Réflexion à partir de
la « loi de 1973 »
24 mars 2012
Introduction :
En 1988, dans leur bilan
critique du débat sur la « courbe de Laffer », Bruno Théret et Didier
Uri 1 utilisaient la
distinction entre les discours « exotériques » (ceux du grand public,
des politiques et des médias) au sein duquel la fameuse courbe a eu un grand
succès et les discours ésotériques (la littérature scientifique) qui permettent
de montrer la très faible pertinence empirique et théorique de la thèse de
Laffer.
1 B. Théret et D. Uri, « La courbe de Laffer dix ans après : un essai de bilan critique », Revue économique, Année 1988, Volume 39, Numéro 4, pp. 753-808. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reco_0035-2764_1988_num_39_4_409096
On rencontre aujourd’hui le
même problème (amplifié par internet) à propos de la « loi de 1973 ».
On ne peut qu’être frappé par le fait qu’aucun des grands manuels ou ouvrages
de référence sur la monnaie (Plihon, Patat, Goux, De Mourgues, Ottavj, Bordes,
Jacoud, Aglietta, Allegret et Courbis, Coupey-Soubeyran, Delaplace, etc.) ne
fait la moindre référence à un bouleversement majeur qui serait intervenu
en 1973 et qui marquerait une rupture décisive dans l’histoire monétaire et
l’histoire du financement public. On ne trouve pas non plus de publication
scientifique (recherche dans Google Scholar, dans Persée, dans Cairn) qui
traiterait de cette question sous cet angle. Par contraste, il y aune immense
production exotérique, sur internet avec des sites consacrés à la question, des
vidéos, des forums, des interventions multiples du divers militants « anti
loi de 1973 » sur des forums parfois sérieux (A. Holbecq est inscrit comme
« économiste » sur le Cercle des Échos où il côtoie donc
H. Sterdyniak, J. Stiglitz, etc.). Certaines vidéos (« L’argent
dette de Paul Grignon, des conférences d’Etienne Chouard, des interventions de
N. Dupont-Aignan, Marine Le Pen ou A. Soral) ont été vues des milliers de fois
et sont diffusées par divers canaux. Par exemple la vidéo « La dette
expliquée en quelques minutes » a eu un énorme succès, s’est retrouvée sur
des sites militants progressistes, a été utilisée comme point de départ de
réunions publiques sur la dette organisées par des mouvements de la gauche
radicale, etc. Au point que, dans certains milieux militants, la culpabilité de
la « loi de 1973 » appartient au domaine des évidences. Faut-il se
réjouir de cette participation d’un public très large au débat sur les
questions monétaires ?
Pas sur de telles bases.
Certes, les économistes n’ont pas le monopole des débats sur la monnaie, pas
plus que les physiciens n’ont le monopole des débats sur le nucléaire. En
dernière instance, les questions politiques doivent être tranchées par les
citoyens. Mais encore faut-il que les citoyens soient éclairés par une
information de qualité et par une présentation claire des enjeux. Or, en
l’occurrence, c’est un rouleau compresseur de contre-vérités, d’approximations
et de confusions qui conduit à présenter comme évidentes des
« solutions » dont la portée politique se révèle des plus suspectes.
I. CE QU’EST LA LOI DE 1973
ET CE QU’ELLE N’EST PAS
La « loi de 1973 » reste d’actualité. Dans son
« non débat » avec Jean-Luc Mélenchon (23 février2012), c’est le
seul « argument » avancé par Marine Le Pen. Dans le numéro de mars d’Alternatives
économique, un lecteur reproche à la rédaction de ne pas avoir fait
« une seule allusion à la loi Giscard du 3 janvier 1973 » dans
le numéro hors-série consacré à la dette 2. Essayons de faire rapidement le point sur cette
fameuse loi.
2 Autre exemple récent, Le site de la FNAC annonce la
réédition en avril 2012 du livre d’A.J. Holbecq « Argent, dettes et
banques ». Ce livre fait l’objet d’un « coup de cœur » d’un
vendeur de la FNAC qui écrit : « une révélation : l’État
(c’est-à-dire nous tous) a perdu le droit de battre monnaie, la monnaie est
devenu un outil qui sert d’abord des intérêts privés. Pour résumer ce brillant
essai : la dette a commencée le jour ou l’État a cédé son droit de
permettre à la Banque de France de financer le trésor public, en 1973 ». http://livre.fnac.com/a4062924/Andre-Jacques-Holbecq-Argent-dettes-et-banques
a) Abroger une loi déjà
abrogée ?
D’innombrables textes et
déclarations (et même plusieurs pétitions) exigent l’abrogation de la loi de
1973… qui a été abrogée en 1993. Certes, ajoutent les mieux informés, la loi a
été abrogée mais remplacée par le Traité de Maastricht. Ce dernier, selon
Nicolas Dupont-Aignan, aurait « sacralisé » la loi de 1973. Cet
« argument » appelle deux objections. D’une part, si c’est le Traité
de Maastricht qui est en question, pourquoi continuer à dénoncer la loi de
1973 ? D’autre part, il y a une différence majeure entre ces deux
textes : la loi de 1973 maintenait un financement direct du Trésor par la
Banque de France, ce qui disparait dans le Traité de Maastricht. Raison de
plus, donc, pour dénoncer le Traité de Maastricht plutôt que la loi de 1973.
Pourquoi cette fixation sur cette loi ? Je ne vois pour ma part qu’une
explication : cette loi est aussi appelée loi
« Pompidou-Rothschild » ou plus simplement « Loi
Rothschild ». Et cette référence permet d’alimenter l’idée (parfois
explicite sur certains sites) selon laquelle Pompidou et Giscard sont des
traitres à la Patrie qui ont vendu le droit de « battre monnaie » aux
banques privées.
b) La loi de 1973
attribue-t-elle aux banques privées le droit de créer la monnaie ?
Outre qu’à l’époque les
principales banques de dépôt étaient publiques, il est bien évident que le
pouvoir de création monétaire des banques de second rang est bien antérieur à
la loi de 1973.
c) Est-ce à partir de 1973
que l’État commence à emprunter sur les marchés ?
La réponse est évidemment
négative ! L’émission de bons du Trésor, vendus par les percepteurs aux paysans
et commerçants prospères n’a rien de récent. Au XIXe siècle les chambres de
commerce reprochent à la « haute banque » d’opérer sur les
« rentes » d’Etat au lieu de financer les petites entreprises et
elles revendiquent l’ouverture de nouveaux comptoirs de la Banque de France
pour permettre aux entreprises d’accéder au crédit. On se souvient aussi de
l’emprunt Pinay. Edwin Le Héron le rappelle aussi : « L’État a
depuis plusieurs siècles (c’était déjà vrai sous Louis XIV et même avant)
toujours payé des intérêts sur la dette qu’il émettait, tout simplement parce
que sinon personne ne lui prêterait » 3.
3 E. Le Héron, « Questions/réponses sur les emprunts d’État », 29 janvier 2012.
d) La loi de 1973
marque-t-elle une rupture dans les rapports entre la Banque de France et l’État
?
Pas du tout. L’acte
d’accusation porte généralement sur l’article 25 de la loi 4 qui indique :
« Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres Effets à
l’escompte de la Banque de France ». Cela aurait conduit à soumettre
l’État aux marchés financiers. Le seul ennui pour cet
« argumentaire », c’est que cet article ne change rien à la situation
qui existait depuis… 1936. L’article 13 de la loi du 24 juillet 1936
(texte signé par L. Blum et V. Auriol) précise en effet :
« Tous les Effets de la dette flottante émis par le Trésor public et
venant à échéance dans un délai de trois mois au maximum sont admis sans
limitation au réescompte de l’Institut d’Émission, sauf au profit du Trésor
public ». Ce qui veut donc dire que, dès cette époque, le Trésor ne
pouvait pas être le présentateur de ses propres effets à l’escompte. De plus,
les contempteurs de la loi de 1973 mettent en avant le fait que si la loi
autorise les avances de la Banque de France, ces avances doivent être
approuvées par le Parlement 5. L’article 19 de la loi précise en
effet : « Les conditions dans lesquelles l’État peut obtenir de la
Banque des avances et des prêts sont fixées par des Conventions passées entre
le Ministre de l’Économie et des Finances et le Gouverneur, autorisé par délibération
du Conseil général. Ces Conventions doivent être approuvées par le
Parlement ». Mais, là encore, il n’y a rien de nouveau. L’article 135
du décret du 31 décembre 1936 indique le montant total des avances
consenties par la Banque de France à l’État et la date des conventions et
Traités (votés par le parlement) qui ont autorisé ces avances. Au demeurant, le
17 septembre 1973, en application de la loi votée en janvier de la même
année, une convention approuvée par le Parlement fixe le plafond des avances
que la Banque peut accorder au Trésor à 20,5 milliards de francs (dont la
moitié à titre gratuit) 6. Par conséquent, lorsque le site
« Alterinfo » publie un texte dans lequel on trouve le texte suivant,
il s’agit soit d’un grave déficit d’information, soit d’un mensonge
délibéré : « 3 janvier 1973, réforme de la Banque de France.
Dans la loi portant sur la réforme des statuts de la banque de France, nous
trouvons en particulier cet article 25 très court, qui bloque toute
possibilité d’avance au Trésor : “Le Trésor public ne peut être
présentateur de ses propres effets à l’escompte de la banque de France.” Ce qui
signifie que l’article 25 de la loi 73-7 du 3 janvier 1973 interdit à la Banque
de France de faire crédit à l’État, condamnant la France à se tourner vers des
banques privées et à payer des intérêts ; alors qu’avant cette loi, quand
l’État empruntait de l’argent, il le faisait auprès de la Banque de France qui,
lui appartenant, lui prêtait sans intérêt » 7
4 Tous les textes législatifs et réglementaires relatifs à la Banque de France figurent sur le site de la Banque. C’est à partir de ce site que les textes sont cités ci-après. http://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/histoire/textes/statuts-lois.pdf
5 On voit mal en quoi, aux yeux de partisans de la démocratie, l’accord du Parlement peut faire l’objet de critiques.
6 V. Duchaussoy, La Banque de France et l’État, enjeux de pouvoir, L’Harmattan, 2001, p. 33. Il s’agit d’un mastère d’histoire économique soutenue à l’Université de Rouen sous la direction d’Olivier Feiertag.
7 http://www.alterinfo.net/La-loi-Rothschild-cause-de-l-endettement-de-la-France_a50918.html
e) Mais alors, quels
changements la loi de 1973 apporte-t-elle ?
Pas grand-chose ! En fait
la loi découle de la loi de 1945 qui prévoyait la rédaction d’un nouveau
statut… mais cette disposition n’avait jamais été appliquée. A l’ouverture du
débat sur la loi au Sénat (saisi en première lecture) c’est un sénateur
communiste qui reproche à Giscard d’Estaing le caractère tardif de ce
texte ! La nouvelle loi a d’abord une fonction de codification :
« La loi du 3 janvier 1973 et ses 42 articles abrogeait
22 lois décrets ordonnances (de 1802 à 1967). Et le décret du
30 janvier (18 articles) effaçait 32 décrets ou ordonnances
antérieurs (de juin 1834 à juin 1972).
L’adaptation des statuts
était à la fois la reconnaissance des évolutions monétaires accomplies, une
procédure de rationalisation et un toilettage juridique » 8. Le grand spécialiste des questions
monétaires et bancaires qu’était Jean Bouvier, ne signale d’ailleurs même pas
l’article 25, il met l’accent sur la continuité en ce qui concerne les
opérations de la Banque de France : « Le titre III concerne les
opérations de la Banque définies en douze articles seulement, au lieu d’une
cinquantaine dans les anciens statuts, afin de laisser à la gestion toute la
souplesse nécessaire. Les opérations sont présentées sous trois
rubriques : concours de la Banque à l’État, opérations sur or et devises
étrangères et « autres opérations ». La disposition de la
Constitution de la Cinquième République 1958 est confirmée par les statuts de
janvier 1973 selon laquelle est « soumis au contrôle du Parlement le
recours au mécanisme exceptionnel de création monétaire que constituent les
avances à l’État. Les deux autres catégories d’opérations, dont on devine le
contenu, entérinent les nouvelles pratiques de la Banque depuis juin 1938
(l’open-market) et surtout depuis 1945 » 9.
8 Jean Bouvier, « Les relations entre l’État et la Banque de France depuis les années 1950 », Revue XXe siècle, Année 1987, Volume 13, n° 13, p. 30.
9 Jean Bouvier, « Les relations entre l’État et la
Banque de France depuis les années 1950 », Revue XXe siècle, Année
1987, Volume 13, n° 13, p. 32. C’est aussi la conclusion d’Alain
Plessis : « Au total, la loi et le décret de janvier 1973
[n’ont] apporté par rapport au régime antérieur aucune atteinte à
l’indépendance de la Banque de France ». Handbook on the History of Europeans Banks, Edward Elgar Publishing, 1994
pp. 207-208.
L’initiative de la loi a été
prise par Olivier Wormser (un gaulliste historique) soucieux d’inscrire dans
les textes l’indépendance de la Banque. La lutte feutrée mais très vive entre
Giscard et Wormser porte sur cette question : Wormser soupçonne Giscard de
vouloir renforcer le contrôle de l’État 10 sur la Banque et il cherche, dans la continuité de
ses prédécesseurs, à conforter cette indépendance. Pour conclure sur ce point,
Jean Bouvier cite le secrétaire général de la Banque de France qui écrit dans
le Bulletin trimestriel en mai 1973 : « L’indépendance de la Banque
de France n’a subi aucune atteinte en dépit des craintes qui se sont fait jour
sur ce point et dont la presse économique et financière s’est fait à
plusieurs reprises l’écho pendant les premiers mois de 1972 » 11.
10 Jean Bouvier (dont on connait les sympathies marxistes) le fait remarquer sur le mode humoristique : « L’hebdomadaire français Valeurs actuelles situé fort droite critiquait le ministre, l’accusant de vouloir mettre l’institut d’émission “dans le carcan” et jugeait que “le libéralisme giscardien ne produit que des fruits dirigistes” ». op. cit., p. 30
11 Jean Bouvier, op. cit., p. 32.
En résumé : la loi de
1973, abrogée depuis 1993, peut difficilement expliquer la crise de la dette de
2008. Loi votée en France, elle peut difficilement expliquer la hausse de la
dette aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon. En France même, la loi ne
change rien d’essentiel. Avant comme après, le Trésor ne peut pas présenter
directement ses bons du Trésor à l’escompte. Mais la Banque de France escompte
ou achète à l’open market les bons du Trésor détenus par les banques de second
rang. Avant comme après, le Trésor peut obtenir des avances de la Banque dans
le cadre d’un plafond fixé par une convention votée par le parlement. Il faut
insister sur ce point car un argument sans cesse répété est que, depuis 1973,
l’État ne peut plus financer ses activités par le recours à la Banque de
France. Or, lors de la relance Chirac-Fourcade de 1975 (qui représentait 2,8%
du PIB), plus de la moitié des dépenses (1,5 points de PIB) ont été financées
par une avance de la Banque de France au Trésor. Preuve, s’il en fallait une de
plus, que la « loi de 1973 » ne fait obstacle à un financement
monétaire des dépenses publiques.
La loi de 1973 n’est donc
pas cet « acte fondateur et destructeur » dénoncé par certains. Mais
au fond, quel intérêt y a-t-il à dénoncer cette erreur historique et factuelle.
L’important, disent certains, c’est qu’il y a bien eu financiarisation de
l’économie et que c’est la source de nos problèmes. Je considère pour ma part
qu’une analyse erronée ne peut pas servir de fondement à des choix judicieux.
Plus grave encore, les analyses erronées, lorsqu’elles se diffusent et
répandent des représentations mystificatrices, sont de nature à produire des
effets politiques délétères. Les citoyens et les militants sont en effet
conduits à se tromper sur les enjeux et les politiques à mettre en œuvre.
II. FAUX
ET MYSTIFICATIONS OU, COMMENT FAIRE EN SORTE QUE LES VRAIS ENJEUX NE SOIENT PAS
POSÉS ?
a) Un confusionnisme
politique
En parcourant le nombre considérable de blogs et de vidéos sur le sujet, on ne peut qu’être frappé par le fait que des textes, des chiffres, des citations se retrouvent indifféremment sur des sites aux orientations politiques les plus diverses. C’est ainsi qu’Etienne Chouard donne des conférences dans le cadre d’ATTAC et des Amis du Monde diplomatique et que ses vidéos sont présentes et vigoureusement approuvées sur des sites comme « Français de souche » ou « Égalité et réconciliation ». De même, A.J. Holbecq est présenté sur Wikipédia comme militant altermondialiste, Jean Gadrey lui offre une tribune sur le site d’Alternatives économiques, mais Holbecq se présente lui-même comme disciple de Allais, Fisher et Friedman. Comme référence altermondialiste et antilibérale, il y a sans doute mieux. La tentation du « ni droite, ni gauche » est parfois explicite. Par exemple, dans une conférence donnée le 27 juillet 2011, Etienne Chouard déclare : « J’ai derrière moi un prix Nobel d’économie Maurice Allais, mais il est de droite, c’est pour ça que les gens de gauche ne reprennent pas ses idées ». Dans cette même conférence, il déclare que les députés auraient pu empêcher l’augmentation de la dette depuis 1973 en augmentant les impôts ou en baissant les dépenses. Or ils ne l’ont pas fait. Ce n’est pas par manque de courage politique, mais de façon délibérée, pour mettre l’État dans les mains de la finance : « les députés ont laissé filer la dette depuis 1973 parce que cela correspond aux intérêts de ceux qui financent les élections des élus de droite et de gauche ». Il ajoute : « c’est la même logique de destruction des nations que celle qui est menée par l’Union Européenne » 12. Cette référence à la nation conduit à un discours très présent sur la blogosphère anti-loi de 1973 : pour rendre à la nation sa souveraineté monétaire, il faut rassembler « les patriotes, tous les patriotes » (N. Dupont-Aignan). Bref, le clivage central ce ne serait pas celui qui oppose les dominants et les dominés, mais celui qui oppose les défenseurs et les adversaires de la nation. La monnaie constituant une composante essentielle et emblématique de la souveraineté, l ‘idée est donc de rassembler, contre la finance apatride, les défenseurs de la nation.
12 http://www.dailymotion.com/video/xk6d48_etienne-chouard-loi-pompidou-1973_webcam
b) Un confusionnisme
théorique
Quelle que soit leur orientation théorique, les discours relatifs à la loi de 1973, à la crise financière, à la dette publique, etc. se retrouvent dans une critique de la théorie économique dominante, de la spéculation, de la tyrannie des marchés, etc. Mais ce qui est curieux, c’est que ceux qui se focalisent sur la question de la loi de 1973 lui opposent des références… libérales. Par exemple, un certain nombre d’entre eux soulignent la proximité entre la décision Nixon du 15 août 1971 13 et la loi de 1073. Le point commun qu’ils y voient c’est la fin d’une monnaie fondée sur l’or (lequel est dans leur esprit le seul susceptible de donner une « vraie » valeur à la monnaie). Ils semblent ignorer que le plus célèbre défenseur de l’étalon-or tout au long du XXe siècle est Jacques Rueff, un économiste très libéral. Ils semblent ignorer les critiques de Keynes à l’étalon -or et la dénonciation de la « relique barbare ». D’autres membres de ce courant font activement campagne pour la monnaie 100% en invoquant à la fois Fisher et Allais qui sont aussi deux économistes libéraux. Dans les deux cas, alors qu’ils se croient « critiques » et « hétérodoxes », ils défendent en fait une conception exogène de la monnaie et, à défaut d’une monnaie qui serait « naturellement » neutre, une politique de neutralisation de la monnaie. Cette prise de position en faveur de la « monnaie 100% » renvoie on le sait aux conceptions de Ricardo et de la Currency School qui ont inspiré l’Acte de Peel de 1814. Que ce texte soit pour Polanyi une étape majeure du passage à une économie dominée sans partage parle marché, ces « économistes citoyens » semblent l’ignorer aussi. De même qu’ils ignorent que la monnaie 100% est étroitement liée à la conception de l’épargne préalable. C’est ce que souligne Sylvie Diatkine : dans le système de monnaie 100% de Fisher : « Le crédit n’est pas lié à la monnaie que les banques créent mais à l’épargne » 14 et elle ajoute « On retrouve donc la tradition classique puisque les investissements et les prêts bancaires ne sont possibles qu’à partir d’une épargne préalable déposée chez elles ».
13 En général désignée de façon erronée comme « la fin de l’étalon -or ».
14 S. Diatkine, « La monnaie à l’abri des prêts : le plan de I. Fisher (1935) à l’origine des propositions de “Narrow Banking”», Communication aux 20èmes Journées Internationales d’Économie Monétaire et Bancaire, Birmingham, 5-6 juin 2003 http://www.univ-orleans.fr/deg/GDRecomofi/Activ/diatkine_birmingham.pdf
Autre exemple de discours
pseudo-critique, le film d’animation « Comprendre la dette publique (en
quelques minutes) », explique la création de la monnaie avec l’image d’un
robinet coulant dans une baignoire et l’inflation comme le débordement de la
baignoire. On est là, sous couvert de critique antilibérale, dans le
quantitativisme le plus trivial.
c) Un confusionnisme
historique
La focalisation sur la loi
de 1973, outre qu’elle repose sur une méconnaissance du contenu de ce texte,
conduit à faire l’impasse sur les évolutions historiques du système financier
et donc sur les enjeux de ces évolutions. Ce qu’il importe de comprendre, c’est
la façon dont s’est manifestée la victoire progressive de ceux que Keith Dixon
a appelé « les évangélistes du marché ». Dans le domaine qui nous
occupe, cette victoire se traduit par l’idée que le marché est mieux à même de
procéder à l’allocation de s ressources financières. Pour éviter de sombrer
dans la caricature, il faut d’abord dire que cette idée n’est pas dénuée de
fondement. Le marché a d’indiscutables qualités comme procédure d’allocation et
d’incitation. Mais, pour reprendre une formule de Christophe Ramaux, le
« hold up intellectuel » des libéraux a consisté à placer les
décideurs devant l’alternative suivante : ou bien l’archaïsme de la
règlementation, ou bien l’efficience du marché. Le moins que l’on puisse dire
c’est que les choses sont légèrement plus compliquées. En France, une étape
décisive est franchie (avec difficulté d’ailleurs) à partir du rapport
Marjolin, Sadrin, Wormser de 1969. Laisser fixer le taux de l’argent par le
marché monétaire et limiter l’intervention de la banque centrale à la
régulation de ce taux est un choix lourd de conséquence. Il peut certes être
justifié ou contesté. Mais force est de constater que l’Allemagne, dont on nous
vente par ailleurs les mérites depuis fort longtemps, a conservé un système de
refinancement à taux fixe jusqu’au passage à l’euro 15. Autre étape
importante, si on veut analyser l’évolution du système financier français, est
le livre blanc sur le financement de l’économie qui conduit au vote de la loi
bancaire de 1984. Celle-ci conduit (entre autre) à la fin de la distinction
entre banque d’affaires et banques de dépôts. Autre épisode majeur (en 1985
-1986) qui achève la réalisation des objectifs du rapport Marjolin, Sadrin,
Wormser en ouvrant le marché monétaire aux agents non bancaires. Toutes ces
évolutions doivent être mises en relation avec les évolutions internationales
(Big Bang financier de Londres en 1986) et avec la volonté de l’État de
financer la dette sur un marché plus profond et plus liquide. Bref, faire de la
« loi de 1973 » l’alpha et l’oméga de la mutation financière est extrêmement
réducteur.
15 Pour le coup c’est le « libéralisme » français qui s’est imposé à une logique allemande administrative !
d) L’illusion de la
conception instrumentale de la monnaie et l’incompréhension de la création
monétaire
Tous ces discours prétendument
critiques sur les questions monétaires, reposent en fait sur une conception
instrumentale et substantialiste de la monnaie. La monnaie est une
« chose » qui appartenait jadis à l’État et dont les banquiers
se sont emparés pour faire du profit. Il s’agirait donc de rendre cette
« chose » à l’État. La conception instrumentaliste est très
perceptible lorsque É. Chouard propose de résoudre le problème de la
pénurie de logements par une création massive de monnaie qui permettrait de faire
disparaître sans délai la question des mal- logés. L’aspect substantialiste se
révèle à travers la référence à l’or. Ce qui n’a pas été compris, c’est
que la monnaie est un rapport social. Dans un langage inspiré de Marx, la
monnaie permet la validation sociale des travaux privés. Dans le même sens on
peut adopter la définition de M. Aglietta pour qui « La monnaie est un
rapport global entre les centres de décision économique et la collectivité
qu’ils forment, grâce auquel les échanges entre ces agents acquièrent une
cohérence » 16. Le même auteur développe cette idée en insistant sur le
lien entre monnaie et économie marchande : « Concevoir la monnaie
comme le médiateur de la socialisation des sujets économiques, c’est affirmer
que l’analyse de la monnaie et celle de l’économie marchande sont un seul et
même problème. On est aux antipodes des théories naturalistes de l’économie qui
ne voient dans la monnaie qu’un intermédiaire technique commode des échanges,
ou même une marchandise particulière » 17.M. Aglietta et A. Orléan
formulent la même analyse : « Dans l’ordre économique, la monnaie
est l’instrument de conversion de l’individuel en collectif et du privé en
social » 18.
Une telle approche de la monnaie suppose que l’on articule d’une part le
caractère décentralisé du fonctionnement de l’économie marchande et le
caractère privé (individuel) des choix qui sont opérés et, d’autre part, la
nécessaire socialisation/centralisation sans laquelle les décisions privées ne
peuvent pas être cohérentes. Face à cette tension, les analyses économiques
libérales proposent deux solutions antagoniques :
– La solution de la
centralisation : concentrer entre les mains de l’État le pouvoir de
création monétaire (Rueff, Allais, Friedman, Fisher)
– La solution de la
décentralisation : le Free Banking et les monnaies privées concurrentes
(Hayek). La tâche d’une véritable pensée critique c’est de penser la tension
entre les deux exigences de centralisation et de décentralisation et de
proposer une construction institutionnelle capable de contribuer à la
coordination des actions individuelles autonomes. En invoquant tantôt la
monnaie100%, tantôt les monnaies alternatives 19, on passe donc à côté de
l’enjeu.
16 M. Aglietta : La fin des devises clés, La découverte, Coll. Agalma, 1986 (p. 17).
17 M. Aglietta, « L’ambivalence de l’argent », Revue française d’économie. Volume 3, n° 3, 1988. (p. 98).
18 M. Aglietta et A. Orléan (dirs) : La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998 (p. 20).
19 Voir sur ce point la réponse publiée par E. Le Héron à la question d’un internaute sur le site des Économistes Atterrés http://atterres.org/article/question-sur-le-monopole-de-la-monnaie
C’est
la perspective que trace F. Lordon en se référant à Aglietta et
Orléan : « La grande leçon de La violence de la monnaie, c’était
qu’en matière monétaire les modèles polaires purs sont dangereux et qu’il
n’y a pas d’autre voie que celle du compromis institutionnalisé entre les
principes antagonistes du fractionnement et de la centralisation, de l’État
instance de la volonté souveraine et de l’État abuseur monétaire
potentiel, etc. » 20
20 Frédéric Lordon,
« Pour un système socialisé du crédit », 15 janvier 2009, Blog
du Monde diplomatique
http://blog.mondediplo.net/2009-01-05-Pour-un-systeme-socialise-du-credit
e) L’illusion du crédit
gratuit
Beaucoup de discours sur la
loi de 1973 renvoient à un problème plus large : celui de la compréhension
de la nature du taux d’intérêt. Il y a implicitement un raisonnement du type
suivant : » puisque la monnaie est créée ex nihilo, et donc
puisqu’elle ne coûte rien, elle devrait être prêtée gratuitement ». Il
importe donc de préciser ce qu’est un taux d’intérêt.
1/ Il ne faut pas confondre
monnaie et épargne : lorsqu’un organisme financier collecte de l’épargne
il la rémunère (l’intérêt), lorsqu’il prête cette épargne il perçoit une
rémunération (un autre intérêt supérieur au précédent) afin de dégager une
marge pour l’organisme financier. Les épargnants accepteraient difficilement
une rémunération nulle. Le taux d’intérêt rémunère dans ce cas le fait qu’un
individu (l’épargnant) renonce provisoirement à disposer de son épargne (dans
une perspective keynésienne on dira qu’il renonce à la liquidité de son
avoir). L’organisme financier qui réalise cette opération supporte des
coûts (même si la monnaie est crée ex nihilo), les services qu’il offre
(gestion des paiements, octroi des crédits, etc.) doivent donc être rémunérés
pour, au minimum couvrir les coûts.
2/ Lorsque la somme prêtée
résulte d’une création de monnaie, la banque qui crée la monnaie prend un
risque (on parle de « pari bancaire »), le taux d’intérêt est dans ce
cas la rémunération de cette prise de risque. On parle du risque de crédit et
le taux d’intérêt prend en compte ce risque (un place ment plus risqué
s’accompagne d’un taux d’intérêt plus élevé). Le taux n’est donc rien
d’autre qu’un prix, comme le prix des tomates ou le taux de change. Bien
sûr, nous savons que les marchés ne sont pas efficients et que la prétention
des économistes libéraux selon laquelle les marchés fixent le
« vrai » prix est très contestable. Il est donc légitime que les
autorités publiques interviennent sur la fixation de ce prix (comme sur la
fixation de nombreux autres prix). Il en va ainsi des prêts à taux bonifiés qui
permettent d’orienter les investissements sur des activités socialement utiles.
Mais il serait erroné de laisser croire que les financements peuvent être
gratuits, cela conduirait vraisemblablement à des choix sociaux sous optimaux
(mauvais allocation des moyens de production). Par exemple, si l’on veut
organiser une transition écologique de l’économie, il faudra des
investissements très importants, il faudra donc rémunérer les épargnants qui
accepteront de financer ces investissements, le taux d’intérêt permettra aussi
d’effectuer des choix entre divers investissements possibles. Comme tout
prix, le taux d’intérêt a une fonction d’incitation et d’information. A défaut
de prix, le risque de dérapage de la part de l’État n’est pas
négligeable : « si l’État n’avait aucune contrainte de rendement
puisque l’argent serait gratuit pour lui, il pourrait s’habituer à faire beaucoup
de déficits sans faire attention à la rentabilité réelle de ses dépenses ce qui
entraînerait une forte création monétaire (hausse de la demande) sans que
l’offre ne suive obligatoirement » 21.
21
E. Le Héron, Questions/réponses sur les emprunts d’État, 29 janvier 2012.
Il faut noter à ce propos
que tous les calculs fantaisistes de A.J. Holbecq 22, repris dans de nombreuses
publications, qui tendent à montrer que la dette publique s’explique en
totalité par le paiement des intérêts de la dette, reposent sur l’hypothèse
d’un taux d’intérêt nul qui sert de situation de référence (c’est le crédit
gratuite qui serait la norme et le paiement d’intérêts une situation
scandaleuse) 23.
22
Voir notamment la critique de J.M. Harribey : Crise : « Que la
neige tombe ! » http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2012/02/06/crise-que-la-neige-tombe/
23 Cette critique de l’illusion du crédit gratuit n’est pas exclusive du fait que, dans certaines conditions, il pourrait être judicieux que l’Institut d’émission fournisse à taux nul ou très faibles des moyens de financement à l’État (c’est d’ailleurs ce que prévoyait la loi de 1973). Mais en fait, dans les discours sur le crédit gratuit, il y a bien autre chose. Beaucoup de gens semblent partager la croyance selon laquelle on pourrait, par simple jeu d’écriture, créer de la valeur. Il faut ici revenir à Marx : c’est la force de travail qui crée de la valeur. Le capital argent est de la valeur en procès. On peut compléter Marx à partir des analyses de Keynes, de Myrdal et de Kalecki : la création de monnaie est une ante-validation. Elle est l’opération qui permet de donner son impulsion au circuit monétaire de production. Mais dans cette conception de la monnaie endogène, ce qui est décisif, c’est la qualité des créances monétisées, c’est-à-dire le fait que ces créances correspondent à une valeur produite effectivement par la mise en œuvre de la force de travail. Faire fonctionner la « planche à billets », comme on l’écrit beaucoup par les temps qui courent (et à tort selon moi) sans création de valeur parle processus productif, ne permettra en aucune façon d’améliorer la couverture des besoins sociaux.
f) L’illusion du tout
État
Comme nous l’avons vu, la
critique de la « loi de 1973 » débouche généralement sur la volonté
de rendre à l’État la totalité du pouvoir de création monétaire. Cette
proposition repose implicitement sur l’idée que l’État fera nécessairement un
bon usage des moyens qui lui seraient ainsi attribués. Or l’histoire des
banques nationalisées, comme l’actualité des institutions financières qui
restent sous le contrôle de l’État 24, montrent bien que l’État n’est pas nécessairement
et spontanément au service du bien commun. C’ est pourquoi, tout en présentant
toutes les bonnes raisons qui pourraient conduire à mettre en œuvre des
nationalisations sanctions contre les institutions financières, Frédéric Lordon
exprime ses doutes à l’égard de la mise en place éventuelle d’un financement
étatisé : « il est permis de redouter que le pôle étatique
unifié du crédit cède plus souvent qu’à son tour à la tentation de substituer
aux critères de la sélectivité économique qui régissent normalement les
octrois de crédit, des critères de sélectivité politique avec les risques de
surendettement et de mauvaises créances qui vont avec, et plus encore à la
tentation d’apporter des solutions monétaires à des conflits qui n’ont pas
réussi à être réglés politiquement » 25. S’il faut mobiliser la
« main gauche de l’État » (Pierre Bourdieu) il faut aussi mettre en
place des contre-pouvoirs, garantir le pluralisme et le contrôle démocratique,
favoriser la décentralisation (lien entre financement et développement des
territoires) etc. Plus généralement sans doute, il faut trouver un équilibre
entre la centralisation étatique, la libre initiative des agents (logique
marchande voire capitaliste) et la logique collective et communautaire (qui
pourrait correspondre à un crédit mutualiste et coopératif retrouvant ses
racines démocratiques et émancipatrices.
24 Voir le limogeage récent du directeur de la Caisse des dépôts et consignation ou les conditions de nomination du PDG du groupe BPCE.
25 Frédéric Lordon, Pour un système socialisé du crédit, 15 janvier 2009, Blog du Monde diplomatique
Plus concrètement, sur la
base du constat des dérives du capitalisme financiarisé, trois évolutions
semblent nécessaires :
– Un renforcement
significatif de la réglementation des activités financières
– Le développement d’un
pôle financier public cohabitant avec d’autres types d’activités financières et
mis au service d’un volontarisme public en ce qui concerne les grandes
orientations du développement économique
– Le développement de
structures financières diverses contrôlées par la société civile (associations,
syndicats, entreprises) associée aux collectivités territoriales. Pour utiliser
un autre vocabulaire, il faut à la fois réduire la place de la logique
capitaliste et la place de la logique marchande, alors même que ces deux types
de logique ont vu leur impact sur la société se développer considérablement (et
en particulier dans le secteur financier)depuis les années 1980. Une telle perspective
est évidemment complexe et semée d’embuche, il est plus rassurant d e croire
qu’il suffirait d’abroger la loi de 1973 ou de sortir de l’euro pour résoudre
par miracle tous les problèmes.
[zLoi-1973]