des Kouchans, s’étend « de la Tyne au Gange ». Mais les hommes
sont las. Ils ont voulu cet État universel mais ressentent un vide spirituel.
Plus personne ne croit aux dieux gréco-romains. Plusieurs religions orientales
s’offrent à combler ce vide, cette attente d’« une société nouvelle dans
laquelle il n’y aurait ni Scythes, ni Juifs, ni Grecs, ni esclaves, ni hommes
libres, ni hommes, ni femmes, mais dans laquelle tous seraient un en
Jésus-Christ – ou en Mithra, en Cybèle, en Isis, en Bodhisattva, en Amitabha ou
en Avalokita ». Une seule adopte la philosophie grecque, le christianisme.
C’est lui qui
l’emporte.
Toynbee n’exclut pas que ce scénario
puisse se répéter aujourd’hui. Mais quelle religion pourrait remplacer la
religion laïque occidentale ? Aucune des religions traditionnelles ne ferait
l’affaire. La plupart ne peuvent s’émanciper de leur forme culturelle d’origine
et combler le besoin spirituel des incroyants, de plus en plus nombreux.
Toynbee suggère une piste : « Le choc actuel entre l’Occident et les sociétés
survivantes non occidentales peut produire une culture composite plus variée et
peut être encore plus féconde, après l’écroulement de la prédominance
certainement éphémère de l’Occident. » Une « culture composite » ? Oui, si elle
est assez ouverte pour y accueillir l’essence intime de chaque civilisation,
au-delà (ou plutôt en deçà) des divergences religieuses. Les Occidentaux n’ont
pas de souci à se faire pour leurs valeurs. Dans le passé, le challenger
a toujours assimilé les techniques et les valeurs du leader avant de
pouvoir reprendre le flambeau. Ainsi firent les candidats à la direction de
l’économie-monde depuis le Moyen Âge (Italie du Nord, Hollande, Angleterre,
Amérique), surtout concernant une valeur clé, la tolérance, qui faisait de leur
capitale une ville-monde attirante. Cette transfusion civilisationnelle est la
condition pour que circule le sceptre du monde. La « culture composite »
qu’évoque Toynbee accueillerait la première des valeurs laïques, la dignité de
l’homme, fondée sur l’amour, le respect, le don, bref le sacré (lequel ne se
confond pas avec le religieux; il existe un sacré laïc !). Cette valeur suprême
existe déjà au fond des trésors de philosophie et de sagesse de toutes
les civilisations, y compris de l’islam, dont nous connaissons le côté
fanatique et ignorons la profondeur spirituelle
[2]. Pas
d’incompatibilité, donc; l’humanisme athée s’y trouverait à l’aise.
Cet esprit mondial sera ouvert ou ne sera
pas. Sans lui, pas de réconciliation entre les civilisations; pas d’union
politique; pas de culture œcuménique qui rende possible la circulation des
idées et des valeurs, les conventions, les promesses de paix : on ne s’engage
qu’avec ceux à qui on fait confiance, parce qu’ils appartiennent à la même
communauté, à la même société mondiale (et pas seulement internationale, celle
des États); à la même humanité concrète, c’est-à-dire complète.
Je veux ici mettre en perspective la
thèse principale qui sous-tend l’article qu’on vient de lire et qui
n’appartient pas à Toynbee lui-même :
nous sommes, à notre insu, les dévôts
d’une religion laïque occidentale, la religion de la démocratie et des droits
de l’homme.
LA SOCIÉTÉ MONDIALE EXISTE -T-ELLE ?
J’ai posé ici même en 1997 la question :
« Le capitalisme existe-t-il ?» J’ai répondu que non, du moins pas en tant que
quasi-sujet collectif affamé de gain qui apparaît sur la scène de l’histoire
européenne pour détruire les institutions traditionnelles, conquérir le monde,
assujettir la société et la mettre au service du profit. Cette figure-là n’est
qu’une construction de l’esprit destinée à jouer, dans le cinéma que nous nous
faisons de notre propre histoire, le rôle du méchant.
L’année suivante, j’ai posé une autre
question : « La société mondiale existe-t-elle ?» [ 1998]. Je m’interrogeais
sur l’interprétation par Karl Polanyi de l’histoire occidentale en termes de
désinsertion de l’économie par rapport à la société ( disembeddedness).
Il pensait la société comme une société en général, mais implicitement
nationale. Or, en se hissant au point de vue mondial, on s’aperçoit que
l’économie de marché évolue au sein d’une société mondiale en formation depuis
bien longtemps déjà (en fait, depuis le début de l’humanité). Et si le marché
autorégulateur s’est affranchi de la société nationale, c’est que, dès
le Moyen Âge, son horizon était déjà celui d’une société mondiale. Notre
regard déformé, préorganisé par les institutions étatiques nationales
(déformation que je désigne par le terme de « théorie étatique de la
connaissance »), ignore ou sous-estime les balbutiements qui annoncent cette
société. Il ne s’agit pas seulement des organismes internationaux mis en place
depuis un peu moins d’unsiècle, précédés par toutes sortes de conventions et de
traités signés depuis le XVIIe siècle et qui se multiplient au XIXe
en vue de réguler tant bien que mal les conflits entre États (droit
international) et les flux du marché mondial (commerce de marchandises,
communications, environnement). Il s’agit aussi des manifestations
extra-étatiques qui, depuis le forum global du Sommet de la Terre à Rio de
Janeiro en juin 1992, rassemblent à la lumière des médias les organisations et
les courants non gouvernementaux, et tissent les premiers liens d’une société
civile mondiale contestant les décisions des institutions interétatiques
[3].
Des observateurs ont repéré depuis
quelques années les phénomènes extra-étatiques (culturels, religieux,
écologiques et même criminels – argent sale et mafias) qui rendent tangibles
cette société mondiale en formation :
Edgar Morin, un visionnaire; Bertrand
Badie et Marie-Claude Smouts, des sociologues; Jacques Lévy, un géographe;
Philippe Moreaux Defarges, un politiste ( cf. bibliographie); et bien
d’autres encore que je ne connais pas.
Les phénomènes étudiés par les économistes
(système monétaire et financier international, investissements directs,
commerce international) sont des phénomènes planétaires parmi d’autres; la
mondialisation économique n’est que l’aspect économique d’une mondialisation
irréversible de la société tout entière. À cette échelle, on voit les choses de
manière différente; et la désinsertion polanyienne prend une autre figure : la
contestation de la mondialisation marchande (« la terre n’est pas une
marchandise ») prouve bien que le marché n’est pas si désinséré qu’on le dit de
la société (mondiale).
UNE RELIGION MONDIALE EXISTE -T-ELLE ?
Une nouvelle question se posait dès lors
: s’il existe une société mondiale en formation, ne s’accompagne-t-elle pas
d’une religion mondiale ?
J’avais lu jadis avec passion Les
Formes élémentaires de la vie religieuse.
L’idéal d’une société, y montre Durkheim
de manière admirable, n’est pas un superflu inutile, sans lequel elle pourrait
fonctionner. Non, il lui est nécessaire; et c’est sa religion qui tient lieu
d’idéal [4]. Comment tous ces individus et groupes sociaux, divisés par des
conflits perpétuels, pourraient-ils tenir ensemble sans une religion qui les
lie, les unisse, les cimente dans un ensemble s’affirmant sur la scène face aux
autres ensembles ?
Les sociétés dont parle Durkheim sont les
sociétés « élémentaires ».
Mais le rôle social des religions est
encore plus visible à l’échelle des civilisations, c’est-à-dire des phénomènes
de société les plus vastes de l’histoire puisqu’ils sont, dit Mauss, internationaux,
« extranationaux » par nature [ 1930 p. 235,244]. Arnold Toynbee fit des
civilisations, qui sont pour lui des sociétés transnationales, les unités de
base de son tableau de l’histoire du monde; elles sont animées par des
religions universelles qui naissent en leur sein, et ont vocation à en
transgresser les limites géographiques et culturelles; mais elles n’y arrivent
pas toujours.
La civilisation occidentale a fini par
dominer le monde. Quelle est donc sa religion ? J’ai longtemps pensé que
c’était la nation, cette forme de communauté née de la décomposition de la
chrétienté médiévale. Quand, avec la guerre du pape et de l’empereur, entre le
XIIe et le XVIe siècle, l’Église perd son emprise sur les
affaires politiques de l’Europe, un sacré laïc double le sacré religieux.
Division conflictuelle du travail : aux rois, le temporel, le sacré laïc, la
puissance publique, germe lointain de la République et de l’État-nation; au
pape, le spirituel, le sacré religieux, dont l’Église croit encore conserver le
privilège [5]. À l’âge classique, en Europe, Dieu commence à mourir, au moins
chez les élites. La nature remplace Dieu, mais reste en fait un avatar de Dieu.
Au niveau politique, le peuple remplace le roi; la nation souveraine remplace
Dieu et proclame aussitôt « les droits naturels, inaliénables et sacrés de
l’homme » sous la forme d’une révélation religieuse
[6]. Voilà proclamée,
révélée du premier coup – plus fortement peut-être que par les précurseurs
anglais et américains dont les révolutionnaires français reprennent l’héritage
–, l’essence de la religion laïque occidentale : le culte de la démocratie et
des droits de l’homme.
Mais pas de tous les hommes : les
droits de l’homme membre de notre nation sont un peu plus sacrés que ceux du
voisin. La nation a son heure de gloire au XIXe siècle et en 14-18;
c’est une déesse sanguinaire, une dévoreuse d’hommes. En France, en Allemagne,
on se massacre pour elle. Aujourd’hui, nous n’y croyons plus trop, à cette
déesse laïque; son culte s’est affaibli et a fait place au culte du marché et
de la démocratie, baptisée liberté.
Celui-ci doit faire face à une hérésie
grave, le communisme, qui lui aussi vénère la liberté, mais pas la même : non
plus celle du peuple souverain contre le despote royal, mais celle du peuple travailleur
contre le capitalisme oppresseur. La religion de la liberté s’impose pendant la
guerre contre l’Allemagne (civilisation contre barbarie nazie), puis pendant la
guerre froide (monde libre contre totalitarisme communiste). Les millions de
morts du goulag et la paranoïa stalinienne éloignent les travailleurs de
la foi communiste.
Le mur de Berlin fait le reste, en
s’écroulant.
La place est donc libre pour que la
religion de l’Occident, celle que professe le président Bush en déclarant la
guerre au terrorisme, devienne universelle. Est-ce à dire qu’elle est désormais
la religion du monde ? C’est tout le problème. Ma réponse, dans le Nouvel
Observateur, est non.
UNE RECHERCHE SUBTILE : IDENTIFIER NOTRE
RELIGION
Je me trompe peut-être, mais même si c’est
le cas, le problème reste entier. Nous devons regarder en face la religion qui
fausse notre regard.
C’est une gageure, mais c’est notre
boulot à nous, les clercs d’Occident, et nous ne pouvons le faire qu’avec
l’aide de nos amis des autres civilisations. Pannikar par exemple
[7]. À gauche, nous
devons lever l’inhibition qui nous paralyse depuis le jugement définif de Marx
comme quoi la religion est l’opium du peuple et ne vaudrait donc pas la peine
d’être étudiée sérieusement. C’est tout le contraire ! Surtout sachant que Marx
fut prophète et fondateur d’une religion laïque d’un formidable fanatisme.
La religion a toujours été au cœur des
civilisations. Pourquoi donc la nôtre ferait-elle exception ? Rien que ça,
c’est un indice : croire que nous sommes affranchis de toute religion est
précisément notre dogme fondamental (notre illusion, pour tout dire). Les
premiers prêtres chrétiens, eux aussi, méprisaient les cultes anciens, et
appelaient leurs adeptes « païens » (rustres campagnards, ploucs mal dégrossis).
Ils s’acharnèrent à les extirper, et, quand ils n’y arrivaient pas, à effacer
les noms, les lieux et les jours sacrés du paganisme en les recouvrant par ceux
du christianisme. Eux aussi se croyaient affranchis de la superstition des
cultes païens : ils étaient, en vérité, pris dans une superstition aussi
grande.
Comment discerner la religion qui nous
imprègne ? Les croyances, nous les voyons très bien chez les autres; elles nous
paraissent souvent étranges ou même absurdes. Les nôtres, nous ne les voyons
pas parce qu’elles structurent notre représentation, elles nous fournissent les
mots, les pensées, les formes a priori de notre perception et de notre
intelligence du monde. Nous n’avons pas conscience qu’il s’agit d’une religion.
Ce n’est donc pas avec notre intellect
que nous pouvons la voir, mais avec un autre instrument de connaissance, disons
l’intuition (merci Bergson !).
À vrai dire, seule l’expérience
intérieure d’une religion que nous avons vécue et à laquelle nous ne croyons
plus, peut nous faire comprendre ce que c’est. J’ai pour ma part vécu deux
religions : la religion catholique d’abord, quand j’étais enfant. Et plus tard,
la religion marxiste, bientôt métissée de psychanalyse. J’étais communiste,
dans l’opposition étudiante à la direction du PCF; mais il s’en est fallu de
peu que je ne fusse un croyant stalinien : j’ai eu la chance, en entrant en
religion communiste en 1959, à 19 ans, d’être affranchi par quelques aînés qui
avaient fait la douloureuse expérience du culte de Staline et du XXe
congrès du PCUS. Ils m’ont mis au parfum de la trahison des clercs du Parti
communiste; j’ai fait partie de ces jeunes gens qui, exaltés par l’ardeur
théorique d’Althusser, prétendaient réformer l’Église communiste et relancer la
révolution en panne. C’est tardivement, en 1973, que j’ai compris que le
communisme était une véritable religion et le socialisme (même démocratique) un
paradis terrestre situé à la fin de l’histoire, et non plus au début (j’ai
raconté cette découverte en 1974 dans L’idéal historique). Je ne
suis pas certain d’être vacciné contre toute croyance; mais au moins je suis
averti et vois à peu près de quoi il s’agit. Dénigrer le monde actuel au nom
d’un paradis passé ou d’un socialisme futur formé selon nos vœux est une
maladie de l’esprit, en tout cas une erreur. Le monde présent est le seul réel,
et si nous voulons l’améliorer, il nous faut plonger dedans et l’embrasser
pleinement avec un grand oui d’amour; car si certaines situations ne sont pas
tolérables à nos yeux, c’est à partir de ce oui-là que nous pouvons agir, et
jamais sur la base du refus, du ressentiment et de la dénonciation.
LES DEUX ASPECTS DE LA RELIGION : L’UN
DURCIT L’EGO, L’AUTRE L’EFFACE
La religion a deux aspects, sociétal et
personnel. D’un côté, c’est l’idéal qui unifie un peuple (Durkheim), lui donne
une mission historique et une raison d’exister. Jusqu’à présent, elle ne l’a
fait qu’au prix des pires fanatismes; car il n’est de haine plus mortelle que
celle qui est dirigée contre les infidèles, les hérétiques ou les ennemis du
peuple communiste. La religion est la source inépuisable de toutes les haines,
au nom de l’amour du prochain. Mais elle a une face intérieure, personnelle et
intime, et pourtant communicable. Elle transmet l’expérience de certains
voyants (les rishi hindous), une illumination (celle du Bouddha) ou une
révélation (celle du Christ ou celle de Mahomet). Cette face-là est d’une autre
nature; elle porte une dimension de l’existence humaine dont témoignent les
saints du christianisme, les sages de l’hindouisme ou les mystiques soufis de
l’islam. Toutes les grandes religions proposent un chemin spirituel, chacun
moulé dans sa culture, et aucun n’est supérieur aux autres. Le travail
spirituel consiste à effacer le moi; celui de la religion, à le durcir, à le
solidifier, à justifier son existence par des représentations et des préjugés
d’autant plus rigides qu’ils sont sanctifiés par la parole de Dieu ou de ses
avatars laïcs (la nation, la démocratie, l’Occident, l’homme). La religion
sociale divise, l’esprit unit; pour le sage, l’humanité est une, l’intériorité
communique directement avec l’universel [8]; tous les chemins spirituels mènent à
Dieu.
UNE ÉNIGME : LE RAPPORT ENTRE
UTILITARISME ET DROITS DE L’HOMME
Chemin faisant, j’ai découvert un
problème qui paraît fait exprès pour donner à réfléchir à la mouvance du MAUSS.
La religion de l’Occcident est duelle : son côté noble et idéal (les droits de
l’homme) est doublé par un côté pragmatique et terre à terre, l’utilitarisme.
Quelle est leur relation ? Je n’ai pas résolu ce problème. Voici quelques
repères, posés à la hâte. Alain Caillé dit souvent que l’utilitarisme est
constitutif de l’Occident : « L’utilitarisme constitue le socle de la pensée
occidentale ou plus généralement de toute pensée moderne, i.e. toute
pensée qui a rompu avec le fondement religieux et traditionaliste »; et l’autre
face de la modernité, c’est la critique de l’utilitarisme, mais elle a échoué :
il n’y a « pas de paradigme alternatif suffisamment clair » [ 1993, p. 116 et
117]. Il existe, pourtant : c’est la religion de la démocratie et des droits de
l’homme, dont fait partie le « paradigme du don » qu’Alain a trouvé chez Marcel
Mauss; au plan international, c’est « l’obligation de donner, de recevoir et de
rendre » qui fonde la possibilité de la paix, grâce à un pari risqué sur
l’humanité de l’autre, le « pari de confiance premier » [Caillé, 1996, p. 21].
Dans notre religion laïque, l’homme sacré est né conjointement avec l’homme
profane; l’homme sujet de droits avec l’homme objet d’un marchandage; l’homme
comme but avec l’homme comme moyen, comme instrument du profit. Comment lier
ces deux faces ?
Tout les oppose. Nous balançons entre les
deux, nous appuyant sur la première pour dénoncer la seconde. Je pressens que
nous sommes ici au cœur indécidable d’une antinomie de la raison pure, au sens
de Kant. Droits de l’homme et utilitarisme sont l’endroit et l’envers d’une
même religion, et il est vain d’espérer que les uns règnent sans l’autre, et
inversement. Je vois bien un point commun : le culte de l’individu, rationnel
d’un côté, sujet de droit de l’autre. Mais c’est un peu court. Nous sommes
incapables de dépasser cette antinomie; elle est constitutive de notre
civilisation. Je propose une hypothèse : l’exploitation de l’homme par l’homme
serait liée à la division du monde, donc à la guerre, à la compétition entre
les nations en vue de la puissance (y compris économique), et non à la
mauvaiseté de cette figure perverse que nous nommons « capitalisme » en nous
bouchant le nez. La paix perpétuelle est la condition non seulement de la
réalisation concrète des droits de l’homme, mais aussi de l’allégement de la
contrainte de concurrence, qui dans la religion utilitaire justifie
l’instrumentation de l’homme par l’homme.
Cette
ambivalence, énigmatique pour nous, n’est pas une surprise : toute religion
sociale, esquissant un monde idéal supposé se réaliser sur terre, porte en
elle-même sa propre hérésie. La « protestation » hérétique est inhérente à la
vie religieuse. Toute religion fournit les éléments de sa propre négation :
c’est en invoquant son idéal que nous critiquons sa réalité; mais nous en
restons mentalement prisonniers. Merci à Toynbee d’avoir vu que le communisme
est une hérésie occidentale ! La protestation communiste a tracé la route, et
aujourd’hui, en dépit du désastre du socialisme réel, nous ne pouvons que
marcher sur ses traces – par exemple, il n’y a même pas l’épaisseur d’un cheveu
entre l’anti-mondialisation et l’anti-capitalisme; juste un changement de mot.
La religion est indépassable. Même
athées, nous ne pouvons pas ne pas en avoir. Nous pouvons d’un côté, comme les
religieux du Moyen Âge, appeler à la croisade. Mais nous pouvons aussi ne pas
nous y identifier complètement; prendre un peu de distance, au nom du respect
de ceux qui ne croient pas comme nous, ou qui croient contre nous; constater
que le reste du monde n’y croit pas, lui, à cette religion du monde libre au
nom duquel nous prétendons lui donner des leçons. Je suggère qu’avant de faire
sonner les trompettes de la liberté, nous réfléchissions à l’éventualité qu’il
puisse exister une religion plus haute, qui aurait la particularité unique,
absolument unique dans l’histoire, de ne s’opposer à aucune autre.
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NOTES
[1] Cette partie (I)
est constituée par l’article publié en janvier dernier dans Le Nouvel
Observateur hors-série n°46 intitulé La Guerre des dieux. La
rédaction, ayant appris que j’avais rédigé un article sur Arnold Toynbee dans
la Revue du Mauss, m’a demandé de présenter sa réflexion sur le choc des
civilisations. Je l’ai fait volontiers : s’il vivait encore, Toynbee aurait
sûrement quelque chose à en dire ! J’ai pensé réécrire cet article pour la Revue
du MAUSS, mais ce fut impossible : je l’avais travaillé mot à mot en vue de
le réduire, il était devenu intouchable. Je le republie donc tel quel – avec
des corrections mineures, en modifiant le titre (titre original : « Le déclin
de la religion occidentale ») et les sous-titres – avec l’accord du Nouvel
Observateur et de Sandrine Hubaut, que je remercie ici.
[2] Haute valeur spirituelle de
l’islam. Plusieurs témoignages m’ont convaincu que la religion musulmane ne
se réduisait pas à l’image fanatique que nous en avons en Occident : Arnaud
Desjardins, Christian Delorme, et indirectement Ramakrishna [ cf. note
8]. Des livres aussi : ceux d’André Miquel (L’islam et sa civilisation,
Armand Colin), Eva de Vitray-Meyerovitch (Islam, l’autre visage,
Criterion). Sans compter mes séjours en Inde et en pays musulman… Dans la
profondeur, il n’existe aucune espèce de séparation, ni culturelle ni
religieuse. L’homme sacré des droits de l’homme se confond, à la limite, avec
l’humanité tout entière.
[3] L’existence de la société civile mondiale
n’a fait que se confirmer depuis ma communication de 1998, avec les événements
de Seattle en décembre 1999, de Gênes en juillet 2001, de Porto Alegre en
janvier 2001 et 2002, etc. Edgar Morin, au lendemain de Seattle, salua la
naissance de cette « internationale civile hors des partis politiques » (« Le
XXIe siècle a commencé à Seattle », Le Monde, 7/12/99), juste
avant Francis Fukuyama dans un article paru dans le même journal, qui est
critique à l’encontre de ce mouvement, mais non sans pertinence (« La gauche
ingrate contre l’OMC », 8/12/99).
[4] La religion est le liant d’un peuple.
La religion, écrit Durkheim, permet à une société de s’idéaliser, de se
représenter elle-même. « Une société n’est pas seulement constituée par la
masse des individus qui la composent, par le sol qu’ils occupent, par les
choses dont ils se servent, par les mouvements qu’ils accomplissent, mais,
avant tout, par l’idée qu’elle se fait d’elle-même » [ 1912, p. 603]. La
civilisation matérielle ne suffit pas : c’est par la religion, et par elle
seule, qu’un peuple se constitue, devient sujet historique, se représente sur
scène et agit dans l’histoire. Un peuple n’est conquérant que s’il est croyant
: la subjectivité gît dans ce foyer intime qui fait qu’un peuple croit à ses
dieux, à sa religion, à sa vision du monde et à sa mission historique; et croit
donc en lui-même.
[5] Sacré public et sacré religieux : j’ai
tenté de comprendre cette généalogie du sacré laïc et public dans le chapitre
2, intitulé « La légende du capitalisme », de Richesse et puissance [
1989].
[6] Les droits de l’homme, une révélation religieuse
: une estampe de 1793 montre le texte des droits inscrit sur des Tables de la
Loi semblables à celles que Dieu donna à Moïse sur le mont Sinaï [Christine
Fauré, 1997, p. 256].
[7] Universalité des droits de
l’homme. Même pour les civilisations qui ne sont pas hostiles à la
civilisation occidentale, la compréhension n’est pas facile. Dans un article
ancien, repris en 1999 dans la Revue du Mauss, Raimundo Pannikar, de
culture indienne, insiste sur l’inévitable pluralité des points de vue (puisque
chacun ne peut voir qu’à travers sa « fenêtre » culturelle) et pose deux
questions : le concept des droits de l’homme est-il universel ? Le symbole des
droits de l’homme devrait-il être un symbole universel ? Sa réponse à la première
est non. À la seconde : oui et non. Oui, parce que sa vocation est bien d’être
unique; non, parce qu’il est trop marqué par son origine chrétienne et qu’il
excluait au départ la femme, le nègre et l’esclave. La conclusion est
hésitante, sinon contradictoire.
[8] Religion sociale et recherche
spirituelle. Ramakrishna, un grand sage hindou qui a vécu au siècle dernier, a
témoigné, par une expérience directe, de la valeur spirituelle à ses yeux des
voies chrétienne et musulmane. D’une première enquête, il conclut, écrit Romain
Rolland, « que toutes les religions, par des chemins différents, menaient au
même Dieu. Et il fut avide d’explorer aussitôt tous ces chemins. Comprendre,
chez lui, ne se distinguait pas d’être et d’agir ». Après ces expériences, il
confia à ses disciples : « J’ai pratiqué toutes les religions. La substance est
une, mais elle porte des noms différents » [ 1929, p. 87 et 93]. Je dois
beaucoup à Romain Rolland. Il fut en 1914 l’un des rares à s’élever « au-dessus
de la mêlée », osant considérer le culte de la nation comme sacrilège et la
guerre comme une guerre civile, fratricide et insensée.