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Voyer on March 07, 1997 at 05 :18 :29 AM EST :
Monsieur Norbert Rouland
Paris,
23 août 1994.
Monsieur,
Préliminairement
à sa lecture, je parcours votre livre Rome, démocratie impossible ? Je
relève les affirmations suivantes : « La place tenue par le plaisir
féminin est d'ailleurs radicalement différente dans cette société et dans la
nôtre. (...) Chercher consciemment le plaisir de la femme serait inverser les
rapports normaux, faire que le maître serve l'esclave. (...) L'orgasme féminin
n'a pas d'importance. »
Or
je peux opposer plusieurs passages (sinon toute l'ouvre) de l'Art d'aimer
d'Ovide qui démentent vos affirmations. « (...) dans le lit la main gauche
ne restera pas inactive. Les doigts trouveront à s'occuper du côté où
mystérieusement l'Amour plonge ses traits ». Ensuite on apprend que le
vaillant Hector branlait son Andromaque et qu'il n'était pas seulement bon au
combat. C'est un Grec, me direz-vous; mais vous savez combien les Romains
tentaient d'égaler les Grecs en tout, sinon en démocratie. Puis vient le tour
d'Achille (pour une fois qualifié de grand ce qui nous change de bouillant, il
était fatigué, il est vrai) qui en usait ainsi avec sa captive Briséis.
Puis : « Crois-moi, il ne faut pas hâter le terme de la volupté, mais
y arriver insensiblement après des retards qui la diffèrent. Quand tu auras
trouvé l'endroit que la femme aime à sentir caressé, la pudeur ne doit pas
t'empêcher de le caresser. Tu verras les yeux de ton amie briller d'un éclat
tremblant, comme il arrive souvent aux rayons du soleil reflétés par une eau
transparente. Puis viendront des plaintes, viendra un tendre murmure, et de
doux gémissements et les paroles qui conviennent à l'amour. Mais ne va pas,
déployant plus de voiles que ton amie, la laisser en arrière, ou lui permettre
de te devancer dans ta marche. Le but, atteignez-le en même temps; c'est le
comble de la volupté, lorsque, vaincus tous deux, femme et homme demeurent
étendus sans force. » Voilà de quoi rendre folle de rage Mme Antoinette
Fouque, député européen. Il est très difficile de citer Ovide car on a envie de
tout recopier, ce qui n'est pas le cas avec Cicéron ou César.
Ailleurs :
« Pour que le plaisir soit vraiment agréable, il faut que la femme et
l'homme y prennent part également. Je hais la femme qui se livre parce qu'elle
doit se livrer, et qui, n'éprouvant rien, songe à son tricotage. Le plaisir
qu'on m'accorde par devoir ne m'est pas agréable; je ne veux pas de devoir chez
une femme. Je veux entendre des paroles traduisant la joie qu'elle éprouve et
me demandant d'aller moins vite et de me retenir. J'aime voir les yeux mourants
de ma maîtresse qui se pâme, et, qui, abattue, ne veut plus, de longtemps,
qu'on la touche. » On ne peut être plus précis et qu'en termes galants ces
choses-là sont dites.
Vous
excipez par ailleurs de la fréquence dans l'iconographie, de la position où la
femme est à califourchon sur l'homme pour en déduire la domination du Romain
sur la Romaine et la passivité voluptueuse du mâle romain. Je peux facilement
sur ce point aussi vous opposer Ovide. Côté messieurs d'abord :
« (...) suivant ta fantaisie, elles se prêteront, pour l'amour, à mille
attitudes; nul recueil de peintures licencieuses n'a imaginé plus de poses
diverses. » Côté dames désormais : « Que chaque femme se
connaisse bien; d'après votre physique, choisissez telle attitude; la même
posture ne convient pas à toutes. » Suit une longue énumération où la
posture de la cavalière n'est citée que parmi d'autres et comme convenant
particulièrement à la femme petite. Cette énumération fait d'ailleurs penser au
musée de Fourier où chacun est chargé d'exposer ce qu'il a de plus beau, qui
son mollet, qui sa cuisse, qui ses épaules, qui son..., qui sa... « Sur
ses épaules Milanion (Francis Huster) portait les jambes d'Atalante (Marie-José
Perec). Si les vôtres sont belles, il faut les montrer ainsi. »
D'autre
part, la fréquence de la représentation de cette posture ne signifie pas
nécessairement qu'elle était la plus couramment pratiquée. Il est possible
qu'elle ait été simplement la plus facile à dessiner, permettant de représenter
d'un seul trait le galbe de la cuisse, la rondeur des fesses, la cambrure des
reins, l'embonpoint du ventre, l'opulence des seins, la gracilité du cou,
l'élégance du profil, l'ondoyance de la chevelure sans devoir recourir pour
autant au modelé et aux vertigineux raccourcis de Michel-Ange. Ainsi les Égyptiens
ont tous le torse de travers sur les bas-reliefs et les peintures. Il est
cependant évident qu'ils n'allaient pas ainsi dans la rue, ce qui eût été
extrêmement pénible pour eux. Il est possible aussi que cette position ait fait
rêver le mâle romain parce qu'il la trouvait particulièrement licencieuse, ce
qui signifierait qu'elle est représentée en raison inverse de sa pratique car
on ne rêve que de ce dont on est privé.
Enfin sur la passivité du mâle romain, les passages cités et tout le reste de
l'ouvrage démontrent au contraire un grand débordement d'activité. Ovide
indique d'ailleurs que si Achille préfère branler Briséis, c'est parce qu'il
est fatigué par les combats. Tout cela est assez sportif. Ovide abonde en
métaphores guerrières comme abonda plus tard le XVIIIe siècle français (Auguste
= Louis XIV, même prince, mêmes mœurs, Ovide = Bussy-Rabutin. Non, évidemment. Le fait qu'aujourd'hui l'aîné des La
Rochefoucauld soit, du vivant de son père, duc de Liancourt, est la preuve que
le benêt Marsillac*, qui eut le mauvais goût de tomber
amoureux de la demoiselle de Liancourt sans même oser se déclarer, obtint
finalement gain de cause contre le ridicule, Bussy-Rabutin et un monde cruel
habité de gens méchants). « Consacrez aux femmes votre vigueur
virile et vos soins. Ce dernier parti est aussi un service militaire. » Il
s'agit grâce au glaive reçu d'Ovide de triompher d'une Amazone mais le poète ne
néglige pas d'armer cette dernière : « (...) il me reste maintenant,
Penthésilée, à donner aussi des armes à toi et à tes escadrons. Marchez au
combat à armes égales. » Oui, un beau combat de gladiateurs demande que
ceux-ci soient de forces égales; mais il vaut mieux verser foutre et sueur que
le sang comme Tancrède et Clorinde, mille ans plus tard.
Certes tout ce qui précède ne prouve pas que tous les Romains étaient ainsi;
mais cela prouve que certains l'étaient et que tous n'étaient pas comme vous le
dites. Cela ne prouve pas non plus qu'ils le faisaient mais cela prouve qu'ils
y pensaient. Cependant, sur ce point Ovide est clair : « C'est
l'expérience qui me dicte cet ouvrage, écoutez un poète instruit par la
pratique. » Et en effet, on sent bien qu'Ovide connaît ce dont il parle.
Enfin, la date de cette composition, sous Auguste, alors que le crapaud de
Nazareth s'essaie à naître dans des circonstances rocambolesques et contre
nature, permet de dire que ces mœurs n'étaient pas celles de la République,
mais celles de l'Empire. Mais cet art d'aimer n'est pas brusquement sorti du
néant avec Auguste. Rome ne s'est point faite en un jour. Les mœurs dissolues
du jeune César, presque un siècle plus tôt, en témoignent. Tout ce qui précède
tend simplement à prouver que la galanterie a droit de cité dans la République
agonisante. Elle fut même une affaire d'État avec le trio
César-Cléopâtre-Antoine. Vous ne pouvez inférer non plus de la brutalité des
mœurs dans la ville à la brutalité des mœurs dans le lit. L'homme qui obtint
les mains de Cicéron ne molesta certainement jamais sa royale maîtresse. Elle
ne l'aurait pas supporté dix ans nonobstant la raison d'État (et puis même, Liz
Taylor et Richard Burton se tapaient allègrement sur la gueule, ils ne s'en
aimaient pas moins). Je mettrais ma main au feu que ce débauché bravait
l'opprobre que les Romains jetaient sur le cunnilingus : il léchait la
reine. Il bravait bien Rome après tout. Songez à Napoléon Bonaparte
écrivant à Joséphine : « (...) des baisers partout, plus bas, plus
bas, dans la petite forêt noire. » Il n'en devint pas moins le maître du
monde. On comprend l'admiration que Stendhal portait à Napoléon qui ne
s'agenouilla jamais que devant les dames, entre leurs cuisses de préférence.
C'est en effet un autre service militaire. Il ne suffit pas de conquérir la Pologne,
il faut conquérir la Polonaise.
Dernier
point : vous concluez de l'antidémocratisme des Romains à leur supposé
machisme et vous leur opposez le démocratisme des Grecs. Comment allez-vous
pouvoir conclure de ce démocratisme à la misogynie des Grecs ?
De
toute façon, vous ne pouvez espérer traiter à bon escient ce passionnant sujet
en quelques pages alors que par ailleurs votre livre est si documenté. Il est
piquant de noter que le savant Carcopino, de l'Académie française, ministre de
l'éducation sous Pétain, doit noircir des pages et des pages pour innocenter
l'empereur Tibère des insinuations malveillantes de Suétone. Tibère avait
accroché dans sa chambre à coucher un tableau représentant Atalante offrant ses
lèvres à son amant. On sait donc à qui Atalante offrait ses lèvres, mais on ne
sait pas précisément à quoi et Suétone a beau jeu pour se livrer à des
sous-entendus malhonnêtes. Après une foule de déductions et d'inductions dignes
de Sherlock Holmes, Carcopino lave Tibère de tout soupçon. La morale est sauve.
S'il faut tant de pages, et tant d'érudition, pour résoudre cette infime
question, on ne peut espérer traiter de manière satisfaisante du comportement
sexuel des Romains sur cinq siècles en trois pages.
Je
vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
Hegelsturmführer
Voyer.
*. François VII de La Rochefoucauld (1634-1714). Prince de Marsillac, puis duc
de La Rochefoucauld (1671 — démission de son père, le moraliste amer à
maximes ; Ah ! s'en aller sur l'amer sans amour) et Pair de France,
Marquis de Guercheville et Baron de Verteuil (Merteuil ?). Grand Veneur de
France.
Burelé (burné ?) de dix d'argent et d'azur aux trois étais (des chevrons paraît-il. Ils sont bien maigres sur l'image ci-dessus – ils sont plus maigres que les burelles –, je m'y suis laissé tromper) de gueules, le premier en chef écimé.
Il me semble que j'ai commis une erreur. C'est François V, comte puis duc de La Rochefoucauld, qui épouse la demoiselle Gabrielle du Plessis-Liancourt. Mais non ! François VII, troisième duc de La Rochefoucauld, épouse Charlotte du Plessis (elle a quinze ans, il en a vingt cinq), dame de Liancourt, sœur du comte de La Rocheguyon (que de roches, que de brigands dans cette famille) et devient, en 1679, le premier duc de La Rocheguyon. La naïveté et l'amour triomphent donc de la méchanceté et, ce qui ne nuit pas, sont récompensés d'un nouveau château (La Rocheguyon, où le maréchal Rommel établit son QG lors de la dernière guerre ; c'est le second fils de F7, Henri Roger, marquis de Liancourt, qui héritera du château de Liancourt, détruit durant la Révolution), d'un marquisat (Liancourt) et d'un duché. Où ai-je trouvé ces renseignements ? Sur un site tchécoslovaque ! Comme quoi l'Europe n'a pas attendu l'Hénarchie et son con texte pour exister.
Mon erreur, donc, consiste seulement à dire qu'à partir de François VII les aînés portaient le titre de duc de Liancourt du vivant de leur père. Si vous voulez savoir à partir de quand ce fut le cas, vous n'avez qu'à chercher vous-même. C'est François II de La Rochefoucauld, alors baron, qui se nomma de son propre chef prince de Marsillac vers 1500. Depuis, ce titre s'est conservé comme titre de courtoisie de l'aîné du vivant de son père.