À Monsieur Bernard-Henri Lévy

       

       Paris, 7 septembre 1996.

       

       Cher Monsieur et Lévy,

       Encore les sans-papiers dans votre bloc-notes du 31 août et cette fois avec " larmes des enfants et détresse des regards ". Vous auriez écrit " larmes des enfants qu’on encule", vous faisiez coup double. Vous traitiez d’un même élan de votre généreuse conscience de multimillionnaire les nègres qu’on expulse et les pédophiles belges. (Quand les Belges sont pédophiles, ils se nomment Du Trou ou Pinons!). Dans un de leurs derniers super films indétectables, les Américains résolvent la question : les extraterrestres anéantissent la Belgique. Donc, plus de Belgique, plus de pédophiles belges.

       J’apprends par votre bouche que la France a une réputation de frilosité. Je ne sais plus qui croire, du milliardaire Soros pour qui la France est un pays de tradition révolutionnaire, ou de vous qui êtes seulement millionnaire. Chacun voit midi à son clocher.

       Heureusement, dans votre bloc-notes du 7 septembre, vous abordez enfin un sujet intéressant, le héros Tapie. Comme promis, je suis allé voter Tapie. J’ai donc vu Tapie chez les séfarades. La différence entre le cinéma américain et le cinéma séfarade est qu’on ne voit pas l’argent dans les films américains alors qu’on ne voit que lui dans les films séfarades. Cela dit, le film de Lelouch est un honnête documentaire sur les mœurs séfarades. Pourtant, on ne s’ennuie pas un seul instant car pour parler comme Pascal, that’s entertainment. C’est quand même moins pénible de se rapprocher de Dieu en hélicoptère que de gravir le Sinaï. J’aime assez votre sortie sur le symbole des années fric. Mais, bourgeois hypocrite, le symbole des années fric c’est vous, fils-à-papa normalien, héritier multimillionnaire! Vous ne manquez pas d’air. Ensuite, vous n’êtes jamais content. Vous faites reproche à Tapie de demeurer Tapie à l’écran, ce qui selon vous serait la preuve de sa nullité comme acteur de cinéma. Or Tapie a été choisi par le réalisateur pour jouer le rôle d’un affairiste. D’autre part, Tapie est universellement connu comme affairiste. Donc, Tapie jouant le rôle d’un affairiste doit nécessairement apparaître comme l’affairiste Tapie. C’est l’inverse d’un contre-emploi. Pour savoir si Tapie est très doué comme acteur, il aurait fallu que Lelouch lui confie le rôle de mère Téresa. C’est peut-être la première fois, dans l’histoire du cinéma, qu’une personne aussi célèbre débute dans un grand premier rôle. C’est un sérieux handicap. C’est tout le contraire de Reagan dans The Killers, remake de Don Siegel (1964), puisque Reagan est devenu depuis président des États-Unis. Quand on revoit Killers aujourd’hui, le personnage joué par Reagan est totalement transformé puisqu’il est joué par le président des États-Unis. Qu’on le veuille ou non, il y a interférence. L’effet est tout à fait saisissant quand on voit le président des États-Unis, gangster machiavélique, commanditaire de tueurs à gages, se déguiser en policier pour attaquer un fourgon blindé. On ne peut plus oublier un seul instant que Reagan est Reagan. Et l’on hésite entre l’effroi et le fou rire. Le sens du film est transformé lui aussi. Il se rapproche de Docteur Folamour. Il s’agit en quelque sorte de cette ressemblance rétrospective dont parle Proust : ce n’est pas Brando qui ressemble au buste de Cicéron, c’est ce buste qui ressemble à Brando, ou comme disait Marx, l’anatomie de l’homme qui explique l’anatomie du singe. Hegel disait, quant à lui : la raison d’être est un résultat. Ainsi, la raison d’être d’une maison est son toit (au point qu’on dit couramment " un toit " pour " une maison ") qui vient à la fin et non ses fondations qui servent de commencement. Mais l’exemple est mauvais car la maison résulte d’un projet, ce qui n’est pas le cas du monde. Des choses peuvent exister pendant des siècles sans raison d’être et en acquérir après coup. Ainsi Reagan, dans Killers, ressemblait au président des États-Unis ; mais il ne le savait pas. Comme l’arithmétique, le monde est incomplet. Chaque jour voit de nouveaux axiomes. Il est heureux pour Tapie que Lelouch n’ait pas tenté de le filmer en chauffeur de taxi, en capitaine de cavalerie, en Hollandais volant ou en Marc-Antoine. Si Tapie est aussi un acteur de cinéma (il est déjà acteur du monde dans le monde, excusez du peu) il mérite un meilleur cinéaste pour jouer de tels rôles. Fort heureusement pour Tapie, Lelouch a, comme d’habitude, parlé de ce qu’il connaît très bien et qu’il filme convenablement : l’argent que l’on montre. Vous c’est l’argent que l’on cache, hypocrite! On peut accuser Tapie de tout sauf d’hypocrisie : il fait au grand jour ce que d’autres font en se cachant.

       Le cinéma français ment. Pour sa modeste part, Lelouch ne ment pas : les séfarades sont comme ça. Il est d’ailleurs amusant que dans un film où figure Tapie, même les médecins (cette figure obligée, avec la Rolls, de l’imaginaire séfarade) se mettent à mentir !

       Enfin Tapie a déjà le mérite de susciter l’ire de l’affairiste et enculé intellectuel Karmitz (stalinien un jour, stalinien toujours) et de vous-même. Tapie a peut-être un casier judiciaire chargé, mais il n’a pas, comme vous ou Karmitz, de casier littéraire. Entre les deux, je choisis Tapie et je ne suis pas le seul. Il est en passe de réussir son plébiscite. En une seule journée il fait plus d’entrées que votre film Bosna ! pendant toute sa carrière. Il est populaire, vous ne l’êtes pas malgré le nombre de vos apparitions à la télévision ou ailleurs. Vous n’êtes qu’un enculé intellectuel et les enculés intellectuels ne sont pas populaires. Tapie est un rebelle (on ne peut en dire autant de vous), mais du genre d’Alcibiade et non de celui de Spartacus. Alcibiade avait tout en naissant et Tapie rien. Alcibiade a peut-être profané les hermès, Tapie a certainement fraudé le fisc (vous vous contentez de frauder la pensée). En France, ce pays frileux et régicide, quelqu’un qui fraude le fisc a toute les chances d’être populaire.

       Régis Debray n’a pas trahi Che Guevara ; mais c’est un super crétin, que vous admirez, ce qui ne m’étonne pas. L’inverse serait peut-être préférable. Le monde irait mieux s’il y avait plus de traîtres et moins de crétins.

       Je ne me lasserai pas de le répéter, quand les taux d’intérêt montent d’un demi-point, le singe Minc grimpe sur la table.

       Hegelsturmführer Voyer.

M. Ripley s'amuse