Réponse à "Rideau" de Marc-Edouard Nabe


Posted by Jean-Pierre Voyer sur le Debord off on February 25, 1997


Il n'y a pas de société du spectacle

Longtemps, je ne me suis pas couché de bonne heure ; mais j'espérais trouver une idée dans le livre de Debord la Société du spectacle. Je dois me rendre à l'évidence, il n'y en a pas. Longtemps, j'ai cru que Debord donnait au mot spectacle un sens que je ne comprenais pas et qui pourrait éclairer le mystère de la nature de la société. Mais il n'en donnait aucun. Malgré ses circonlocutions, ou plutôt à cause de ses circonlocutions, il en fut incapable.

Il y a bien un spectacle de la société mais il n'y a pas de société du spectacle. La société est un spectacle pour chacun des esclaves qui l'habitent, précisément parce qu'il est un esclave, parce qu'il est isolé, séparé des autres esclaves et de l'ensemble de la société, parce qu'il n'agit pas, qu'il ne gouverne pas, qu'il ne communique pas. Sa vie misérable se résume à son misérable travail, sa misérable habitation, sa misérable famille restreinte, ses misérables vacances, ses misérables achats. Comment dans ces conditions la société pourrait être autre chose qu'un spectacle pour lui ? Lors d'un match de football, le spectacle n'a pas lieu pour ceux qui agissent, les joueurs, mais pour ceux qui n'agissent pas et sont assis sur les gradins. Il en est de même pour la société dans son ensemble: les esclaves n'y agissent pas. La société est donc pour eux un spectacle. Ce n'est pas une raison pour nommer société du spectacle une telle société car le spectacle de la société est un simple effet secondaire de la condition des esclaves. Le spectacle de la société est un effet de l'isolement des esclaves, il n'est pas la cause de cet isolement. L'individu dans cette société est d'abord esclave et ensuite seulement et de ce fait spectateur. La cause du spectacle est connue, c'est l'esclavage. Ce qu'il convient donc de déterminer est la cause de l'esclavage. Il faut nommer cette société la société de l'isolement ce qui tombe bien puisqu'elle est aussi la société de l'isoloir auquel se réduit la liberté politique de l'esclave moderne. On chercherait en vain cette idée simple dans le livre de Debord, elle n'y est pas. Il n'est même pas certain qu'elle soit intéressante. Elle a cependant l'intérêt de rendre immédiatement ridicule les laborieuses stances de Debord.

La société est unifiée par le commerce et non par un prétendu spectacle. C'est parce qu'il y a unification qu'il peut y avoir spectacle de la société et non l'inverse. Cependant, la société ne fut pas un spectacle pour les esclaves de toutes les époques. Durant certaines ce furent même des esclaves qui composèrent le spectacle, dans l'arène ! Pour que la société devienne un spectacle pour les esclaves il faut encore que l'esclave soit émancipé politiquement, qu'il ait donc la libre disposition de son corps et qu'il puisse le promener librement jusque sur les plages de Grèce. En effet, un esclave enfermé sur le domaine de son maître ne peut pas voir grand chose de la société. Il faut donc nommer cette société société de l'esclavage émancipé, ainsi que le fit Marx avec insistance. Il demeure cependant un trait commun avec les esclaves de l'antiquité qui assuraient le spectacle dans l'arène. Cette société que les esclaves ne peuvent que contempler est constituée majoritairement d'esclaves. Ils ne voient donc pratiquement que des esclaves comme autrefois les Romains ne voyaient que des esclaves dans l'arène (du moins quand l'empereur n'y descendait pas lui-même !)

Toute société est communication et seulement communication. Donc, agir dans une société, c'est communiquer. C'est l'incompréhension de ce fait qui empêcha Debord de donner un sens quelconque qui ne soit pas trivial au mot de spectacle. Pour son épaisse stupidité marxiste, les hommes doivent entrer dans des relations déterminées pour produire leurs moyens d'existence. Ce n'est pas de chance, c'est le contraire: les hommes doivent produire leurs moyens d'existence pour pouvoir entrer dans des rapports déterminés. La preuve en est que lorsqu'ils ne produisent pas ces moyens, les hommes ne peuvent entrer en aucune relation. Les situationnistes n'ont jamais construit une seule situation ! Des situationnistes qui ne construisent aucune situation sont comme des pédés qui ne pourraient pas s'enculer. D'ailleurs, à part Viénet qui est ajusteur mécanicien, aucun de ces messieurs ne savait planter un clou.

Si la société est communication et seulement communication, le spectacle de la société est un spectacle de la communication. Mais ce spectacle ne constitue pas la cause de l'éloignement de la communication. La communication ne s'éloigne pas dans une représentation, comme le prétend Debord dans la première thèse de son livre. Au contraire, c'est l'éloignement de la communication qui entraîne qu'elle soit un spectacle pour l'esclave. Le spectacle de la société n'est pas éloignement de la communication mais spectacle de la communication éloignée. Voilà un livre qui commence mal.

Donc, ou bien la prétendue notion de spectacle telle qu'on la trouve dans le livre de Debord est un mot vide de sens et dans ce cas elle est une imposture, ou bien elle signifie spectacle au sens de télévision, publicité commerciale, radio, presse, cinéma, théâtre, cirque ou plus généralement ce que l'on nomme aujourd'hui média, et dans ce cas elle est strictement sans intérêt. Quand Debord écrit pompeusement que tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation, ce con veut simplement dire que l'on voit des femmes nues sur les affiches qui vantent les marques de cigarettes; mais il le dit de manière qu'on ait l'impression qu'il s'agit là d'une grande pensée. Il fait des phrases fort dignes pour exprimer des idées grossières. Cette société n'est pas plus la société du spectacle que Rome ne fut la société du cirque bien que lorsqu'il était de bonne humeur, un empereur pût sacrifier 50 000 couples de gladiateurs en trois jours. Là encore, les médias ne sont pas la cause de l'esclavage mais une de ses conséquences. De même que Ponce Pilate, représentant de l'Etat romain, livre le Christ aux Juifs, l'Etat démocratique moderne livre popu au commerce, pieds et poings liés. Voilà révélée l'essence, que je sous-estimais, de l'antisémitisme de Céline. L'antisémitisme de Céline est beaucoup plus fondamental que je ne le pensais: c'est une grande métaphore de la livraison de popu au commerce par l'Etat démocratique des barbus radicaux. Céline est génial parce qu'antisémite et antisémite parce que génial. L'anti-sémitisme de Céline est partie intégrante de son génie. Je stigmatise au passage les explications emberlificotées du professeur Godard dans « le Scandale Céline ». L'épopée célinienne est celle de Popu livré au commerce.

Debord est un imposteur, non pas parce qu'il a tenté et qu'il n'a pas réussi mais parce qu'il s'en est satisfait. Satisfait est d'ailleurs un mot faible pour ce cas, il faudrait plutôt dire qu'il s'est pavané. Les imposteurs ne se corrigent jamais. Comme tout esclave, Debord a été sensible au spectacle de la société. Mais il voulait simplement une place dans cette société. Il l'a eue in extremis alors que ses cendres de grand buveur erraient déjà au large du Danemark portées par les ultimes effluves du Gulf Stream. Que d'eau, que d'eau ! Il aura posé jusque dans la mort comme le prouve la lettre qu'il expédia à la super connasse Cornand (je l'ai surprise, dans les pages d'Actuel, en compagnie de l'homme d'Etat Mitterand) : « C'est le contraire de la maladie que l'on peut contracter par une regrettable imprudence. Il y faut au contraire la fidèle obstination de toute une vie. » M'as-tu vu dans ma jolie maladie ? Comme c'est chic. Ce n'est pas comme ces pédés qui s'enculent sans mettre de capote et qui chopent le sida. Comme c'est vulgaire. Où va donc se nicher la vanité ! Tabouret ici, polynévrite là. De son propre aveu Debord a passé sa vie à chasser le chic. Mais le penseur extrême (le penseur à l'élastique) doit partager les pages nécro-culturelles de Libération avec Loulou Gasté impérissable auteur de « Ma cabane à Champot ». Voilà le chic. Le penseur extrême qui se piquait de fréquenter les gens de mauvaise vie est la proie des lycéens de Libération-Chargeurs. La honte n'est pas d'être reconnu ou de vouloir l'être, comme le pense à tort M-E Nabe (lui-même ne brûle-t-il pas d'être reconnu ?), mais d'être reconnu par ces gens là et seulement par ces gens là après avoir affecté de tant les mépriser, de tant mépriser les Gallimard sur trois générations et de tant mépriser les hommes d'Etat et les gens qui fréquentent les hommes d'Etat. Le grand buveur avait mis de l'eau dans son vin.

Alors que les mathématiciens ne savent pas encore résoudre exactement le problème des trois corps, voilà un Monsieur qui prétend avoir établi la théorie exacte de la société. Cependant, cette théorie exacte est sans aucun effet connu autre que celui d'enthousiasmer la soumission intellectuelle. Voilà donc une pensée exacte qui n'a aucun effet. C'est à désespérer de l'exactitude. Voilà qui aurait navré l'ingénieur Musil épris d'exactitude en littérature. Et notez bien, ce n'est pas la théorie qui doit être changée, c'est la société. Il faut dissoudre la société et en élire une autre !

Debord n'aimait pas parler de ces choses. Je l'ai fréquenté plusieurs années. La seule fois où je tentai d'en discuter, après dix minutes de conversation, il me rétorqua brutalement " Me prends-tu pour un imbécile ? " J'aurais dû en effet. Malgré toute ses prétentions, à cause d'elles en fait, il fut incapable de concevoir un sens qui ne fut pas trivial pour le mot spectacle.

Il n'y a donc rien de surprenant que la soumission intellectuelle se soit ruée (avec prudence toutefois) comme un seul homme sur une pensée qui n'est aucune pensée et qui lui était donc destinée car une pensée digne de ce nom lui fait le même effet que l'ail et le crucifix font au vampire. Ce sens trivial de spectacle lui plaît beaucoup car cette soumission est, sans exception, employée dans ledit spectacle. Cela donne une importance injustifiée à son activité, elle se rêve plus nuisible qu'elle n'est. M-E Nabe ne le comprend pas quand il lui reproche de cracher dans la soupe. Quand elle semble attaquer le spectacle elle magnifie en fait sa triste existence, elle ne fait que parler d'elle ce qui est la seule chose qui lui importe. Ainsi, dans Libération du 6 décembre 1994, l'italien Freccero, ex-conseiller de Berlusconi, conseiller d'Elkabash, soutient que le monde est dominé par les medias. Il en rêve évidemment. Les cordonniers aimeraient bien que le monde soit dominé par le cuir, les ferrailleurs par la ferraille, les électroniciens par l'électronique, c'est tout naturel, chacun voit midi à l'heure de son clocher. Je t'en foutrais, trou du cul d'Italien, de la spectacularisation de la marchandise. Dans le Monde du 3 décembre 1994, Roger-Pol Droit y va de sa consommation des images, de la tyrannie douce des images. Il aimerait tellement n'obéir qu'à des images, lui qui obéit à tout le reste. Les esclaves ne consomment pas des images, ils obéissent, comme tous les esclaves, comme tous les Roger-Pol Droit. Ce monde n'est pas soumis à la tyrannie douce des images, il n'est pas dominé par les médias. On le voit bien quand un employé à 100.000 francs par mois de TF1 se fait virer à coup de pieds dans le cul. Ce n'est pas TF1 qui domine le monde, c'est l'argent qui domine TF1. Si le spectacle médiatique est tout le mal de ce monde, c'est donc la soumission intellectuelle qui fait tout ce mal. Elle se vante ingénument comme Nietzsche à Venise : « C'est moi qui ait fait tout ce mal, ça vous plaît ? ». Elle se pose donc aussi en toute logique comme étant la seule qualifiée pour remédier à ce mal, tel le super crétin Debray, médiologue. La société du spectacle est seulement un hochet qu'agite tout ce qui cause dans le poste. Ce hochet a été fabriqué sur mesure tout exprès par un habile artisan. La société du spectacle est le poncif des poncifs, la tarte à la crème des tartes à la crème. La soumission intellectuelle ne pense pas, c'est ce qui la caractérise; mais non contente de ne pas penser elle juge bon de le faire savoir. Même madame Lévy nous fait part de sa pensée sur la chose dans les colonnes du Monde du 19 avril 1995 : « Nous sommes devenus les détecteurs super sensibles de cette société du spectacle portée à son extrême. » (Elle se garde bien de se prononcer sur les questions qui nous importent : oui ou non a-t-elle du jour entre les cuisses ? Quelle est la couleur de sa culotte ? Que se passe-t-il quand elle détecte une société du spectacle ? Mouille-t-elle sa culotte en Licra ?)

Les médias occupent un vide, le vide laissé par l'éloignement de la communication. Plus ce vide s'étend, plus les médias s'étendent. Cette société, comme la nature Scholastique, a horreur du vide. Dans le vide, on s'entendrait penser. Les médias ont donc bien une fonction d'abrutissement. Ne s'entendant plus penser, les gens se croient bêtes. Mais ce n'est pas ce qui provoque leur obéissance. Les médias ne soumettent pas les esclaves, ceux-ci leur sont livrés pieds et poings liés. Ce n'est pas parce qu'ils regardent la télévision que les esclaves sont esclaves; c'est parce qu'ils sont esclaves qu'ils regardent la télévision et la télévision est telle qu'elle est parce qu'elle est faite pour des esclaves comme tout ce qui est fait dans ce monde. Ce qui est honteux n'est pas de regarder la télévision mais d'être un esclave.

La seule illusion de la société capitaliste est que les esclaves ont l'air d'y être libre. Le seul spectacle, au sens d'illusion, est celui de la liberté des esclaves, due à la perpétuelle déambulation des foules solitaires. Cette liberté déambulatoire est nécessaire à la soumission par le fouet du salaire. Cette soumission est impossible sans cette liberté. C'est ce que voulaient les commerçants et ce qu'ils ont obtenu lors de leurs diverses révolutions (habeas corpus). La liberté déambulatoire est la seule liberté de l'esclave moderne: il est libre d'aller se soumettre où il veut. Ceci est encore une illusion: quoiqu'il fasse, où qu'il soit, où qu'il aille, il est soumis, déjà. Mais ne voyant plus ce qui l'opprime, il se croit libre. C'est le contraire d'un spectacle: quand on regarde l'histoire de trop près, on ne voit rien, précisément (Musil).

Le monde du silence

Ce monde n'est pas plus une immense accumulation de spectacles que Rome ne fut une immense accumulation de cirque ou de cadavres de gladiateurs. Ce monde est celui du pullulement des esclaves. Cette société est la société du mutisme. Par mutisme, Hermann Broch entendait celui des valeurs. Il n'y a pas besoin d'aller chercher si loin: mutisme tout court, mutisme farouche bien que ça cause dans le poste. D'ailleurs Broch parle d'un mutisme assourdissant. Si ça cause dans le poste c'est pour couvrir ce mutisme assourdissant. Le silence est dangereux. Le bruit est nécessaire à ce monde pour sa conservation. La soumission intellectuelle est payée pour faire ce bruit.

C'est une erreur de penser comme M-E Nabe que le mutisme est dû à la télévision ou à ceux qui causent dans le poste. C'est le contraire. La télévision et les médias sont dus au mutisme. Comme tous les parasites, ils demandent un terrain favorable pour se développer. Le mutisme est ce terrain, il existe depuis deux siècles. (Broch écrivait en 1930) Ceux qui causent dans le poste ne peuvent le faire que parce que le mutisme règne déjà depuis deux siècles. Il suffit qu'il cesse quelque temps comme il le fit en 1968 pour que ceux qui causent dans le poste soient contraints de se taire. Quelle est la cause de ce mutisme? Dans ce monde « L'argent est la vraie communauté » (Marx, 1857).

De même que le cirque à Rome témoigne de l'abjection de la plèbe (la vile multitude) et de ses maîtres aussi bien, la télévision témoigne de l'abjection des esclaves modernes et de leurs maîtres. L'étude de la télévision peut donc donner d'utiles renseignements sur l'abjection des esclaves, mais sans plus. On ne peut fonder là-dessus une critique générale de cette société. Et le simple fait de prétendre caractériser cette société par le spectacle entendu au sens de télévision est un mensonge destiné à dissimuler la véritable nature de cette société. Il suffit de considérer qui emploie aujourd'hui ce vocable pour être édifié. Depuis quand la soumission intellectuelle dit-elle la vérité? Ou si l'on préfère, si la soumission intellectuelle le dit, c'est donc faux. M-E Nabe en reprenant ce terme comme s'il allait de soi, comme si c'était un fait acquis, participe à cette entreprise de tromperie. Il est malgré ses dénégations et ses insultes un thuriféraire et une victime de Debord. Il authentifie l'imposture de Debord en attestant l'existence d'une société du spectacle.

D'ailleurs le spectacle au sens courant du terme ne me gêne nullement. Qui dérange-t-il vraiment d'ailleurs? Je ne regarde pas la télévision, je ne lis pas les journaux. Je ne lis pas les livres ineptes que publient les imbéciles. C'est un plaisir pour moi d'insulter M. Lévy. Tandis que personne ne peut échapper au mutisme, pas même les riches et les puissants.

J'ai bien connu ce monde en 1958, c'est à dire à une époque où la télévision n'existait pratiquement pas, peu de temps avant que les situationnistes avancent les mots de spectaculaire marchand (1962) et je ne remarque aucun changement depuis ce temps, si ce n'est le développement de la télévision qui est un phénomène sans importance notable. D'ailleurs, Debord aimait à dire « le cinéma, cette petite industrie » Ce qui a changé effectivement est que les esclaves ouvriers sont de moins en moins nombreux et que les esclaves de bureaux, une espèce particulièrement abjecte (la clientèle du docteur Freud), le sont de plus en plus. Et le mutisme va croissant. Déjà avant 1930, Musil et Broch notaient scrupuleusement les relations entre commerce et mutisme. Ce dernier est bien plus lourd avec des employés de bureau qu'avec des ouvriers qui avaient leur franc parler, selon l'expression consacrée. Les employés de bureau sont une espèce d'esclaves particulièrement dégoûtante. La nuit, comme chacun sait, ils se métamorphosent en cafard et leur première pensée le matin est de savoir comment ils vont pouvoir se rendre au bureau. Il paraît que le problème sera bientôt résolu et que les cafards pourront rester chez eux. Internet, c'est vraiment l'autoroute de l'information, c'est à dire les embouteillages sans sortir de chez soi. ATM et la fibre optique ne feront rien à l'affaire. On a beau élargir les autoroutes et multiplier leur nombre, les embouteillages demeurent. Les télécommunications ne peuvent espérer remplacer la communication.

Plus généralement, je pense que ce monde est strictement immobile depuis deux siècles. Dans son plaisant dictionnaire de la littérature, Edern-Hallier dit que ce monde fut créé par Balzac qui est donc Dieu. En effet rien n'a changé depuis Balzac, sinon en France, le fait que les luttes pour le pouvoir politique ont perdu tout enjeu depuis la chute de Napoléon III. Ce pouvoir est définitivement sous le contrôle du commerce sinon directement entre ses mains (le commerce a donc des mains, invisibles de plus !) Ce n'est pas Baudrillard qui a dit que de nos jours il n'y a plus d’œuvres mais seulement des produits, c'est Balzac en 1840.

Depuis deux siècles, les esclaves vont plus ou moins docilement dans les usines et dans les bureaux et ce n'est pas la télévision ni les médias qui les y poussent. La différence est que les esclaves sont aujourd'hui motorisés. De même les journalistes que nous dépeint Balzac sont le mêmes que nous pouvons observer aujourd'hui. Il note même leur passion pour le calembour. La différence c'est qu'aujourd'hui, il ne leur reste plus que lesdits calembours. La brillante vie parisienne de 1840 a disparu. Le mutisme s'est étendu jusque là.

De même que le cirque occupait la plèbe désœuvrée, l'automobile et la télévision occupent les esclaves besogneux pendant les six heures par jour que l'on appelle fallacieusement le temps libre. Il est fort possible que la télévision n'ait pas que des effets néfastes sur les esclaves. Marx disait l'air de la ville émancipe. Je serais tenté de dire la télévision émancipe: elle substitue à un abrutissement local un abrutissement universel. On est désormais abruti dans les Charente comme on l'est au Texas. C'est quand même un net progrès. Même l'universel doit progresser par le mauvais côté, comme toute chose, si Hegel a raison.

C'est fou comme beaucoup de choses n'existent pas

J'ai écrit que le rôle de la pensée n'était pas de dire ce qui doit être mais plus modestement [L1]de dire ce qui est. C'était encore d'une présomption sans borne, je m'en rends compte aujourd'hui. Le rôle de la pensée n'est pas de dire ce qui est mais ce qui n'est pas. Et la tâche est immense tant est grand le nombre des choses qui n'existent pas et dont on ne se prive pourtant pas de parler, dans un total mutisme, à chaque instant. Ainsi « la population », « l'ensemble des habitants », « tous les animaux »,  « l'économie ». La population et tous les animaux sont des êtres mathématiques. L'économie même pas, c'est seulement un mot vide de sens. Debord explicitement prétendait faire une critique de l'économie. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que voulant faire la critique de quelque chose qui n'existe pas, cette critique n'existe pas non plus. C'est la moindre des choses. Il n'y a pas plus de société du spectacle qu'il n'y a d'économie. Et il n'y a pas plus de critique de la société du spectacle qu'il n'y a de critique de l'économie. Je l'ai déjà écrit ailleurs, la critique du phlogistique c'est l'invention de l'oxygène et du napalm. Comme aimait à dire Engels, la marche se prouve en marchant.

Dans un passage célèbre des Grundrisse, Marx dit qu'il semble au premier abord que l'étude de la réalité doive commencer par la population. La population semble bien être le concret immédiat que l'on rencontre en premier. Mais il montre qu'il n'en est rien. La population n'existe pas ou si elle existe c'est seulement comme un être mathématique. On est tenté de dire que pourtant c'est très simple, la population est l'ensemble des habitants d'une ville, d'une région, d'un pays. Mais l'ensemble des habitants est un être mathématique qui n'existe que dans la pensée. C'est seulement une idée et si cet ensemble existe, c'est seulement comme idée. Quelque chose existe bien cependant, la ville notamment, mais ni la population ni l'ensemble des habitants.

De même « tous les animaux » n'existe pas, sinon comme idée. On peut légitimement dire que « des animaux existent » mais pas « tous les animaux ». Cela ne signifie pas pour autant que l'idée « tous les animaux » soit sans effet sous le prétexte qu'elle n'est qu'une idée. Quand Hitler ou Himmler profèrent « Tous les juifs doivent être gazés », « tous les juifs » peut bien ne pas exister, « des juifs » seront gazés cependant. Cet exemple donne une idée de la redoutable puissance des idées. Contrairement, les Alpes existent, Hegel lui-même, dit-on, fut contraint d'en convenir. Mais a part l'ensevelissement de quelques crétins à ski sous quelques avalanches, elles ne font de mal à personne. D'une manière générale, la puissance des idées est mauvaise, c'est sans doute ce négatif dont parle sans cesse Hegel. Les concitoyens de Socrate ne s'y étaient pas trompés. C'est pourquoi la pensée digne de ce nom est mauvaise et c'est presque un pléonasme que de dire « la mauvaise pensée » et une contradiction dans les termes que de dire « la bonne pensée ».

Dans cette orgie de choses qui n'existent pas, il serait réconfortant, il me semble, que je puisse citer quelque chose qui existe et que l'on puisse nommer. Si la population n'existe pas, la nation, elle, existe. Elle se manifeste en chacun de nous à chaque instant, que l'on y pense ou que l'on n'y pense pas. De même elle affleure quand on regarde ces reality show où quelques spécimen de français, plutôt tendance « chasse et pêche », jouent pour la télévision un épisode modestement héroïque de leur existence. Certes, ce n'est pas Valmy, mais la nation est tangible. Elle est également tangible, et tragique, dans ces jeux américains du genre la famille machin. Sur ce point Hegel a raison contre Marx : l'esprit des peuples est le concret immédiat, même dans un jeu américain, le Volksgeist se manifeste.

On sait, grâce à l'histoire des mathématiques, à quels embarras la pensée par ensemble à conduit, elle conduisit notamment Cantor à la folie mais aussi au facétieux théorème de Gödel (qui mourut fou, lui aussi. Tel le milliardaire TWA, il refusait de s'alimenter par crainte de l'empoisonnement. Turing mourut, au choix, assassiné — par les services secrets anglais — suicidé ou accidentellement par empoisonnement au cyanure.) Toute la pensée classique est un effort pour éliminer l'observateur; mais l'expérience, avec constance, réintroduit inlassablement la nécessité de l'observateur. Elle s'oppose en quelque sorte à la solution finale de l'observateur. OBservateur: un observateur avec un gros OB. Ils sont nombreux ceux qui voudraient en finir avec l'observateur. L'idéal littéraire n'est-il pas l'idéal de l'observateur. Proust ne fut-il pas le prince des observateurs ? Le théorème de Gödel; mais aussi la mécanique quantique, interdisent de faire l'économie de l'observateur. Gödel a montré que l'arithmétique peut solliciter à tout moment l'observateur pour le prier d'énoncer un nouvel axiome afin de pouvoir décider d'une proposition sinon indécidable. L'arithmétique n'est pas complète, elle a besoin de l'observateur. Elle est donc un science expérimentale ! Niels Bohr a édicté ces commandements: tu ne parleras pas du monde atomique en-soi; en termes classiques, la réalité tu décriras. Il n'y a pas de concept quantique, ils n'y a pas d'objet quantique. En termes classiques ? A peu de chose près, les termes que l'on peut aussi bien trouver dans le jeu du juste prix ou de la roue de la fortune, les termes de tout un chacun, les termes du représentable. A chaque fois que je regarde ces jeux à la télévision, j'y entends prononcer les termes d'onde et de particule qui sont des termes classiques.

Une des raisons qui firent que je découvris avec enthousiasme les situationnistes en 1966 fut qu'ils semblaient privilégier le point de vue de l'observateur. Hélas, la suite de leur histoire montra que ce n'était qu'une illusion, que telle la nature du XVIIIe siècle, ils avaient horreur du vide. La pensée est en effet l'activité de ce qui n'existe pas au sein de ce qui existe. La nature du XXe siècle a bien changé depuis l'océan de Dirac (Oh ! vieil océan), elle aime les fluctuations quantiques.

 

II

La dégoûtante mollesse des âmes


Seulement un spectacle de la mollesse dégoûtante avec camenbert-coulant, vacherin-frippé et pensée-prépuce. De même qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, un enculé intellectuel ne fait pas le malheur. Le spectacle est seulement le spectacle des imbéciles qui en parlent. Tout cela est du bla-bla mais cette société n'est pas pour autant la société du bla-bla; de même que le grand nombre des enculés intellectuels n'entraîne pas que cette société soit la société des enculés intellectuels. Il y avait autant d'enculés intellectuels du temps de Balzac, je présume. Stendhal, assistant à une séance de l'Institut, dit de l'illustre mathématicien Cauchy qu'il est un gros imbécile ! Il le dit en anglais, il est vrai. Il n'osait être aussi direct en français.

Depuis le milieu des années 70, nulle mollesse dégoûtante ne s'est abattue sur les âmes. Tout le monde a envie de bouger, ceux qui s'approchent du super mur qui bloque la vraie vie sont saisis d'enthousiasme pour son épaisseur et la désopilante bassesse des sentinelles qui le gardent.

L'épaisseur de ce mur est garante de l'exaltante grandeur de l'enjeu. Quand Parmentier voulut que les Parisiens cessent de bouder sa pomme de terre il fit garder militairement le champ de la plaine Monceau où il les cultivait, mais le jour seulement. Les Parisiens s'empressèrent de venir les voler la nuit. Un autre des motifs qui firent que je découvris les situationnistes avec enthousiasme est qu'ils affirmaient que personne ne savait comment les gens vivent, à commencer par la police et que l'on ne pouvait donc préjuger de ce qu'ils étaient capables de faire ou de vouloir. Chacun est un original, seulement il l'ignore ou il veut l'ignorer. Inversement, on sait très bien comment les gardiens du mur vivent et ce qu'ils veulent. Et si on ne le sait pas, il faut l'apprendre. Si le mot de spectacle a un sens qui ne soit pas trivial, qui ne soit pas le sens trivial spectacle=télévision, spectacle=media c'est bien celui là : cette prétendue mollesse dégoûtante est un pur spectacle. Mais spectacle est un bien grand mot là où celui de propagande suffit parfaitement. Ce gros homme qui s'agite sur scène, qui souffre d'un cor au pied, dont le ventre est épouvantablement ballonné par la difficile digestion d'un copieux confit de canard accompagné de pommes de terres à la sarladaise arrosé d'une bouteille et demie de madiran n'est évidemment pas Hamlet, mais tout le monde voit Hamlet. Il s'agit d'un spectacle. On peut cependant aisément constater quand on regarde le jeu du juste prix ou de la roue de la fortune le tragique sous-jacent qui ne diffère pas de celui des Perses d'Eschyle, le tragique chez les vaincus.


Selon M-E Nabe, un anar, en 1900, pouvait facilement expliquer pourquoi un curé était un salaud. Un damné de la terre en 1936 pouvait facilement expliquer comment le capitalisme l'exploitait. La belle affaire. A quoi cela leur a-t-il servi ? Je pense au contraire que leurs explications étaient fallacieuses. Comment une pensée juste pourrait-elle être vaincue? Comment empêcher que la bombe atomique existe et surtout explose après que l'équation de Schrödinguer est non seulement posée mais résolue? Le monde est avide de pensée, la propagation de celle-ci ne pose et ne posera jamais aucune difficulté. La seule difficulté est celle de son existence. Qu'elle se donne la peine d'exister et le reste n'a plus d'importance. Aujourd'hui un esclave ne sait pas qu'il est un esclave, ou il tente de l'ignorer, ou il n'en pense pas moins. Aujourd'hui ceux qui souffrent ne savent pas pourquoi ils souffrent. C'est très bien, c'est un grand progrès. Au moins ils ne font pas état de fausses raisons qui ont largement prouvé leur inanité, leur imbécillité. La grande révolte multinationale de 1968 a éclaté dans un parfait silence des fausses raisons. Tout était enfin pour le mieux dans le meilleur des mondes. La contre offensive a précisément consisté à opposer à cette révolte une profusion de fausses protestations, les gouines, les pédés, le pétrole, le chômage, le sida, les étudiants et leur avenir, les immigrés et les cinéastes.

Qu'un type comme moi n'ignore pas l'existence de Bernard-Henry Lévy est scandaleux. Il faudra donc que ce Lévy en supporte les conséquences. C'est la moindre des choses.

M-E Nabe reproche à Debord de ne pas être allé à la télévision. Mais qu'avait donc à dire ce Debord, qu'a-t-il donc dit par ailleurs, là où il avait tout loisir de s'exprimer ? Je comprends que Debord ait redouté d'aller à la télévision puisqu'il n'avait rien à dire. Mais quand on a quelque chose à dire, il n'est pas nécessaire d'aller le dire à le télévision. Et qu'a donc à dire M-E Nabe quand il passe à la télévision: « Léon Bloy, Léon Bloy. » Je préfère encore la voix de Claudel criant à travers la brume « Verlaine »*.

Le roman décrit toujours l'impossibilité de l'idylle (In Arcadia ego : la mort existait en Arcadie).

La communication a déserté la vie qui devient ainsi quotidienne.

L'esclavage conduit au mutisme. L'esclave est celui qui n'a pas la parole.

Non-monde de la frivolité. Seules les enculés intellectuels sont frivoles. Il y a seulement un spectacle de la frivolité. Il n'y a rien de plus sérieux que le commerce, hélas. Contrairement à ses confrères en canaillerie, personne n'est plus sérieux que le commerçant Lévy qui se pique de littérature. C'est pourquoi ses confrères lui en veulent tant.

Non-monde de l'éphémère**: l'esclavage moderne dure depuis deux siècles et promet de durer encore. Il y a seulement un spectacle de l'éphémère. Seule la satisfaction de l'esclave est éphémère. C'est un mot trop fort: elle est furtive, comme les bombardiers américains.

Jean-Pierre Voyer

 

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*. Le faible Verlaine. Feuilles de Saints.

Rien que la détonation de la grande voile qui se gonfle et le bruit d'une puissante étrave dans l'écume.

Rien qu'une voix, comme une voix de femme ou d'enfant, ou d'un ange qui appelait : Verlaine ! dans la brume.

**. La nature a horreur de Lipovetsky.

M. Ripley s'amuse