CHAPITRE
V
Du
réductionnisme
et de l’irréductibilité de la conscience
La conception que j’ai avancée des rapports entre l’esprit et le corps
est qualifiée tantôt de « réductionniste », tantôt
d’« antiréductionniste ». Elle est souvent appelée « émergentiste »,
elle est généralement considérée comme une forme de « survenance ».
Je ne suis pas sûr que l’une ou l’autre de ces attributions soit le moins du
monde claire, mais un certain nombre de questions entourent ces termes
mystérieux, et dans ce chapitre j’en explorerai certaines.
Soit
un système, S, constitué d’éléments, a, b, c... Par exemple, S pourrait
être une pierre, et les éléments, des molécules. En général il y aura des caractéristiques
de S qui ne sont pas, ou pas nécessairement, des caractéristiques de
a, b, c... Par exemple, il se pourrait que S pèse cinq kilos,
mais pas les molécules prises individuellement. Appelons ces caractéristiques
des « caractéristiques du système ». La forme et le poids de la
pierre sont des caractéristiques du système. Certaines caractéristiques du
système peuvent être déduites ou conçues ou calculées à partir des
caractéristiques de a, b, c sur la simple base de leur arrangement ou
de leur composition (et parfois des relations qu’elles entretiennent /160/ avec 1e reste de
l’environnement) – par exemple la forme, le poids et la vitesse.. Mais d’autres
caractéristiques du système ne peuvent se concevoir à partir de la seule
composition des éléments et des seules relations environnementales ; il
faut les expliquer en termes des interactions causales qui se produisent entre
les éléments. Appelons-les des « caractéristiques du système causalement
émergentes ». Solidité, liquidité et transparence en sont autant
d’exemples.
D’après
ces définitions, la conscience est une propriété émergente des systèmes. C’est
une caractéristique émergente de certains systèmes de neurones tout comme la
solidité et la liquidité sont des caractéristiques émergentes de systèmes de
molécules. L’existence de la conscience peut s’expliquer par les interactions
causales entre des éléments du cerveau au microniveau, mais la conscience ne
peut elle-même se déduire ou se calculer à partir de la simple structure physique
des neurones sans autre explication des relations causales existant entre eux.
Cette
conception de l’émergence causale, qu’on appellera
« émergente 1 », doit être distinguée d’une conception beaucoup
plus aventureuse, qu’on appellera « émergente 2 ». Une
caractéristique F est émergente 2 si F est émergente 1 et
F a des pouvoirs causaux qui ne peuvent s’expliquer par les interactions
causales de a, b, c... Si la conscience était émergente 2, la
conscience pourrait alors causer des choses qui ne pourraient s’expliquer par
le comportement causal des neurones. L’idée naïve qui est ici en cause est
celle qui voudrait que la conscience
se mette à jaillir sous l’effet du comportement des neurones dans le cerveau,
mais sitôt après, qu’elle vive dès lors sa propre vie.
Il
devrait être évident, à partir du chapitre précédent, que ma conception de la
conscience est émergente1l, mais pas émergente 2. En fait, je ne puis penser
à rien qui soit émergent 2, et il paraît peu probable que nous puissions
trouver des caractéristiques qui soient émergentes 2, parce /161/
que l’existence de telles caractéristiques serait une violation ne serait-ce
que du principe le plus faible de la transitivité de la causalité.
La
plupart des discussions sur le réductionnisme sont extrêmement confuses. Le
réductionnisme comme idéal semble avoir été un trait de la philosophie
positiviste des sciences, une philosophie qui est aujourd’hui à bien des égards
tombée en disgrâce. Pourtant, les discussions sur le réductionnisme continuent
d’aller bon train, et l’intuition de base qui soustend le concept de
réductionnisme semble être l’idée qu’il est possible de montrer que certaines
choses ne sont rien
que d’autres
sortes de choses. Le réductionnisme conduit donc à une forme particulière de
relation d’identité que nous pourrions aussi bien appeler la relation du
« rien-que » : en général, les A peuvent être réduits à
des B, si les A ne sont rien que des B.
Pourtant,
même au sein de la relation du rien-que, les gens entendent des choses si
différentes par la notion de « réduction » qu’il nous faut commencer
par poser plusieurs distinctions. En tout premier lieu, il importe d’être clair
sur ce que sont les termes de la relation. Que peut bien être son
domaine : des objets, des propriétés, des théories, d’autres choses
encore ? Je trouve au moins cinq sens différents de
« réduction » – ou peut-être devrais-je dire cinq soues différentes
de réduction – dans les écrits théoriques consacrés à ces questions, et je
voudrais les passer en revue afin de retenir les plus pertinents pour notre
discussion du problème des rapports du corps et de l’esprit.
1. La réduction ontologique
La
forme la plus importante de réduction est la réduction ontologique. C’est la
forme sous laquelle il est possible de /162/ montrer que les
objets de certains types ne sont rien d’autre que les objets d’autres types.
Par exemple, on montre que les chaises ne sont rien d’autre que des collections
d’atomes. Cette forme est manifestement importante dans l’histoire de la
science. Par exemple, il est possible de montrer que les objets matériels en
général ne sont rien que des collections d’atomes, que les gènes ne consistent
en rien d’autre qu’en des molécules d’ADN. Il me semble qu’il s’agit là de la
forme de réduction vers laquelle tendent les autres formes.
2. La réduction ontologique
des propriétés
C’est
une forme de réduction ontologique, mais elle concerne les propriétés. Par
exemple, la chaleur (d’un gaz) n’est rien que la pure et simple énergie
cinétique de mouvements de molécules. Les réductions de propriétés dans le cas
de propriétés correspondant à des termes théoriques, tels que
« chaleur », « lumière », etc., résultent souvent de
réductions théoriques.
3. La réduction théorïque
Les
réductions théoriques sont les réductions préférées des spécialistes de ces
questions, mais elles me semblent plutôt rares dans la pratique effective de la
science, et il n’est peut-être pas surprenant que ce soit toujours la même
demi-douzaine d’exemples que l’on donne et redonne dans les manuels de référence.
Du point de vue de l’explication scientifique, les réductions théoriques sont
des plus intéressantes si elles nous permettent de réaliser des réductions
ontologiques. Quoi qu’il en soit, la réduction théorique est d’abord une relation
entre des théories, où les lois de la théorie réduite peuvent (plus ou moins)
se déduire des lois de la théorie réductrice. Ce qui démontre que la théorie
réduite n’est rien qu’un cas particulier de la théorie réductrice. L’exemple
classique que l’on donne habituellement dans les /163/ manuels
est la réduction des lois des gaz aux lois de la thermodynamique statistique.
4. La réduction logique ou
définitionnelle
Cette
forme de réduction a jadis joui d’une grande faveur auprès des philosophes,
mais elle est passée de mode ces dernières décennies. Il s’agit d’une relation
entre les mots et les phrases, où les mots et les phrases faisant référence à
tel type d’entité peuvent se traduire intégralement en des mots et phrases
faisant référence à tel autre type d’entité. Par exemple, des phrases portant
sur le plombier moyen de Berkeley sont réductibles à des phrases sur les
plombiers individuels spécifiques de Berkeley ; des phrases sur des nombres,
d’après une théorie, peuvent se traduire en, et sont donc réductibles à, des
phrases sur des ensembles. Comme les mots et les phrases sont logiquement ou
définitionnelle ment réductibles, les entités correspondantes auxquelles font référence les
mots et les phrases sont ontologiquement réductibles. Par exemple, les nombres ne sont rien que des ensembles
d’ensembles.
5. La réduction causale
C’est
une relation entre deux types de choses, quels qu’ils soient, pouvant avoir des
pouvoirs causaux, relation par laquelle on montre que l’existence et a fortiori les pouvoirs causaux de
l’entité réduite sont entièrement explicables en termes des pouvoirs causaux
des phénomènes réducteurs. Ainsi, par exemple, certains objets sont solides et
cela a des conséquences causales : les objets solides sont impénétrables
par d’autres objets, ils sont résistants à la pression, etc. Mais ces pouvoirs
causaux peuvent s’expliquer causalement par les pouvoirs causaux des mouvements
vibratoires des molécules dans des structures en treillis.
À présent, lorsque l’on
reproche aux conceptions que j’ai avancées d’être réductionnistes – ou parfois
de ne pas l’être /164/ assez – lequel parmi ces divers sens les
accusateurs ont-ils à l’esprit ? Selon moi, ni la réduction théorique ni
la réduction logique. Apparemment la question est de savoir si le réductionnisme
causal de ma conception conduit – ou non – à une réduction ontologique. Je
soutiens une conception des relations entre l’esprit et le cerveau qui est une
forme de réduction causale, telle que j’ai défini la notion :les caractéristiques
mentales sont causées par des processus neurobiologiques. Cela implique-t-il
une réduction ontologique ?
En
général, dans l’histoire de la science, les réductions causales réussies ont
tendance à conduire à des réductions ontologiques. Parce que là où nous avons
une réduction causale réussie, nous redéfinissons tout simplement l’expression
qui dénote les phénomènes réduits de telle manière que les phénomènes en
question puissent être désormais identifiés à leurs causes. Ainsi, par exemple,
les termes de couleur se définissaient jadis (tacitement) à partir de
l’expérience subjective de sujets percevant la couleur :
« rouge » se définissait ostensiblement en montrant du doigt des
exemples, et le rouge réel se définissait alors comme tout ce qui paraissait
rouge à des observateurs « normaux » dans des conditions
normales ». Mais une fois que nous avons une réduction causale des
phénomènes de couleur à des réflectances lumineuses, il devient dès lors
possible, selon certains auteurs, de redéfinir les expressions de couleur en
termes de réflectances lumineuses. Nous retranchons ainsi et éliminons
l’expérience subjective de couleur de la couleur « réelle ». La
couleur réelle a subi une réduction ontologique de propriété à des réflectances
lumineuses. De pareilles remarques pourraient s’appliquer à la réduction de la
chaleur au mouvement moléculaire, à la réduction de la solidité à des mouvements
de molécules dans des structures en treillis, et à la réduction du son à des
ondes. Dans chacun des cas, la réduction causale conduit naturellement à une
réduction ontologique par le biais d’une redéfinition de l’expression qui nomme
les phénomènes /165/ réduits. Ainsi, pour continuer sur l’exemple
du rouge », une fois que nous savons que les expériences de couleur sont
causées par une certaine sorte d’émission de photons, nous redéfinissons alors
le mot en termes des caractéristiques spécifiques de l’émission de photons. Le
rouge », selon certains théoriciens, fait désormais référence à des
émissions de photons de 600 nanomètres. Il s’ensuit donc trivialement que la
couleur rouge n’est rien d’autre qu’une série d’émissions de photons de 600 nanomètres.
Le
principe général régissant chacun de ces cas semble être le suivant : dès
que l’on s’aperçoit qu’une propriété est émergente 1, nous obtenons automatiquement une réduction causale,
et cela conduit à une réduction ontologique, par redéfinition le cas échéant.
La tendance générale des réductions ontologiques qui ont une base scientifique
est à une plus grande généralité, objectivité et redéfinition dans les termes
de la causalité sous-jacente.
Jusqu’ici tout va bien. Mais
voici que nous parvenons à une asymétrie apparemment choquante. Lorsque nous en
venons à la conscience, nous ne pouvons effectuer de réduction ontologique. La
conscience est une propriété causalement émergente du comportement des neurones,
et la conscience est ainsi causalement réductible aux processus cérébraux. Or –
et c’est ce qui paraît si choquant – une science parfaite du cerveau ne
conduirait toujours pas à une réduction ontologique de la conscience à la
manière dont notre science présente peut réduire la chaleur, la solidité, la
couleur ou le son. Il semble à bien des gens dont je respecte l’opinion que
l’irréductibilité de la conscience soit une raison première pour laquelle le
problème des rapports du corps et de l’esprit semble si difficile à résoudre.
Les dualistes traitent l’irréductibilité de la conscience comme une
démonstration indiscutable de la vérité du dualisme. Les matérialistes
soulignent que la conscience doit être réductible à la réalité matérielle, et
que le prix à payer pour le refus de la réductibilité de la /166/
conscience serait l’abandon de notre conception scientifique globale du monde.
Je
discuterai brièvement de ces deux questions. En premier lieu, je voudrais montrer
pourquoi la conscience est irréductible, puis exposer les raisons pour
lesquelles cette irréductibilité ne fait absolument aucune différence pour
notre conception scientifique du monde. Cela ne nous force pas à admettre un dualisme
des propriétés ou quoi que ce soit de ce genre. C’est une conséquence triviale
de certains phénomènes plus généraux.
Pourquoi la conscience est
une caractéristique irréductible de la réalité physique
Il est un argument classique pour montrer que la
conscience n’est pas réductible – à l’encontre de la chaleur, etc. Sous
différentes formes l’argument se trouve dans les travaux de Thomas Nagel
(1974), Saul Kripke (1971) et Frank Jackson (1982). Je pense que l’argument est
décisif, bien qu’on se méprenne souvent sur lui en le traitant de manière
purement épistémologique et non ontologique. Il est parfois traité comme un
argument épistémique, énonçant par exemple que le genre de connaissance
objective, à la troisième personne, que nous pourrions peut-être avoir de la
neurophysiologie d’une chauve-souris ne comprendrait toujours pas l’expérience
subjective à la première personne de l’effet que cela fait d’être une
chauve-souris. Mais en ce qui nous concerne ici, ce que vise l’argument est
ontologique et non épistémique. Il s’agit de savoir quelles sont les
caractéristiques réelles qui existent dans le monde, et non, sinon de manière
dérivée, comment nous parvenons à connaître ces caractéristiques du monde.
L’argument
est le suivant : considérons quels sont les faits du monde qui font que
vous êtes en ce moment dans /167/ un certain état conscient tel
que la douleur. Quel fait du monde correspond à votre énoncé vrai :
« J’éprouve en ce moment de la douleur » ? Naïvement, il semble
y avoir deux faits. D’abord et surtout, il y a le fait que vous êtes en ce
moment en train d’avoir certaines sensations conscientes désagréables, et que
vous faites l’expérience de ces sensations de votre point de vue à vous,
subjectif, et à la première personne. Ce sont ces sensations qui sont
constitutives de votre douleur présente. Mais la douleur est aussi causée par
certains processus neurophysiologiques sous-jacents consistant pour une bonne
part en la décharge de configurations neuronales dans votre thalamus et dans
d’autres régions de votre cerveau. Supposez à présent que nous essayions de
réduire la sensation de douleur subjective, consciente, à la première personne,
à des décharges de configurations neuronales, objectives, à la troisième
personne. Supposons que nous essayions de dire que la douleur n’est vraiment
« rien-que » les configurations de décharges neuronales. Eh bien, si
nous tentions pareille réduction ontologique, les caractéristiques essentielles
de la douleur seraient tenues à l’écart. Aucune description des faits
physiologiques objectifs, à la troisième personne, ne traduirait le caractère
subjectif, à la première personne, de la douleur, tout simplement parce que les
caractéristiques à la première personne sont différentes de celles à la
troisième personne. Nagel établit ce point en opposant l’objectivité des
caractéristiques à la troisième personne et les caractéristiques du style
quel-effet-cela-fait des états subjectifs de la conscience. Jackson fait la
même remarque en attirant l’attention sur le fait que quelqu’un qui aurait une connaissance
complète de la neurophysiologie d’un phénomène mental tel que la douleur ne
saurait pas ce qu’est une douleur s’il ignorait quel effet cela fait d’avoir
mal. Kripke fait la même remarque lorsqu’il dit que les douleurs ne sauraient
être identiques à des états neurophysiologiques tels que des décharges
neuronales dans le thalamus et ailleurs, /168/ parce qu’une telle
identité devrait être nécessaire, étant donné que les deux côtés de l’énoncé
d’identité sont des désignateurs rigides, et que nous savons pourtant que
l’identité ne saurait être nécessaire t. Ce fait a d’évidentes conséquences épistémiques : ma connaissance
du fait que je souffre a une base d’une autre sorte que ma connaissance du fait
que vous souffrez.
Voilà
pour ce qui est de l’argument antiréductionniste. Il est ridiculement simple et
tout à fait décisif. On a déversé des flots d’encre pour essayer d’y répondre,
mais les réponses ont été en pure perte. Beaucoup de gens ont l’impression
qu’un tel argument nous accule à une impasse. Il leur semble qu’accepter cet
argument, c’est renoncer à notre conception scientifique du monde et adopter le
dualisme des propriétés. Qu’est donc, en effet, le dualisme des propriétés,
demandent-ils, sinon la thèse qui veut qu’il y ait des propriétés mentales irréductibles ?
En fait, Nagel n’accepte-t-il pas le dualisme des propriétés et Jackson ne
rejette-t-il pas le physicalisme en raison précisément de cet argument ?
Et à quoi sert donc le réductionnisme scientifique s’il s’arrête au seuil même
de l’esprit ?
Pourquoi l’irréductibilité
de la conscience n’a pas de conséquences profondes
Pour
comprendre pleinement pourquoi la conscience est irréductible, il nous faut
considérer un peu plus en détail le style de réduction que nous avons trouvé
pour les propriétés que l’on peut percevoir telles que la chaleur, le son, la
couleur, la solidité, la liquidité, etc., et il nous faut montrer comment la
tentative consistant à réduire la conscience diffère des autres cas. Dans tous
les cas, la réduction ontologique reposait sur une réduction causale
antérieure. Nous avons découvert qu’une caractéristique de surface d’un
phénomène /169/ était causée par le comportement des éléments
d’une microstructure sous-jacente. Cela est vrai dans les cas où le phénomène
réduit était affaire d’apparences subjectives, telles que les « qualités
secondes » de la chaleur ou de la couleur ; et des cas de
« qualités premières » telles que la solidité, où il y avait à la
fois un élément d’apparence subjective (les choses solides donnent l’impression
d’être solides), et aussi bon nombre de caractéristiques indépendantes des
apparences subjectives (les choses solides, par exemple, résistent à la
pression, et ne peuvent pas être pénétrées par d’autres objets solides). Mais
dans chaque cas, à la fois pour les qualités secondes et premières, la
réduction avait pour but de retrancher les caractéristiques de surface et de
redéfinir la notion initiale par les causes qui produisent ces caractéristiques
de surface.
Ainsi, là où la caractéristique
de surface est une apparence subjective, nous redéfinissons la notion initiale
de manière à exclure l’apparence de sa définition. Par exemple, de façon
préthéorique, notre notion de chaleur a quelque chose à voir avec les
températures perçues : toutes choses égales par ailleurs, le chaud est ce
qui nous donne l’impression d’être chaud, le froid, ce qui nous donne
l’impression d’être froid. De même pour les couleurs. Le rouge est ce qui
paraît rouge à des observateurs normaux dans des conditions normales. Mais
lorsque nous avons une théorie de ce qui provoque ces phénomènes et d’autres,
nous découvrons que ce sont les mouvements moléculaires qui produisent les
sensations de chaud et de froid (ainsi que d’autres phénomènes tels que les
augmentations de pression), et que les réflectances lumineuses produisent des
expériences visuelles d’un certain genre (ainsi que d’autres phénomènes tels
que les mouvements des luxmètres). Nous redéfinissons alors la chaleur et la couleur en termes des
causes sous-jacentes, des expériences subjectives et des autres phénomènes de
surface. Et dans la redéfinition nous éliminons toute référence aux apparences
subjectives et /170/ autres effets de surface des causes
sous-jacentes. La chaleur « réelle » se voit désormais définie par
l’énergie cinétique des mouvements moléculaires, et l’impression subjective de
chaleur que nous avons lorsque nous touchons un objet chaud est à présent
traitée simplement comme une apparence subjective produite par la chaleur,
comme un effet de la chaleur. Elle ne fait plus partie de la chaleur réelle.
Une distinction semblable est faite entre la couleur réelle et l’expérience
subjective de la couleur. Le même schéma s’applique aux qualités premières. La
solidité se définit par les mouvements vibratoires de molécules dans des
structures en treillis, et les caractéristiques objectives, indépendantes de
l’observateur, telles que l’impénétrabilité par d’autres objets, sont désormais
considérées comme des effets de surface de la réalité sous-jacente. Ces redéfinitions
s’effectuent en retranchant du phénomène toutes les caractéristiques de
surface, qu’elles soient subjectives ou objectives, et en les traitant comme
des effets de la chose réelle.
Mais
observons à présent ceci : la trame réelle des faits du monde correspondant
aux énoncés que l’on peut faire sur les formes particulières de chaleur telles
que des températures spécifiques, est tout à fait semblable à la trame des
faits du monde correspondant aux énoncés que l’on peut faire sur des formes
particulières de conscience, telles que la douleur. Si je dis à présent :
« Il fait chaud dans cette pièce », quels sont les faits en
présence ? Tout d’abord, un ensemble de faits « physiques » qui
comprend le mouvement des molécules, et en second lieu, un ensemble de faits
« mentaux » qui comprend mon expérience subjective de la chaleur,
telle qu’elle est causée par l’impact des molécules d’air en mouvement sur mon
système nerveux. Mais de même pour la douleur. Si je dis à présent :
« Je souffre », quels sont les faits en présence ? Tout d’abord,
un ensemble de faits « physiques » qui comprend mon thalamus et
d’autres régions du cerveau, et, en second lieu, un ensemble de faits
« mentaux » qui /171/ comprend mon expérience
subjective de la douleur. Pourquoi donc considérons-nous que la chaleur est
réductible et la douleur irréductible ? La réponse est que ce qui nous
intéresse dans la chaleur, ce n’est pas l’apparence subjective, ce sont les
causes physiques sous-jacentes. Une fois que nous obtenons une réduction causale,
nous redéfinissons simplement la notion pour parvenir à une réduction ontologique.
Une fois que vous connaissez tous les faits concernant la chaleur – les faits
relatifs aux mouvements des molécules, à l’impact sur les terminaisons
nerveuses, les impressions subjectives, etc.. – la réduction de la chaleur à
des mouvements de molécules ne comporte absolument aucun nouveau fait. Ce
n’est qu’une conséquence triviale de la redéfinition. Nous ne commençons pas
par découvrir tous les faits, avant d’en découvrir ensuite un nouveau, le fait
que la chaleur est réductible ; nous redéfinissons plutôt simplement la
chaleur de telle sorte que la réduction s’ensuive de la définition. Mais cette
redéfinition n’élimine pas, et n’avait pas pour but d’éliminer les expériences
subjectives de la chaleur (ou de la couleur, etc..) du monde. Elles existent tout comme
avant.
Nous
aurions pu ne pas faire la redéfinition. L’évêque Berkeley, par exemple, refusait
d’accepter de telles redéfinitions. Mais on voit aisément pourquoi il est
rationnel de faire de telles redéfinitions et d’accepter leurs
conséquences : pour parvenir à une meilleure compréhension et à une meilleure
maîtrise de la réalité, nous voulons savoir comment il fonctionne causalement,
et nous voulons que nos concepts s’adaptent à la nature à ses articulations
causales. Nous redéfinissons simplement les phénomènes dotés de caractéristiques
de surface par leurs causes sous-jacentes. On a dès lors l’impression d’avoir
affaire à une nouvelle découverte que la chaleur n’est rien que de la pure et simple énergie
cinétique de mouvements de molécules, et que si toutes les expériences
subjectives disparaissaient du monde, la chaleur réelle n’en demeurerait pas
moins. Mais il ne s’agit pas là /172/d’une nouvelle découverte,
c’est une conséquence triviale d’une nouvelle définition. De telles réductions
ne montrent pas que la chaleur, la solidité, etc., n’existent pas vraiment à la
manière dont, par exemple, de nouvelles connaissances ont montré que les
sirènes et les licornes n’existent pas.
Ne
pourrions-nous dire la même chose de la conscience ? Dans le cas de la
conscience, nous avons bel et bien la distinction entre les processus
« physiques » et les expériences « mentales »
subjectives ; pourquoi la conscience ne pourrait-elle donc être redéfinie
en termes des processus neurophysiologiques tout comme nous avons redéfini la
chaleur en termes des processus physiques sous-jacents ? Bien entendu, si
nous voulions absolument procéder à une redéfinition, nous le pourrions. Nous
pourrions simplement définir, par exemple, la « douleur » comme des
configurations d’activité neuronale provoquant des sensations subjectives de
douleur. Et si une telle redéfinition pouvait se produire, nous aurions
effectué le même genre de réduction pour la douleur que ce que nous avons fait
pour la chaleur. Mais, naturellement, la réduction de la douleur à sa réalité
physique continue toujours à exclure de la réduction l’expérience subjective de
la douleur, tout comme la réduction de la chaleur excluait de la réduction
l’expérience subjective de chaleur. Les réductions avaient en partie pour
objectif de retrancher les expériences subjectives et de les exclure de la
définition des phénomènes réels, qui se définissent à présent dans les termes
de ces caractéristiques qui nous intéressent le plus. Mais quand les phénomènes
qui nous intéressent le plus sont les expériences subjectives elles-mêmes, il
n’y a aucun moyen de retrancher quoi que ce soit. L’objet de la réduction dans
le cas de la chaleur était en partie de distinguer entre l’apparence subjective
d’une part, et la réalité physique sous-jacente d’autre part. En vérité, c’est
un trait général de ces réductions que le phénomène soit défini en termes de
« réalité » et non en termes d’» apparence ». Mais nous ne
pouvons faire ce genre de distinction /173/ apparence-réalité
pour la conscience, parce que la conscience consiste dans les apparences
elles-mêmes. Là où il s’agit de l’apparence nous ne pouvons faire la distinction
entre réalité et apparence parce que l’apparence est la réalité.
En
ce qui nous concerne ici, nous pouvons résumer ce point en disant que la
conscience n’est pas réductible à la manière dont d’autres phénomènes le sont,
non parce que la trame des faits dans le monde réel comporte quoi que ce soit
de spécial, mais parce que la réduction d’autres phénomènes dépendait en partie
de la distinction entre « réalité physique objective », d’un côté, et
simple « apparence subjective », de l’autre ; et de
l’élimination de l’apparence des phénomènes qui ont été réduits. Or, dans le
cas de la conscience, sa réalité est l’apparence ; partant, la réduction
n’aurait plus d’objet, si nous essayions de retrancher l’apparence et de simplement
définir la conscience en termes de la réalité physique sous-jacente. En
général, le schéma de notre réduction repose sur le rejet de l’idée que les
bases épistémiques subjectives qui nous conduisent à admettre la présence d’une
propriété font partie du constituant ultime de cette propriété. Nous apprenons
ce qu’est la chaleur ou la lumière en sentant et en voyant, mais nous
définissons alors le phénomène d’une manière qui est indépendante de
l’épistémologie. La conscience est une exception à ce schéma pour une raison
triviale, puisque, répétons-le, les réductions qui laissent de côté les bases
épistémiques – les apparences – ne peuvent fonctionner pour les bases
épistémiques elles-mêmes. En pareil cas, l’apparence est la réalité.
Mais
cela montre que l’irréductibilité de la conscience est une conséquence triviale
de la pragmatique de nos pratiques définitionnelles. Un résultat trivial tel
que celui-ci n’a que des conséquences triviales. II n’a aucune conséquence
métaphysique profonde quant à l’unité de notre vision scientifique globale du
monde. Il ne montre pas que la conscience ne fait pas partie de l’ameublement
ultime de la réalité ou n’est /174/ pas susceptible
d’investigation scientifique, ou ne peut trouver place dans notre conception
physique globale de l’univers ; il montre simplement qu’étant donné la
manière dont nous avons décidé de réaliser les réductions, la conscience, par
définition, est exclue d’un certain type de réduction. La conscience ne réussit
pas à être réductible, non pas en raison de quelque caractéristique
mystérieuse, mais simplement parce que, par définition, elle se situe en dehors
du type de réduction que nous avons choisi d’utiliser pour des raisons
pragmatiques. De manière préthéorique, la conscience, comme la solidité, est
une caractéristique de surface de certains systèmes physiques. Mais, à la
différence de la solidité, la conscience ne peut pas se redéfinir en termes de
microstructure sous-jacente, et les caractéristiques de surface ne peuvent
alors être traitées comme de simples effets de la conscience réelle, sans qu’on
perde aussitôt la raison d’être même du concept de conscience.
Jusqu’à
présent, l’argumentation de ce chapitre a été conduite, pour ainsi dire, du
point de vue du matérialiste. Elle a conclu que le contraste existant entre la
réductibilité de la chaleur, de la couleur, de la solidité, etc., d’une part,
et l’irréductibilité des .états conscients, d’autre part, reflète
non pas une distinction dans la structure de la réalité, mais une distinction
dans nos pratiques définitionnelles. Nous pourrions établir la même chose du
point de vue du dualiste des propriétés de la manière suivante : le
contraste apparent qui existe entre l’irréductibilité de la conscience et la
réductibilité de la couleur, de la chaleur et de la solidité, n’était vraiment
qu’apparent. Nous n’avons pas vraiment éliminé la subjectivité du rouge, par
exemple, lorsque nous avons réduit le rouge à des réflectances
lumineuses ; nous avons simplement cessé d’appeler « rouge » la partie
subjective. Nous n’avons pas éliminé le moindre phénomène subjectif avec ces
« réductions » ; nous avons simplement cessé de les appeler par
leurs anciens noms. Que nous envisagions l’irréductibilité /175/
du point de vue matérialiste ou du point de vue dualiste, nous sommes toujours
confrontés à un univers qui contient une composante physique irréductiblement
subjective à titre de composante de la réalité physique.
Conclusion :
qu’ai-je dit et n’ai-je pas dit. Je ne dis pas que la conscience n’est pas un
phénomène étrange et étonnant. Je pense, au contraire, que nous devrions être
stupéfaits de constater que les processus évolutionnistes ont produit des
systèmes nerveux capables de causer et de maintenir des états conscients
subjectifs. Comme je l’ai fait remarquer au chapitre iv, la conscience est
aujourd’hui pour nous aussi mystérieuse empiriquement parlant que l’était
auparavant l’électromagnétisme, lorsque les gens pensaient que l’univers devait
entièrement fonctionner selon des principes newtoniens. Mais je dis qu’une fois
admise l’existence de la conscience (subjective, qualitative) – ce dont aucune
personne saine d’esprit ne peut nier l’existence, bien que beaucoup le fassent
–, alors il n’y a rien d’étrange, d’étonnant, ni de mystérieux quant à son irréductibilité. Si on admet son existence, son
irréductibilité est une conséquence triviale de nos pratiques définitionnelles.
Son irréductibilité n’a pas la moindre conséquence scientifique fâcheuse. En
outre, lorsque je parle de l’irréductibilité de la conscience, je parle de son irréductibilité conformément
à des types classiques de réduction. Personne ne peut écarter a priori la possibilité d’une
révolution intellectuelle majeure qui nous donnerait une conception nouvelle –
et pour l’heure inimaginable – de réduction, d’après laquelle la conscience
serait réductible.
Ces dernières années, on fit
grand bruit autour d’une relation entre des propriétés appelée
« survenance » (par exemple, Kim, 1979, 1982 ; Haugeland, 1982).
On dit fréquemment /176/ dans les discussions en philosophie de
l’esprit que le mental est survenant par rapport au physique. Intuitivement, ce
que l’on entend par là, c’est que les états mentaux sont totalement dépendants
des états neurophysiologiques correspondants au sens où une différence dans les
états mentaux impliquerait nécessairement une différence correspondante dans
les états neurophysiologiques. Si, par exemple, je passe d’un état où j’ai
soif, à un état où je n’ai plus soif, alors il doit y avoir eu un changement
dans mes états cérébraux correspondant au changement qui s’est produit dans mes
états mentaux.
D’après
l’analyse que j’ai proposée, les états mentaux sont survenants par rapport aux
états neurophysiologiques sous le rapport suivant : des causes
neurophysiologiques identiques selon les types auraient des effets mentaux
identiques selon les types. Ainsi, pour prendre le fameux exemple du cerveau
dans une cuve, si vous aviez deux cerveaux qui fussent identiques quant au type
à la dernière molécule près, alors la base causale du mental garantirait qu’ils
seraient sujets aux mêmes phénomènes mentaux. Selon cette caractérisation de la
relation de survenance, la survenance du mental par rapport au physique se
signale par le fait que les états physiques sont causalement suffisants, mais
pas nécessairement causalement nécessaires, à la production des états mentaux
correspondants. Ce n’est qu’une autre manière de dire que, s’agissant de la
définition de la survenance, le fait que l’on ait la même neurophysiologie
garantit que l’on ait la même mentalité ; mais le fait qu’on ait la même
mentalité ne garantit pas qu’on ait la même neurophysiologie.
On
prendra la peine de noter que cette sorte de survenance est la survenance causale. Les discussions sur la
survenance furent introduites à l’origine en relation avec l’éthique, et la
notion en question n’était pas une notion causale. Dans les premiers écrits de
Moore (1922) et de Hare (1952), l’idée était que les propriétés morales sont
survenantes par rapport /177/ aux propriétés physiques, que deux
objets ne peuvent différer uniquement eu égard, par exemple, à leur bonté. Si
un objet est meilleur qu’un autre, il doit y avoir une autre caractéristique en
vertu de laquelle le premier est meilleur que le second. Mais cette notion de
survenance morale n’est pas une notion causale. En d’autres termes, les
caractéristiques d’un objet qui font qu’il est bon ne font pas causalement qu’il le soit, elles constituent plutôt sa bonté. En
revanche, dans le cas de la survenance esprit-cerveau, les phénomènes
neurologiques produisent causalement les phénomènes mentaux.
Il
y a donc au moins deux notions de survenance : une notion constitutive et
une notion causale. Je crois que seule la notion causale est importante pour
les discussions concernant le problème des rapports du corps et de l’esprit. À
cet égard, mon analyse diffère des analyses habituelles de la survenance du
mental par rapport au physique. Ainsi voit-on Kim (1979, surtout p. 45 sq.) soutenir que nous ne devons
pas considérer la relation qu’ont les événements neuronaux avec leurs
événements mentaux survenants comme une relation causale, et il soutient en
vérité que les événements mentaux survenants n’ont aucun statut causal en
dehors de leur survenance par rapport aux événements neurophysiologiques qui
ont « un rôle causal plus direct ». « Si c’est là de
l’épiphénoménisme, tirons-en le meilleur parti », dit-il gaiement
(p. 47).
Je ne suis d’accord avec
aucune de ces affirmations.. Il me parait évident à partir de tout ce que l’on
sait sur le cerveau que les macrophénomènes mentaux sont tous produits
causalement par des microphénomènes de niveau inférieur. Il n’y a rien de
mystérieux dans ce genre de causalité de bas en haut, c’est une chose tout à
fait commune dans le monde physique. En outre, le fait que les caractéristiques
mentales soient survenantes par rapport aux caractéristiques neuronales ne diminue
en rien leur efficacité causale. La solidité du piston est causalement
survenante par rapport à sa structure /178/ moléculaire, mais cela
ne rend pas la solidité épiphénoménale ; et, pareillement, la survenance
causale de la douleur que j’éprouve en ce moment dans le dos par rapport aux
microévénements qui se déroulent dans mon cerveau ne rend pas la douleur
épiphénoménale.
J’en conclus qu’une fois reconnue l’existence de
formes de causalité micro à macro et de bas en haut, la notion de survenance ne
joue plus aucun rôle en philosophie. Les caractéristiques formelles de la relation
sont déjà présentes dans la suffisance causale des formes micro-macro de
causalité. Et l’analogie avec l’éthique n’est qu’une source de confusion. La
relation des macrocaractéristiques mentales du cerveau avec ses
microcaractéristiques neuronales est totalement différente de la relation qu’a
le bien avec les caractéristiques qui le constituent, et il est trompeur de les
mettre sur le même plan. Wittgenstein dit un jour : « Si vous
emballez des meubles de différentes sortes avec assez de papier d’emballage,
vous pouvez réussir à donner l’impression qu’ils ont tous la même forme. »
John Searle, La redécouverte de l’esprit,
1992