Introduction à
l’économie politique
I : QU’EST-CE
QUE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ?
1
L’économie
politique est une science remarquable.
Les difficultés et les désaccords y commencent dès le premier pas, dès qu’on se
pose cette question très élémentaire : Quel est au juste l’objet de cette
science ? Le simple ouvrier, qui n’a qu’une idée tout à fait vague de ce
que l’économie politique
enseigne, attribuera son incertitude à l’insuffisance de sa propre culture
générale. En l’occurrence, cependant, il partage en un sens son infortune avec
beaucoup de savants et d’intellectuels qui écrivent de volumineux ouvrages et
donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante sur l’économie politique. Aussi
incroyable que cela puisse paraître, c’est pourtant un fait que la plupart des
spécialistes d’économie
politique n’ont qu’une notion très confuse du véritable objet de leur
savoir.
Comme il est d’usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur
des définitions, c’est-à-dire d’épuiser l’essence des choses les plus
compliquées en quelques phrases bien ordonnées, informons-nous donc, à titre
d’essai, auprès d’un représentant officiel de l’économie politique, et demandons-lui ce qu’est au
fond cette science. Qu’en dit le doyen des professeurs allemands, auteur
d’innombrables et énormes manuels d’économie politique, fondateur de l’école dite
« historique", Wilhelm Roscher ? Dans son premier grand
ouvrage, Les fondements de l’économie politique, manuel et recueil de lectures pour hommes
d’affaires et étudiants, paru en 1854 et 23 fois réédité depuis
lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 :
« Nous entendons par économie politique la
doctrine du développement des lois de l’économie nationale [1], de la vie économique nationale (philosophie de l’histoire de l’économie politique d’après von
Mangoldt). Comme toutes les sciences portant sur la vie d’une nation, elle
se rattache d’une part à l’étude de l’individu, et s’étend d’autre part à l’étude
de toute l’humanité."
Les « hommes d’affaires et étudiants » comprennent-ils maintenant ce qu’est l’économie politique ?
C’est précisément... l’économie
politique. Qu’est-ce que des lunettes d’écaille ? Ce sont des
lunettes à monture d’écaille. Qu’est-ce qu’un âne de charge ? Un âne sur
lequel on charge des fardeaux. Procédé des plus simples, en vérité, pour
expliquer à des enfants l’usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si
l’on ne comprend pas le sens des mots en question, on n’est pas plus avancé
quand ils sont disposés autrement.
Adressons-nous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l’économie politique à
l’université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science
officielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage
collectif de professeurs allemands, publié par les professeurs Conrad et
Lexis, Schmoller donne, dans un article sur l’économie politique, la réponse suivante à
la question : qu’est-ce que cette science ?
« Je dirais que c’est
la science qui veut décrire, définir, expliquer par leurs causes et comprendre
comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à condition évidemment que
l’économie politique
ait été auparavant correctement définie. Au centre de cette science se trouvent
les phénomènes typiques qui se répètent chez les peuples civilisés
contemporains, phénomènes de division et d’organisation du travail, de
circulation, de répartition des revenus, d’institutions
économiques
sociales, qui, s’appuyant sur certaines formes du droit privé et publie,
dominés par des forces psychiques identiques ou semblables, engendrent des
dispositions ou des forces semblables ou identiques et représentent dans leur
description d’ensemble une sorte de tableau statique du monde civilisé économique
d’aujourd’hui, une sorte de constitution moyenne de ce monde. A partir de là,
cette science a ensuite cherché à constater ici et là les variations des
différentes économies
nationales entre elles, les diverses formes d’organisation, elle s’est
demandée par quel enchaînement et quelle succession ces diverses formes
apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement causal de ces
formes l’une à partir de l’autre, et la succession historique des situations
économiques ; elle a ainsi articulé l’aspect dynamique sur l’aspect
statique. Et de même que dès ses débuts elle a pu, grâce à des jugements de
valeur éthico-historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu’à
un certain degré cette fonction pratique. Elle a toujours, à côté de la
théorie, établi des enseignements pratiques pour la vie. »
Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s’agit-il donc ? Institutions économiques sociales – droit privé et public – forces psychiques –
semblable et identique – identique et semblable – statistique – statique –
dynamique – constitution moyenne – développement causal – jugements de valeur
éthico-historiques... Le commun des mortels aura sans doute l’impression après
tout cela qu’une roue de moulin tourne dans sa tête. Dans sa soif obstinée de
savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il se donnera la
peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens. Nous
craignons que ce soit peine perdue. Car ce qu’on nous offre là, ce ne sont que
phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un
signe qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise lui-même
à fond ce dont il parle, s’exprime clairement et de manière compréhensible.
Quiconque s’exprime de façon obscure et prétentieuse, alors qu’il ne s’agit ni
de pures idées philosophiques ni des élucubrations de la mystique religieuse,
montre seulement qu’il ne voit pas clair lui-même ou qu’il a de bonnes raisons
d’éviter la clarté. Nous verrons plus tard que ce n’est pas un hasard si les
savants bourgeois se servent d’une langue obscure et confuse pour parler de
l’essence de l’économie
politique, que cela traduit au contraire aussi bien leur propre
confusion que le refus tendancieux et acharné de clarifier réellement la
question.
Que la conception de l’économie politique ne puisse être énoncée avec clarté peut se
comprendre si l’on considère que les opinions les plus contradictoires ont été
émises sur l’ancienneté de son origine. Un historien connu, ancien professeur
d’économie politique
à l’université de Paris, Adolphe Blanqui – frère du célèbre
dirigeant socialiste et combattant de la Commune, Auguste Blanqui – commence,
par exemple, le premier chapitre de son Histoire
de l’évolution économique parue en 1837, par le titre suivant :
« L’économie
politique est plus ancienne que l’on ne croit. Les grecs et les romains
avaient déjà la leur. » D’autres historiens de l’économie politique, comme par exemple
l’ancien professeur à l’université de Berlin, Eugen Dühring, s’attachent
au contraire à souligner que l’économie politique est beaucoup plus récente qu’on ne croit
d’ordinaire, que cette science n’est apparue en réalité que dans la seconde
moitié du XVIII° siècle. Et, pour citer aussi des socialistes, Lassalle, fait
en 1864, dans la préface à son écrit polémique classique contre Schultze-Delitzsch,
Capital et travail, la remarque suivante : « L’économie politique est
une science qui commence seulement et qui est encore à faire. »
Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital, dont le premier livre parut trois ans plus
tard, comblant pour ainsi dire l’espoir exprimé par Lassalle, le sous-titre Critique
de l’économie politique.
De cette façon, Marx place son propre ouvrage en dehors de l’économie politique, la
considérant comme quelque chose d’achevé et de terminé, sur quoi il exerce à
son tour une critique. Une science qui pour certains est presque aussi ancienne
que l’histoire écrite de l’humanité, que d’autres disent ne pas dater de plus
d’un siècle et demi, d’autres, qu’elle n’en est encore qu’aux premiers
balbutiements, d’autres encore qu’elle est déjà dépassée et qu’il est temps de
l’enterrer par la critique – il est clair qu’une telle science soulève un
problème assez spécial et complexe.
Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l’un des
représentants officiels de cette science de nous expliquer pourquoi l’économie politique n’est
apparue, comme c’est maintenant l’opinion courante, que si tard, il y a à peine
150 ans. Le professeur Dühring nous expliquera par exemple, à grand
renfort de discours, que les anciens grecs et les romains n’avaient pas encore
de notions scientifiques des réalités de l’économie politique, mais seulement des idées
« irresponsables » , « superficielles » , « tout ce
qu’il y a de plus ordinaires » , tirées de l’expérience quotidienne ;
que le Moyen Âge n’avait aucune notion scientifique. Cette savante explication
ne nous fait pas avancer d’un pas et ses généralités sur le Moyen Âge ne
peuvent que nous induire en erreur.
Une autre explication originale nous est fournie par le professeur Schmoller.
Dans l’article tiré du Dictionnaire des sciences politiques que nous
avons cité plus haut, il nous « régale » des considérations
suivantes :
« Pendant des siècles,
on a observé et décrit des faits particuliers de l’économie privée et sociale, on a reconnu des vérités économiques particulières, on a débattu de questions
économiques sur
les systèmes de morale et de droit. Ces schémas partiels n’ont pu créer une
science, mais à partir du moment où les questions d’économie politique acquirent, du XVII° au
XIX° siècle, une importance jamais soupçonnée auparavant pour la conduite et
l’administration des États, lorsque de nombreux auteurs s’y intéressèrent,
lorsqu’il devint nécessaire d’en instruire la jeunesse étudiante et qu’en même
temps l’essor général de la pensée scientifique conduisit à relier l’ensemble
des principes et des vérités relevant de l’économie politique en un système autonome dominé
par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l’échange, la politique économique de l’État, le travail et la division du travail – et c’est ce
que tentèrent les principaux auteurs du XVIII° siècle – à partir de ce moment
l’économie politique
exista en tant que science autonome. »
Si l’on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette
leçon : des observations économiques restées longtemps éparses
se sont réunies en une science à part quand la « direction et
l’administration des États » , c’est-à-dire le gouvernement, en ressentit
le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d’enseigner l’économie politique dans
les universités. Comme cette explication est admirable et classique pour
un professeur allemand ! En vertu d’un « besoin » de ce cher
gouvernement, une chaire est créée – qu’un professeur s’empresse d’occuper.
Ensuite, il faut naturellement créer la science correspondante ; sinon
qu’enseignerait en effet le professeur ? On songe à ce maître de
cérémonies qui affirmait que les monarchies devraient toujours exister, car à
quoi servirait un maître de cérémonies, s’il n’y avait pas de monarchie ?
Il semblerait donc que l’économie
politique est apparue en tant que science du fait des besoins des États
modernes. Un bon de commande des autorités aurait donné naissance à l’économie politique !
Que les besoins financiers des princes, qu’un ordre des gouvernements suffise à
faire jaillir de terre une science entièrement nouvelle, voilà bien la manière
de penser de ce professeur, domestique intellectuel des gouvernements du Reich
qui se charge, à volonté, en leur nom, de faire de l’agitation
« scientifique » pour tel projet de budget de la marine, tel projet
douanier ou fiscal, vautour des champs de bataille qui prêche en temps de
guerre l’excitation chauvine contre les peuples et le cannibalisme moral. Une
telle conception est toutefois difficile à digérer pour le reste de l’humanité,
pour tous ceux qui ne sont pas payés par le Trésor. Mais cette théorie nous
donne une nouvelle énigme à résoudre. Que s’est-il passé pour que, vers le
XVII° siècle, comme l’affirme le professeur Schmoller, les gouvernements
des États modernes aient soudain senti le besoin d’écorcher leurs chers sujets
selon des principes scientifiques, alors que tout avait si bien marché pendant
des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudrait-il
pas ici aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des
« Trésors princiers » ne seraient-ils pas eux-mêmes une modeste
conséquence du grand bouleverse. ment historique dont la nouvelle science de l’économie politique est
sortie vers le milieu du XIX° siècle ?
Quoi qu’il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris
ce dont traite réellement l’économie
politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi elle est
apparue.
Notes
[1] Économie nationale.
Le
terme allemand correspondant à « économie politique » , traduit littéralement,
signifie « économie
nationale » , « économie d’un
peuple, d’une
nation » (N. d. T.).
D’où
l’ironie de Rosa Luxemburg : « l’économie nationale » est « l’économie d’une nation » ; la belle explication !
2
Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions
des intellectuels à la solde des capitalistes que nous avons citées plus haut,
il est question de « Volkswirtschaft » . Le terme
« Nationalökonomie » n’est en effet qu’une expression étrangère
pour : doctrine de l’économie
politique [1]. La notion d’économie politique est au
centre des explications de tous les représentants officiels de cette science.
Or, qu’est-ce que l’économie
politique ? Le professeur Bücher, dont l’ouvrage sur L’origine
de l’économie politique
jouit d’une grande renommée tant en Allemagne qu’à l’étranger, donne à ce
sujet l’information suivante :
« L’ensemble des
manifestations, institutions et phénomènes que provoque la satisfaction de tout
un peuple constitue l’économie
politique.* L’économie
politique se décompose à son tour en de nombreuses économies
particulières qui sont liées entre elles par la circulation des biens et
entretiennent de multiples liens d’interdépendance du fait que chacune remplit
certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir de telles tâches par
d’autres, pour elle-même. »
Essayons de traduire aussi cette savante « définition » en
langage courant. Quand nous entendons d’abord parler de l’ensemble des
institutions et phénomènes qui sont destinés à satisfaire les besoins de tout
un peuple, il nous faut penser à toutes sortes de choses possibles : aux
usines et ateliers, à l’agriculture et à l’élevage, aux chemins de fer et aux
magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de police, aux
spectacles de ballet, aux bureaux d’état civil et aux observatoires
astronomiques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations
de combattants, aux clubs d’échecs, aux expositions canines et aux duels – car
tout cela et encore une infinité d’autres « institutions et
phénomènes » servent aujourd’hui à « satisfaire les besoins de tout
un peuple » . L’économie
politique serait alors tout ce qui se passe entre ciel et terre et la
science de l’économie
politique serait la science universelle « de toutes choses et de
quelques-unes encore » , comme dit un proverbe latin.
Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop
large du professeur de Leipzig. Il ne voulait probablement parler que
d’« institutions et phénomènes » servant à la satisfaction des
besoins matériels d’un peuple, ou, plus exactement, à la
« satisfaction des besoins par des choses matérielles » . Même ainsi,
« l’ensemble » serait encore beaucoup trop largement compris et se
perdrait facilement dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver
autant que faire se peut.
Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d’un
logement, de vêtements et de toutes sortes d’ustensiles à usage domestique. Ces
choses peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées,
elles sont de toute façon indispensables à l’existence dans toute société
humaine et doivent donc être continuellement fabriquées – puisque nulle part
les alouettes ne nous tombent toutes rôties dans la bouche. Dans les États
civilisés, s’y ajoutent encore toutes sortes d’objets qui rendent la vie plus
agréable et qui aident à satisfaire des besoins moraux et sociaux – et même des
armes pour se protéger des ennemis. Chez ceux qu’on appelle les sauvages, ce
sont des masques de danse, l’arc et les flèches, les statues d’idoles ;
chez nous, ce sont les objets de luxe, les églises, les mitrailleuses et les
sous-marins. Pour produire tous ces objets, il faut des matières premières et
des outils. Ces matières premières, telles que les pierres, le bois, les
métaux, les plantes, etc., exigent du travail humain, et les outils dont on se
sert pour les obtenir sont également des produits du travail humain.
Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement
tracé, nous pourrions nous représenter l’économie politique à peu près ainsi : tout
peuple crée, constamment, par son propre travail, une quantité de choses
nécessaires à la vie – nourriture, vêtements, habitations, ustensiles ménagers,
parures, armes, etc. – ainsi que des matières et des outils indispensables à la
production des premiers. La manière dont un peuple exécute tous ces travaux,
dont il répartit les biens produits parmi ses différents membres, dont il les
consomme et les produit à nouveau dans l’éternel mouvement circulaire de la
vie, tout cela ensemble constitue l’économie
du peuple en
question, c’est-à-dire une « économie politique » . Tel serait à peu près le sens de la
première phrase dans la définition du professeur Bücher. Mais continuons
notre explication.
« L’économie politique se
décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre
elles par la circulation et qui entretiennent de multiples liens
d’interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les
autres et fait remplir d’autres tâches pour elle-même. »
Nous voici devant un nouveau problème : que sont ces « économies particulières »
, à partir desquelles l’« économie politique »
que nous venons à grand-peine de situer, se décompose ? A première vue, il
semble bien qu’il faille entendre par là les ménages et les économies
domestiques. De fait, tout peuple, dans les pays dits civilisés, se situe par
rapport à un certain nombre de familles et toute famille a en règle générale, une vie « économique » . En quoi consiste cette économie ? La famille a certaines rentrées d’argent, de par l’activité de
ses membres adultes, ou par d’autres sources, et avec ces rentrées elle fait
face à ses besoins en nourriture, vêtements, logement, etc.
Et quand nous pensons à une économie familiale, nous voyons la mère de famille, la cuisine,
l’armoire à linge et la chambre d’enfants.
l’« économie
politique » se décomposerait-elle en de telles « économies particulières » ?
Nous nous trouvons dans un certain embarras. Dans l’économie politique telle que nous venons de
la situer, il s’agissait avant tout de la production de tous les biens
nécessaires à la vie et au travail, la nourriture, les vêtements, le logement,
les meubles, les outils et les matières premières. Dans les économies familiales,
en revanche, il ne s’agit que de la consommation des objets que la famille se
procure tout faits par l’argent qu’elle possède. Nous savons aujourd’hui que la
plupart des familles, dans les États modernes, achètent presque tous les
vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou au marché. Dans une économie domestique, on
ne prépare les repas qu’à partir de vivres achetés, et on ne confectionne tout
au plus les vêtements qu’à partir d’étoffes achetées. Ce n’est que dans des
régions rurales tout à fait arriérées que l’on trouve encore des familles
paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la plupart de
ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États
modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits
industriels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection ; il y a
aussi, nous le savons, des villages entiers où l’on fabrique des jouets ou des
objets analogues. Mais dans ce cas, justement, le produit du travail domestique
appartient exclusivement à l’entrepreneur qui le commande et le paie, pas la
moindre parcelle n’est consommée à l’intérieur de l’économie familiale où se fait ce travail.
Pour leur économie
domestique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre
salaire des objets tout-faits, exactement comme les autres familles. Ce que dit
Bücher, selon qui l’économie
politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en
d’autres termes, que la production des moyens d’existence de tout un
peuple se « décompose » en consommation de ces moyens par les
familles particulières – ce qui est une absurdité.
Un autre doute nous vient encore. Les « économies particulières » seraient
aussi, d’après le professeur Bücher, « reliées entre elles par la
circulation » et entièrement dépendantes les unes des autres, puisque
« chacun remplit certaines tâches pour toutes les autres » . De
quelle circulation et de quelle dépendance peut-il bien vouloir parler ?
S’agit-il des échanges entre familles amies et voisines ? Mais cette
circulation, qu’aurait-elle à voir avec l’économie politique et avec l’économie en général ? Toute bonne maîtresse de maison vous dira que moins il y a de
circulation de maison à maison, mieux cela vaut pour l’économie et la paix domestiques. Et en ce
qui concerne la « dépendance » , on ne voit pas du tout quelles
« tâches » l’économie
domestique du rentier Meyer remplirait pour l’économie domestique du professeur Schulze
et « pour toutes les autres » . Manifestement, nous nous sommes
égarés et devons reprendre la question par un autre bout.
L’« économie
politique » du professeur Bücher ne se décompose donc pas en économies familiales
particulières. Se décomposerait-elle, en usines, ateliers, exploitations
agricoles, etc. ? Un indice semble nous confirmer que nous sommes cette
fois sur la bonne voie. On produit effectivement dans ces entreprises ce qui
sert à l’entretien de tout le peuple et il y a effectivement circulation et interdépendance
entre elles. Une fabrique de boutons de culotte par exemple dépend entièrement
des ateliers de tailleurs où elle trouve preneur pour sa marchandise, tandis
que les tailleurs à leur tour ne peuvent confectionner des culottes sans
boutons de culotte. Les ateliers de tailleurs ont d’autre part besoin de
matières premières et dépendent ainsi des fabriques de tissus de laine et de
coton, qui dépendent à leur tour de l’élevage de moutons et du commerce de la
laine, et ainsi de suite. Nous constatons effectivement ici, dans la
production, une interdépendance avec de nombreuses ramifications. Il est certes
un peu pompeux de parler de « tâches » que chacune de ces entreprises
« remplit pour toutes les autres » , à propos de la vente de boutons
de culotte à des tailleurs, de laine de mouton à des filatures et autres
opérations des plus ordinaires. Mais ce sont là les inévitables fleurs de
rhétorique du jargon professoral qui aime à enrober de poésie et de
« jugements de valeur moraux » , comme le, dit si bien le professeur Schmoller,
les petites affaires lucratives du monde des entrepreneurs. Il nous vient
cependant ici des doutes encore plus graves. Les diverses usines, exploitations
agricoles, mines de charbon, aciéries seraient autant d’« économies particulières »
en quoi se « décompose » l’économie politique. Mais la notion
d’« économie » implique, manifestement, tout au moins c’est ainsi que nous nous sommes
représenté l’économie
politique, tant la production que la consommation de moyens de subsistance
dans un certain périmètre. Or dans les usines, ateliers, mines, on ne fait que
produire, et pour d’autres. On ne consomme là que les matières premières
dont sont faits les outils et les outils, avec lesquels on travaille. Quant au
produit fini, il n’est pas du tout consommé dans l’entreprise. Pas un bouton de
culotte n’est consommé par le fabricant et sa famille, et encore moins
par les ouvriers de l’usine ; pas un tube d’acier n’est consommé en
famille par le propriétaire des aciéries. En outre, si nous voulons déterminer
de plus près ce qu’est l’« économie » , il nous faut la concevoir comme un tout fermé en
quelque sorte, produisant et consommant les moyens de subsistance les plus
importants pont l’existence humaine. Mais les entreprises industrielles ou
agricoles actuelles ne fournissent chacune qu’un, ou au plus quelques produits
qui ne suffiraient pas de loin à l’entretien humain, qui souvent même ne sont
pas consommables mais constituent seulement une partie, ou la matière première
ou l’outil d’un moyen de subsistance. Les entre. prises actuelles de production
ne sont en effet que des fractions d’une économie qui n’ont en elles-mêmes, du point de vue économique, ni sens ni but et ont ceci de
caractéristique justement, même au regard le moins averti, qu’elles ne
constituent chacune qu’une parcelle informe d’une
économie,
et non une « économie » . Si l’on dit par conséquent
que l’économie politique,
c’est-à-dire l’ensemble des institutions et phénomènes qui servent à la
satisfaction des besoins d’un peuple, se décompose en économies particulières, en usines,
ateliers, mines, etc., on pourrait aussi bien dire que l’ensemble des
« institutions » biologiques qui servent à l’accomplissement de
toutes les fonctions de l’organisme humain, c’est l’homme lui-même et que cet
homme se décompose à son tour en beaucoup d’organismes particuliers, à savoir
le nez, les oreilles, les jambes, les bras, etc. Et une usine actuelle est de
fait à peu près autant une « économie particulière » que le nez est un organisme
particulier.
Nous arrivons donc par cette voie aussi à une absurdité, preuve que les
ingénieuses définitions des savants bourgeois, bâties uniquement sur des signes
extérieurs et des subtilités verbales, visent à éviter en ce cas le fond du
problème. Essayons de soumettre nous-mêmes la notion d’économie politique à un examen plus précis.
Notes
[1] Voir la note précédente sur
l’économie nationale.
3
On nous parle des besoins d’un peuple, de la satisfaction de ces besoins
dans une économie formant un tout et, en ce cas, de l’économie d’un peuple. La théorie de l’économie politique doit
être la science qui nous explique l’essence de l’économie d’un peuple, c’est-à-dire les lois selon
lesquelles un peuple, par son travail, crée sa richesse, l’augmente, la
répartit entre les individus, la consomme et la crée à nouveau. L’objet de
l’étude doit donc être la vie économique de tout un peuple, par
opposition à l’économie privée
ou particulière, quelle que soit la signification de cette dernière. Confirmant
apparemment cette façon de voir, l’ouvrage classique, paru en 1776, de
l’Anglais Adam Smith, que l’on appelle le père de l’économie politique, porte
le titre de La richesse des nations.
Mais existe-t-il en réalité quelque chose qui soit l’économie d’un peuple ? C’est ce que nous
devons nous demander. Les peuples ont-ils donc chacun leur propre vie économique particulière et close sur elle-même ? L’expression d’ « économie nationale » est
employée avec une particulière prédilection en Allemagne ; tournons donc
nos regards vers l’Allemagne.
Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année
dans l’agriculture et l’industrie une énorme quantité de biens de consommation
de toutes sortes. Tous ces biens sont-ils produits pour la propre consommation
de la population du Reich allemand ? Nous savons qu’une partie très
importante et chaque année plus grande des produits allemands est exportée pour
d’autres peuples, vers d’autres pays et d’autres continents. Les produits
sidérurgiques allemands vont vers divers pays voisins d’Europe et aussi vers
l’Amérique du Sud et l’Australie : le cuir et les objets en cuir vont vers
tous les États européens ; les objets en verre, le sucre, les gants vont
vers l’Angleterre ; les fourrures vers la France, l’Angleterre,
l’Autriche-Hongrie ; le colorant alizarine vers l’Angleterre, les
États-Unis, l’Inde ; des scories servant d’engrais aux Pays-Bas, à
l’Autriche-Hongrie ; le coke va vers la France ; la houille vers l’Autriche,
la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse ; les câbles électriques vers
l’Angleterre, la Suède, la Belgique ; les jouets vers les
États-Unis ; la bière allemande, l’indigo, l’aniline et d’autres colorants
à base de goudron, les médicaments allemands, la cellulose, les objets en or,
les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les rails de chemin de
fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du monde.
Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape,
dans sa consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers.
Notre pain est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail
hongrois, danois, russe ; le riz que nous consommons vient des Indes
orientales ou d’Amérique du Nord ; le tabac, des Indes néerlandaises ou du
Brésil ; nous recevons notre cacao d’Afrique occidentale, le poivre, de
l’Inde, le saindoux, des États-Unis. le thé, de la Chine, les fruits, d’Italie,
d’Espagne et des États-Unis, le café, du Brésil, d’Amérique centrale ou des Indes
néerlandaises ; les extraits de viande nous proviennent d’Uruguay, les
œufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie ; les cigares de Cuba, les
montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d’Argentine, le duvet
de Chine, la soie d’Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le
coton des États-Unis, des Indes, d’Égypte, la laine fine d’Angleterre ; le
jute des Indes ; le malt d’Autriche-Hongrie ; la graine de lin
d’Argentine ; certaines sortes de houille d’Angleterre ; la lignite
d’Autriche ; le salpêtre du Chili ; le bois de Quebracho ; pour
son tannin, d’Argentine ; les bois de construction de Russie ; les
fibres pour la vannerie, du Portugal ; le cuivre des États-Unis ;
l’étain de Londres, des Indes néerlandaises ; le zinc d’Australie ;
l’aluminium d’Autriche-Hongrie et du Canada ; l’amiante du Canada ;
l’asphalte et le marbre d’Italie ; les pavés de Suède ; le plomb de
Belgique, des États-Unis, d’Australie ; le graphite de Ceylan ; la
chaux d’Amérique et d’Algérie ; l’iode du Chili, etc.
Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus
recherchés et aux matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la
plupart proviennent directement ou indirectement, en tout ou en partie, de pays
étrangers et sont le produit du travail de peuples étrangers. Pour pouvoir
vivre et travailler en Allemagne, nous faisons ainsi travailler pour nous
presque tous les pays, tous les peuples, tous les continents et travaillons à
notre tour pour tous les pays.
Pour nous représenter les dimensions énormes de ces échanges, jetons un
regard sur les statistiques officielles des importations et exportations.
D’après l’Annuaire statistique du Reich allemand de 1914, le commerce
allemand, à l’exclusion des marchandises en transit, se présentait comme suit :
L’Allemagne a importé en 1913 :
matières premières |
5 262 millions de M. |
produits semi-finis |
1 246 millions de M. |
produits finis |
1 776 millions de M. |
produits alimentaires |
3 063 millions de M. |
animaux vivants |
289 millions de M. |
Total |
11 638 millions de M. |
soit presque 12 milliards de marks.
La même année, l’Allemagne a exporté :
matières premières |
1 720 millions de M. |
produits semi-finis |
1 159 millions de M. |
produits finis |
6 642 millions de M. |
produits alimentaires |
1 362 millions de M. |
animaux vivants |
7 millions de M. |
Total |
10 891 millions de M. |
soit presque 11 milliards de marks. Ensemble, cela
fait plus de 22 milliards de marks pour le commerce extérieur annuel de
l’Allemagne.
Mais la situation est la même, dans une proportion moindre ou plus
grande, pour les autres pays modernes, c’est-à-dire pour ceux précisément dont
la vie économique est l’objet exclusif de l’économie politique. Tous ces pays
produisent les uns pour les autres, en partie aussi pour les continents les
plus reculés, mais utilisent aussi pour leur consommation comme pour leur
production des produits de tous les continents.
Comment peut-on, face à un développement aussi énorme des échanges, tracer
les limites entre l’« économie » d’un peuple et celle d’un autre peuple,
parler d’autant d’« économies
nationales » comme s’il s’agissait de domaines formant un tout et
pouvant être considérés en eux-mêmes ?
Les échanges internationaux et leur augmentation ne sont évidemment pas
une découverte qui aurait échappé aux savants bourgeois. Les statistiques
officielles, publiées dans des rapports annuels, font que ces réalités relèvent
du domaine public, pour tous les gens cultivés ; l’homme d’affaires, l’ouvrier
d’industrie les connaissent en outre par leur vie de tous les jours. La
croissance rapide du commerce mondial est aujourd’hui un fait si
universellement connu et reconnu que personne ne peut plus le contester ou en
douter. Mais comment ce fait est-il compris par les experts en économie politique ?
Comme une relation purement extérieure, comme l’exportation de ce qu’ils
appellent l’« excédent » de
la production d’un pays par rapport à ses propres besoins, et l’importation qui
« manquerait » à sa propre économie – relation qui ne les
empêche absolument pas de continuer à parler d’« économie politique » .
C’est ainsi que par exemple le professeur Bücher, après nous
avoir instruit en long et en large de
l’« économie
politique » actuelle, stade ultime et suprême dans la série des forces économiques historiques, proclame :
« C’est une erreur de
croire que les facilités apportées par l’ère libérale au commerce international
amèneront le déclin de la période de l’économie nationale, qui fera place à la période de l’économie mondiale. Certes, nous voyons aujourd’hui en Europe une série d’États privés
d’autonomie nationale dans leur approvisionnement en biens, dans la mesure où
ils sont contraints de recevoir de l’étranger d’importantes quantités de
produits alimentaires, tandis que leur production industrielle a dépassé de
beaucoup les besoins nationaux et fournit continuellement des excédents qui
doivent trouver leur utilisation à l’étranger. Mais il ne faut pas voir dans la
cohabitation de pays industriels et de pays fournissant les matières premières,
dépendant les uns des autres, dans cette « division internationale du
travail » , un signe que l’humanité est sur le point de franchir une
nouvelle étape de son évolution, étape qui s’opposerait aux précédentes sous le
nom d’économie mondiale. Car, d’une part,
aucune étape économique n’a jamais garanti la
pleine satisfaction des besoins ; elles ont toutes laissé subsister
certaines lacunes qu’il fallait combler de façon ou d’autre. D’autre part,
cette prétendue économie mondiale n’a, jusqu’ici du moins, pas fait apparaître
de phénomènes différant essentiellement de ceux de l’économie nationale et l’on peut douter qu’il en
apparaisse dans un avenir prévisible. »
[1]
Avec plus d’audace encore, Sombart, jeune collègue du professeur Bücher,
déclare tout de go que nous n’entrons pas dans l’économie mondiale, mais au contraire que nous nous en éloignons toujours
davantage :
« J’affirme que les
peuples civilisés ne sont pas aujourd’hui de plus en plus liés entre eux par
des relations commerciales, mais au contraire le sont de moins en moins. L’économie nationale
particulière n’est pas aujourd’hui plus intégrée au marché mondial qu’il y a
cent ou cinquante ans, mais moins. Cependant, nous ne devons pas admettre que
les relations commerciales internationales acquièrent une importance
relativement croissante pour l’économie politique moderne. C’est l’inverse qui se produit.
« Le professeur Sombart est convaincu que » les différentes économies nationales
deviennent des microcosmes de plus en plus achevés et que pour toutes les
industries le marché intérieur l’emporte toujours plus sur le marché
mondial. » [2]
Cette brillante ineptie, qui bafoue sans gêne toutes les observations
courantes de la vie économique, souligne à merveille
l’acharnement avec lequel messieurs les savants refusent de reconnaître l’économie mondiale comme une nouvelle phase de l’évolution de la société humaine – refus dont
nous avons à prendre note pour en chercher les racines cachées.
Ainsi, parce qu’aux « étapes
antérieures de l’économie » , aux temps du roi Nabuchodonosor, par exemple,
« certaines lacunes » de la vie
économique
étaient déjà comblées par l’échange, le commerce mondial actuel ne signifie
rien et il faut en rester à l’« économie nationale » .
Tel est l’avis du professeur Bücher.
Cela caractérise bien la grossièreté des conceptions historiques d’un
savant dont la réputation repose justement sur sa prétendue perspicacité et sur
ses profondeurs de vues en histoire économique ! Il met, sans plus, dans
le même sac, au nom d’un schéma absurde, le commerce international d’étapes de l’économie et de la civilisation les plus diverses et le tout séparé par des millénaires !
Certes, il n’y a pas eu d’étapes dans la société sans échanges. Les fouilles
préhistoriques les plus anciennes, les cavernes les plus grossières qui ont
servi d’habitat à l’humanité « antédiluvienne » , les tombes
préhistoriques les plus primitives témoignent toutes d’un certain échange de
produits entre contrées éloignées les unes des autres. L’échange est aussi
ancien que l’histoire des civilisations humaines, il les a de tout temps
accompagnées, et a été le plus grand moteur de leur progrès. Or c’est dans
cette vérité générale et, par là même, tout à fait vague, que notre savant noie
toutes les particularités des époques, les étapes de la civilisation, les formes économiques. Si la nuit tous les chats sont gris, dans l’obscurité de cette théorie
universitaire, les formes les plus diverses de communication ne font qu’un.
L’échange primitif d’une tribu indienne du Brésil qui troque à l’occasion ses
masques de danse contre les arcs et les flèches d’une autre tribu ; les
étincelants magasins de Babylone où s’amoncelait la splendeur des cours
orientales ; le marché antique de Corinthe où se vendaient à la nouvelle
lune les linons d’Orient, les poteries grecques, le papier de Tyr, les esclaves
de Syrie et d’Anatolie pour des riches esclavagistes ; le commerce
maritime de la Venise médiévale qui fournissait aux cours féodales et aux
maisons patriciennes d’Europe les objets de luxe... et le commerce mondial
capitaliste d’aujourd’hui qui étend son réseau sur l’Orient et l’Occident, sur
le nord et le sud, sur tous les océans et tous les coins du monde, qui brasse
bon an mal an des masses énormes – depuis le pain quotidien et l’allumette du
mendiant jusqu’à l’objet d’art le plus recherché du riche amateur, du plus
simple produit de la terre jusqu’à l’outil le plus compliqué, sorti des mains
de l’ouvrier, source de toute richesse, jusqu’aux outils de meurtre de la
guerre – tout cela ne fait qu’un tout pour notre professeur d’économie politique :
c’est le simple « remplissage » de « certaines lacunes »
dans des organismes économiques autonomes ! ...
Il y a cinquante ans, Schultze Von Delitzsch racontait aux
ouvriers allemands que chacun aujourd’hui produit d’abord pour lui-même, mais
donne « en échange des produits des autres » ceux « dont il
n’avait pas l’usage pour lui-même » . Lassalle a répondu de manière
catégorique à ce non-sens :
« Monsieur
Schultze ! N’avez-vous donc aucune idée de la réalité du travail social
d’aujourd’hui ? N’êtes-vous donc jamais sorti de Bitterfeld et de
Delitzsch ? Dans quel siècle médiéval vivez-vous encore avec toutes vos
conceptions ?
« ... Ignorez-vous donc
complètement que le travail social d’aujourd’hui a justement ceci de
caractéristique que chacun ne produit pas pour lui-même ?
Ignorez-vous donc complètement qu’il en est nécessairement ainsi
depuis la grande industrie, qu’en cela réside aujourd’hui la forme et l’essence
du travail et que si l’on ne s’en tient pas rigoureusement à ce point,
on ne peut pas comprendre un seul aspect de la
situation économique actuelle, un seul des phénomènes économiques actuels ?
« D’après vous,
Monsieur Leonor Reichenheim, de WüsteGiersdorf, produit d’abord le fil de coton
dont il a lui-même besoin. Il échange l’excédent que ses filles ne peuvent plus
transformer en bas et en chemises de nuit.
« Monsieur Borsig
produit d’abord des machines pour ses besoins familiaux. Puis il vend les
machines en excédent.
« Les magasins
d’articles de deuil travaillent d’abord en prévision de décès dans leur propre
famille. Et ceux-ci étant trop rares, ils échangent ce qui leur reste.
« Monsieur Wolff,
propriétaire du bureau local des télégraphes, reçoit d’abord les dépêches
servant à sa propre information et pour sa propre satisfaction. Ce qui reste,
quand il en a eu son content, il l’envoie aux agioteurs et aux rédacteurs de
presse qui, en échange, mettent à son service les correspondants qu’ils ont de
trop ! ...
« Le caractère
distinctif du travail, dans les périodes sociales antérieures, caractère auquel
il faut se tenir rigoureusement, était de produire pour les besoins locaux et
de rendre ou troquer l’excédent, c’est-à-dire de pratiquer de façon
prédominante l’économie naturelle.
Or, le caractère distinctif et spécifique du travail dans la société
moderne est que chacun produit non pas ce dont il a besoin, mais que chacun
produit des valeurs d’échange, comme on produisait autrefois des valeurs
d’usage.
« Et ne comprenez-vous
pas, Monsieur Schultze, que c’est la forme nécessaire, et toujours plus
répandue, du Travail dans une société où la division du travail a pris
l’extension qu’elle a dans la société moderne ? »
Ce que Lassalle essaie d’expliquer ici à Schultze
à propos de l’entreprise privée capitaliste, s’applique chaque jour davantage
aujourd’hui au mode d’économie des pays capitalistes aussi
évolués que l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, les États-Unis, sur les
traces desquels les autres pays s’engagent les uns après les autres. Et la
façon dont le juge progressiste de Bitterfeld cherchait à tromper les ouvriers,
était beaucoup plus naïve mais n’était pas plus grossière que la controverse
d’un Bücher ou d’un Sombart sur le concept de l’économie mondiale.
Le professeur allemand, fonctionnaire ponctuel, aime avoir de l’ordre
dans son domaine. Par amour de l’ordre, il range le monde, bien proprement,
dans les compartiments d’un schéma scientifique. Et tout comme il dispose ses
livres sur les rayons de sa bibliothèque, il répartit les pays sur deux rayons :
ici, les pays qui produisent des biens industriels et en ont « un
excédent » ; là, les pays qui pratiquent l’agriculture et l’élevage
et dont les matières premières manquent aux autres pays. La naît, et là-dessus
repose, le commerce international.
L’Allemagne est un des pays les plus industrialisés du monde. D’après
ce schéma, elle devrait avoir les échanges les plus actifs avec un grand pays
agricole comme la Russie. Comment se fait-il que les échanges commerciaux les
plus importants de l’Allemagne se fassent avec deux autres pays industrialisés,
les États-Unis d’Amérique du Nord et l’Angleterre ? En effet, les échanges
de l’Allemagne avec les États-Unis en 1913 se sont montés à 2,4 milliards de
marks, ceux avec l’Angleterre à 2,3 milliards de marks ; la Russie ne
vient qu’au troisième rang. Et, particulièrement en ce qui concerne les
exportations, le premier État industriel du monde est aussi le plus grand
acheteur vis-à-vis de l’industrie allemande : en important annuellement
1,4 milliard de marks de marchandises allemandes, l’Angleterre vient largement
en tête des autres pays. Et l’Empire britannique absorbe un cinquième des
exportations allemandes. Que pense de ce phénomène remarquable le docte
professeur ?
D’un côté un État industriel, de l’autre un État agraire, telle est
l’ossature rigide des relations économiques mondiales à partir de laquelle
opèrent le professeur Bücher et la plupart de ses collègues. Or, dans
les années 60, l’Allemagne était un État agraire ; elle exportait
l’excédent de ses produits agricoles et devait s’approvisionner en biens
industriels les plus indispensables auprès de l’Angleterre. Depuis lors, elle
est devenue elle-même un État industriel et le plus puissant rival de
l’Angleterre. Les États-Unis d’Amérique sont en train de franchir en un délai
encore plus bref la même étape que l’Allemagne des années 70 et 80. Ils sont
encore, avec la Russie, le Canada, l’Australie et la Roumanie, l’un des plus
grands pays producteurs de blé du monde ; aux dernières statistiques (de
1900) 36 % de la population était encore occupée par les travaux agricoles.
Mais en même temps l’industrie des États-Unis progresse avec une rapidité sans
exemple et devient une dangereuse rivale des industries anglaise et allemande.
Nous mettons au concours, pour une éminente faculté d’économie politique, la question
suivante : faut-il, dans le schéma du professeur Bücher, classer
les États-Unis dans la rubrique des États agricoles ou dans la rubrique des
États industriels ? La Russie aussi s’engage lentement dans la même voie
et, dès qu’elle se sera débarrassée de structures étatiques anachroniques, son
immense population et ses inépuisables richesses naturelles lui feront
rattraper le retard avec des bottes de sept lieues, pour égaler, voire dépasser
peut-être, de notre vivant encore, la puissance industrielle de l’Allemagne, de
l’Angleterre et des États-Unis. Le monde n’a donc pas, comme le déclare la
sagesse professorale, une ossature rigide ; il se meut, il vit, il change.
La polarité entre industrie et agriculture, d’où naîtraient les échanges
internationaux, est elle-même un élément fluide qui est de plus en plus
repoussé à la périphérie du monde civilisé moderne. Mais que devient entre
temps le commerce au sein de ce monde civilisé ? Selon la théorie du professeur
Bücher, il devrait être de plus en plus réduit. Au lieu de cela – ô
miracle – il prend de plus en plus d’ampleur entre pays industriels.
Rien de plus instructif que le tableau offert par l’évolution de notre monde économique moderne depuis un quart de siècle. Bien que nous assistions
depuis 1880 à une véritable orgie de protection douanière, c’est-à-dire que les
« économies nationales »
se ferment artificiellement les unes aux autres, dans tous les pays industriels
et grands États d’Europe, le développement du commerce mondial, dans le même
temps, non seulement ne s’est pas arrêté, mais a pris un cours vertigineux.
Même un aveugle peut voir l’étroite liaison entre industrialisation croissante
et commerce mondial, en observant les trois pays pilotes, l’Angleterre,
l’Allemagne et les États-Unis.
Le charbon et le fer sont l’âme de l’industrie moderne.
Or l’extraction de charbon est passée entre 1855 et 1910 :
en Angleterre |
de 162 |
à269 |
millions de tonnes |
en Allemagne |
de 74 |
à 222 |
millions de tonnes |
aux États-Unis |
de 101 |
à 455 |
millions de tonnes |
Dans le même temps, la production de fonte brute est passée :
en Angleterre |
de 7,5 |
à10,2 |
millions de tonnes |
en Allemagne |
de 3,7 |
à 14,8 |
millions de tonnes |
aux États-Unis |
de 4,1 |
à 27,7 |
millions de tonnes |
Et le commerce extérieur annuel (importation et exportation) passait
entre 1855 et 1912 :
en Angleterre |
de 13 |
à27,4 |
milliards de marks |
en Allemagne |
de 6,2 |
à 21,3 |
milliards de marks |
aux États-Unis |
de 5,5 |
à 16,2 |
milliards de marks |
Si l’on prend l’ensemble du commerce extérieur (importation et
exportation) de tous les pays importants du globe, il est passé de 105 milliards
de marks en 1904 à 165 milliards de marks en 1912. Soit une augmentation de 57
% en huit ans ! En vérité, c’est un rythme d’évolution
économique sans
exemple dans toute l’histoire mondiale jusqu’ici ! « Les morts vont
vite. » l’« économie
nationale » capitaliste semble être pressée d’épuiser ses capacités
d’existence, de raccourcir son sursis. Que dit de tout cela le schéma
professoral avec son opposition grossière entre États industriels et États
agraires ?
Il y a cependant bien d’autres énigmes du même genre dans la vie économique moderne. Examinons d’un peu plus près le tableau des importations et
exportations allemandes, au lieu de nous contenter des sommes globales de
marchandises échangées ou des grandes catégories générales ; pas. sons en
revue les genres les plus importants de marchandises du commerce allemand.
En 1913, l’Allemagne a :
Importé |
|
Exporté |
|
|
Millions |
|
Millions |
du coton brut |
pour 617 |
Des machines |
pour 680 |
du blé |
pour 417 |
quincaillerie |
pour 652 |
de la laine |
pour 413 |
houille |
pour 516 |
de l’orge |
pour 390 |
cotonnades |
pour 446 |
du cuivre brut |
pour 335 |
lainages |
pour 271 |
des peaux |
pour 322 |
papier et ses produits |
pour 263 |
du minerai de fer |
pour 227 |
fourrures brutes |
pour 225 |
de la houille |
pour 204 |
fer en barres |
pour 205 |
des œufs |
pour 194 |
soieries |
pour 202 |
des fourrures brutes |
pour 188 |
coke |
pour 147 |
du salpêtre chilien |
pour 172 |
produits d’aniline et autres |
pour 142 |
de la soie brute |
pour 158 |
vêtements |
pour 132 |
du caoutchouc |
pour 147 |
objets en cuivre |
pour 130 |
bois de conifère scié |
pour 135 |
|
|
fil de coton |
pour 116 |
empeignes |
pour 114 |
fil de laine |
pour 108 |
objets en cuir |
pour 114 |
bois de conifère brut |
pour 97 |
tôle d’acier |
pour 102 |
|
|
jouets |
pour 103 |
peaux de veau |
pour 95 |
fil de laine |
pour 91 |
jute |
pour 94 |
tube d’acier |
pour 84 |
machines |
pour 80 |
peaux (bovins) |
pour 81 |
peaux (agneau, chèvre) |
pour 73 |
fil d’acier |
pour 76 |
cotonnades |
pour 72 |
rails de chemin de fer, etc. |
pour 73 |
lignite |
pour 69 |
fonte |
pour 65 |
laine cardée |
pour 61 |
lainages |
pour 43 |
|
|
fil de coton |
pour 61 |
|
|
objets en caoutchouc |
pour 57 |
Deux faits frappent immédiatement l’observateur même superficiel. Le
premier est que la même catégorie de marchandises figure plusieurs fois dans
les deux colonnes, quoique pour des quantités différentes. L’Allemagne exporte
une impressionnante quantité de machines, mais elle en importe également pour
la somme non négligeable de 80 millions de marks. De même, on exporte
d’Allemagne de la houille, mais en même temps on importe de la houille
étrangère. Il en est de même pour les cotonnades, le fil de laine, les
lainages, de même aussi pour les peaux et fourrures et pour beaucoup d’autres
marchandises qui ne figurent pas dans ce tableau. Du point de vue simpliste de
l’opposition entre industrie et agriculture qui, telle la lampe merveilleuse
d’Aladin, permet à notre professeur d’économie politique d’éclaircir tous les mystères
du commerce mondial moderne, cette remarquable dualité est tout à fait
incompréhensible ; elle fait même l’effet d’une totale absurdité. Mais
quoi ? l’Allemagne a-t-elle un « excédent au-delà de ses propres
besoins » en machines, ou a-t-elle « certaines lacunes » ?
Et qu’en est-il pour la houille et pour les cotonnades ? Et pour les
peaux ? Et pour cent autres choses ! Ou comment une « économie nationale »
aurait-elle simultanément, et pour les mêmes produits, continuellement un
éventuel « excédent » et « certaines lacunes » ? La
lampe d’Aladin vacille. Manifestement, le fait observé ne peut s’expliquer que
si nous admettons qu’il existe entre l’Allemagne et les autres pays des relations économiques complexes et poussées, une division du travail aux ramifications nombreuses
et subtiles en fonction de laquelle certaines espèces des mêmes produits sont
commandées en Allemagne pour l’étranger et d’autres à l’étranger pour
l’Allemagne, suscitant un va-et-vient quotidien où chaque pays n’est qu’un
élément organique dans un ensemble plus vaste.
Un autre fait doit frapper à première vue dans ce tableau :
importation et exportation n’y apparaissent pas comme deux phénomènes séparés
s’expliquant, ici par les « lacunes » , là par les
« excédents » de l’économie du pays ; ce sont bien plutôt
des phénomènes étroitement liés entre eux par des liens de cause à effet. Les
énormes importations allemandes de coton ne s’expliquent évidemment pas par les
besoins propres de la population, elles permettent les importantes exportations
allemandes d’étoffes et de vêtements de coton. Un rapport semblable existe
entre les importations de laine et les exportations de lainages, entre les
importations de minerais étrangers et les exportations de marchandises de
toutes sortes en acier, et il en est de même à chaque pas. L’Allemagne importe
donc pour pouvoir exporter. Elle se crée artificiellement « certaines
lacunes » , pour transformer ensuite ces lacunes en autant
d’« excédent » . Le « microcosme » allemand apparaît ainsi
dès l’abord comme une parcelle d’un tout plus grand, comme un atelier du monde.
Examinons de plus près ce « microcosme » dans son autonomie
« toujours plus parfaite » . Imaginons que quelque catastrophe
sociale ou politique ait réellement coupé
l’« économie
nationale » allemande du reste du monde, qu’elle en soit réduite à
vivre sur elle-même. Quelle image s’offrirait alors à notre regard ?
Commençons par le pain quotidien. La productivité du sol est, en
Allemagne, deux fois ce qu’elle est aux États-Unis ; elle n’est dépassée
dans le monde que par les pays de culture intensive, la Belgique, l’Irlande et
les Pays-Bas. Il y a 50 ans, avec une agriculture beaucoup moins évoluée,
l’Allemagne faisait partie des greniers à blé de l’Europe et nourrissait les
autres pays avec son excédent. Aujourd’hui, le sol allemand, malgré sa
productivité, est loin de suffire à nourrir sa propre population et son propre
bétail ; un sixième des produits alimentaires doit être importé. Autrement
dit, si l’on coupe l’« économie nationale »
allemande du reste du monde, un sixième de la population allemande, soit plus
de 11 millions d’Allemands, serait privé de vivres !
Le peuple allemand consomme annuellement pour 220 millions de marks de
café, pour 67 millions de marks de cacao, pour 8 millions de marks de thé, pour
61 millions de marks de riz ; il absorbe pour environ une douzaine de
millions d’épices diverses et pour 134 millions de marks de feuilles de tabac
étranger. Tous ces produits sans lesquels le plus pauvre d’entre nous ne peut vivre
aujourd’hui, qui font partie de nos habitudes quotidiennes et de notre niveau
de vie, ne sont pas (ou peu, comme pour le tabac) produits en Allemagne, pour
des raisons de climat. Que l’on coupe l’Allemagne du reste du monde et le
niveau de vie du peuple allemand, qui correspond à sa civilisation actuelle,
s’effondre.
Après la nourriture viennent les vêtements. Le linge de corps et
l’ensemble de l’habillement des larges masses sont aujourd’hui presque
exclusivement en coton, le linge de la bourgeoisie aisée est en lin, leurs
vêtements, de laine fine et de soie. Or, l’Allemagne ne produit ni coton ni
soie, ni non plus ce textile très important qu’est le jute, pas plus que la
laine fine, dont l’Angleterre a le monopole mondial ; il y a en Allemagne
un grand déficit en chanvre et en lin. Que l’on coupe l’Allemagne du reste du
monde, qu’on la prive des matières et des débouchés étrangers, et toutes les
couches du peuple allemand sont privées de leur habillement le plus
indispensable ; l’industrie textile allemande qui, avec l’industrie du
vêtement, nourrit aujourd’hui 1400 000 travailleurs et travailleuses, adultes
et jeunes, est ruinée.
Allons plus loin. Ce qu’on appelle l’industrie lourde, la production de
machines et la transformation des métaux, constitue l’armature de la grande
industrie d’aujourd’hui ; mais l’armature de cette industrie lourde, c’est
le minerai. L’Allemagne consomme annuellement (en 1913) environ 17 millions de
tonnes de fonte. Elle en produit elle-même également 17 millions. A première vue,
on pourrait penser que l’« économie nationale »
allemande couvre ainsi ses propres besoins en fer. Mais la fonte se fabrique à
partir du minerai de fer. Or, l’Allemagne n’en extrait qu’environ 27 millions
de tonnes pour une valeur de plus de 110 millions de marks, tandis que 12
millions de tonnes de minerai de plus haute qualité, qui représentent plus de
200 millions de marks et sont indispensables à la sidérurgie allemande,
viennent de Suède, de France et d’Espagne.
Nous nous trouvons à peu près dans la même situation pour les autres
métaux. L’Allemagne consomme annuellement 220 000 tonnes de zinc, elle en
produit elle-même 270 000 tonnes dont elle exporte 100 000 tonnes, tandis que
plus de 50 000 tonnes de zinc étranger doivent permettre de couvrir les besoins
du pays. Le minerai de zinc lui aussi n’est extrait que partiellement en
Allemagne : un demi-million de tonnes, représentant une valeur de 50
millions de marks. 300 000 tonnes de minerai de plus haute qualité,
représentant 40 millions de marks, doivent être importées. L’Allemagne importe
94 000 tonnes de plomb raffiné et 123 000 tonnes de minerai de plomb. Enfin, en
ce qui concerne le cuivre, en consommant annuellement 241 000 tonnes,
l’Allemagne doit en importer [3] 206 000 tonnes. L’étain, lui, vient entièrement de l’extérieur. Que
l’on coupe l’Allemagne du reste du monde, et avec cet apport de métaux de
grande qualité, avec ces débouchés étrangers pour les produits d’acier et les
machines d’Allemagne, disparaissent les fondements de l’industrie allemande de
transformation des métaux qui emploie 662 000 travailleurs, et l’industrie des
machines qui fait vivre 1 130 000 ouvriers et ouvrières s’effondrerait aussi.
D’autres branches de l’industrie qui tirent des précédentes leurs matières
premières et leurs outils et celles qui leur fournissent matières premières et
matières annexes, les mines en particulier, enfin celles qui produisent des
vivres pour les puissantes armées ouvrières de ces industries disparaîtraient.
Mentionnons encore l’industrie chimique avec ses 168 000
travailleurs, qui produit pour le monde entier. Mentionnons l’industrie du
bois qui emploie aujourd’hui 450 000 travailleurs et qui, sans les bois
étrangers, devrait arrêter sa production. Mentionnons l’industrie du cuir qui,
avec ses 117 000 travailleurs, serait paralysée sans les peaux étrangères et
ses grands débouchés à l’étranger. Mentionnons l’or et l’argent, matériaux
de la monnaie, et comme tels base indispensable de toute la vie économique actuelle, mais qui ne sont pratiquement pas produits en Allemagne.
Représentons-nous tout cela de façon vivante, et posons-nous ensuite la
question : qu’est-ce que l’« économie nationale »
allemande ? Autrement dit, à supposer que l’Allemagne soit réellement et
durablement coupée dit reste du monde et que son
économie doive
se suffire à elle-même, qu’adviendrait-il de la vie
économique
actuelle et par là même de toute la civilisation allemande d’aujourd’hui ?
La production s’effondrerait, secteur après secteur, l’un entraînant l’autre,
une énorme masse prolétarienne serait inoccupée, toute la population serait
privée de la nourriture la plus indispensable et de vêtements, le commerce
serait privé de sa base, les métaux précieux, et toute l’« économie nationale » ne serait qu’un amas de
ruines. Voilà ce qu’il en est de « certaines lacunes » dans la vie économique allemande et du « microcosme toujours plus parfait » qui
plane dans l’éther azuré de la théorie professorale.
Halte ! Et la guerre mondiale de 1914, la grande mise à l’épreuve
de l’« économie nationale » ? N’a-t-elle pas
donné brillamment raison aux Bücher et aux Sombart ?
N’a-t-elle pas montré au monde envieux que le « microcosme » allemand
peut parfaitement subsister, fort et vigoureux, dans un isolement hermétique
par rapport au commerce mondial, grâce a son organisation étatique rigoureuse
et à son haut rendement ? L’alimentation de la population n’a-t-elle pas
été pleinement suffisante, sans recours à l’agriculture étrangère ? Et les
rouages de l’industrie n’ont-ils pas continué à tourner allègrement sans apport
de l’étranger ni débouchés extérieurs ?
Examinons les faits. D’abord le ravitaillement. L’agriculture allemande
était loin d’y pourvoir seule. Plusieurs millions d’adultes, appartenant à
l’armée, ont été entretenus pendant presque toute la durée de la guerre par des
pays étrangers : par la Belgique, le nord de la France, et en partie par
la Pologne et la Lituanie. l’« économie nationale »
s’est donc trouvée, pour le ravitaillement du peuple allemand, agrandie de
toute la surface des régions occupées de Belgique et du nord de la France et,
dans la deuxième année de la guerre, de la partie occidentale de l’Empire
russe, dont les produits agricoles couvraient pour une importante proportion
l’absence d’importations. La contre-partie en était l’effrayante
sous-alimentation des populations de ces régions occupées, secourues à leur
tour – comme par exemple la Belgique – par l’aide américaine en produits
agricoles. Le deuxième aspect complémentaire, c’était, en Allemagne, le
renchérissement de tous les produits alimentaires de 100 à 200 % et la terrible
sous-alimentation des plus larges couches de la population.
Et les rouages de l’industrie ? Comment ont-ils pu rester en
mouvement sans l’apport en matières premières et autres moyens de production
venant de l’étranger et dont nous avons vu l’énorme importance ? Comment
un tel miracle a-t-il pu se produire ? Le mystère s’explique de la façon
la plus simple et sans aucun miracle. L’industrie n’a pu rester en activité que
parce qu’elle a constamment été alimentée en matières premières étrangères
indispensables, et ceci par trois canaux : premièrement, par les grands
stocks de coton, de laine, de cuivre sous différentes formes que l’Allemagne
possédait déjà et n’avait qu’à faire sortir de leurs cachettes ;
deuxièmement, par les stocks qu’elle a réquisitionnés dans les Pays occupés, en
Belgique, dans le nord de la France, et en partie en Lituanie et en Pologne, et
utilisés pour sa Propre industrie ; troisièmement, par les importations de
l’étranger qui, par l’intermédiaire de pays neutres et du Luxembourg, n’ont pas
cessé durant toute la guerre. Si l’on ajoute que d’énormes stocks de métaux précieux
étrangers, condition indispensable de toute cette « économie de guerre » , se trouvaient accumulés dans les banques allemandes, il
apparaît que l’isolement hermétique de l’industrie et du commerce allemands est
une légende, tout comme l’alimentation suffisante de la population allemande
par l’agriculture du pays, et que la prétendue autosuffisance du
« microcosme » allemand pendant la guerre mondiale repose sur des
contes de bonne femme.
Quant aux débouchés de l’industrie allemande, si importants dans toutes
les régions du monde, comme nous l’avons constaté, ils ont été remplacés
pendant la durée de la guerre par les besoins de guerre de l’État allemand
lui-même. En d’autres termes, les branches industrielles les plus importantes,
les industries des métaux, des textiles, du cuir, des produits chimiques,
avaient été converties en industries livrant exclusivement pour l’armée. Comme
le coût de la guerre était à la charge des contribuables allemands, cette
conversion de l’industrie en industrie de guerre signifiait que l’« économie nationale » allemande, au lieu
d’envoyer une grande partie de ses produits à l’étranger pour les échanger, les
abandonnait à la destruction continuelle, mais ces pertes, par l’intermédiaire
du système de crédit public, grevaient pour des décennies les résultats futurs de l’économie.
Si l’on résume le tout, il est clair que la merveilleuse prospérité du
« microcosme » pendant la guerre représentait à tous égards une
expérience dont il faut seulement se demander combien de temps elle pouvait
être prolongée sans que l’édifice artificiel s’effondre comme un château de
cartes.
Jetons encore un regard maintenant sur un phénomène remarquable. Si
l’on considère les chiffres globaux du commerce extérieur allemand, on est
frappé par la nette supériorité des importations sur les exportations :
les premières se montaient en 1913 à 11,6 milliards de marks, les secondes à
10,9 milliards. Et 1913 ne constitue pas une exception, le même rapport se
vérifie sur une longue série d’années. Il en est de même pour la
Grande-Bretagne qui, en 1913, a importé pour 13 milliards de marks et exporté
pour 10 milliards de marks. La situation est la même en France, en Belgique,
aux Pays-Bas. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le professeur Bücher
ne veut-il pas nous apporter la lumière de sa théorie de l’« excédent par rapport aux propres
besoins » et de « certaines lacunes » ?
Si les relations économiques entre les différentes
« économies nationales »
se réduisent, comme nous l’enseigne le professeur, à ce que les « économies nationales » se passent leurs « excédents »
comme au temps de Nabuchodonosor, si le simple échange de marchandises est le
seul pont traversant l’éther bleu qui isole les uns des autres ces
« microcosmes » , il est clair qu’un pays ne peut importer que tout
juste autant qu’il exporte. Car, dans le simple échange marchand, la monnaie
n’est qu’un intermédiaire, chacun paie la marchandise étrangère en dernière
analyse avec sa propre marchandise. Comment une « économie nationale » peut-elle donc
réaliser cet exploit d’importer de façon permanente plus qu’elle n’exporte de
son propre « excédent » ? Peut-être le professeur va-t-il
s’écrier en nous raillant : mais la solution est la plus simple du
monde ! Le pays importateur n’a qu’à couvrir l’excédent de ses
importations sur ses exportations en argent liquide. Mais pardon ! Jeter
ainsi, bon an mal an, dans le gouffre de son commerce extérieur une quantité
importante d’argent liquide, c’est un luxe que pourrait se permettre à la
rigueur un pays dont le sous-sol serait riche en or et en argent, ce qui n’est
le cas ni de l’Allemagne, ni de la France, ni de la Belgique ni des Pays-Bas.
De plus, nous avons – ô miracle ! – une autre surprise : l’Allemagne
n’importe pas seulement plus de marchandises, mais plus de monnaie qu’elle n’en
exporte ! Les importations allemandes en or et en argent se sont ainsi
montées en 1913 à 441,3 millions de marks, tandis que les exportations étaient
de 102,8 millions de marks, et la proportion est à peu près la même depuis des
années. Que dit de ce mystère le professeur Bücher avec ses
« excédents » et ses
« lacunes » ? La lampe merveilleuse vacille tristement.
Nous commençons à pressentir que, derrière ces mystères du commerce
mondial, il doit y avoir entre les différentes « économies nationales » des relations économiques d’un tout autre genre que de simples échanges marchands.
Manifestement, seul un pays qui aurait, par exemple, des droits économiques sur d’autres pourrait de façon permanente recevoir d’eux plus de
produits qu’il ne leur en donne lui-même. Ces droits n’ont rien à voir avec des
échanges entre partenaires égaux. De tels droits et relations de dépendance
existent effectivement entre les pays, bien que les théories professorales les
ignorent. Les relations de ce que l’on appelle la métropole avec ses colonies
représentent de telles relations de dépendance, sous leur forme la plus simple.
La Grande-Bretagne lève annuellement, sous des formes diverses, un tribut de
plus d’un milliard de marks aux Indes britanniques. Et les exportations des
Indes dépassent de 1,2 milliard par an ces importations. Cet
« excédent » n’est que l’expression
économique de
l’exploitation coloniale des Indes par le capitalisme anglais – que les
marchandises soient directement destinées à la Grande-Bretagne ou que les Indes
les exportent ailleurs pour pouvoir verser leur tribut à l’exploiteur anglais.
Il y a d’autres relations de dépendance qui ne sont pas fondées sur
l’oppression politique [4]. Les exportations annuelles
de la Russie dépassent d’un milliard de marks ses importations de marchandises.
Est-ce le grand « excédent » des produits du sol sur les besoins de
l’économie nationale
qui draine annuellement ce puissant courant de marchandises hors de l’Empire
russe ? On sait cependant que le moujik russe, dont le blé part ainsi pour
l’étranger, souffre du scorbut par suite de sous-alimentation et mange du pain
où l’on a ajouté de l’écorce d’arbre. L’exportation massive de céréales,
commandée par un système financier et fiscal approprié à l’intérieur, est en
fait une nécessité vitale pour l’État russe, afin de faire face aux obligations
nées d’emprunts étrangers.
Depuis la crise de la guerre de Crimée et sa modernisation par des
réformes, l’appareil d’État russe ne se maintient pour une bonne part que grâce
aux capitaux étrangers, essentiellement français. Pour payer les intérêts de
ces capitaux français, la Russie doit vendre chaque année des masses de blé, de
bois, de lin, de chanvre, de bétail et de volailles à l’Angleterre, à
l’Allemagne, aux Pays-Bas. L’énorme excédent des exportations russes représente
ainsi le tribut du débiteur à son créancier, situation à laquelle correspond
pour la France un large excédent en importations. Mais en Russie même, l’enchaînement
des relations économiques va plus loin.
Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à
deux buts : la construction de chemins de fer avec garantie de l’État et
les dépenses militaires. Pour répondre à ces deux buts, une grande industrie
puissante est née en Russie depuis les années 70 – à l’abri d’un système de
protections douanières renforcées. Le capital français a fait surgir en Russie
un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d’être constamment soutenu par
d’importantes importations de machines et autres moyens de production en
provenance des pays industriels pilotes, l’Angleterre et l’Allemagne. Il se
tisse ainsi entre la Russie, la France, l’Allemagne et l’Angleterre des relations économiques, dont l’échange de marchandises n’est que la conclusion logique.
Cela n’épuise pas la diversité des relations
économiques
entre pays. Un pays comme la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle
énigme au schéma professoral : ces pays ont, à l’inverse de la Russie, et
à l’instar de l’Allemagne et de la France, des importations largement
excédentaires, certaines années elles représentent près du double des
exportations. Comment la Turquie on la Chine peuvent-elles se permettre le luxe
de remplir si largement les « lacunes » de leur « économie nationale »
alors qu’elles ne sont pas en mesure de céder les « excédents »
correspondants ? Les puissances d’Europe occidentale font-elles, par
charité chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l’Empire céleste de
plusieurs centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous
genres ? Tout le monde sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine
sont entre les griffes de l’usurier européen et doivent payer en intérêts
d’énormes tributs aux banques anglaises, allemandes et françaises. D’après
l’exemple russe, la Turquie et la Chine devraient donc avoir un excédent
d’exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs intérêts à leurs
bienfaiteurs d’Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine, l’« économie nationale » est
fondamentalement différente de ce qu’elle est en Russie. Les emprunts étrangers
servent certes également pour l’essentiel à la construction de chemins de fer,
d’installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie n’a
pratiquement pas d’industrie propre et n’en peut faire surgir subitement à
partir d’une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes
primitives de culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation
est à peu près semblable en Chine. C’est pourquoi non seulement tous les
besoins de la population en produits industriels, mais aussi tout ce qui est
nécessaire aux moyens de communication et à l’équipement de l’armée et de la
flotte, doit être importé d’Europe occidentale et la réalisation doit être
prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et des
ingénieurs européens.
Souvent même, les prêts ne sont accordés qu’en liaison avec de telles
livraisons. Le capital bancaire allemand et autrichien n’accorde, par exemple,
un prêt à la Chine qu’à condition qu’elle commande des armements pour une somme
déterminée aux usines Skoda et à Krupp ; d’autres prêts sont liés à des
concessions pour la construction de chemins de fer. Ainsi les capitaux
européens ne s’en vont-ils en Turquie ou en Chine le plus souvent que sous la
forme de marchandises (armements) ou de capital industriel en nature, sous la
forme de machines, d’acier, etc. Ces marchandises ne s’écoulent pas pour être
échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces capitaux et les
autres profits sont extorqués aux paysans turcs ou chinois par les capitalistes
européens à l’aide d’un système fiscal approprié sous contrôle financier
européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises
excédentaires et des exportations européennes correspondantes se dissimulent
donc de singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l’Orient
pauvre et retardataire que celui-là pressure en l’équipant des plus modernes et
des plus puissants moyens de communication et installations militaires... tout
en ruinant, en même temps, la vieille « économie nationale » paysanne.
Avec les États-Unis, nous nous trouvons encore devant un autre cas.
Ici, comme en Russie, les exportations l’emportent largement sur les importations :
celles-ci étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celles-là de 10,2 milliards de
marks. Les causes de ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu’en Russie.
Certes, les États-Unis absorbent aussi d’énormes quantités de capitaux
européens. Dès le début du XIX° siècle, la Bourse de Londres accumule d’énormes
quantités d’actions et de titres d’emprunts américains. La spéculation sur les
titres et papiers américains a, jusque dans les années 1860, indiqué, comme un
thermomètre, l’approche des grandes crises commerciales et industrielles
anglaises. Depuis lors l’afflux de capitaux anglais aux États-Unis n’a pas
cessé.
Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés
privées, mais surtout sous forme de capitaux industriels : soit que l’on
achète à la Bourse de Londres des titres de chemin de fer ou de l’industrie
américaine, soit que des cartels industriels anglais fondent aux États-Unis
leurs propres filiales pour déjouer les barrières douanières, ou qu’ils
s’approprient des entreprises américaines par l’achat d’actions, pour se
débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial. Car les États-Unis
possèdent aujourd’hui une grande industrie hautement développée qui progresse
rapidement et exporte déjà elle-même en quantité croissante du capital
industriel – machines, charbon – au Canada, au Mexique et dans d’autres pays
d’Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen
continue à affluer chez eux. Les États-Unis combinent ainsi d’énormes
exportations en produits bruts – coton, cuivre, céréales, bois. pétrole – vers
les vieux pays capitalistes avec des exportations industrielles croissantes
vers les jeunes pays en voie d’industrialisation. Ce qui se reflète dans le
grand excédent des exportations des États-Unis, c’est ce stade original de
transition d’un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel
exportant des capitaux ; c’est le rôle d’intermédiaire entre la vieille
Europe capitaliste et le jeune continent américain retardataire.
Si l’on embrasse l’ensemble de cette grande migration de capitaux
quittant les vieux pays industriels pour les jeunes pays industriels et le
retour correspondant des revenus de ces capitaux qui affluent annuellement
comme tribut des pays jeunes aux vieux pays, il en ressort trois grands
courants principaux. D’après des estimations de 1906, l’Angleterre, à cette
époque déjà, avait investi dans ses colonies et à l’étranger 54 milliards de
marks qui lui rapportaient annuellement 2,8 milliards de marks en intérêts. Le
capital français à l’étranger se montait à la même époque a 32 milliards de
marks qui rapportaient annuellement au moins 1,3 milliard de marks.
L’Allemagne, enfin, avait déjà investi à l’étranger, il y a dix ans, 26
milliards de marks qui lui rapportaient annuellement environ 1,24 milliard de
marks. Depuis lors, ces investissements et leurs revenus ont rapidement
augmenté. Cependant, les grands courants principaux se divisent à la fin en
courants moins larges. De même que les États-Unis propagent le capitalisme sur
le continent américain, la Russie elle-même – encore entièrement alimentée par
les capitaux français, par l’industrie anglaise et allemande – introduit déjà
des capitaux et des produits industriels sur ses arrières : en Chine, en
Perse, en Asie centrale ; elle participe à la construction de chemins de
fer en Chine, etc.
Derrière les arides hiéroglyphes du commerce mondial, nous découvrons
ainsi tout un réseau de connexions économiques qui n’ont rien à voir avec
le simple échange de marchandises, seule réalité pour la science professorale.
Nous découvrons que la distinction du savant Bücher, entre pays
à production industrielle et pays fournissant des produits bruts, n’est
elle-même qu’un produit brut du schématisme professoral. Les parfums, les
cotonnades et les machines sont tous également des produits fabriqués. Les
exportations françaises de parfums prouvent seulement que la France est le pays
de production du luxe pour la mince couche de la riche bourgeoisie
mondiale ; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que le Japon
rivalise avec l’Europe occidentale pour ruiner dans tout l’Extrême-Orient la
production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le
commerce de marchandises ; les exportations anglaises, allemandes,
américaines de machines-outils montrent que ces trois pays introduisent
eux-mêmes la grande industrie dans toutes les régions du monde.
Nous découvrons donc qu’on exporte et importe aujourd’hui une
« marchandise » qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor
ainsi que durant toute la période historique de l’antiquité et du Moyen Âge et
qui se nomme le capital. Cette « marchandise » ne sert pas à
combler « certaines lacunes » des « économies nationales » étrangères, mais au
contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes dans la
maçonnerie des « économies
nationales » vieillies, pour y pénétrer, y agir comme un tonneau de
poudre et transformer à court ou à long terme ces « économies nationales »
en amas de ruines. Avec cette « marchandise » , d’autres »
marchandises « encore plus remarquables se répandent en masses de quelques
pays dits civilisés vers le monde entier : moyens de communication
modernes, extermination totale de populations indigènes ; économie monétaire et endettement de la paysannerie ; richesse et pauvreté,
prolétariat et exploitation ; insécurité de l’existence et crises,
anarchie et révolutions. Les « économies nationales » européennes étendent leurs tentacules
vers tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le
grand filet de l’exploitation capitaliste.
Notes
[1] Bücher : « La
formation de l’économie
nationale » (« Die Entstehung der Volkswirtschaft » ), 5°
éd., p. 147.
[2] W. Sombart : « L’économie nationale allemande
au XIX° siècle » , 2° éd., 1909, pp. 399-420.
[3] Dans le manuscrit :
exporter.
[4] Note marginale de R. L. :
arrière-plan en Inde : l’« économie nationale » de
la commune paysanne s’effondre. Industrie... Les chiffres muets des
importations et exportations parlent un langage saisissant...
4
Le professeur Bücher ne croit-il toujours pas à une économie politique mondiale ? Non. Car après avoir examiné attentivement
toutes les régions du monde et n’y avoir rien découvert, ce savant
déclare : je n’y peux rien, je ne vois pas du tout de « phénomènes
particuliers » « différant essentiellement » de ceux d’une économie nationale, « et
l’on peut douter qu’il en apparaisse dans un avenir prévisible » .
Eh bien ! abandonnons le commerce et les statistiques commerciales
et tournons-nous directement vers la vie, vers l’histoire des relations économiques modernes. Et intéressons-nous à une petite parcelle de ce tableau
gigantesque et bariolé.
En 1768, Cartwright construit à Nottingham, en Angleterre, les
premières filatures mécaniques de coton ; en 1785, il invente le métier à
tisser mécanique. La première conséquence en est, en Angleterre, la disparition
du tissage à la main et l’extension rapide de la fabrication mécanique. Au
début du XIX° siècle, il y avait en Angleterre, d’après une estimation
d’époque, environ un demi-million d’artisans tisserands ; ils sont
maintenant en voie d’extinction, et vers 1860 il n’y avait plus dans tout le
Royaume-Uni que quelques milliers d’artisans tisserands ; en revanche, un
demi-million d’ouvriers d’usine se trouvaient embauchés dans l’industrie du
coton. En 1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la Chambre
d’un « enivrant accroissement de richesse et de puissance » qui s’est
déversé sur la bourgeoisie anglaise, sans que la classe ouvrière y ait la
moindre part.
L’industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières
d’Amérique du Nord. Le développement des usines dans le Lancashire a fait
naître de gigantesques plantations de coton dans le sud des États-Unis. On a
fait venir des Noirs d’Afrique, main-d’œuvre bon marché pour un travail
meurtrier dans les plantations de coton, de canne à sucre, de riz et de tabac.
En Afrique, le commerce des esclaves prend une extension sans précédent, des
peuplades entières sont pourchassées à l’intérieur du « continent
noir » , vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur
d’énormes distances pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable
« migration des peuples » noirs. A la fin du XVIII° siècle, il n’y
avait que 697 000 Noirs en Amérique ; en 1861, il y en avait quatre
millions.
L’extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves
au Sud de l’Union provoqua une croisade des États du Nord contre cette atteinte
abominable aux principes chrétiens. En effet, l’arrivée massive de capitaux
anglais dans les années 1825-1860 avait suscité au nord des États-Unis une
grande activité, tant dans la construction de chemins de fer que dans la
création d’une industrie moderne, et par là même d’une bourgeoisie, adepte
convaincue d’une forme plus moderne de l’exploitation : l’esclavage
salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud dont les
esclaves, en six ou sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des
pieux puritains du Nord, une réprobation d’autant plus vive que le climat ne
leur permettait pas d’ériger le même paradis dans leurs États ! C’est
pourquoi, à l’instigation des États du Nord, l’esclavage fut aboli légalement
en 1861 sur tout le territoire de l’Union. Les planteurs sudistes, atteints au
plus profond de leurs intérêts, réagirent par la révolte ouverte. Les États du
Sud firent sécession, et la guerre civile éclata.
Le ravage et la ruine économique des États du Sud fut la
première conséquence de la guerre. La production et le commerce cessèrent,
l’exportation de coton fut interrompue. L’industrie anglaise fut ainsi privée
de matières premières et une crise terrible, qu’on a appelée la « famine
du coton » , éclata en Angleterre en 1863. Dans le Lancashire, 250 000
ouvriers se retrouvèrent chômeurs complets, 166 000 autres chômeurs partiels,
seuls 120 000 d’entre eux trouvèrent encore un emploi à temps complet, mais à
des salaires diminués de 10 à 20 pour cent. Une misère effroyable régna parmi
la population du district et, dans une pétition au parlement, 50 000 ouvriers
demandèrent une subvention leur permettant d’émigrer avec femmes et enfants.
L’essor capitaliste naissant des États australiens appelant une main-d’œuvre
abondante – les immigrants européens ayant exterminé presque complètement la
population indigène – l’Australie se déclara prête à accueillir les prolétaires
anglais en chômage. Cependant les industriels anglais protestèrent violemment
contre la fuite de leur « machinerie vivante » dont ils pouvaient
avoir à nouveau besoin quand l’industrie reprendrait son essor. On refusa aux
ouvriers les moyens d’émigrer : ils durent subir jusqu’à la lie les
horreurs de la crise.
La source américaine étant tarie, l’industrie anglaise cherche à se
procurer ailleurs ses matières premières et dirige ses regards vers les Indes
orientales. On procède fiévreusement à l’aménagement des plantations de coton
et la culture vivrière qui nourrit la population depuis des millénaires et
constitue la base de son existence doit, sur de grandes étendues, céder le pas
devant les espoirs de profit des spéculateurs. On restreint la culture du riz
et peu d’années après, en 1866, une inflation extraordinaire des cours et la
famine emportent, dans le seul district d’Orissa, au nord du Bengale, plus d’un
million d’hommes.
Une deuxième expérience est faite en Égypte. Pour profiter de la
conjoncture née de la guerre de Sécession, le vice-roi d’Égypte, Ismaël Pacha,
aménage en hâte des plantations de coton. Une véritable révolution se produit
dans les rapports de propriété de la campagne égyptienne. On vole aux paysans
une grande partie de leurs terres, on les déclare domaine royal et on les
transforme en vastes plantations. Des milliers de paysans sont amenés à la
cravache sur les plantations pour y élever des digues, y creuser des canaux, y
pousser la charrue. Mais le vice-roi s’endette encore plus auprès des banquiers
anglais et français pour acquérir des charrues à vapeur et autres installations
ultra-modernes en provenance d’Angleterre. Cette grandiose spéculation se
termina au bout d’un an par la faillite, lorsque la paix conclue aux États-Unis
fit tomber le prix du coton en quelques jours au quart de ce qu’il était
auparavant. Résultat de cette ère du coton pour l’Égypte : la ruine
accélérée de l’économie paysanne, l’effondrement accéléré
des finances et, finalement, l’occupation accélérée de l’Égypte par l’armée
anglaise.
Entre temps, l’industrie cotonnière fait de nouvelles conquêtes. La
guerre de Crimée, interrompant en 1855 les exportations russes de chanvre et de
lin, entraîne en Europe occidentale une grave crise dans la fabrication des
textiles ; l’industrie cotonnière s’étend de plus en plus aux dépens du
lin. Au même moment, en Russie, avec l’effondrement de l’ancien système pendant
la guerre de Crimée, se produit un bouleversement politique : le servage
est aboli, des réformes libérales sont mises en place, le libre-échange est
introduit, les chemins de fer se développent rapidement. De nouveaux et
immenses débouchés s’ouvrent ainsi aux produits industriels dans le vaste
Empire russe et l’industrie cotonnière anglaise est la première à pénétrer sur
le marché russe. Dans les années 1860 également, une série de guerres
sanglantes ouvrent la Chine au commerce anglais. L’Angleterre domine le marché
mondial et l’industrie cotonnière fournit la moitié de ses exportations. La
période des années 1860 et 1870 est celle des affaires les plus brillantes pour
les capitalistes anglais ; c’est aussi l’époque où ils sont les plus
enclins à s’assurer, par de petites concessions aux ouvriers, la disposition de
leurs « bras » et la « paix industrielle » . C’est dans
cette période que les Trade-Unions anglaises, fileurs et tisserands de coton en
tête, connaissent leurs plus importants succès ; en même temps, les
traditions révolutionnaires du chartisme et les idées d’Owen s’éteignent dans
le prolétariat anglais, qui se fIxe [ ?] dans un syndicalisme
conservateur.
Bientôt pourtant les temps changent. Sur le continent, partout où
l’Angleterre exportait ses cotonnades, une industrie cotonnière surgit peu à
peu à son tour. Dès 1844, les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et
de Bohême annoncent la révolution de mars 1848. Dans les propres colonies de
l’Angleterre, une industrie se développe. Les fabriques de coton de Bombay font
bientôt concurrence aux fabriques anglaises et contribuent, dans les années
1880, à briser le monopole de l’Angleterre sur le marché mondial.
Enfin en Russie, l’essor de l’industrie cotonnière inaugure dans les
années 1870 l’ère de la grande industrie et des barrières douanières. Pour
déjouer ces barrières, des usines entières sont transportées avec leur
personnel, de Saxe et du Vogtland, en Pologne russe où de nouveaux centres
industriels, Lodz, Zgierz, surgissent avec une soudaineté californienne. Peu
après 1880, l’agitation ouvrière dans le district cotonnier de Moscou-Vladimir
arrache les premières lois de l’Empire russe sur la protection des ouvriers. En
1896, 60 000 ouvriers des usines de coton de Pétersbourg organisent la première
grève de masses en Russie. Et neuf ans plus tard, en juillet 1905, dans le
troisième centre de l’industrie cotonnière, Lodz, 100 000 ouvriers, allemands
en tête, dressent les premières barricades de la grande révolution russe.
Nous avons esquissé ici, à grands traits, 140 années d’histoire d’une
industrie moderne, une histoire qui se déroule au travers des cinq continents,
qui brasse des millions de vies humaines, qui éclate ici en crise, là en
famine, s’embrase tantôt en guerre, tantôt en révolution, et laisse partout sur
son chemin des montagnes de richesses et des abîmes de misère – vaste fleuve de
sueur et de sang du travail humain.
Ce sont les soubresauts de la vie, les effets à distance qui atteignent
les peuples au plus profond, mais les chiffres arides des statistiques du
commerce international n’en donnent pas la moindre idée.
En un siècle et demi, depuis que l’industrie moderne a fait son
apparition en Angleterre, l’économie mondiale capitaliste s’est vraiment
élevée sur les souffrances et les convulsions de l’humanité entière. Elle a
atteint un secteur de la production après l’autre, elle s’est emparée d’un pays
après l’autre. Par la vapeur et l’électricité, par le feu et l’épée, elle a
pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber toutes les
murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes
collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l’humanité prolétarienne
actuelle. Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie,
émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout
prêt, importé des États-Unis ou d’Angleterre.
Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir
honnêtement dépend pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du
développement de la production et du commerce dans le monde entier.
Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme
et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs
forcés ou à l’enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C’est une
oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la
moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d’or ou de
diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits
douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents.
Rien n’est plus frappant aujourd’hui, rien n’a une importance plus décisive
pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous
les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui
cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les
barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et
hostiles les unes aux autres.
Tout cela n’existe pas pour les Bücher, Sombart et compagnie !
Pour eux n’existe que le « microcosme toujours plus parfait » !
Ils ne voient nulle part de « phénomènes particuliers »
« différant essentiellement » de ceux d’une économie nationale ! N’est-ce pas une
énigme ? Peut-on concevoir, sur tout autre terrain que celui de l’économie politique, un
tel aveuglement de la part de représentants officiels de la science, face à des
phénomènes dont l’abondance et la clarté crèvent les yeux de tout
observateur ? Si, en tout cas, dans les sciences de la nature, un savant
réputé défendait aujourd’hui publiquement la thèse selon laquelle ce n’est pas
la terre qui tourne autour du soleil, mais le soleil et tous les astres qui
tournent autour de la terre, s’il affirmait qu’il « ne connaît pas de
phénomènes » qui contredisent « essentiellement » sa thèse, un
tel savant pourrait être assuré de provoquer les rires homériques de tout le
monde cultivé et d’être finalement, à l’instigation de sa famille inquiète,
soumis à un examen psychiatrique.
Certes, il y a quatre siècles, non seulement des thèses semblables
étaient impunément répandues, mais quiconque entreprenait d’en exposer
publiquement le caractère erroné risquait de finir sur le Bücher. À cette
époque, il était d’un intérêt primordial pour l’Église catholique de faire croire
que la terre était le centre du monde dans le mouvement des astres et toute
atteinte à l’imaginaire souveraineté du globe terrestre dans l’espace cosmique
était en même temps une atteinte à la tyrannie spirituelle de l’Église et à ses
intérêts sur la surface de la terre. A cette époque, les sciences de la nature
étaient donc le point névralgique du système social dominant et la
mystification dans les sciences de la nature était un instrument indispensable
d’asservissement. Aujourd’hui, sous la domination du capital, le point
névralgique du système social ne réside plus dans la croyance en la mission de
la terre au sein de l’azur céleste, mais dans la croyance en la mission de
l’état bourgeois sur la terre. Et comme aujourd’hui, sur les puissantes vagues de
l’économie mondiale, de graves ennuis commencent déjà à surgir et à
s’amonceler, que des tempêtes s’y préparent qui balaieront le
« microcosme » de l’état bourgeois de la surface de la terre comme un
fétu de paille, la « garde suisse » scientifique de la domination
capitaliste se précipite aux portes du donjon, c’est-à-dire de l’« État national » , pour le
défendre jusqu’à son dernier souffle. Le fondement de l’économie politique actuelle, c’est une
mystification scientifique dans l’intérêt de la bourgeoisie.
5
Parfois, on donne simplement de l’économie politique la définition suivante :
ce serait « la science des relations
économiques
entre les hommes » . Ceux qui se servent d’une telle formulation croient
éviter ainsi les écueils de l’« économie nationale » au
sein de l’économie mondiale, en généralisant le
problème de façon vague et en parlant de l’économie
« des hommes »
. En se perdant ainsi dans le vague, on ne clarifie cependant pas les choses,
on les rend plus confuses encore, s’il est possible ; car la question qui
se pose alors est la suivante : est-il besoin, et pourquoi est-il besoin,
d’une science des relations économiques « des hommes » ,
donc de tous les hommes, en tous temps et en toutes circonstances ?
Prenons n’importe quel exemple de relations
économiques
humaines, aussi simple et aussi clair que possible. Transportons-nous à
l’époque où l’économie mondiale actuelle n’existait pas
encore, où le commerce marchand n’était florissant que dans les villes, tandis
qu’à la campagne l’économie naturelle, c’est-à-dire la production
pour les besoins immédiats, dominait aussi bien dans les grands domaines
terriens que dans les petites exploitations paysannes. Prenons par exemple la
situation en Haute-Écosse dans les années 50 du siècle passé, telle que la
décrit Dugald Stewart :
« D’après le Statistical
Account, on vit jadis, dans quelques parties de la Haute-Écosse, arriver,
avec femmes et enfants, un grand nombre de bergers et de petits paysans
chaussés de souliers qu’ils avaient fait eux-mêmes après en avoir tanné le
cuir, vêtus d’habits qu’aucune autre main que la leur n’avait touchés, dont la
matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin
qu’ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection des vêtements, il était à
peine entré un article acheté, à l’exception des alènes, des aiguilles, des dés
et de quelques parties de l’outillage en fer employé pour le tissage. Les
femmes avaient extrait elles-mêmes les couleurs, d’arbustes et de plantes
indigènes, etc. » [1]
Ou bien, prenons un exemple en Russie où, il y a relativement peu de
temps encore, à la fin des années 1870, régnait une
économie paysanne
du même genre : « Le sol qu’il (le paysan du district de Viazma dans
le gouvernement de Smolensk) cultive, lui fournit la nourriture, les vêtements
et presque tout ce qui est nécessaire à son existence : le pain, les
pommes de terre, le lait, la viande, les œufs, le tissu de lin, le drap, les
peaux de mouton et la laine pour les vêtements chauds... Il ne se procure pour
de l’argent que des bottes et quelques articles vestimentaires tels que
ceinture, casquette, gants et aussi quelques ustensiles ménagers
indispensables : vaisselle en terre ou en bois, tisonnier, chaudron et autres
choses semblables. » [2]
Aujourd’hui encore, il existe de telles
économies paysannes en Bosnie, en Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel
paysan de Haute-Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions
professorales habituelles d’économie
politique concernant le « but de l’économie » , la
« naissance et la répartition de la richesse » , il ouvrirait
sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, moi et ma famille, nous
travaillons, ou, en termes savants, quels « ressorts » nous incitent
à nous occuper d’« économie » ?
s’exclamerait-il. Eh bien ! il faut bien que nous vivions et les alouettes
ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous ne travaillions pas,
nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous maintenir,
pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit
au-dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, « quelle direction »
nous donnons à notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous
produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin
pour vivre. Nous cultivons du blé et du seigle, de l’avoine et de l’orge, nous
plantons des pommes de terre, nous élevons, selon les cas, des vaches et des
moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, ce qui est l’affaire des
femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la scie et au
marteau, ce qu’il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez « économie agricole » ou « artisanale » , en tout cas il nous faut faire un
peu de tout parce qu’on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au
champ. Comment nous « divisons » ces travaux ? Voilà encore une
curieuse question ! Les hommes font évidemment ce qui exige une force masculine,
les femmes s’occupent de la maison, des vaches et du poulailler, les enfants
aident ici et là. Ou bien croyez-vous que je devrais envoyer ma femme couper le
bois et traire moi-même la vache ? (Le brave homme ne sait pas –
ajoutons-nous pour notre part – que chez beaucoup de peuples primitifs, par
exemple chez les indiens du Brésil, c’est justement la femme qui va dans la
forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis que
chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement
gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd’hui encore, en
Dalmatie, la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l’homme
vigoureux chemine à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette
« division du travail » paraît alors aussi naturelle qu’il semble
naturel à notre paysan d’abattre le bois tandis que sa femme trait les vaches.)
Et puis : ce que j’appelle ma richesse ? Mais tout enfant le comprend
au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, l’étable
bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande
taille ; pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui
l’eau passe à travers le toit quand il pleut. De quoi dépend « l’augmentation
de ma richesse » ? A quoi bon cette question ? Si j’avais un
plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement plus riche, et si en
été, ce qu’à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons tous pauvres
au village en 24 heures.
Nous avons fait ici répondre patiemment le paysan aux savantes
questions d’économie
politique, mais nous sommes sûrs qu’avant que le professeur venu, avec
son carnet et son stylo, enquêter scientifiquement dans une ferme de
Haute-Écosse ou de Bosnie, ait pu arriver à la moitié de ses questions, il lui
aurait fallu repasser la porte. En réalité, toutes les conditions d’une telle économie paysanne sont si simples et si claires que leur analyse avec le scalpel de l’économie politique donne
l’impression d’un jeu stérile et vain.
On peut évidemment nous rétorquer que nous avons peut-être mal choisi
notre exemple, en prenant une minuscule économie paysanne se suffisant à elle-même et
dont l’extrême simplicité résulte de la pauvreté des moyens et des dimensions.
Prenons donc un autre exemple : quittons la petite exploitation paysanne
qui végète dans un coin perdu et dirigeons nos regards vers les sommets d’un
puissant empire, celui de Charlemagne. Cet empereur qui fit de l’Empire
allemand, au début du IX° siècle, le plus puissant Empire d’Europe, qui, pour
agrandir et consolider cet Empire, n’entreprit pas moins de 53 expéditions
militaires et avait rassemblé sous son sceptre, outre l’actuelle Allemagne, la
France, l’Italie, la Suisse, le nord de l’Espagne, la Hollande et la Belgique,
cet empereur donc prenait cependant très à cœur la situation économique de ses domaines et de ses fermes. Il avait de sa main rédigé un texte
de loi en 70 paragraphes concernant les règles
économiques de
ses fermes : le célèbre Capitulare de villis, c’est-à-dire loi sur
les fermes, document qui nous a été conservé comme un joyau précieux, transmis
par l’histoire à travers la poussière et la moisissure des archives. Ce
document a droit à toute notre attention pour deux raisons. Premièrement, la
plupart des fermes de Charlemagne sont devenues ensuite de puissantes villes
impériales ; ainsi Aix, Cologne, Munich, Bâle, Strasbourg et beaucoup
d’autres grandes villes sont d’anciennes fermes de l’empereur Charles.
Deuxièmement, les institutions économiques de Charlemagne ont servi de
modèle à tous les grands domaines laïques ou religieux du début du Moyen
Âge ; les fermes de Charlemagne reprenaient les traditions de l’ancienne
Rome et de la vie raffinée de ses nobles fermiers pour les transplanter dans le
milieu plus fruste de la jeune noblesse germanique guerrière – et ses
prescriptions sur la culture de la vigne, des fruits et des légumes, sur
l’horticulture, sur l’élevage des volailles, etc., étaient un acte historique
de civilisation.
Examinons donc ce document. Le grand empereur exige avant tout qu’on le
serve honnêtement et qu’on prenne soin de ses sujets sur ses domaines, afin
qu’ils soient à l’abri de la misère ; ils ne doivent pas être accablés de
travail au-delà de leurs forces ; s’ils travaillent jusque dans la nuit,
ils doivent en être dédommagés. Mais les sujets, de leur côté, doivent
loyalement prendre soin de la vigne et mettre le vin pressé en bouteilles afin
qu’il ne se gâte pas. S’ils se dérobent à leurs obligations, ils sont châtiés
« sur le dos ou autrement » . L’empereur prescrit en outre qu’on
élève sur ses domaines des abeilles et des oies ; la volaille doit être en
bon état et se reproduire ; on doit aussi attacher le plus grand soin à
l’augmentation numérique des vaches, des juments, des moutons.
Nous voulons en outre, écrit l’empereur, que nos forêts soient
exploitées raisonnablement, qu’il n’y ait pas de déboisement et que faucons et
éperviers y soient entretenus. On doit toujours maintenir à notre disposition
des oies grasses et des poulets ; on doit vendre sur le marché les œufs
non consommés. Dans chacune de nos fermes, il doit y avoir une provision de
bons édredons, de matelas, de couvertures, de crémaillères, de haches, de
forets, pour n’avoir rien à emprunter à personne. L’empereur prescrit encore
qu’on lui rende un compte exact du rendement de ses domaines, à savoir combien
il a été produit de chaque chose, et il énumère : légumes, beurre,
fromage, miel, huile, vinaigre, raves « et autres petites choses » ,
comme il est dit dans le célèbre document. En outre, l’empereur prescrit qu’il
y ait en nombre suffisant, dans chacun de ses domaines, divers artisans experts
dans tous les arts, et il énumère de nouveau en détail les différentes espèces
d’artisans. En outre, il fIX°le jour de Noël comme dernier délai pour lui
remettre annuellement les comptes de ses richesses, et le plus modeste paysan
n’est pas plus vigilant pour établir le compte exact, en bétail ou en œufs,
dans sa ferme, que ne l’est le grand empereur. Le paragraphe 62 du document
affirme : « Il est important que nous sachions ce que nous avons de
toutes ces choses, et en quelle quantité. » Et de nouveau, il
énumère : bœufs, moulins, bois, bateaux, pieds de vigne, légumes, laine,
lin, chanvre, fruits, abeilles, poissons, peaux, cire et miel, vins anciens et
nouveaux et autres choses qu’on lui livre. Et il ajoute cordialement, pour
réconforter ses chers sujets qui doivent livrer tout cela : « Nous
espérons que tout cela ne vous paraîtra pas trop dur, car vous pouvez à votre
tour l’exiger, étant chacun maître sur votre domaine. » Nous trouvons
encore des prescriptions exactes sur la manière d’emballer et de transporter
les vins qui constituaient apparemment un souci gouvernemental tout particulier
du grand empereur : « On doit transporter le vin dans des tonneaux
solidement cerclés de fer, et jamais dans des outres. En ce qui concerne la
farine, elle doit être transportée dans des charrettes doubles et recouvertes
de cuir, de sorte qu’elle puisse passer les fleuves, sans subir de dommage. Je
veux aussi qu’on me rende un compte exact des cornes de mes boucs et de mes
chèvres, de même que des peaux des loups abattus au cours de chaque année. Au
mois de mai, on ne doit pas négliger de déclarer une guerre impitoyable aux
jeunes louveteaux. » Enfin, au dernier paragraphe, Charlemagne énumère
encore toutes les fleurs, tous les arbres et toutes les herbes qu’il veut voir
cultivés sur ses domaines, tels que roses, lis, romarin, concombres, oignons,
radis, cumin, etc. Le célèbre document se termine par l’énumération des
diverses sortes de pommes.
Voilà l’image de l’économie impériale au IX° siècle et, bien qu’il s’agisse
d’un des plus riches et plus puissants princes du Moyen Âge, on admettra que cette économie et ces principes rappellent de façon surprenante cette petite
exploitation paysanne que nous avions d’abord considérée. Ici aussi, l’impérial
intendant, si nous voulions lui poser les fameuses questions concernant l’économie politique,
l’essence de la richesse, le but de la production, la division du travail,
etc., nous renverrait d’un auguste geste de la main aux montagnes de céréales,
de laine et de chanvre, aux tonneaux de vin, d’huile et de vinaigre, aux
étables pleines de vaches, de bœufs et de moutons. Et nous ne saurions vraiment
pas davantage quelles mystérieuses « lois » la science de l’économie politique aurait
à étudier et à déchiffrer dans cette économie où toutes les connexions,
les causes et les effets, le travail et les résultats, sont clairs comme le
jour.
Peut-être le lecteur nous fera-t-il remarquer que nous avons encore une
fois mal choisi notre exemple. Après tout, il ressort du document de
Charlemagne qu’il ne s’agit pas ici de l’économie
publique de
l’Empire allemand, mais de l’économie
privée de l’empereur. Mais en opposant ces deux notions, on commettrait
sûrement une erreur historique en ce qui concerne le Moyen Âge. Certes, les
Capitulaires concernaient l’économie dans les fermes et les domaines de
l’empereur Charles, mais il la dirigeait en prince et non en particulier. Ou
plus exactement, l’empereur était propriétaire foncier de ses terres, mais tout
grand propriétaire foncier noble était au Moyen Âge, notamment au temps de
Charlemagne, un empereur en petit, c’est-à-dire qu’en vertu de sa propriété
libre et noble du sol, il légiférait, levait les impôts et rendait la justice
pour toute la population de ses domaines. Les dispositions
économiques
prises par Charlemagne étaient effectivement des actes de gouvernement, comme
le prouve leur force même : elles constituent un des 65
« capitulaires » rédigés par l’empereur et publiés lors des
assemblées annuelles des Grands de l’Empire. Et les dispositions concernant les
radis et les tonneaux cerclés de fer procèdent de la même autorité et sont
rédigés dans le même style que par exemple les exhortations aux religieux dans
la « Capitula Episcoporum » , « loi épiscopale » , où
Charlemagne tire l’oreille aux serviteurs du Seigneur et les exhorte
énergiquement à ne pas jurer, à ne pas s’enivrer, à ne pas fréquenter les
mauvais lieux, à ne pas entretenir de femmes et à ne pas vendre trop cher les
saints sacrements. Nous pouvons chercher où nous voulons au Moyen Âge, nous ne
trouverons nulle part d’entreprise économique dont celle de Charlemagne
ne soit le modèle et le type, qu’il s’agisse de grands domaines nobles, ou bien
de la petite exploitation paysanne décrite plus haut, de familles paysannes
isolées, travaillant pour elles-mêmes, ou de communautés coopératives.
Ce qu’il y a de plus frappant dans les deux exemples, c’est qu’ici les
besoins de l’existence humaine guident et dictent si immédiatement le travail
et que le résultat correspond si exactement aux intentions et aux besoins que
les conditions en acquièrent, à grande ou à petite échelle, une surprenante
simplicité et clarté. Le petit paysan dans sa ferme comme le grand monarque
dans ses domaines savent exactement ce qu’ils veulent obtenir par la
production. Il n’y a d’ailleurs rien de sorcier à le savoir : ils veulent
tous deux satisfaire les besoins naturels de l’homme en nourriture et en
boisson, en vêtements et autres commodités de la vie. La seule différence est
que le paysan dort sans doute sur la paille et le grand propriétaire foncier
sur un mol édredon, que le paysan boit à table de la bière ou de l’hydromel et
le grand propriétaire des vins fins. La seule différence réside dans la
quantité et la qualité des biens produits. Mais le
fondement de l’économie et son but, la satisfaction des besoins humains, restent les
mêmes. Au travail, qui procède de ce but naturel, correspond, avec la même
évidence, le résultat. Ici, de nouveau, dans le processus du travail, il y a
des différences : le paysan travaille lui-même avec les membres de sa
famille et il n’a du fruit de son travail qu’autant que peut lui fournir son
arpent de terre et sa part du terrain communal ou plutôt – puisque nous parlons
du paysan médiéval taillable et corvéable – qu’autant que lui laissent le
seigneur et l’Église après les impôts et les corvées. Mais que chaque paysan travaille
pour lui-même avec sa famille ou que tous travaillent ensemble pour le seigneur
féodal sous la conduite du maire ou du bailli, le résultat de ce travail n’est
rien d’autre qu’une certaine quantité de moyens de subsistance au sens large,
c’est-à-dire exactement ce dont il est besoin et à peu près autant qu’il en est
besoin.
On peut retourner une telle économie dans tous les sens, elle ne
contient aucun mystère ; pour la percer, il n’est besoin ni d’une science
spéciale ni de profondes recherches. Le paysan le plus borné savait très bien
au Moyen Âge de quoi dépendait sa richesse, ou plutôt sa pauvreté, en dehors
des catastrophes naturelles qui frappaient de temps à autre ses terres comme
celles des seigneurs. Il savait fort bien que sa misère avait une cause très
simple et très directe : premièrement, l’extorsion sans limites de corvées
et d’impôts par les seigneurs féodaux ; deuxièmement, le vol, par les
mêmes seigneurs, du terrain communal, de la forêt, des prés, de l’eau. Et ce
que le paysan savait, il l’a proclamé bien haut à travers le monde dans les
guerres paysannes, il l’a montré en allumant le coq rouge sur le toit de ceux
qui lui suçaient le sang. Ce qui relevait ici de l’étude scientifique, c’était
seulement l’origine historique et l’évolution de cette situation, c’était la
recherche des raisons pour lesquelles dans toute l’Europe les anciennes
propriétés rurales paysannes libres s’étaient transformées en domaines
seigneuriaux nobles levant des intérêts et des impôts, et l’ancienne paysannerie
libre en une masse de sujets corvéables et même plus tard attachés à la glèbe.
Les choses sont toutefois entièrement différentes si nous envisageons
n’importe quel phénomène de la vie économique actuelle. Prenons par
exemple un des phénomènes les plus remarquables et les plus frappants : la
crise commerciale.
Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et
industrielles et nous connaissons par expérience leur déroulement dont
Friedrich Engels a donné une description classique :
« Le commerce s’arrête,
les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités si grandes qu’ils
sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les
fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance
pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux
faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L’engorgement dure des
années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse
jusqu’à ce que les surplus de marchandises accumulées s’écoulent enfin avec une
dépréciation plus ou moins forte, jusqu’à ce que production et échange
reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l’allure s’accélère, passe
au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour
jusqu’au ventre à terre d’un steeple chase complet de l’industrie, du
commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus
périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach. » [3]
Nous savons tous qu’une telle crise est la terreur de tout pays
moderne, et déjà la façon dont l’approche d’une crise s’annonce est
significative. Après quelques années de prospérité et de bonnes affaires, des
murmures confus commencent çà et là dans la presse, à la Bourse circulent
quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes se font plus précis
dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque d’État
augmente le taux d’escompte, c’est-à-dire qu’elle rend plus difficile et limité
le crédit, jusqu’à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en
averse. Et la crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est
responsable. Les hommes d’affaires en rendent responsables les Banques, par
leur refus total de crédit, et les boursiers, par leur rage de
spéculation ; les boursiers en rendent les industriels responsables, les
industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.
Les affaires reprennent-elles enfin, la Bourse, les journaux notent
aussitôt avec soulagement les premiers signes d’une amélioration jusqu’à ce que
l’espoir, le calme et la sécurité s’instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce
qu’il y a de plus remarquable dans tout cela, c’est que tous les intéressés,
toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui
échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont
nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par
exemple d’un orage, d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Les termes
mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont coutume de rendre compte
d’une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine : « Le
ciel jusqu’ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres
nuages » ou, quand il s’agit d’annoncer une brusque hausse du taux de
l’escompte, c’est inévitablement sous le titre : « Signes
annonciateurs de la tempête » , de même que nous lisons ensuite que
l’orage se dissipe et que l’horizon s’éclaircit. Cette façon de s’exprimer
reflète autre chose que le manque d’imagination chez les plumitifs du monde des
affaires, elle est typique de l’effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit
par une crise. La société moderne remarque avec effroi l’approche de la crise, elle
courbe l’échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de
l’épreuve, puis relève la tête, d’abord avec hésitation et incrédulité, puis
finalement se retrouve tranquillisée.
Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Âge
face à la famine ou à la peste, ou aujourd’hui le paysan face à un orage ou à
la grêle : le même désarroi et la même impuissance face à une dure
épreuve. Mais quoique la famine et la peste soient, en dernière analyse, des
phénomènes sociaux, ce sont d’abord et immédiatement les résultats de
phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de germes pathogènes,
etc. L’orage est un événement élémentaire de la nature physique et personne ne
peut, au moins dans l’état actuel des sciences de la nature et des techniques,
provoquer ou empêcher un orage. Qu’est-ce, en revanche, que la crise
moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises
sont produites, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le
commerce et avec lui l’industrie se bloquent. Mais la production de
marchandises, leur vente, le commerce, l’industrie…, ce sont là des relations
purement humaines. Ce sont les hommes eux-mêmes qui produisent les
marchandises, les hommes eux-mêmes qui les achètent, le commerce se pratique
d’homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances qui constituent la
crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l’activité humaine.
Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n’est donc rien d’autre que la
société humaine.
Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable
fléau pour la société moderne, qu’on l’attend avec terreur et qu’on la supporte
avec désespoir, que personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part
quelques spéculateurs en Bourse qui essaient de profiter des crises pour
s’enrichir rapidement aux dépens des autres, mais sont souvent pris à leur
propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, sinon une gêne.
Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent de leurs
propres mains et pourtant ils n’en veulent pour rien au monde. Là, nous avons
vraiment une énigme de la vie économique qu’aucun des intéressés ne
peut nous expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait
d’une part ce que voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et
d’autre part, ce qu’il voulait et ce dont il avait besoin lui-même : du
grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. Le grand propriétaire
médiéval faisait produire pour lui ce qu’il voulait et ce dont il avait
besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des
vivres et des objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle
produit ce qu’elle ne veut pas et dont elle n’a pas besoin : des crises ;
elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n’a pas
l’usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu’il y a d’énormes
réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le
résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose
d’obscur, de mystérieux.
Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des
travailleurs de tous les pays – le chômage.
Le chômage n’est plus, comme la crise, un cataclysme qui s’abat de
temps à autre sur la société : il est devenu aujourd’hui, à plus ou moins
grande échelle, un phénomène permanent de la vie
économique. Les
catégories de travailleurs les mieux organisées et les mieux payées, qui
tiennent leurs listes de chômeurs, notent une chaîne ininterrompue de chiffres
pour chaque année et chaque mois et chaque semaine de l’année : ces
chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne disparaissent jamais
complètement. L’impuissance de la société actuelle devant le chômage, ce
terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l’ampleur du
mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints
de s’en occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la
décision de procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente
pour l’essentiel de mesurer le niveau atteint par le mal – comme on mesure le
niveau de l’eau lors des inondations – et, dans le meilleur des cas, d’atténuer
un peu les effets du mal par de faibles palliatifs, sous la forme d’allocations
de chômage – en général aux frais des travailleurs non-chômeurs – sans faire la
moindre tentative pour éliminer le mal lui-même.
Au début du XIX° siècle, le pasteur anglican Malthus, grand
prophète de la bourgeoisie anglaise, avait proclamé avec une réconfortante
brutalité :
« Quiconque naît dans
une société déjà surpeuplée n’a – si sa famille ne peut lui fournir les
quelques moyens d’existence qu’il est en droit d’exiger d’elle et dans le cas
où la société n’a aucun besoin de son travail – aucun droit à la moindre
quantité de nourriture et il n’a réellement rien à faire en ce monde. Au grand
banquet de la nature, aucune table n’est mise pour lui. La nature lui signifie
d’avoir à se retirer et elle exécute rapidement son propre commandement. »
L’actuelle société officielle, avec l’hypocrisie de ses « réformes
sociales » , réprouve une aussi brutale franchise. Mais en réalité, le
prolétaire au chômage est finalement contraint par elle, si elle « n’a pas
besoin de son travail » , de se « retirer » de ce monde, d’une
manière ou d’une autre, rapidement ou lentement, ce dont témoignent, pendant
toutes les grandes crises, les chiffres concernant l’augmentation des maladies,
la mortalité infantile, les crimes contre la propriété. »
La comparaison même, à laquelle nous avons eu recours, entre le chômage
et une inondation, montre que nous sommes en fait moins impuissants
devant des événements élémentaires de la nature physique que devant nos propres
affaires purement sociales, purement humaines ! Les inondations
périodiques qui ravagent au printemps l’est de l’Allemagne ne sont en dernière
analyse qu’une conséquence de notre impéritie en matière d’hydrographie. La
technique, en son état actuel, donne déjà des moyens suffisants pour protéger
l’agriculture de la puissance des eaux et même pour mettre à profit cette
puissance ; simplement ces moyens ne peuvent être appliqués qu’à grande
échelle, par une organisation rationnelle et cohérente qui devrait transformer
toute la région touchée, modifier en conséquence la répartition des terres
arables et des prés, construire des digues et des écluses, régulariser le cours
des fleuves. Cette grande réforme ne sera évidemment pas entreprise, en partie
parce que ni les capitalistes privés ni l’État ne veulent fournir les moyens
nécessaires à une telle entreprise, en partie parce qu’elle se heurterait aux
droits les plus variés de propriété privée du sol. Mais la société actuelle a
déjà en main les moyens de faire face aux dangers des eaux et de dompter
l’élément déchaîné, même si elle n’est pas en mesure d’appliquer ces moyens. En
revanche, la société actuelle n’a pas encore inventé de moyens pour lutter
contre le chômage. Et pourtant, ce n’est pas un élément, ce n’est pas un
phénomène naturel ni une puissance surhumaine, c’est un produit purement humain
des conditions économiques. Et nous voici de nouveau devant une énigme
économique, devant un phénomène sur lequel personne ne compte, que personne ne
cherche consciemment à provoquer et qui pourtant se répète avec la régularité
d’un phénomène naturel, pour ainsi dire pardessus la tête des hommes.
Mais il n’est même pas besoin d’aller chercher des phénomènes aussi
frappants de la vie actuelle, tels que crise et chômage, c’est-à-dire des
calamités ou des cas de nature extraordinaire et qui constituent, de l’avis
courant, des exceptions dans le cours habituel des choses. Prenons l’exemple le
plus ordinaire de la vie quotidienne qui se renouvelle des milliers de fois
dans tous les pays : les variations de prix des marchandises. Tout
enfant sait que les prix de toutes les marchandises ne sont pas quelque chose
de fIX°et d’immuable, mais montent ou baissent presque tous les jours, parfois
même d’une heure à l’autre. Prenons n’importe quel journal, ouvrons-le à la
page du cours des produits et nous verrons le mouvement des prix du jour
précédent. Blé ; matinée, ambiance faible, vers midi un peu plus animé,
vers la fermeture les prix montent, ou bien c’est l’inverse. De même pour le
cuivre et le fer, le sucre et l’huile de colza. Et de même pour les actions des
différentes entreprises industrielles, pour les valeurs privées ou d’État, à la
Bourse des valeurs. Les variations de prix sont un phénomène incessant,
quotidien, tout à fait « normal » , de la vie
économique
contemporaine. Mais ces variations provoquent chaque jour, à chaque heure, des
modifications dans la situation de fortune des possesseurs de tous ces produits
et de tous ces titres. Les prix du coton montent-ils, et momentanément tous les
commerçants et fabricants qui ont des stocks de coton dans leurs entrepôts
voient leur fortune croître ; les prix baissent-ils, et ces fortunes
fondent proportionnellement. Les prix du cuivre sont-ils en hausse, les
détenteurs d’actions de mines de cuivre s’enrichissent ; les prix tombent-ils,
ils s’appauvrissent.
C’est ainsi que, par l’effet de simples variations de prix sur la base
de télégrammes en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir
millionnaires ou se retrouver mendiants, et c’est essentiellement là-dessus que
repose la spéculation en Bourse, et ses escroqueries. Le propriétaire terrien
médiéval pouvait s’enrichir ou s’appauvrir par le fait d’une bonne ou d’une
mauvaise récolte ; ou bien encore, il s’enrichissait, s’il était
chevalier-brigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui
passaient ; ou bien encore – et c’était là le moyen en fin de compte le
plus éprouvé et le plus apprécié – il augmentait sa richesse quand il pouvait
extorquer plus que de coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant
les impôts. Aujourd’hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le
petit doigt, sans le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait
fait de cadeau ou ne l’ait dévalisé. Les variations de prix sont comme un
mouvement mystérieux auquel présiderait, derrière le dos des hommes, une
puissance invisible, opérant un continuel déplacement dans la répartition de la
richesse sociale. On note simplement ce mouvement, comme on lit la température
sur un thermomètre, ou la pression atmosphérique sur un baromètre. Et pourtant
les prix des marchandises et leur mouvement sont manifestement une affaire
purement humaine, et non de la magie. Personne d’autre que les hommes eux-mêmes
ne fabrique de ses mains les marchandises et n’en fixe les prix ;
seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur quoi
personne ne comptait, que personne ne visait ; une fois de plus, les
besoins, le but et le résultat de l’activité
économique des
hommes ne sont plus du tout en accord les uns avec les autres.
D’où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se
combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? On ne peut l’élucider que
par une étude scientifique. Une recherche rigoureuse, une réflexion, des
analyses, des comparaisons approfondies deviennent nécessaires pour résoudre
toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées qui font que les
résultats de l’activité économique des hommes ne coïncident
plus avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience.
La tâche de la recherche scientifique, c’est de découvrir le manque de
conscience dont souffre l’économie de la société, et ici nous touchons
directement à la racine de l’économie
politique.
Dans son voyage autour du monde, Darwin raconte ceci sur les habitants
de la terre de feu :
« Ils souffrent souvent
de famines ; j’ai entendu le capitaine d’un bâtiment chasseur de phoques,
Mister Low, qui connaissait très bien les indigènes de ce pays, donner une
description remarquable de l’état dans lequel se trouvait, sur la côte ouest,
un groupe de 150 indigènes d’une extrême maigreur et en grande détresse. Une
suite de tempêtes empêchèrent les femmes de ramasser des coquillages sur les
rochers. Ils ne pouvaient pas non plus sortir en canoë pour attraper des
phoques. Un petit groupe de ces gens se mit un matin en route et les autres
indiens leur expliquèrent qu’ils entreprenaient un voyage de quatre jours pour
aller chercher de la nourriture. A leur retour, Low alla les voir et les trouva
épuisés de fatigue ; chacun d’eux avait un grand carré de lard de baleine
putréfié ; par un trou percé au milieu, ils y avaient passé la tête, et le
portaient comme les gauchos portent leur poncho ou leur manteau. Dès qu’on
avait apporté le lard dans un wigwam, un vieil homme en coupait de minces
tranches en murmurant quelques paroles rituelles, les faisait griller une
minute et les distribuait à la compagnie affamée qui, pendant tout ce temps,
avait gardé un profond silence. [4] »
Voilà la vie d’un des peuples les plus misérables de la terre. Les
limites entre lesquelles la volonté et l’organisation consciente de l’économie peuvent s’exercer sont extrêmement étroites. Les hommes sont encore
entièrement soumis à la tutelle de la nature extérieure et dépendent de sa
bienveillance ou de sa malveillance. Mais à l’intérieur de ces étroites
limites, l’organisation de l’ensemble s’affirme dans cette petite société
d’environ 150 individus. La prévoyance pour l’avenir se manifeste d’abord sous
la forme bien humble de la provision de lard rance. Mais la maigre provision
est répartie entre tous selon un certain cérémonial et tous prennent également
part, sous une direction planifiée, au travail de recherche de la nourriture.
Prenons un oikos grec, économie domestique antique, avec des esclaves,
qui constituait effectivement un « microcosme » , un petit univers en
soi. Ici règne déjà la plus grande inégalité sociale. La pénurie primitive a
fait place à une confortable abondance, résultat des fruits du travail humain.
Mais le travail manuel est devenu malédiction pour les uns ; le loisir, un
privilège réservé à d’autres ; le travailleur lui-même est devenu la
propriété de celui qui ne travaille pas. Cependant, ces rapports de domination
aboutissent eux aussi à la plus rigoureuse planification et organisation de l’économie [ ! ], du processus de travail,
de la répartition des biens. La volonté du maître sert de loi, le fouet du
surveillant d’esclaves en est la sanction.
A la cour du seigneur féodal, au Moyen Âge, l’organisation despotique
de l’économie a pris très tôt l’aspect d’un code détaillé établi
à l’avance qui trace clairement et fermement le plan de travail, la division du
travail, les obligations et les droits de chacun. Au seuil de cette période
historique, il y a ce beau document que nous avons déjà cité, le Capitulare
de villis de Charlemagne, tout rempli et ensoleillé de l’abondance des
satisfactions matérielles, seul objectif de l’économie. A la fin de cette même
période, il y a le sombre code des corvées et impôts, dicté par la cupidité
déchaînée des seigneurs féodaux, qui aboutit au XV° siècle à la guerre des
paysans allemands, et qui transforma, quelques siècles plus tard, le paysan
français en cet être misérable réduit à l’état de bête que seul le tocsin de la
Grande Révolution secouera et appellera à lutter pour ses droits d’homme et de
citoyen. Mais tant que la révolution n’eut pas balayé la cour féodale, ce fut,
même dans cette misère, le rapport immédiat de domination qui détermina
clairement et fermement l’ensemble de l’économie
féodale comme
un destin immuable.
Aujourd’hui, nous ne connaissons plus ni maîtres ni esclaves, ni barons
féodaux ni serfs. La liberté et l’égalité devant la loi ont formellement
éliminé tous les rapports despotiques, du moins dans les vieux États
bourgeois ; on sait que dans les colonies, ce sont bien souvent ces mêmes
États qui ont les premiers introduit l’esclavage et le servage. Mais là où la
bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports économiques est celle de la libre concurrence. De ce fait,
tout plan, toute organisation ont disparu de l’économie [ ! ]. Certes, si nous examinons
une entreprise privée isolée, une usine moderne ou un puissant complexe
d’usines comme chez Krupp, une entreprise agricole d’Amérique du Nord, nous y
trouvons l’organisation la plus rigoureuse, la division du travail la plus
poussée, la planification la plus raffinée, basée sur les connaissances
scientifiques. Tout y marche à merveille, sous la direction d’une volonté,
d’une conscience. Mais à peine avons-nous franchi les portes de l’usine ou de
la « farm » que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis
que les innombrables pièces détachées – et une entreprise privée actuelle, même
la plus gigantesque, n’est qu’une infime parcelle de ces grands ensembles
économiques qui s’étendent à toute la terre – tandis donc que les pièces
détachées sont organisées rigoureusement, l’ensemble de ce qu’on appelle l’« économie politique » , c’est-à-dire l’économie capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l’ensemble qui couvre les
océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne
s’affirme ; des forces aveugles, inconnues, indomptées, jouent avec le destin économique des hommes. Certes, aujourd’hui aussi, un maître tout-puissant
gouverne l’humanité qui travaille : c’est le capital. Mais sa forme de
gouvernement n’est pas le despotisme, c’est l’anarchie.
C’est elle qui fait que l’économie
sociale produit
des résultats inattendus et énigmatiques pour les intéressés eux-mêmes, c’est
elle qui fait que l’économie sociale est devenue pour nous un
phénomène étranger, aliéné, indépendant de nous, dont il nous faut rechercher
les lois tout comme nous étudions les phénomènes de la nature extérieure, et
recherchons les lois qui régissent la vie du règne végétal et du règne animal,
les changements dans l’écorce terrestre et les mouvements des corps célestes.
La connaissance scientifique doit découvrir après coup le sens et la règle de l’économie sociale qu’aucun plan conscient ne lui a dictés à l’avance.
On voit maintenant pourquoi il est impossible aux économistes bourgeois
de dégager clairement l’essence de leur science, de mettre le doigt sur la
plaie de leur ordre social, d’en dénoncer la caducité. Reconnaître que
l’anarchie est pour la domination du capital l’élément vital, c’est dans un
même souffle prononcer son arrêt de mort, c’est dire que c’est un mort en
sursis. On comprend maintenant pourquoi les avocats scientifiques officiels du
capitalisme essaient de masquer la réalité par tous les artifices du verbe, de
détourner le regard du cœur du problème vers son enveloppe extérieure, à savoir
de l’économie mondiale vers
l’« économie
nationale » . Dès le premier pas fait au seuil de la connaissance
en économie politique,
dès la première question fondamentale sur ce qu’est à proprement parler l’économie politique et ce
qu’est son problème fondamental, les voies de la connaissance bourgeoise et de
la connaissance prolétarienne divergent aujourd’hui. Dès cette première
question, aussi abstraite et indifférente aux luttes sociales du présent
qu’elle paraisse à première vue, un lien particulier se noue entre l’économie politique comme
science et le prolétariat moderne comme classe révolutionnaire.
Notes
[1] Cité par Karl Marx,
« Le Capital » , tome 2, p. 163-164, Éditions Sociales, Paris, 1948.
[2] Prof. Nikolaï Sieber :
« David Ricardo et Karl Marx » , Moscou, 1879.
[3] Engels :
« Anti-Dühring » , Éditions Sociales, 1950, p. 315.
[4] Darwin :
« Voyage of an naturalist round the world » .
6
Si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue auquel nous venons de
parvenir, un certain nombre de choses qui paraissent problématiques
s’éclaircissent. Avant tout, l’âge de l’économie politique n’est plus un problème. Une
science qui a pour tâche de découvrir les lois du mode anarchique de la
production capitaliste, n’a pu évidemment naître avant ce mode de production
lui-même, avant que les conditions historiques permettant la domination de
classe de la bourgeoisie moderne ne soient progressivement réunies par un
travail de déplacements politiques et économiques s’étalant sur des siècles.
Il est vrai que, pour le professeur Bücher, la naissance de
l’ordre social actuel a été la chose la plus simple qui soit et n’a que fort
peu à voir avec l’évolution économique antérieure. En effet, elle est
simplement le fruit de l’éminente volonté et de la sublime sagesse de monarques
absolus. « La formation de l’économie politique » , nous dit Bücher – et nous savons
déjà que pour un professeur bourgeois la notion d’« économie politique »
n’est qu’une mystification recouvrant la production capitaliste – « est
essentiellement le fruit de la centralisation politique qui commence vers la
fin du Moyen Âge avec la naissance de structures étatiques territoriales et
trouve son couronnement dans le présent avec la création de l’État national
unifié. L’unification économique va de pair avec la soumission des intérêts
politiques particuliers aux buts plus élevés de la collectivité. En Allemagne,
ce sont les princes territoriaux, plus puissants, qui cherchent à exprimer
l’idée étatique moderne en combattant la noblesse campagnarde et les
villes. »
Dans le reste de l’Europe aussi, en Espagne, au Portugal, en
Angleterre, en France, aux Pays-Bas, le pouvoir princier a accompli les mêmes
exploits. « Dans tous ces pays se déroule, quoique avec une intensité
variable, la même lutte contre les pouvoirs particuliers du Moyen Âge, contre
la grande noblesse, les villes, les provinces, les corporations religieuses et
laïques. Il s’agit d’abord assurément d’anéantir les cercles autonomes qui
freinent l’unification politique. Mais au plus profond du mouvement qui mène à
la formation de l’absolutisme princier, sommeillait cependant ce principe
historique universel que l’ampleur des nouvelles tâches civilisatrices de
l’humanité exigeait une organisation unifiant les peuples entiers, une grande
communauté vivante des intérêts, et cette communauté ne pouvait se développer
que sur le terrain d’une économie commune. »
Nous avons là le plus beau fleuron de cette servilité de pensée que
nous avons déjà rencontrée chez les professeurs allemands d’économie politique. Selon
le professeur Schmoller, la science de l’économie politique est née sur l’ordre de
l’absolutisme éclairé. Selon le professeur Bücher, le mode de production
capitaliste tout entier n’est que le fruit de la volonté souveraine et des
plans ambitieux des princes absolus. Or, c’est faire vraiment trop d’honneur
aux grands despotes espagnols et français comme aux petits despotes allemands
que de les soupçonner de s’être soucié de quelque « principe historique
universel » que ce soit et des « tâches civilisatrices de
l’humanité » dans leurs querelles avec les seigneurs féodaux insolents, à
la fin du Moyen Âge, ou dans les sanglantes expéditions contre les villes des
Pays-Bas. C’est même mettre la réalité historique la tête en bas.
Certes, l’instauration de grands États bureaucratiques centralisés
était une condition indispensable du mode de production capitaliste, mais elle
n’était elle-même qu’une conséquence des nouveaux besoins économiques,
de sorte qu’on est beaucoup plus près de la vérité en renversant la phrase de Bücher :
la centralisation politique est « essentiellement » un fruit de
la maturation de l’« économie politique »
, c’est-à-dire de la production capitaliste.
Dans la mesure où l’absolutisme a eu sa part incontestable dans ce
processus de maturation historique, il a joué ce rôle en instrument aveugle des
tendances historiques, avec la même absence totale d’idées qui l’a fait
s’opposer aussi à ces tendances dès que l’occasion s’en présentait. Ainsi, par
exemple, quand les despotes médiévaux, par la grâce de Dieu, traitaient les
villes, alliées à eux contre les seigneurs féodaux, en simples objets de
pression qu’à la moindre occasion ils trahissaient de nouveau au profit des
féodaux. Ainsi, quand ils considéraient le continent nouvellement découvert,
avec toute son humanité et sa civilisation, comme le terrain exclusif du
pillage le plus brutal, le plus sournois, le plus cruel, dans le seul
« but plus élevé » de remplir les « trésors princiers » de
lingots d’or dans les délais les plus rapides. Ainsi, quand, plus tard, ils
s’opposèrent obstinément à glisser, entre le pouvoir de droit divin et les
« fidèles sujets » , la feuille de papier appelée constitution
parlementaire bourgeoise, qui est pourtant tout aussi indispensable au
développement sans entrave de la domination capitaliste que l’unité politique
et les grands États centralisés eux-mêmes.
En réalité, d’autres forces, de grandes mutations étaient à l’œuvre à
la fin du Moyen Âge dans la vie économique des peuples européens, pour
permettre que s’instaure le nouveau mode de production. La découverte de l’Amérique
et des voies maritimes vers les Indes pour le sud de l’Afrique entraînèrent un
essor insoupçonné et une transformation du commerce qui accélérèrent fortement
la dissolution du féodalisme et du régime des corporations urbaines. Les
conquêtes, les acquisitions de terre, le pillage des régions nouvellement
découvertes, l’afflux soudain de métaux précieux en provenance du nouveau
continent, le commerce en grand des épices avec les Indes, l’importante traite
des Noirs qui fournissait des esclaves africains aux plantations américaines,
tout cela créa en peu de temps en Europe de nouvelles richesses et de nouveaux
besoins. Le petit atelier de l’artisan, membre d’une corporation, avec ses
mille obligations, se révéla être une entrave à l’élargissement nécessaire de
la production et à son progrès rapide, Les grands marchands trouvèrent une
solution en regroupant les artisans dans de grandes manufactures en dehors de
l’enceinte des villes, les faisant ainsi produire plus vite et mieux sous leurs
ordres, sans se soucier des prescriptions étroites des corporations.
En Angleterre, le nouveau mode de production fut introduit par
une révolution dans l’agriculture. L’essor de l’industrie lainière dans les Flandres
provoqua une grande demande de laine et incita la noblesse féodale anglaise
à transformer une grande partie des terres arables en pacages à moutons,
chassant les paysans de leurs fermes et de leurs terres. Une masse de
travailleurs ne possédant rien, de prolétaires, se trouva ainsi à la
disposition de l’industrie capitaliste à ses débuts. La Réforme agit dans le
même sens, en entraînant la confiscation des biens d’Église qui furent en
partie donnés, en partie vendus à perte à la noblesse et aux spéculateurs et
dont la population paysanne se vit également en grande partie chassée. Les
manufacturiers et les propriétaires terriens capitalistes trouvèrent ainsi une
population pauvre, prolétarisée, qui fuyait les réglementations féodales et
corporatives et qui, après le long martyre d’une vie errante, le dur travail dans
les workhouses, les persécutions cruelles de la loi et des sbires de la
police, voyait un port de salut dans l’esclavage salarial au service de la
nouvelle classe d’exploiteurs. Vinrent ensuite, dans les manufactures, les
grandes révolutions techniques qui permirent de plus en plus, à côté ou à la
place de l’artisan qualifié, l’emploi sans cesse croissant du prolétaire
salarié sans qualification.
Le déploiement de ces nouvelles conditions se heurtait de toutes parts
aux barrières féodales et à une société en plein délabrement. L’économie naturelle, liée par essence au féodalisme, et la paupérisation des masses
populaires soumises à l’exploitation sans limite du servage rétrécissaient le
marché intérieur pour les marchandises sortant des manufactures, taudis que
dans les villes les corporations continuaient à tenir dans leurs chaînes le
facteur le plus important de la production, la force de travail. L’appareil
d’État, avec son éparpillement politique infini, son manque de sécurité
publique, son fatras d’absurdités douanières et commerciales freinait et
perturbait à chaque pas le nouveau commerce et la nouvelle production.
Il fallait de toute évidence que la bourgeoisie montante d’Europe
occidentale, porte-parole du libre commerce mondial et de l’industrie, se
débarrassât d’une façon ou d’une autre de ces obstacles, à moins de renoncer
complètement à sa mission historique. Avant de mettre le féodalisme en pièces
pendant la Grande Révolution Française, elle s’attaqua à lui par la critique,
et la nouvelle science de l’économie
politique naquit ainsi pour devenir l’une des armes idéologiques les
plus importantes de la bourgeoisie dans sa lutte contre l’État féodal du Moyen
Âge et pour l’État capitaliste moderne. L’ordre économique naissant se présenta
d’abord sous la forme d’une nouvelle richesse rapidement surgie qui se
déversait sur la société de l’Europe occidentale et provenait de sources
absolument différentes, en apparence inépuisables et infiniment plus abondantes
que les méthodes patriarcales du féodalisme de pressurisation des paysans,
méthodes qui, du reste, avaient épuisé toutes leurs ressources. L’origine la
plus frappante de la nouvelle richesse, ce ne fut pas d’abord le nouveau mode
de production lui-même, mais ce qui lui en ouvrait la voie, le puissant essor
du commerce. Aussi est-ce dans les riches républiques italiennes des bords de
la Méditerranée, et en Espagne, foyers les plus importants du commerce mondial
à la fin du Moyen Âge, que surgissent les premières questions concernant l’économie politique et les
premières tentatives de réponse.
Qu’est-ce que la richesse ? D’où provient la richesse ou la
pauvreté des États ? Tel était le nouveau problème après que les vieilles
notions de la société féodale eussent perdu leur valeur traditionnelle dans le
tourbillon des nouvelles relations. La richesse, c’est l’or avec lequel on peut
tout acheter. Donc le commerce crée de la richesse. Et les États qui sont en
mesure d’importer beaucoup d’or et de ne pas en laisser sortir du tout
deviennent riches. Donc le commerce mondial, les conquêtes coloniales, les
manufactures qui produisent des articles d’exportation doivent être encouragés
par l’État, tandis que l’importation de produits étrangers qui fait sortir l’or
doit être interdite. Telle fut la doctrine économique qui surgit en Italie dès
la fin du XVI° siècle et s’imposa largement en Angleterre, en France, au XVII°
siècle. Et aussi grossière que soit encore cette doctrine, elle constitue une
rupture brutale avec la conception féodale de l’économie
naturelle, elle
en est la première critique audacieuse, elle constitue la première idéalisation
du commerce, de la production marchande et – sous cette forme – du capital,
c’est enfin le premier programme d’intervention politique de l’État qui
satisfasse la jeune bourgeoisie montante.
Bientôt le capitaliste producteur de marchandises devient le centre
nerveux de l’économie, à la place du commerçant, mais il le fait
encore prudemment, sous le masque du serviteur besogneux dans l’antichambre des
seigneurs féodaux. La richesse, ce n’est pas du tout l’or, qui n’est que
l’intermédiaire dans le commerce des marchandises, proclament les rationalistes
français du XVIII° siècle. Quel aveuglement puéril que de voir dans le métal
brillant le gage du bonheur des peuples et des États ! Le métal peut-il me
rassasier quand j’ai faim, me protéger du froid quand je suis nu ? Le roi
Darius, avec tous ses trésors, n’a-t-il pas souffert en campagne tous les
tourments de la soif, et n’aurait-il pas donné tout son or pour une gorgée
d’eau ? Non, la richesse, ce sont tous les présents de la nature qui
satisfont les besoins de tous, rois ou esclaves. Plus la population satisfait
largement ses besoins, et plus l’État est riche, parce qu’il peut lever
d’autant plus d’impôts. Qui arrache à la nature le grain dont nous faisons le
pain, la fibre dont nous tissons nos vêtements, le bois et le minerai avec
lesquels nous fabriquons nos maisons et nos outils ? L’agriculture !
C’est elle, et non le commerce, la vraie source de la richesse ! Donc, la
population agricole, les paysans, dont les bras créent la richesse de tous,
doivent être sauvés de la misère insondable, protégés de l’exploitation féodale
et atteindre au bien-être ! (Ce qui me donnera des débouchés pour mes
marchandises, ajoutait tout bas le capitaliste manufacturier.) Donc les grands
propriétaires terriens, les barons féodaux, dans les mains desquels aboutit
toute la richesse agricole, doivent être les seuls à payer des impôts et à
entretenir l’État ! (Et moi qui, soi-disant, ne crée aucune richesse, je
n’ai pas besoin de payer d’impôt, murmurait à nouveau le capitaliste dans sa
barbe.) Il suffit de libérer l’agriculture, le travail au sein de la nature,
des entraves du féodalisme, et les sources de la richesse jailliront dans leur
abondance naturelle pour le peuple et l’État, et le bonheur de tous les hommes
s’instaurera de lui-même dans l’harmonie universelle.
Dans ces doctrines des rationalistes du XVIII° siècle, on entendait
déjà nettement le grondement tout proche de la prise de la Bastille, et la
bourgeoisie capitaliste se sentit bientôt assez forte pour jeter le masque de
la soumission, se planter vigoureusement à l’avant-scène et exiger sans détour
que l’État tout entier soit remodelé selon ses désirs. L’agriculture n’est pas
du tout la seule source de richesse, explique Adam Smith en Angleterre à la fin
du XVIII° siècle. Tout travail salarié, appliqué à la production de
marchandises, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l’industrie, crée de
la richesse ! (Tout travail, disait Adam Smith, mais pour lui comme
pour ses successeurs, déjà réduits au rôle de porte-parole de la bourgeoisie
ascendante, l’homme qui travaille était par nature le salarié
capitaliste !) Car, outre le salaire nécessaire à l’entretien du
travailleur lui-même, tout travail salarié crée aussi la rente nécessaire à
l’entretien du propriétaire terrien et le profit, qui est la richesse du
possesseur de capital, du patron. La richesse est d’autant plus grande que sont
grandes les masses de travailleurs mis au travail dans un atelier, sous le
commandement du capital, et que la division du travail entre eux est plus
précise et plus soigneuse. Voilà la véritable harmonie naturelle, la vraie
richesse des nations : de tout travail provient, pour ceux qui
travaillent, un salaire qui les maintient en vie et les contraint à continuer
leur travail salarié ; pour les propriétaires terriens, une rente
permettant une vie insouciante ; pour le chef d’entreprise, un profit qui
lui donne l’envie de poursuivre l’entreprise. Ainsi tout le monde est
pourvu sans recourir aux vieux moyens grossiers du féodalisme. C’est encourager
la « richesse des nations » que d’encourager la richesse de
l’entrepreneur capitaliste qui maintient le tout en mouvement et exploite le filon
d’or de la richesse, le travail salarié. Que disparaissent les entraves et les
obstacles du bon vieux temps, ainsi que les nouvelles méthodes paternalistes
inventés par l’État pour faire le bonheur du peuple : libre concurrence,
libre développement du capital privé, tout l’appareil fiscal et étatique au
service de l’entreprise capitaliste – et tout sera pour le mieux dans le
meilleur des mondes !
Tel était l’évangile économique de la bourgeoisie, débarrassé de ses
voiles, et l’économie
politique recevait définitivement le baptême, sous sa vraie figure.
Certes, les propositions de réformes pratiques, les avertissements de la
bourgeoisie à l’État féodal échouèrent aussi lamentablement qu’ont toujours
échoué les essais historiques de verser du vin nouveau dans de vieilles outres.
Le marteau de la révolution accomplit en 24 heures ce qu’un demi-siècle de
rapiéçage réformateur n’avait pu faire. Ce fut la conquête du pouvoir politique
qui donna à la bourgeoisie les conditions de sa domination. L’économie politique a été,
avec les théories philosophiques, sociales et du droit naturel élaborées au
siècle des Lumières, et au premier rang de ces théories, un moyen de prise de
conscience de la classe bourgeoise et, comme telle, la condition préalable et
l’aiguillon de l’action révolutionnaire. Jusque dans ses ramifications les plus
ténues, l’œuvre bourgeoise de rénovation mondiale a été alimentée en Europe par
les idées de l’économie
nationale classique. En Angleterre, la bourgeoisie est allée chercher
ses armes dans l’arsenal de Smith-Ricardo, dans sa lutte pour le
libre-échange qui a inauguré sa domination sur le marché mondial. Et même les
réformes des Stein, Hardenberg, Scharnhorst en Prusse, qui cherchaient à
rendre un peu plus moderne et plus viable le fatras féodal après les coups
reçus à Iéna, se sont inspirées des doctrines des économistes classiques
anglais, de sorte que le jeune économiste allemand Marwitz pouvait
écrire en 1810 : Adam Smith est le plus puissant souverain en Europe, à
côté de Napoléon.
Si nous comprenons maintenant pourquoi l’économie politique n’a vu le jour qu’il y a
environ un siècle et demi, son destin ultérieur s’éclaire de ce même point de
vue : l’économie
politique étant une science des lois particulières du mode de production
capitaliste, son existence et sa fonction dépendent de ce mode de production et
perdent toute base dès qu’il cesse d’exister. En d’autres termes : le rôle
de l’économie politique
comme science sera terminé dès que l’économie
anarchique du capitalisme fera place à un ordre économique planifié, organisé et dirigé
consciemment par l’ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe
ouvrière moderne et la réalisation du socialisme signifient la fin de l’économie politique comme
science. C’est ici que se noue la relation particulière entre l’économie politique et la
lutte de classe du prolétariat moderne.
Si l’économie
politique a pour tâche et pour objet d’expliquer les lois de la
formation, du développement et de l’expansion du mode de production
capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du
déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle
n’est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère,
un degré dans l’échelle infinie de l’évolution sociale. La théorie de la montée
du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du
capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement
scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie
en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l’émancipation du
prolétariat.
Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore
moins les savants allemands des classes bourgeoises n’ont résolu cette seconde
partie du problème général de l’économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquences
de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l’abord du
point de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la
première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur
le terrain inébranlable de la connaissance scientifique.
En tant qu’idéal d’un ordre social reposant sur l’égalité et la
fraternité entre les hommes, en tant qu’idéal d’une société communiste, le
socialisme datait de milliers d’années. Chez les premiers apôtres du
christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen Âge, lors de la guerre
des paysans, l’idée socialiste n’a cessé de jaillir comme expression la plus
radicale de la révolte contre l’ordre existant. Mais justement comme idéal
recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n’était
que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors d’atteinte, comme
l’arc-en-ciel dans les nuages.
A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°, l’idée socialiste
apparaît d’abord avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes
religieuses, comme le reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la
société par le capitalisme naissant. Même à ce moment, le socialisme n’est au
fond qu’un rêve, l’invention de quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le
premier précurseur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, Gracchus
Babeuf, qui tenta, pendant la Grande Révolution Française, un coup de main
pour l’introduction violente de l’égalité sociale, le seul fait sur lequel il
fonde ses aspirations communistes, c’est l’injustice criante de l’ordre social
existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les plus sombres,
dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie devant le
tribunal qui l’a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une répétition
monotone d’accusations contre l’injustice régnante, contre les souffrances et
les tourments, la misère et l’abaissement des travailleurs aux dépens desquels
une poignée d’oisifs s’enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que
l’ordre social existant méritât sa perte pour qu’il pût être réellement
renversé il y a cent ans, pourvu qu’il se trouvât un groupe d’hommes résolus
qui s’emparât du pouvoir et instaurât le régime de l’égalité, comme les
Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et instauré la république.
C’est sur de tout autres méthodes et bien qu’essentiellement sur les
mêmes fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup
plus de génie et d’éclat dans les années trente du siècle dernier par trois
grands penseurs, Saint-Simon et Fourier en France, Owen en
Angleterre. Certes, aucun des trois n’envisageait plus la prise du pouvoir
révolutionnaire pour réaliser le socialisme ; au contraire, comme toute la
génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de tout
bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la
propagande purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l’idée
socialiste était la même : simple projet, invention d’une tête géniale qui
en recommandait la réalisation à l’humanité tourmentée pour la sauver de
l’enfer de l’ordre social bourgeois.
Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux,
ces théories socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le
mouvement et les luttes réels de l’histoire. Babeuf et sa petite troupe d’amis
périrent dans la tourmente contre-révolutionnaire, comme un frêle esquif, sans
laisser d’abord d’autre trace qu’une brève ligne lumineuse dans les pages de
l’histoire révolutionnaire. Saint-Simon et Fourier n’ont abouti
qu’à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués qui se sont
ensuite dispersés ou ont pris d’autres directions, après avoir répandu les
germes riches et féconds d’idées, de critiques et d’essais sociaux. C’est
encore Owen qui a eu le plus d’influence sur le prolétariat, mais cette
influence se perd sans laisser de trace, après avoir enthousiasmé une petite
élite d’ouvriers anglais dans les années 1830 et 40.
Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les
années 1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc,
Blanqui en France. La classe ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la
lutte contre la domination du capital, les révoltes élémentaires des canuts
lyonnais en France, du mouvement chartiste en Angleterre avaient donné le
signal de la lutte de classe. Il n’y avait cependant aucun lien direct entre
ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories socialistes.
Les prolétaires en révolution n’avaient aucun but socialiste en vue, les
théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une
lutte politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce
à certaines institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon
pour un juste échange des marchandises ou les associations de producteurs
de Louis Blanc. Le seul socialiste qui comptât sur la lutte
politique comme moyen de réaliser la révolution sociale, c’était Auguste
Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat
et de ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son
socialisme n’était au fond qu’un projet de république sociale réalisable à tout
moment par la volonté résolue d’une minorité révolutionnaire.
L’année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise
de l’ancien socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien,
influencé par la tradition des luttes révolutionnaires antérieures, remué par
divers systèmes socialistes, était passionnément attaché à des idées confuses
de justice sociale. Dès le renversement du roi-bourgeois Louis-Philippe, les
ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force pour exiger cette fois de
la bourgeoisie effrayée la réalisation de la « république sociale »
et d’une nouvelle « organisation du travail » . Pour appliquer ce
programme, le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai
de trois mois pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis
que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie s’armaient en secret et préparaient
l’écrasement des ouvriers. Le délai prit fin avec les mémorables batailles de
juin où l’idéal d’une « république sociale à tout moment réalisable »
fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La révolution de 1848 n’amena
pas le règne de l’égalité sociale, mais la domination politique de la
bourgeoisie et un essor sans précédent de l’exploitation capitaliste sous le
Second Empire.
Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour
toujours enterré sous les barricades de l’insurrection de juin, Marx et Engels
fondaient l’idée socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne
cherchaient les points d’appui du socialisme ni dans la condamnation morale de
l’ordre social existant, ni dans la découverte de projets aussi ingénieux et
séduisants que possible pour introduire en contrebande l’égalité sociale dans
le régime actuel. Ils se tournèrent vers l’étude des relations économiques dans
la société contemporaine. C’est là, dans les lois de l’anarchie capitaliste,
que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les
classiques français et anglais de l’économie politique avaient découvert les lois selon lesquelles l’économie capitaliste vit et se développe ; un demi-siècle plus tard, Marx reprit
leur œuvre exactement là où ils l’avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que
les lois de l’ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de
cet ordre économique en menaçant de plus en plus l’existence de la société par
le développement de l’anarchie et par un enchaînement de catastrophes
économiques et politiques. Ce sont, comme l’a démontré Marx, les
tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain
point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d’économie consciemment planifiée et organisée par l’ensemble de la société
laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne
sombrent pas dans les convulsions d’une anarchie déchaînée. Le capital lui-même
précipite inexorablement l’heure de son destin, en rassemblant en masses
toujours plus grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires ; en
s’étendant à tous les pays de la terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases d’un rassemblement du
prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire mondiale qui
balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait ainsi
d’être un projet, un merveilleux phantasme, ou l’expérience, acquise à la force
du poignet par quelques groupes d’ouvriers isolés dans différents pays. Le
socialisme, programme commun d’action politique du prolétariat international,
est une nécessité historique, parce qu’il est le fruit des tendances
évolutives de l’économie capitaliste.
On comprend maintenant pourquoi Marx a situé sa propre doctrine
économique en dehors de l’économie
politique officielle et l’a appelée « une critique de l’économie politique »
. Certes, les lois de l’anarchie capitaliste et de sa ruine, telles que Marx
les a développées, ne sont que la continuation de l’économie politique telle que les savants
bourgeois l’ont créée, mais elles sont une continuation dont les résultats
finaux sont en complète contradiction avec les points de départ de ceux-là. La
doctrine de Marx est fille de la théorie économique bourgeoise, mais sa
naissance a tué la mère. Dans la théorie de Marx, l’économie politique a
trouvé son achèvement et sa conclusion. La suite ne peut plus être – à part
certains développements de détails de la théorie de Marx – que la
transposition de cette théorie dans l’action, c’est-à-dire la lutte du
prolétariat international pour réaliser l’ordre économique socialiste. La fin
de l’économie politique
comme science est une action historique de portée mondiale : la traduction
dans la pratique d’une économie mondiale organisée selon un plan. Le
dernier chapitre de la doctrine de l’économie politique, c’est la révolution sociale du prolétariat
mondial.
Le lien spécifique propre à l’économie politique et à la classe ouvrière moderne
est basé sur une réciprocité. Si, d’une part, l’économie politique, telle que Marx l’a
développée, est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de
l’éducation prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d’autre part le
seul auditeur réceptif et capable de comprendre la théorie économique. Ayant
encore sous les yeux les décombres de la vieille société féodale en train de
s’effondrer, les Quesnay et Boisguillebert en France, les Adam
Smith et Ricardo en Angleterre scrutaient autrefois avec fierté et
enthousiasme la jeune société bourgeoise et, forts de leur ferme confiance dans
le règne millénaire de la bourgeoisie et dans son harmonie sociale
« naturelle » , plongeaient sans peur leurs regards d’aigles dans les
profondeurs des lois capitalistes.
Depuis lors, la lutte de classe prolétarienne, s’amplifiant toujours
plus, et particulièrement pendant l’insurrection de juin 1848 du prolétariat
parisien, a détruit la confiance de la société bourgeoise en son caractère
divin. Depuis qu’elle a goûté à l’arbre de la connaissance des contradiction
modernes entre les classes, elle a horreur de la nudité classique dans laquelle
les créateurs de sa propre économie
politique avaient autrefois fait apparaître l’univers. N’est-il pas
clair aujourd’hui que les porte-parole du prolétariat moderne ont fabriqué
leurs armes mortelles à partir de ces découvertes scientifiques ?
De là vient que, depuis des décennies, l’économie politique, non seulement socialiste mais
même bourgeoise (dans la mesure où celle-ci était autrefois une vraie science)
ne rencontre chez les classes possédantes que des oreilles de sourds.
Incapables de comprendre les doctrines de leurs grands ancêtres et encore moins
d’accepter la doctrine de Marx qui en est sortie et sonne le glas de la
société bourgeoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d’économie politique, une
bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d’idées scientifiques et de
confusions intéressées, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les
buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour
défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l’éternel ordre
social possible.
Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l’économie politique scientifique ne cherche
plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux
non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. Le
mot célèbre de Lassalle s’applique en premier lieu à
l’économie politique :
« Quand la science et
les travailleurs, ces deux pôles opposés de la société, s’étreindront, ils étoufferont
dans leurs bras tous les obstacles à la civilisation. »