Contributions à une exposition des mathématiques sur de meilleurs fondements

 

AVERTISSEMENT

par Jacques Laz

Nous nous sommes référé à l’édition de H. Wussing (Darmstadt, 1975) qui reproduit en fac simile l’édition originale des Contributions à une exposition des mathématiques sur de meilleurs fondements (Premier Cahier), publiée en 1810 chez Caspar Widtmann, à Prague.

Les indications de page de l’édition originale sont données entre crochets. Les notes avec pour appel un astérisque () sont de Bolzano. Les appels renvoyant à nos notes sont en numérotation continue. Les termes allemands, importants pour l’intelligibilité du texte, ont été insérés entre parenthèses et en italiques. Les références entre parenthèses dans le texte sont de Bolzano. Tous les termes soulignés, transcrits par nous en italiques, le sont conformément au texte original.

Le lecteur trouvera dans le glossaire les choix de traduction pour certains concepts bolzaniens.

 

SUR LA DOCTRINE KANTIENNE
DE LA CONSTRUCTION DES CONCEPTS PAR LES INTUITIONS

§ 1

De nous avoir rendus pour la première fois véritablement attentifs à la différence importante qui règne entre la partie analytique et la partie synthétique de notre savoir, cela demeure un mérite que Kant s’est acquis, même s’il s’avère qu’on ne peut ni légitimer ni prendre en compte tout ce que ce philosophe (Weltweise) a en outre affirmé concernant la nature interne de nos jugements synthétiques. Il est certain que la vérité des jugements analytiques repose sur une tout autre raison (Grund) que celle des jugements synthétiques. Si tant est que les premiers méritent le nom de véritables jugements (ce que je leur accorde non sans réserve ), ils reposent alors tous sur cette unique proposition universelle qu’énonce la formule suivante : (A cum B) est une espèce de A♦♦. Si l’on nomme cette proposition le Principe d’unité♦♦♦, ou le Principe de contradiction, on peut alors du moins dire que le Principe de contradiction est la source universelle de tous les jugements analytiques♦♦♦♦. Mais il en va tout autrement des jugements synthétiques. Ceux-ci ne se laissent manifestement pas déduire de ce principe. C’est pourquoi Kant souleva la question suivante : quelle est donc ici la raison qui détermine notre entendement à ajouter à un certain sujet un prédicat qui n’est pas du tout compris dans le concept (dans la définition) de ce sujet ? Et il crut trouver que cette raison (Grund) ne pouvait être rien d’autre qu’une intuition que nous relions au concept du sujet et qui contient en même [137] temps le prédicat. Et en conséquence il faut, dit-il, que correspondent à tous les concepts à propos desquels nous sommes censés pouvoir former des jugements synthétiques, des intuitions. Si maintenant ces intuitions sont simplement empiriques, alors les jugements qu’elles ont rendu possibles sont également empiriques. Or, vu qu’il existe aussi des jugements synthé­tiques a priori (comme en effet la mathématique et la physique pure en contiennent indéniablement), il doit de la même façon – aussi étrange que cela puisse paraître – y avoir nécessairement aussi des intuitions a priori. Et si l’on s’est un jour intimement résolu à croire qu’il pouvait y en avoir de telles, alors on se convainc également sans difficulté, à l’avantage de la mathématique et de la physique pure, qu’elles sont le temps et l’espace.

. Voir la Section II, § 18.

. Voir note présentation supra, p. 61. Sur l’évolution de Bolzano concernant l’analyticité, cf. 140-145.

♦♦. (A cum B), c’est-à-dire (A qui est B), où A et B sont des concepts. Cf. supra, p. 70-71.

♦♦♦. Nous respectons la lettre du texte qui dit Satz der Einheit. On est tenté de penser à une erreur de transcription où Einheit aura été substitué à Einerleiheit. Satz der Einerleiheit est en effet l’expression qu’emploie communément Bolzano pour désigner le Principe d’identité.

♦♦♦♦. Cf. Critique de la Raison pure : « Nous devons donner au Principe de contradiction la valeur de principe universel et pleinement suffisant de touteconnaissance analytique ». (AK Ilt, 142. A 151. Pléiade, I, p. 894). Toutefois, Bolzano juge que le Principe d’identité, puisqu’il est lui-même analytique, ne nous apprend rien : il n’est donc pas, stricto sensu, une raison (Grund). cf. Contributions, Second Cahier, « Mathesi,r générale», § 5.

. Les lignes qui suivent fournissent un résumé rapide et ironique de l’Introduction à la Critique de la Raison pure et de l’Esthétique transcendantale. Le lecteur pourra se reporter au commentaire suivi que nous en proposons dans notre présentation, p. 72.

. Sur cette interprétation par Bolzano de la thèse kantienne, cf. supra, p. 72.

§ 2

Honnêtement, nous devons demander ici ce que Kant peut bien entendre par intuition. Et nous obtenons par exemple de sa Logique publiée par Jaesche ou même d’une foule d’autres passages de ses écrits (par exemple Critique de la Raison pure, p. 47 sq.) la réponse suivante : toutes les représentations [138] sont soit des intuitions, c’est à-dire des représentations d’un individu, soit des concepts, c’est-à-dire des représentations de quelque chose d’universel. Si nous demandons enfin ce que doit pouvoir signifier l’expression intuition pure a priori, il ne me vient, quant à moi, aucune autre réponse possible que la suivante : c’est une intuition qui est liée à la conscience de la nécessité qu’elle doit être ainsi et non autrement♦♦. Car c’est seulement si cette conscience de la nécessité est contenue dans l’intuition, qu’elle peut se trouver aussi dans la relation que celle-ci permet entre le sujet et le prédicat, c’est-à-dire dans le jugement♦♦♦.

. Logique, Trad. Guillermit, p. 99. Critique de la raison pure, AK III, 49. A 19 Pléiade, I, p. 781 sq., et AK III, 251. A 320. Pléiade, I, p. 1031.

♦♦. Sur l’importance décisive de cette explicitation par Bolzano du concept d’intuition a priori, voir notre présentation supra, p. 72-74.

♦♦♦. Ainsi, faire de l’intuition le principe de liaison entre le prédicat et le sujet, c’est finalement lui conférer toutes les propriétés du jugement lui-même. La Critique aboutit alors à cette affirmation incohérente selon laquelle l’intuition juge. Or Kant ne cesse d’affirmer que la sensibilité ne peut être dans l’erreur, non du fait de son infaillibilité, mais parce qu’elle ne juge pas du tout. Cf. supra, p. 72-75.

§ 3

Il est bien connu que plusieurs se sont déjà scandalisés de ces intuitions a priori de la philosophie critique. Pour ma part, j’irai volontiers jusqu’à concéder qu’il doit y avoir une certaine raison, tout à fait différente du Principe de contradiction, pour laquelle l’entendement joint dans [139] un jugement synthétique, le prédicat au concept du sujet. Mais que cette raison puisse être, et être appelée une intuition et, qui plus est, une intuition pure dans le cas des jugements a priori, cela je ne le trouve pas clair♦♦. Et même, s’il me faut être sincère, tout cela me paraît reposer sur une distinction qui n’a pas été assez clairement pensée entre ce que signifie empirique et ce que signifie a priori dans nos connaissances♦♦♦. La Critique de la Raison pure commence bien par cette distinction♦♦♦♦ ; mais (et cela m’avait déjà scandalisé lorsque j’avais pris connaissance de ce livre pour la première fois) elle n’en donne aucune définition véritable. Comment suppléer maintenant à ce manque♠ ? Étant donné que les deux concepts, empirique et a priori, sont opposés l’un à l’autre de façon contradictoire, il serait suffisant d’avoir défini convenablement l’un des deux seulement, par exemple le concept d’empirique ; alors la définition de l’autre serait donnée d’elle-même par simple opposition. Qu’entendons-nous donc à vrai dire par empirique ? Que du moins l’on ne nous donne pas en guise de [140] réponse « empirique est ce que nous obtenons par les cinq sens – ou bien par un objet extérieur ». En tant que philosophes en effet, nous n’avons pas encore le droit de supposer ce que sont les cinq sens ni qu’il y ait des objets extérieurs.

. Sur les auteurs en question, voir les indications données dans la note 25, p. 18.

♦♦. La raison qu’il s’agit de chercher pour expliquer la synthèse a priori n’a rien à voir avec l’intuition ni même avec un rapport à l’intuition. Ce fondement, comme il sera dit plus loin, est l’objet d’une Deductio. Cf. § 5 (pour les jugements synthétiques a priori), § 6 (pour les jugements d’expérience). Voir notre commentaire, supra, p. 79-81.

♦♦♦. Sur l’insuffisance des définitions kantiennes, Cf. supra, p. 77-78.

♦♦♦♦. Critique de la Raison pure, Introduction, § 1 : « De la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique », AK III, 27. B1. Pléiade, I, p.757-758.

. Bolzano reconnaît à Kant le mérite d’avoir séparé strictement l’intuition et le concept. Simplement, il ne les a pas correctement définis. Ces distinctions constituent un réel héritage kantien, sous réserve d’inventaire et de très profondes modifications. Cf. supra, p. 77-78.

§ 4

Selon mon opinion, la différence entre l’empirique et l’a priori dans nos connaissances ne concerne originairement que nos jugements et ce n’est que par ceux-ci qu’elle peut aussi être étendue indirectement à nos concepts ou à nos représentations. Je suis en effet conscient de posséder des jugements de la forme : « Je perçois – X » ; et ces jugements, je les nomme des jugements empiriques, des jugements de perception ou de réalité (Wirklichkeitsurteile)♦♦et cet X en eux, je le nomme une intuition, ou, si l’on veut, une représentation empirique. La copule propre à tous ces jugements est le concept du percevoir que je tiens pour un concept simple, par conséquent indéfinissable♦♦♦. Pour [141] le circonscrire (umschreiben) cependant et se prémunir du malentendu, on pourrait tenter de dire qu’il s’agit du concept d’un être, a) d’un simple être pur, sans nécessité♦♦♦♦, b) d’un être qui n’est pas celui d’un objet extérieur en tant que tel, mais seulement d’une simple représentation en moi (c’est-à-dire de l’intuition).

Mes autres jugements maintenant, notamment ceux qui a) expriment une nécessité ou b) une possibilité ou c) un devoir (cf. § 15 de la Section II), je les nomme a priori, et les concepts qui interviennent en eux comme sujet ou prédicat, je les appelle des concepts a priori ♦♦.

Qu’il corresponde à la représentation un objet extérieur comme raison (alr Grund), cela doit en effet être d’abord obtenu par un raisonnement (geschlossen).

. Thèse capitale. C’est là un reproche majeur que Bolzano adresse à Kant la confusion systématique du jugement et de la représentation. Kant attribue d’abord aux représentations, des propriétés que seules les propositions peuvent avoir. Ainsi en est-il de l’a priori, du nécessaire, de l’empirique, du pouvoir de liaison, etc.

♦♦. L’expression « jugement de perception » est prise dans son sens kantien. La distinction que Bolzano fait entre les jugements de perception et les jugements d’expérience (Cf. § 6) s’inspire de celle des Prolégomènes (§§ 18-20).

♦♦♦. Serait-il composé, l’intuition ne pourrait pas être saisie immédiatement et être l’effet le plus direct (« die nâchste und unmittelbare Wirkung » ) de la modification de mon âme (Wèssenschaftslehre, § 72). Sur l’immédiateté, la simplicité et l’indéfinissabilité de l’intuition, voir supra, p. 77-78.

♦♦♦♦. L’expression « sans nécessité» suffira à opposer cette forme de jugement aux jugements a priori qui répondent à une raison, déterminée au contraire par la stricte logique. Cf. supra, p. 79-81.

. Telle est au contraire la contrainte à laquelle est soumis le jugement d’expérience qui sera défini au paragraphe 6. C’est à ce jugement qu’aboutit la « Deductio » de l’ordre causal, menée à partir de plusieurs jugements empiriques. On distinguera soigneusement les jugements empiriques ou jugement de perception qui sont, du fait de la simplicité de leurs constituants, immédiats, et les jugements d’expérience dont les constituants sont toujours composés – composés précisément de plusieurs jugements empiriques. Cf. Appendice, § 6 et supra, notre commentaire p. 96-106.

. Sur cette classification des jugements dans les Contributions, cf. supra, p. 58-60.

♦♦. Bolzano rappelle ici que l’a priori est une détermination de la proposition et non pas du concept. Un concept n’est a priori que parce qu’il est une composante d’une proposition a priori. Et un jugement est défini comme a priori, non parce qu’il est composé de concepts a priori, mais parce qu’il n’est pas un jugement de réalité, c’est-à-dire qu’il n’est pas une perception. Cf. supra, p. 77-78.

§ 5

En vertu du Principe de raison (Satz vom Grunde), je suis en outre amené à chercher une certaine raison (Grund) à tous mes jugements. Celle-ci cependant est tout autre pour [142] les jugements empiriques que pour les jugements a priori. Les premiers ou ceux qu’on appelle encore les jugements de réalité ont cela en propre que je cherche leur raison dans ce qui est (dans quelque chose de réel, dans les choses ♦♦ ; c’est-à-dire, selon les circonstances, en partie dans ce que j’appelle « la constitution particulière de ma faculté de perception », en partie dans certaines « choses différentes de moi, c’est-à-dire extérieures à moi qui (selon la façon courante de parler) agissent sur ma faculté de perception »♦♦♦ II. Il n’en va pas de même de mes jugements a priori ♦♦♦♦ pour lesquels je ne peux trouver la raison au nom de laquelle j’ajoute le prédicat au sujet nulle part ailleurs que dans le sujet lui-même (et dans la propriété particulière (Beschaffenheit) du prédicat)  ; c’est ce que nous avons fait déjà plus haut dans la IIe Section au paragraphe 20 .

Des intuitions ne servent et ne peuvent ici, d’après mon idée, servir de rien, comme cela sera [143] peut-être mieux éclairé dans les paragraphes suivants par d’autres considérations.

S’il arrive qu’on dise parfois que cette raison se trouve dans l’absolue nécessité des choses ou la constitution particulière de notre entendement, alors il faut dire, je crois, que ce sont là des façons de parler vides qui en définitive ne disent rien de plus que : c’est ainsi parce que c’est ainsi

. Le Principe de raison, bien qu’il s’applique aussi aux choses hors du temps (cf. § 8), n’est pas, contrairement à ce que pensent les leibnizo-wolffiens, un principe universel. Il indique seulement qu’il faut chercher une raison à toute chose, sans savoir à l’avance si elle existe. Certaines propositions, les axiomes et les principes des différentes sciences, la loi morale, Dieu... n’en ont pas. Il faut distinguer le Satz vom Grunde et le Prinzip des Grundes. Le premier demande de chercher la raison des choses, le second affirme – à tort – qu’elle existe toujours (cf. Contri­butions, Second Cahier, BBGA 2 A 5, p. 26). Les choses sensibles ont toutes une raison. Mais deux objets réels A et B étant donnés, la liaison causale entre eux deux doit faire l’objet d’une Deductio. Il faut distinguer la raison (ou cause) d’un objet réel, de la proposition qui énonce cette liaison causale. C’est cette proposition – l’Appendice l’appelle « jugement d’expérience », mais il faut ici le prendre dans un sens objectif – qui est l’objet véritable de la Deductio. Mais la Deductio de cette proposition est aussi celle de cette cause.

♦♦. Sur cette raison réelle du jugement de perception, cf. supra, p. 96-100.

♦♦♦. Cette raison, qu’elle soit intérieure ou extérieure, est toujours réelle. Ceci suffit à justifier l’appellation : jugements de réalité. Le jugement d’expérience (cf. § 6) implique non seulement une raison réelle mais aussi une raison logique. Cf. supra, p. 100-108.

♦♦♦♦. Les jugements a priori ont eux aussi une raison, mais cette raison ne saurait être réelle. C’est une raison logique qui n’est pas causale et qui est indépendante des modifications de mon âme. Elle est idéale et je la découvre non pas à partir d’une impression extérieure ni même d’une « impression de réflexion » – elle est inassignable à une quelconque origine empirique au sens de Hume ‑, mais comme une propriété logique et objective du sujet et du prédicat. Nous traduisons le terme fondamental Beschaffenheit par propriété. On évitera de confondre la caractérisation de cette raison avec celle du jugement analytique, qui est tirée d’une propriété, très restrictive, de ses constituants : la présence du prédicat comme genre dans la définition du sujet comme espèce dans ce genre (Appendice, § 1). Sur la raison des jugements synthétiques a priori, cf. supra, p. 79-81 et 87-90.

. Cette remarque vise, sans les nommer, les déductions transcendantales qui expliquent nos jugements par des propriétés inhérentes à nos facultés de connais­sance, au lieu de nous donner les raisons par lesquelles nous arrivons à connaître ce que nous connaissons.

. Le paragraphe mentionné énonce dans un métathéorème important les conditions de démontrabilité des propositions. Bolzano arrive à un nouveau critère de classification des jugements synthétiques à partir de la nature de leur raison : un jugement sera dit a priori lorsque sa raison peut être découverte sans recours à l’intuition. Autrement dit, il sera défini comme a priori lorsqu’il a cette propriété d’avoir sa raison strictement déductible des seules propriétés logiques du sujet et du prédicat. On voit que l’a priori est défini non comme une propriété de la représentation ou de la connaissance, mais comme le critère de la démontrabilité ou de la déductibilité proprement logique d’une proposition. Sur le contenu du paragraphe évoqué dans le texte (Contributions, IIe Section, § 20), voir notre commentaire sur « Le fondement des jugements synthétiques », supra, p. 74-81.

§ 6

Certes, il existe bien une espèce de jugements, ceux qu’on appelle les jugements d’expérience ou jugement de probabilité (Erfahrungsoder Wahrscheinlichkeitsurteile) (cf. IIe Section, § 15), dans lesquels la liaison du prédicat avec le sujet est effectivement rendue possible au moyen d’intuitions. Car à partir du moment où j’ai les jugements de perception : «je perçois les intuitions X et Y, et qui plus est, jamais X sans Y »♦♦, je tire ensuite (herleiten) de ceux-ci, au moyen du Principe de raison, le jugement de probabilité :» Il est probable que la chose qui est la raison [144] de l’intuition X est liée à celle qui est la raison de Y comme une cause à son effet♦♦♦. De cette forme sont à mon avis tous nos jugements qu’on appelle jugements d’expérience. Si nous disons par exemple : le soleil échauffe la pierre, cela ne signifie en vérité rien d’autre que : l’objet (soleil), qui est la cause de l’intuition X (c’est-àdire du disque solaire tel qu’il brille), est aussi la raison de l’intuition Y (c’est-à-dire de celle d’une pierre chaude)♦♦♦♦. Mais tous ces jugements ne possèdent selon leur nature que la probabilité.

. Le paragraphe 6 reprend la fameuse distinction entre jugement de perception et jugement d’expérience, établie par Kant dans les Prolégomènes (§§ 18-22). Cf. supra, p. 93-96.

♦♦. Voir notre analyse de ce raisonnement qui, à partir d’une base « solipsiste » de la simultanéité répétée, déduit l’objet – c’est-à-dire la cause – de la perception extérieure. Cf. « Physique bolzanienne et physique kantienne », p. 96-118.

♦♦♦. Pour l’exposition de cette Deductio de la causalité à partir de la perception, voir notre commentaire, p. 96-106.

♦♦♦♦. Formule qui résume la Deductio – rationnelle et non transcendantale – du jugement d’expérience, cf. notre commentaire supra, p. 106-108.

§ 7

Comment cependant peuvent naître, par une liaison à des intuitions, des jugements absolument certains, tels que le sont tous les jugements a priori ? Kant semble vouloir dire : « Si je lie à une intuition le concept universel, par [145] exemple d’un point ou d’une direction ou d’une distance, c’est-à-dire si je me représente un point singulier, une direction ou distance singulières, alors je découvre dans ces objets singuliers que leur revient tel ou tel prédicat ♦♦♦, et je sens en même temps que ceci vaut de même pour tous les autres objets qui tombent sous ce concept ». Si tel est ce que veulent dire Kant et ses disciples, je pose la question suivante : comment en venons-nous donc, lors de l’intuition de tel objet singulier, au sentiment ♦♦♦♦ (zu dem Gefühle) que ce que nous remarquons en lui vaut aussi [146] pour tout autre ? Au moyen de ce qui est singulier et individuel ; ou au moyen de ce qui est universel en cet objet ? À l’évidence seulement au moyen de ce qui est universel, c’est-à-dire au moyen du concept, non pas au moyen de l’intuition (cf. § 2).

. Les jugements a priori ont tous une absolue certitude ; mais ils ne sont pas les seuls, il en va ainsi également des jugements empiriques. Ont en effet l’absolue certitude, non seulement, comme on a l’habitude de se le représenter d’ordinaire, les jugements de nécessité, mais encore les jugements de possibilité, de réalité et de devoir ; en un mot tous nos jugements, hormis ceux dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent, qui justement pour cette raison méritent le nom spécifique de jugements de probabilité♦♦.

. Tel est le cœur de la question : qu’il y ait des jugements synthétiques et même certains d’entre eux qui requièrent l’intuition n’implique en rien que l’apodicticité soit conservée par elle. Ce n’est pas le cas en particulier, comme l’a montré le paragraphe 6, des jugements d’expérience. La thèse devient particulièrement « scabreuse », lorsque l’intuition est dite non seulement réaliser la synthèse mais encore conserver l’apodicticité du jugement sous le nom d’intuition a priori.

♦♦. Si les jugements de probabilité sont les seuls à ne pas être certains, c’est qu’ils portent sur une réalité extérieure et objective. Celle-ci n’est pas donnée dans une perception immédiate (§ 4). Tout jugement portant sur une réalité extérieure est un jugement non pas immédiat portant sur un objet simple – telle l’intuition incom­municable qui a la garantie de la certitude ‑, mais un jugement indirect et conclu, qui énonce la raison objective (indépendante de moi, parce qu’elle est, comme le dira la Wissensehaftslehre, une proposition « en soi ») de la liaison en moi de plusieurs jugements de perception. Cf. supra, p. 96-108.

♦♦♦. Cette interprétation de Bolzano pourrait paraître réductrice. On pourrait avancer que Kant désigne par l’expression « intuition a priori » le lieu des schèmes de l’entendement. A ce titre, les schèmes, qui ne sont pas des intuitions empiriques sont, par un de leur côté, homogènes au concept et, par conséquent, quand ils sont a priori, ils pourraient être porteurs comme eux d’apodicticité. Le schème est dit « d’un côté intellectuel, de l’autre sensible » et sa définition en fait une règle, distincte d’une image (cf. Critique de la raison pure, AK III, 134. A 138, Pléiade, I, p. 885). Est aussi schème le concept construit comme tel : il a deux « faces », etc. Cependant, il n’en est pas moins vrai que le schème n’est a priori que par la nature a priori du concept auquel il correspond. Il n’y aurait pas, selon le vocabulaire de Kant, de schème a priori sans concept a priori et surtout le schème a priori ne peut être dit simplement réceptif. Comment parler alors pour désigner ce schématisme, d’intuition a priori ? Celle-ci, si l’on s’en tient au texte, relève en effet de la pure réceptivité, tandis que celui-là implique d’être déterminé par un concept. Sur la critique du schématisme, cf. supra, p. 139-142.

♦♦♦♦. Bolzano évoque ici la fonction du Gefühl. On peut y voir ce qui dans la philosophie transcendantale de Kant à Schelling, est abusivement – et d’une façon contradictoire – identifié à une intuition, placée à la base du jugement, cf. supra, p. 75-76 et note 185.

§ 8

À quel point la doctrine kantienne des intuitions peut être scabreuse (misslich), cela se révèle avec une clarté particulière si on l’étend aussi à d’autres propositions, aux propositions qui n’appartiennent pas à la géométrie. Le Principe de raison, la plupart des propositions de l’arithmétique sont, d’après une remarque juste de Kant, des propositions synthétiques. Mais qui ne sent pas tout l’artifice que Kant, afin d’appliquer sans restriction sa doctrine des intuitions, dut déployer, pour affirmer qu’il y a également au fondement de ces propositions une intuition et plus précisément – car quelle autre pourrait-ce bien être ? – l’intuition du temps♦♦ ? Le Principe de raison vaut pourtant aussi là où il n’y a aucun temps, et c’est bien à la suite de ce Principe que Kant lui-même admet (selon une remarque que l’on a déjà souvent faite) l’existence des noumènes [147], qui ne sont pas dans le temps♦♦♦. Les propositions de l’arithmétique ne nécessitent l’intuition du temps en aucune façon. Nous ne voulons analyser qu’un exemple. Kant mentionne la proposition 7 + 5 = 12. A la place de celle-ci nous allons prendre, uniquement pour faciliter l’exposé, la proposition plus courte 7 + 2 = 9. La démonstration de cette proposition ne présente pas de difficulté dès que l’on présuppose la proposition universelle a + (b + c) = (a + b) + c, selon laquelle, dans le cas d’une somme arithmétique, on ne s’occupe que de l’ensemble (Menge) et non pas de l’ordre des éléments (un concept qui comprend assurément celui de succession dans le temps (Zeitfolge)♦♦♦♦). Cette proposition, loin de présupposer le concept de temps, l’exclut bien au contraire. Mais cette dernière une fois admise, la preuve de la proposition ci-dessus pourra être conduite de la manière suivante. Que 1 + 1 = 2, 7 + 1 = 8, 8 + 1 = 9, ce ne sont que de simples définitions et des propositions arbitraires. De là 7 + 2 = 7 + (1 + 1), (per def.) = (7 + 1) + 1, (per propos. praeced.) = 8 + 1, (per def.) = 9 (per def.). [148]

. Sur l’évolution de Bolzano quant à la nature synthétique des propositions arithmétiques, Cf. supra, p. 144-149.

♦♦. Kant affirme du nombre qu’il est le schème du temps. Par là il lie la notion de nombre à la notion d’ordre qu’ignore pourtant, comme va le montrer Bolzano, la loi fondamentale de la mathesis qui est à la base de l’arithmétique : Bolzano la nomme la « loi de composition idéale ». Voir plus loin, la note 39.

♦♦♦. Par exemple, Critique de la Raison pure, AK III, 449. A 681. B 709. Pléiade, I, p. 1274-1275.

♦♦♦♦. Zeitfolge est le terme que Kant utilise dans la Critique de la Raison pure pour définir « la progression successive d’un moment à l’autre». Il emploie indifféremment Folge et Succession. Le terme de Zeitfolge n’apparaît nommément que dans la Deuxième des Analogies de l’expérience (AK III, 167. A 189. Pléiade, I, p. 925), mais les Axiomes de l’intuition, qui sont ici visés, emploient à plusieurs reprises les expressions Folge der Zeit et Succession der Zeit. Le concept le plus précis est celui de Zeitreihe (la série du temps) que Kant définit comme le schème constitutif des Axiomes de l’intuition (AK III, 138. A 145. Pléiade, I, p. 890). Ces hésitations et cette complexité de vocabulaire importent peu ici, car s’il est vrai que Kant distingue soigneusement la simple succession subjective du temps, de son ordre (Ordnung), défini dans les Analogies de l’expérience comme temps de l’objet ou de la causalité, il fonde clairement dans les Axiomes de l’intuition l’addition des nombres sur « l’addition des parties du temps » et présente invariablement cette dernière – et comment pourrait-il l’éviter ? – comme une « succession ». (Critique de la raison pure, AK 111, 149.A 163, Pléiade, I, p. 903). Bolzano est donc habilité à dire que la définition kantienne de la somme implique la notion d’ordre, ne serait-ce que dans son sens le plus général, et sa réfutation n’exige pas davantage. En effet, le concept d’ensemble ou de composition idéale d’unités définit la somme arithmétique. Comme le montrent les propriétés de l’associativité et de la commutativité contenues dans la notion d’ensemble d’unités, ce concept exclut par définition l’idée d’ordre et donc celle de succession qui y est incluse. Sur l’importance de cette notion d’ensemble dans la réfutation de l’intuitionnisme, cf. supra, p. 64-67 et 133-137.

§ 9

« Mais alors, dira-t-on, il est, au moins en géométrie, vrai, que certaines intuitions interviennent ici comme fondement. En effet, dès que nous pensons le concept de point, aussitôt l’intuition visuelle d’un point se trouve en nous ». Assurément, mais cette image qui accompagne notre pur concept de point ne lui est pas du tout liée essentiellement, mais seulement par association d’idées ; parce que nous les avons souvent pensés tous deux ensemble. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le caractère de cette image est très différent selon les personnes et qu’elle dépend de mille circonstances accidentelles. Celui qui par exemple n’aurait toujours vu que des lignes grossières et dessinées à gros traits ou celui à qui on n’aurait toujours représenté les lignes droites que par des chaînes ou des bâtons, celui-là aurait à l’esprit lors de la pensée d’une ligne, l’image d’une chaîne ou d’un bâton. Au mot triangle se présente à l’esprit de l’un, un triangle équilatéral, à l’esprit du deuxième, un triangle rectangle, à l’esprit du troisième, [149] peut-être un triangle ayant un angle obtus. C’est pourquoi je ne comprends pas du tout non plus comment Kant a pu trouver entre l’intuition qui fait voir un triangle dessiné réellement devant nous et celle qui fait voir un triangle simplement construit dans l’imagination une différence si grande qu’il déclara la première superflue et insuffisante, la seconde au contraire nécessaire et suffisante pour la preuve d’une proposition synthétique a priori. Selon ma conception, il est assurément inévitable que notre imagination nous représente, à la pensée de n’importe quel objet spatial vu fréquemment, une image de celui-ci ; il est aussi utile et commode, pour juger plus aisément de l’objet, que nous ayons cette image dans la tête ; mais je ne le tiens pas pour absolument nécessaire à ce jugement. C’est ainsi en effet qu’il y a bien en géométrie des théorèmes pour lesquels nous n’avons aucune espèce d’intuitions. La proposition selon laquelle toute ligne droite se peut prolonger à l’infini n’a aucune intuition pour elle♦♦ ; les lignes que notre [150] imagination peut représenter en nous ne sont pas infiniment longues. En stéréométrie, nous traitons souvent d’objets spatiaux composés de si multiples manières que même l’imagination la plus vive ne peut plus se les représenter distinctement ; nous n’en continuons pas moins à faire nos calculs avec nos concepts et trouvons du vrai.

. Pour la distinction entre l’inévitable et le nécessaire, cf. supra, p. 137-138.

♦♦. Sur l’antagonisme avec Kant sur cette question du tracé d’une droite infinie, cf. supra, p. 141-142.

§ 10

« Mais si ce ne sont pas les intuitions qui font la différence essentielle entre la mathématique et les autres sciences, d’où vient donc la grande certitude et évidence de la première ? » – Je réponds : de ceci que l’on peut très facilement vérifier sur des intuitions et des expériences les résultats de la mathématique. Par exemple que la ligne droite soit réellement la ligne la plus courte entre deux points, chacun de nous en fait l’expérience par d’innombrables essais – longtemps avant qu’il n’ait pu le démontrer par des raisonnements(Schlüsse). C’est aussi la raison pour laquelle l’évidence tant vantée de la mathématique disparaît progressivement au fur et à mesure que l’expérience s’éloigne [151] de nous ; tout de même que des propositions qui sont pourtant inférées (gefolgerte Sätze) ont souvent un degré bien plus élevé de clarté intuitive (Anschaulichkeit) que de véritables axiomes (Grundsätze). (Cf. IIe Section, § 21, Remarque)♦♦.

. Bolzano donnera une démonstration de cette « évidence » dans les Paradoxes de l’infini (§ 48, note). Il l’avait déjà donnée dans son premier écrit de 1804, Considérations sur quelques objets de géométrie élémentaire.

♦♦. Le chapitre mentionné des Contributions montre que la Deductio de l’axiome utilise, non seulement pour déduire son indémontrabilité, mais pour nous donner la confirmation subjective de sa vérité, des propositions inférées, plus évidentes que lui. Pour Bolzano, le critère de l’évidence demeure cependant irrémédiablement empirique, même en mathématique : elle est une impression subjective plus ou moins contingente que ressent celui qui juge. Elle connaît des degrés variables suivant les individus et selon le degré d’éloignement qu’ont ces connaissances avec leur expérience commune.

§ 11

 « Ainsi il n’ y aurait donc absolument aucune différence à admettre entre ces intuitions que Kant a appelées a priori et les intuitions empiriques ? Tous les objets doivent pourtant avoir une figure : il n’est pas nécessaire qu’ils possèdent couleur, odeur, etc. » – Je réponds : ce ne sont pas tous les objets parmi ceux qui doivent nous apparaître qui doivent posséder une figure mais seulement ceux qui précisément doivent nous apparaître comme extérieurs, c’est-à-dire dans l’espace. Mais précisément ceux-ci doivent ensuite avoir aussi quelque chose qui remplit cette figure et ceci ne peut, du fait de la constitution particulière de notre faculté de perception, n’être qu’une seule des cinq choses suivantes, soit une couleur, soit une odeur, etc. Par conséquent, la couleur, l’odeur, etc. sont également des formes a priori au sens précis du mot selon lequel l’espace et le temps le sont, sauf que le domaine des premiers est plus [152] réduit que celui des seconds ; exactement comme la forme de l’espace a, de la même façon, un domaine plus réduit que celle du temps. Parmi les concepts en effet (tel sera notre jugement final) n’existe aucune distinction justifiable d’après laquelle ils pourraient être divisés sous la forme de concepts empiriques et de concepts a priori ; tous au contraire sont a priori.

Tu, si quae nosti rectius istis,

Candidus imperti! si non : his utere mecum♦♦.

. Sur cette thèse importante qui confère le statut de forme a priori aux couleurs, aux odeurs, etc., cf. notre présentation, p. 156-160.

♦♦. HORACE. Épîtres, I, 6. « Toi, si tu as des connaissances plus justes que celles-ci, fais en part franchement ! Sinon fais usage de celles-ci avec moi ».

 

M. Ripley s’amuse