Play it again Sam


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Posted by Christian Bartolucci on January 20, 1999 at 04:15:50 AM EST

Play it again Sam

 

Tout le monde ne peut assurément se vanter de posséder le merveilleux instrument spécialement trempé dont a été doté Voyer ; et qui lui permet aussi bien de couper les cheveux en quatre et de tailler les oreilles en pointe que de pourfendre le malheureux ferrailleur d’occasion qui vient si légèrement à sa rencontre.

Le simple bon sens et la sagesse la plus élémentaire voudrait qu’il s’arrêtât là. Il devrait renoncer ; mais je persiste (et je signe). Quelque chose — un je ne sais quoi, un presque rien : le petit démon cornu de la conciliation auquel j’ai la faiblesse de céder ; à moins que ce ne soit l’ange du bizarre qui ne dédaigne pas non plus de me visiter — me pousse à argumenter, envers et contre toute la sainte logique. Ne serait-ce que pour donner à Voyer le plaisir (forcément facile vu son terrible engin) de réfuter mes absurdités ; et aussi parce qu’il est toujours enrichissant d’être instruit par une personne de qualité. Enfin et surtout parce que je pense que le concept de spectacle auquel Voyer reconnaissait jadis le mérite d’être une théorie de l’aliénation est loin d’être aussi insignifiant qu’il veut bien le dire à présent ne serait-ce que parce qu’il a servi de catalyseur à ses propres développements théoriques. Car nonobstant le grief qui est fait à Debord d’avoir été incapable de se débarrasser de la tare utilitariste héritée de Marx (qui lui-même l’avait héritée des économistes bourgeois) c’est précisément par son concept de spectacle que Debord échappe à cet utilitarisme — ce qui n’avait pas échappé à Voyer : c’est ainsi qu’il découvrit avec enthousiasme les situationnistes et Debord malheureusement ; en même temps que matière à la critique qu’il devait brillamment mettre en œuvre par la suite. Ainsi selon le concept, la marchandise tire son prestige du spectacle (1) (qui est l’héritier de la religion (2)) c’est-à-dire du système marchand en tant que tel : qu’on l’en retire elle redevient un objet banal — la dite marchandise ne doit qu’accessoirement son pouvoir de fascination à la pub (ou aux médias) qui n’est que l’instrument inessentiel de la propagande : la marchandise est elle-même son propre propagandiste via le système qui l’impose universellement à la fois comme mode de communication et organisation totalitaire de l’apparence : partout on a affaire et on ne voit plus que la marchandise ; et on ne voit et on ne pense plus qu’à travers les catégories marchandes. C’est cela que Debord nomme : spectacle ; et dans ce spectacle le côté utilitariste est opportunément mis entre parenthèses. C’est une grande victoire du système de la marchandise d’avoir su dépassé l’utilitarisme vulgaire de ses débuts : il faut que ça serve (à quelque chose), pour s’élever au niveau suprême d’un utilitarisme absolu qui n’a plus à se poser le problème de l’utilité puisque tout sert (à la communication marchande) même et surtout ce qui (et quand ça) ne sert à rien.

Cela dit, même le malcomprenant aura compris que le véritable problème de Voyer est plutôt d’en finir une bonne fois pour toute (et par tous les moyens) avec le spectacle qu’il ne veut plus considérer que comme la fâcheuse séquelle d’une époque révolue. Pourtant de voir ce pauvre spectacle ainsi malmené : mis en pièces, m’a plutôt conforté dans l’idée (saugrenue ?) que, si on lui faisait subir pareil traitement, il ne pouvait pas être foncièrement mauvais.

Je voudrais aussi en passant m’inscrire en faux contre l’affirmation selon laquelle Debord serait en quelque sorte mon " idole " (non : je n’ai pas besoin de l’injurier ; il est vrai qu’il n’a pas chier dans mes bottes). Pas plus que Voyer lui-même. De toute façon, je peux bien le dire, j’ai passé l’âge des " idoles ".

Et comme j’ai le soucis d’être aussi impartial et complet que faire se peut dans cette ténébreuse affaire je me dois de signaler particulièrement, s’agissant du cas Debord, le syndrome de l’atrabilaire récemment évoqué à son sujet ; parce qu’il est susceptible d’éclairer son rapport aux images qui semble constituer précisément le nœud du problème. En effet le syndrome mélancolique est traditionnellement lié à la pratique fantasmatique. Les " imaginationes malae " sont mentionnées de bonne heure dans la littérature médicale parmi les " signa melancoliae ", en position si éminente que l’on peut, selon l’expression du médecin padouan Girolamo Mercuriale, qualifier la maladie atrabilaire de " vitium corruptae imaginationis ". Lulle évoque déjà l’affinité entre mélancolie et faculté imaginative, précisant que les saturniens " a longo accipiunt per imaginacionem, quae cum melancolia maiorem habet concordiam quam cum alia compleccione ", et l’on trouve chez Albert le Grand que les mélancoliques " multa phantasmata inveniunt " parce que la vapeur sèche retient plus fermement les images. Mais c’est encore chez Ficin et dans le néo-platonisme florentin que la capacité propre à la bile noire de retenir et de fixer les fantasmes est explicitement affirmée, dans le cadre d’une théorie médico-magico-philosophique. S’il est dit dans la Theologia platonica qu’" en raison de l’humeur terreuse " propre aux mélancoliques, " leurs désirs fixent plus fermement et plus efficacement leur imagination ", chez Ficin c’est le ballet obsédant et épuisant des esprits vitaux autour du fantasme imprimé dans les spiritus phantastici qui caractérise le déchaînement du syndrome atrabilaire. Dans cette perspective, la mélancolie apparaît essentiellement comme un commerce ambigu avec les fantasmes ; et c’est par la double valeur démoniaco-magique et angélico-contemplative du fantasme que s’explique la funeste propension des mélancoliques à la fascination.

Cela étant dit, je m’en veux d’avoir pu laisser entendre — où avais-je la tête ? — que Voyer fondait son argumentation sur le concept réduit de spectacle ou même qu’il pourrait argumenter contre une aussi pauvre chose ; et aussi je n’ai nullement l’intention de prouver qu’un concept réduit soit autre chose qu’un concept réduit : ce serait comme de prouver qu’une table est une chaise. Mais le fait est que Voyer ne veut plus voir dans le spectacle debordien que ce concept réduit et qu’il il ne se lasse pas de le faire savoir ; et qu’il laisse ainsi à d’autres le soin de montrer que le concept à un sens qui ne soit pas le sens réduit. — Ce que j’essaie de faire dans la mesure de mes faibles moyens (intellectuels) et avec les résultats que chacun pourra apprécier.

Debord définit effectivement le spectacle comme une vision du monde qui s’est objectivée. Qu’est-ce à dire ? Ceci : que la vision que l’on se fait du monde a le pouvoir de transformer le monde ; ou plus exactement : quand une vision du monde devient la vision (dominante), elle a les moyens de transformer le monde selon l’image qu’elle en a. Ce qui n’est pas pour étonner Voyer. Mais dit-il : " quand bien même le monde marchand serait une vision du monde objectivée, en quoi cela implique-t-il qu’il soit spectaculaire ? " À cela on répondra le plus simplement du monde : précisément parce que Debord, à la suite de Marx qui avait déjà dévoilé le double jeu de la marchandise, analyse le monde marchand en terme de spectacle (3) — c’est une " pétition de principe " si on veut : on dirait que c’est la société du spectacle (ou que l’économie n’existe pas) : le tout est de est de ne pas en rester là. Bien sûr on pourra toujours considérer que le procédé est arbitraire ; et il suffira de récuser la définition que Debord donne de son spectacle pour trouver sa théorie inadmissible : on ne l’aura pas réfuté pour autant. — Et malgré sa prétention à " l’exactitude " on évitera de prendre le spectacle pour une théorie " scientifique " ; car comme le dit le poète : " c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage ". — Une des propriétés du spectacle debordien, que curieusement Voyer ne semble pas vouloir prendre en compte, est sa capacité à " inverser le réel " (l’enculé !) : le spectacle est un monde à l’envers (chez Marx lui-même la marchandise n’est-elle pas capable de marcher sue la tête ?). — Serait-ce cette " mystérieuse propriété " que Voyer a cherchée sans la trouver ? — C’est ainsi que dans la société du spectacle les esclaves se croient des hommes libres qui peuvent communiquer à loisir avec le vaste monde (ou encore : les habitants fortunés d’une démocratie où ils peuvent choisir librement leurs représentants et aussi bien en changer quand le temps qui leur avait été imparti s’est écoulé. Mais dira Voyer : ils ne croient pas ; ils veulent et ils ne peuvent pas ; ils échouent lamentablement et à chaque fois, pourtant ils continuent à y croire (nous sommes bien forcés d’admettre qu’ils continuent) — parce que de toute façon ils n’ont pas le choix. Tant est grande la puissance du spectacle (marchand).

Voyer a cru bon d’introduire dans son vocabulaire la terminologie anglo-saxonne qui distingue economics : la science économique (ce qu’on appelait jadis l’économie politique) et economy : le système économique (la " réalité " économique) ; alors que la langue française emploie le même mot pour désigner la chose (qui n’existe pas) et la théorie de la chose (qui elle existe : chacun peut la rencontrer), ce qui pouvait fourvoyer le malcomprenant. Donc lorsque Voyer dit que l’économie n’existe pas c’est d’economy qu’il s’agit : il n’y a pas de " réalité " économique. Bien. Ainsi j’avais tort de l’accuser de priver economics de son objet puisque cet objet n’existe pas. Ce qui n’empêche pas les économistes : docteurs en rien, d’étudier economy ; même s’ils se trompent sur la nature de l’objet qui est en réalité la communication. Ils prennent leur vessie utilitariste pour la lanterne qui éclaire le monde ; ce qui explique qu’ils croient (mais ils ont intérêt à faire croire qu’ils croient) à la réalité économique du monde (ou à la réalité du monde économique) parce que c’est ainsi qu’ils le voient (et qu’ils ont intérêt à le faire voir : pour l’économie le rapport de l’homme aux objets doit être régi par le principe d’utilité). Mais qu’ils croient vraiment ou qu’ils fassent semblant de croire (et de toute façon ils ont intérêt à faire croire) ils ne s’en occupent pas moins, à leur manière, de la " chose même " en tant que théoriciens (mais ils ne sont en réalité que des idéologues : ils mentent sur l’essentiel) de l’échange marchand (le divin commerce) qu’ils reconnaissent et justifient fort logiquement comme le créateur de la richesse des nations. Pourtant si c’est bien ecomomics qui dit : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, ce n’est qu’en tant que porteur de la bonne parole. Il ne faut pas oublier qu’il est vital pour la prêtrise économique (et pour le dogme qu’elle soutient) de se présenter et d’apparaître effectivement comme un simple truchement qui à ce titre ne fait que transmettre et transcrire la Loi inscrite de toute éternité dans la réalité essentielle. — Et si à la rigueur il est permis, le cas échéant d’interpréter la lettre (de la Loi), il est absolument hors de question de toucher à l’esprit (si plein de gros bon sens utilitariste). — Ainsi, si " economy est censé désigner ce qui existe et non la loi de ce qui existe ", il n’en reste pas moins que ce qui existe (ou qui prétend exister) se doit d’exister selon sa propre loi (immanente) ; economy habite le monde : economy possède (dans tous les sens du terme) son monde ; economy est ce rien au cœur d’un monde sans cœur qui signifie la privation essentielle : le besoin — et que l’homme est à jamais la créature du besoin. C’est dans ce sens que j’ai pu dire qu’economy désigne la Loi du monde.

Mais revenons au spectacle dont Voyer ne veut plus. Dans une de ses récentes communications (illustrée de nombreux exemples d’occurrence du mot spectacle tirés de son propre fond) qui témoigne une nouvelle fois de ses efforts pour priver celui-ci de tout sens, Voyer soumet le concept à l’épreuve de la transitivité/intransitivité (qu’il est plutôt d’usage de réserver au verbe : mais le spectacle méritait un traitement de faveur) d’où il sort, comme on pouvait s’y attendre, dans un triste état. Ainsi est-il établi que lorsque le spectacle prétend se passer superbement de complément, il est sans objet ; et quand il les admet généreusement les uns après les autres, il se montre par trop versatile pour véritablement fonder un concept sur lequel on puisse compter. — On fera remarquer que chez Debord le spectacle est de toute façon généralement " transitif " : c’est le spectacle (de la marchandise). — Et ce n’est finalement qu’après son passage par l’Académie que le spectacle retrouve un sens qui ne soit pas celui de médias ; mais c’est celui d’un Platon (qui se révèle quelque peu dévoyé) : " ce qui existe réellement ne paraît pas, donc ce qu’on voit est une illusion, un spectacle. " Pourtant si chez Platon l’essence ne paraît pas : on n’a que l’ombre des idées, le monde n’en existe pas moins comme manifestation de l’essence. (De la même manière que chez Hegel l’essence ne se dissimule pas derrière l’apparence : elle paraît dans le phénomène.) Le monde de Platon n’est une " illusion " que parce que la réalité est posée par principe dans l’idée ; mais cette " illusion " participe de l’idée qui lui imprime sa marque de fabrique : il n’y a donc pas tromperie sur la marchandise.

Tout compte fait, et pour autant qu’il soit encore question d’employer le terme de spectacle, Voyer le préfère nettement " transitif " : au moins on sait à quoi on a affaire. Ainsi du spectacle de l’utilité auquel il revient comme on retourne à la terre ferme après une navigation hasardeuse à travers les brumes de l’" intransitivité " spectaculaire. " Si le spectacle est absence de l’esprit et que cette absence ne paraisse pas pour telle, ce spectacle ne peut donc qu’être spectacle de l’utile, illusion de l’existence unique de l’utile. " Précisément : quel est donc ce spectacle de l’utile ? C’est le spectacle de la marchandise. Il n’y a pas moyen d’en sortir ; alors on y revient. Dans le spectacle marchand (qui est un monde à l’envers selon le concept honni), l’utilité (" la kermesse de l’usage ") à laquelle est confronté le spectateur ne paraît plus que comme alibi. Mais en réalité toute utilité s’est abîmée dans la marchandise au profit du seul échange. Le système de la marchandise a libéré l’objet de tout utilitarisme en abolissant la séparation entre (objet d’)usage et valeur (d’échange). Et la marchandise où fusionne l’(absence d’)usage et la valeur n’est plus une marchandise : c’est une œuvre d’art. La marchandise est la véritable œuvre d’art moderne (et l’œuvre d’art moderne est la marchandise absolue). Aujourd’hui l’art est devenue inutile (tout l’esprit s’est réfugié dans les marchandises) : la réalisation de l’art est achevée. " Il pleut sur les foires, quand on veut un couteau on saisit une fourchette. "

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1. " Les "objets", les marchandises s’opposent à la marchandise, au processus total de l’aliénation de la communication. C’est cet aspect total de la marchandise qui dépasse et englobe chaque marchandise particulière aussi bien que tout "objet" particulier que Debord distingue par le terme de spectacle. Avec ce concept de spectacle, ce côté total de la marchandise ne peut plus être ignoré car il est impossible de considérer une marchandise particulière comme un spectacle sinon comme un élément d’un décors où se joue une pièce d’envergure mondiale. Ce n’est plus une marchandise particulière qui peut être spectacle mais seulement la totalité de leur accumulation et de leurs relations. " (J.-P. Voyer, Revue de préhistoire contemporaine p.123, 1982.)

2. " Alors que la religion instaure un dualisme entre la vie réelle dans la pauvreté et la vie fantastique dans le ciel où l’homme réalise sa richesse dans un monde irréel, illusoire le triomphe de la marchandise instaure un équivalent du dualisme religieux dans le monde même et non plus seulement dans la pensée, le dualisme de la vie quotidienne qui est la vie absolument pauvre à laquelle est condamné le pauvre moderne, et du spectacle universel de la richesse, le spectacle universel de la communication. " (J.-P. Voyer, Une Enquête p. 94, 1976.)

3. Qui est rappelons-le " la première théorie qui depuis Marx se soucie d’être une théorie de l’aliénation. " (J.-P. Voyer, Reich mode d’emploi, 1971.)


M. Ripley s'amuse