Le faux-cul à côté de l'ordinateur


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Posted by Voyer on March 08, 1997 at 08:21:58 AM EST:

       

Le faux-cul à côté de l'ordinateur

        Monsieur Rodolphe Clauteaux

       L'Autre journal

       Paris, 7 juillet 1993.

       Monsieur,

       Page 6 du nø 5 de l'Autre Journal vous vous élevez contre le scandale du silence de millions d'exclus. Je ne vous ai jamais entendu vous élever contre le silence des millions d'inclus. Comme vous pensez bon, Monsieur le faux-cul. Il faut trois millions de chômeurs pour vous émouvoir comme il fallait à d'autres (dont M. Lévy) des camps de concentration pour trouver l'U.R.S.S. inhospitalière. Comme il faisait bon vivre du temps du général de Gaulle! Mais ce temps, précisément, a amené l'immense révolte de 1968. Les millions d'inclus ont brusquement pris la parole. Depuis, l'armée industrielle de réserve est revenue fournir de la copie aux journaux bien-pensants et un rempart contre de telles révoltes. Aujourd'hui, les esclaves sont trop heureux d'avoir un maître.

       Je ne trouve rien à redire à ce que des chômeurs ou des pédés se constituent en groupe de pression pour agir sur l'État ou les grandes compagnies. Ils ne font rien d'autre que rejoindre les utilisateurs de couches-culottes et de Chevrolet Corvair ou les producteurs d'artichauts. C'est une pratique caractéristique du capitalisme moderne et l'un de ses meilleurs régulateurs. Mais, je vous en prie, laissez votre indignation au vestiaire. C'est à l'indignation qu'on voit le faux-cul comme Molière l'a si bien montré. Comme vous le relevez excellemment, l'indifférence est la première qualité politique et donc la première qualité requise pour constituer un groupe de pression.

       C'est vous encore qui, page 24 du même journal, opposez à M. Limonov, soutenant page précédente que M. Lévy est banal, que Limonov est d'une banalité égale. En quoi, je vous prie, le fait que la banalité de M. Limonov soit égale, voire mille fois ou un million de fois supérieure à celle de M. Lévy réfute-t-il l'hypothèse que M. Lévy est banal ? Vous demandez à M. Limonov où il était en 1977, ce qui doit être à vos yeux une réfutation imparable. Mais personne ne sait où était M. Limonov en 1977 tandis que tout le monde sait où était M. Lévy qui a tout fait pour ça. Il est vrai que vous avancez un argument péremptoire: votre mère est revenue de Ravensbrück (ce qui est peu banal, la mienne est revenue de Cholet). Seulement vous n'avez pas de chance, M. Limonov possède un argument tout aussi péremptoire: son père était officier russe, ce qui est une manière comme une autre de dire qu'il vous emmerde, vous et madame votre mère puisque vous avez jugé bon d'emmener cette malheureuse sur cette galère comme si Ravensbrück ne suffisait pas à son malheur. De toute façon vous évitez soigneusement le fond du problème qui est posé par M. Limonov. Si effectivement M. Lévy et son ouvre sont extrêmement banals, c'est-à-dire ordinaires, sans originalité, insignifiants, le cas de M. Lévy n'est pas banal mais tout à fait extraordinaire car sa célébrité est extravagante. La démocratie commerciale élimine tous les excès, sauf celui-là. Je pense que le secret de notre monde réside là et est parfaitement personnifié par M. Lévy et sa charmante épouse. Le plus grand manque d'originalité parvient à la plus grande notoriété. Non seulement il y parvient, mais il est requis pour y parvenir. Le plus grand manque d'individualité tient la place qui était réservée dans d'autres civilisations à la parfaite individualité. La plus grande couardise intellectuelle prend les dehors de l'audace. M. Prudhomme est l'Alcibiade de notre époque (et Mlle Tombale en est la Lysistrata). Il faut lui donner le commandement de l'expédition de Bosnie! Ce sabre sera le plus beau jour de sa vie. N'est-ce pas là, réalisée, la prophétie terrible de Lautréamont sur le pion poète ? Je réponds donc à la question de M. Limonov: "nos" philosophes ne sont banals ni par volonté, ni par principe. Ils le sont par nécessité. Qui comprendrait cette nécessité comprendrait le secret du monde. M. Lévy est l'anti-individu, continuellement préoccupé de lui-même et donc jamais lui-même.

       Je ne comprends pas bien toujours où M. Limonov veut en venir, mais je comprends très bien le fond de ses propos qui est la haine des faux-culs qui fréquentent les révolutionnaires chiliens. M. Limonov, comme des millions de Russes, a soif de vérité. Son article vous était donc tout spécialement destiné et vous ne vous y êtes pas trompé. Vous étiez en quelque sorte le faux-cul de service à côté de l'ordinateur. On a toujours besoin d'un faux-cul chez soi. M. Limonov ne dit rien d'autre que la vie est faite pour marcher sur la tête des rois ou qu'il vaut mieux mourir debout que vivre couché, ce qui n'a pas l'heur de vous plaire car vous vivez couché. Je comprends que cela dégoûte M. Limonov et que cette canaille couchée démange sa botte de fils d'officier russe. D'ailleurs, j'admets que vous viviez couché, libre à vous, mais je vois bien que c'est tout l'idéal que vous destinez à " vos " pauvres, " vos " petites gens, " votre " petit peuple qui doivent s'estimer, selon vous, assez heureux de vivre. Brassens déplorait la chose, il n'en faisait pas son fonds de commerce. Vous, sordide usurier de la misère, méfiez-vous de la hache de Raskolnikov.

       Il y a dans ce qu'écrit M. Limonov cette étincelle d'originalité qui est soigneusement bannie de la prose de " nos " philosophes de l'indignation. Avec lui, on ne sait pas d'avance ce qu'il va écrire, on ne sait, comme je le disais plus haut, d'avance où il veut aller. Sans doute ne le sait-il pas lui-même et c'est là tout le charme. Dans la prose de M. Limonov, il y a un espoir, mais aussi un danger. Comme à l'Est. C'est ce danger qui fait le charme encore une fois. On voit bien que vous vivez au temps des voyages et de l'aventure organisés. Vous craignez de devoir quitter le confort douillet des banquettes du café de Flore (c'est une image) où le prix du café est pourtant hors de portée des chômeurs, mais où l'indignation ne coûte rien. C'est cette étincelle que vous voulez étouffer, chien de garde, et vous ne dédaignez pas pour cela de faire appel à votre mère et au Reich millénaire (et au malheureux Nietzsche qui n'en peut mais). Vous en appelez même à Athènes la débauchée contre Sparte la prude. N'est-ce pas cette Athènes qui aida Sparte dans l'écrasement de la révolte des malheureux Messéniens ? N'est-il pas plus digne d'avoir totalement disparu, hormis dans le souvenir, comme Sparte, que d'être devenue un cloaque et un chef-lieu de canton comme Athènes. Cependant, il y a bien un lien entre Athènes et les temps présents mais vous l'ignorez. Tandis que Sparte réprouvait farouchement le commerce, Athènes s'y livrait fougueusement. Les deux mille ans d'histoire écoulée depuis ont vu le triomphe absolu du commerce et donc en quelque sorte le triomphe d'Athènes sur Sparte. Mais ce triomphe du commerce est précisément ce qui fait aujourd'hui trois millions de chômeurs. Et vous en appelez contre cela à un Etat intègre, comme l'était celui de Sparte. Vous vous moquez du monde. Socrate, qui était comme moi un plébéien inculte, le disait déjà: on ne peut être méchant que par ignorance.

       Hegelsturmführer Voyer.

       

       

       

       

       


       

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