La démocratie
est-elle enchaînée face à la finance ?
28 juillet 2013, par
Paul Jorion.
Ma
communication au Colloque international LA DÉMOCRATIE ENRAYÉE ? à
l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, le
31 mai 2013.
L’anthropologie
sociale britannique dont j’ai eu l’honneur à une époque d’être l’un des
représentants, et dont je défends toujours les valeurs méthodologiques faites
d’une combinaison équilibrée de rigueur et de bon sens aristotélicien, demande
que quand il est question des phénomènes relevant de l’humain, une explication,
pour mériter ce nom, doit pouvoir rendre compte des faits observés aussi bien
en termes de personnes, d’acteurs humains composant les sociétés auxquelles
nous appartenons, qu’en termes d’institutions procurant à ces sociétés humaines
le cadre au sein duquel elles peuvent fonctionner, en assurant autant que faire
se peut le bonheur de leurs membres.
De même que le
comportement des abeilles explique la structure hexagonale des alvéoles
composant les rayons en raison de la manière dont elles les ont construits,
assemblées en grand nombre et battant simultanément des ailes, et explique
ensuite celle de la ruche toute entière, c’est celle-ci qui en vient à
expliquer, par un effet en retour, ce que sont précisément les abeilles.
L’activité des hommes, qu’elle soit routinière, d’ordre réflexe, ou bien
délibérée, déterminée par un calcul mené à son aboutissement, explique la forme
qu’ont prises les institutions humaines. Le comportement des êtres humains
s’explique ici aussi, en retour, par la manière dont sont faites ces
institutions. Le rapport entre les deux est dialectique : sous la
forme d’une détermination réciproque où les individus vivent leurs institutions
comme un sentiment qu’ils éprouvent, et ce sont ces sentiments qui, en réaction
à la manière dont les institutions les modèlent, remontent ensuite, de l’individu
à la structure, en s’agrégeant pour définir la dynamique qui exercera sur ces
institutions une contrainte et les fera évoluer de manière à ce que s’efface
toute pression inacceptable qui se sera exprimée comme insatisfaction éprouvée
ou comme ressentiment, c’est-à-dire en tant que « sentiment ».
C’est pour cette raison
que lorsque l’Académie royale me fait l’honneur de me poser la question
« La démocratie est-elle enchaînée face à la finance ? », je
réponds d’abord sans hésiter : « Oui ! », pour préciser ensuite
que mon engagement méthodologique signifie que dans l’explication que
j’apporterai, les responsabilités ne pourront être attribuées ni uniquement en
termes de méchanceté manifestée par certains individus, ni uniquement non plus
en termes de la perniciosité propre à certaines institutions, et en particulier
de l’État comme le veulent non sans arrière-pensées certains, manifestant ainsi
l’incapacité qui aurait été la leur à conceptualiser la place qu’occupe la
ruche, s’ils avaient été des abeilles.
C’est Saint-Just, voix
s’échappant en toute dernière extrémité d’un tumulte qui finira par tout
envahir en un temps où les solutions aux problèmes de l’heure peinaient à
émerger, qui nous a prévenus : rien ne sert d’exiger des individus la
vertu tant que les institutions en place pénalisent ces mêmes individus dès
qu’ils s’avisent d’être vertueux : un amendement des institutions dans le
sens souhaité est la condition sine qua non à remplir avant qu’un appel à la
vertu puisse intervenir avec quelque chance de succès.
La « prime de
liquidité »
La sagesse populaire nous
assure qu’« un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », et cela semble
évident : Dieu seul sait ce qui arrivera entre aujourd’hui et demain à
celui qui nous fait une offre qui ne pourra se concrétiser que dans le futur.
Il existe nécessairement un élément de risque entre aujourd’hui et demain, mais
il y a surtout que ce dont je dispose maintenant, il m’est possible d’en faire
un usage immédiat, ce qui n’est pas le cas pour ce dont je ne pourrai disposer
que demain. C’est cela que John Maynard Keynes (1883-1946) appelait la
« prime de liquidité », « liquidité » devant s’entendre au
sens où l’on parle d’« argent liquide », par opposition, par exemple,
à l’argent déposé sur un livret d’épargne, qui ne sera disponible qu’à la suite
de démarches entreprises pour l’en retirer, et ceci non sans qu’intervienne un
certain délai.
La prime de liquidité,
c’est ce qui fait que pour préférer un « tu l’auras » à un
« tiens », il faudra que de ce « tu l’auras », nous en
obtenions au moins deux – et encore ! La différence entre le deux et le
un, c’est le taux d’intérêt que nous exigeons pour un versement qui n’aura lieu
qu’ultérieurement.
Keynes s’était intéressé à
comment éliminer cette prime de liquidité, et le remède qu’il avait proposé,
c’est ce qu’il appelait l’« euthanasie » du rentier – même si le
premier traducteur de Keynes en français, Jean de Largentaye, n’a pas pu se
résoudre à une formulation aussi brutale, et s’est contenté d’évoquer de manière
anodine et rassurante : « la disparition progressive du
rentier ».
Le fait que nous
réclamions au moins un « deux » pour chaque un « tu
l’auras », alors qu’un « un » nous suffit pour un
« tiens », est la conséquence, nous affirme Keynes, de la rareté du
capital. Le passage de The General Theory of Employment, Interest and
Money (1936), « La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la
monnaie », où il évoque ceci, et c’est il faut le noter, le seul, se
trouve dans le dernier chapitre de cet ouvrage intitulé : « Notes
finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut
conduire », qui constitue un authentique manifeste politique décrivant la
voie d’une transition sans heurt du capitalisme vers le socialisme. L’«
euthanasie du rentier » se réalise en faisant disparaître la rareté du capital
par une nouvelle forme de partage de la richesse créée qui élimine « une
répartition de la fortune et du revenu [qui] est arbitraire et manque d’équité
». Le taux d’intérêt se réduira, dit Keynes, à la somme du coût de dépréciation
et de la prime de risque. C’est « l’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif
du capitaliste d’exploiter la valeur-rareté du capital », ajoute-t-il.
Sur la période qui sépare
notre époque de 1936 une telle « euthanasie du rentier » n’a pas eu
lieu. Bien au contraire : le processus de concentration de la richesse,
qui s’était interrompu durant la Dépression, à la suite du krach de 1929, a
repris ensuite son cours.
La « machine à
concentrer la richesse »
Dans un discours prononcé à
Washington le 15 mai 2013, Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire
international, signalait que 0,5% de la population mondiale détenait plus
de 35% de la richesse du globe. Aux États-Unis, on comptait au même moment que
les 1% les plus riches de la population détenaient 43% du patrimoine, alors que
les 50% les moins nantis en étaient réduits à se partager 2% seulement de ce
même patrimoine ; la richesse d’une partie non-négligeable de cette moitié
déshéritée de la population étant bien entendu négative : une portion de
ces 50% en est réduite à « devoir » de l’argent à quelqu’un.
Une part du taux d’intérêt
réclamé par un prêteur à un emprunteur est donc cette « prime de
liquidité », conséquence de ce qu’on pourrait appeler l’effet statistique
diffus de la répartition inégale du patrimoine au sein de la population. Il
existe un second effet, lié à l’identité spécifique de l’emprunteur, mais dû
lui aussi à l’hétérogénéité de la répartition du patrimoine au sein de la
population : la « prime de crédit », réclamée par le prêteur et
intégrée au taux d’intérêt exigé par lui pour refléter le risque existant que
les intérêts promis ne soient jamais versés, voire, et plus sérieusement
encore, que l’emprunteur fasse défaut, c’est-à-dire échoue à rembourser la somme
empruntée, en tout ou en partie.
Lorsqu’est conclu un
contrat à terme, portant sur une opération où la transaction intervient à un
moment t (et où le versement de la somme agréée ou une portion
conventionnelle de celle-ci intervient) mais où la livraison du bien ou service
aura lieu avec un certain retard : au moment t + n, le rapport de
force entre les parties en présence trouve son expression dans l’addition au
sein du taux d’intérêt exigé, d’une part de la prime de liquidité (reflet du
rapport de force existant à un niveau collectif entre prêteurs et emprunteurs
sur le marché des capitaux) et d’autre part de la prime de crédit (reflet
du rapport de force spécifique entre le prêteur individuel et l’emprunteur
individuel en présence).
Lors d’une opération au
comptant, l’élément « durée », le prix à payer pour le délai qui
interviendra avant la livraison lors d’une opération à terme, est absent, et
c’est le profit exigé de l’acheteur par le vendeur qui exprime le rapport de
force instantané existant entre eux au moment de la transaction.
Deux contreparties sont en
présence : un acheteur et un vendeur dans la vente au comptant ou à terme,
et un prêteur et un emprunteur dans le prêt ; un profit apparaît dans la
vente, et un flux d’intérêts est versé dans le prêt. Quoi qu’il en soit, une
somme aura été dégagée, comme profit ou comme intérêts, qui viendra alimenter
la « machine à concentrer la richesse » fonctionnant en arrière-plan
mais de manière constante dans nos économies.
À terme, la concentration
de la richesse en vient à gripper la machine économique quand le pouvoir
d’achat de la population s’avère insuffisant pour que les sommes disponibles à
l’investissement puissent effectivement s’investir dans la production de
marchandises et de services. Quand cela devient le cas, les fonds en excès se
déplacent par nécessité (pour éviter leur dépréciation du fait de l’inflation)
vers la spéculation et ne contribuent plus qu’à une seule chose : au
dérèglement du mécanisme de formation des prix, un prix « spéculatif »
étant, comme chacun le sait, sans même devoir être économiste, un prix sans
rapport avec ce qu’on appelle le « fondamental » de la chose,
marchandise ou service, à savoir la somme des prix de ses constituants.
Il existe des moyens
légaux et fiscaux permettant de décourager ou d’encourager au contraire la
machine à concentrer la richesse. Il est possible de la décourager, par
exemple, en imposant moins le travail que les gains du capital que sont le
profit et les flux d’intérêts, ou au contraire l’encourager en procédant à
l’inverse. Pour une raison qui défie l’entendement, la Belgique a choisi la
deuxième branche de l’alternative : favoriser les gains du capital par
rapport à ceux du travail, inscrivant le grippage inéluctable et du coup
récurrent de la machine économique dans la constitution fiscale même de la
nation.
La concentration du
contrôle économique
Il est bien entendu tout à
fait exceptionnel qu’une seule étude nous force soudain à nous représenter un
univers familier sous une forme entièrement différente de ce qui valait
jusque-là (on évoque alors un « changement de paradigme »), c’est
pourtant le cas pour ce qui touche à notre représentation du fonctionnement
effectif de la démocratie à la suite de la parution en 2011 d’un article signé
de Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, intitulé :
« The network of global corporate control » ou, en français :
« le réseau de contrôle global des entreprises ».
Cette étude, menée par
trois chercheurs de l’Institut Polytechnique de Zürich, mettait en évidence
qu’existe, en parallèle au réseau de pouvoir que constituent les États
souverains, un autre réseau constitué en son cœur d’un nombre extrêmement
restreint (147) de compagnies transnationales, dont la puissance économique est
considérablement supérieure à celle des États. Cette étude, à la méthodologie
scientifique irréprochable, établit sans contestation possible qu’un nombre
réduit d’individus, à la visibilité faible dans la structure de pouvoir des
États souverains, exerce le pouvoir effectif au sein de ces compagnies
transnationales : « 737 détenteurs prépondérants cumulent 80% du
contrôle sur la valeur de toutes les compagnies transnationales »,
explique le rapport. De plus, « le degré de contrôle du réseau est bien
plus inégalement distribué que la fortune […] les acteurs du haut de la liste
détiennent un contrôle dix fois plus important que ce qu’on attendrait sur la
base de leur fortune […] ».
L’étude de Vitali, Glattfelder
et Battiston offrait les éléments permettant de confirmer une hypothèse qui,
bien que susceptible d’éclairer les anomalies constatées dans le fonctionnement
des démocraties, apparaissait jusque-là extrêmement aventureuse, à savoir que
les structures de pouvoir effectives sont exercées aujourd’hui par ces
compagnies transnationales, le pouvoir des nations souveraines étant désormais
limité à la part que celles-ci sont encore disposées à leur déléguer, non sans
qu’une ponction d’un montant considérable ne soit exercée par le monde de
l’argent pour ce privilège.
Une hypothèse de ce type
apparaissait jusque-là confinée aux pires délires de la pensée
« conspirationniste » ; l’étude des chercheurs zurichois lui
apportait cependant le renfort de la méthodologie mathématique la plus
exigeante.
Les conséquences pour ce
qu’il en est du pouvoir démocratique sont que son domaine s’est réduit à un
secteur subordonné, et pour ainsi dire « en liberté surveillée »,
sous le regard des compagnies transnationales, dont l’étendue et la taille sont
définies par elles, et par elles seulement.
Complément au portrait
dressé par Vitali, Glattfelder et Battiston, une étude publiée deux ans
auparavant par le National Bureau of Economic Research aux Etats-Unis,
intitulée « Liaisons dangereuses : increasing connectivity, risk
sharing, and systemic risk », dont Stefano Battiston était également l’un
des auteurs, aux côtés du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et de trois
autres chercheurs (Domenico Delli Gatti, Mauro Gallegati et Bruce C.
Greenwald), une étude dont le titre peut se traduire comme « Liaisons
dangereuses : connectivité croissante, partage du risque et risque
systémique » et qui mettait en évidence que le réseau de contrôle global
des entreprises, en raison de son caractère hautement incestueux dû au nombre
extrêmement faible de mains entre lesquelles le pouvoir effectif est
aujourd’hui concentré, est d’une extrême fragilité et exposé à des effets de
contagion susceptibles de déclencher des crises majeures sans avertissement.
L’effondrement du système financier à l’automne 2008, dans le sillage de la
faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, fut
probablement symptomatique de la fragilité du système financier à l’heure qu’il
est.
À la question :
« La démocratie est-elle enchaînée face à la finance ? », l’étude
« The network of global corporate control » apporte en fait une
réponse sans ambiguïté puisque trois quarts des 147 compagnies « maîtres
du monde » sont des établissements financiers.
L’étude pose la question
de savoir pourquoi une telle concentration du pouvoir n’a jamais été remise en
cause par les autorités en dépit du fait que son existence met en échec le
principe de la concurrence, considéré comme essentiel dans le bon fonctionnement
de nos systèmes économiques. La réponse est que les législations existantes de
type anti-trust s’exercent à l’intérieur d’un cadre national auquel les
compagnies transnationales échappent en raison de leur nature même. Cette
réponse est en fait la même que celle à la question : « Pourquoi
cette concentration du pouvoir à l’échelle globale n’était-elle jamais
apparue ? » : parce que les études du même type que celle de
Vitali, Glattfelder et Battiston, qui avaient été menées antérieurement,
s’étaient elles aussi cantonnées à des cadres nationaux.
Examinons maintenant un
peu plus en détail le dévoiement du fonctionnement des institutions
démocratiques dû à la concentration de la richesse et au pouvoir de l’argent.
Le court-termisme n’est
pas un état d’esprit
Le
« court-termisme » : la négligence des objectifs à long terme et
l’absence d’une vision globale des enjeux, est dénoncé à l’heure qu’il est
comme l’un des principaux facteurs ayant conduit à la crise au sein de laquelle
nous nous débattons depuis 2007. On y voit un état d’esprit, une simple
manifestation de la prédisposition humaine à la cupidité. Or il s’agit avec le
« court-termisme » non pas d’un trait psychologique, mais d’un effet
de structure, puisqu’il est désormais inscrit dans les règles comptables
définissant la manière dont les entreprises établissent leur bilan financier,
c’est-à-dire brossent le portrait de leur santé économique à l’intention du
public.
La promotion implicite du
court-termisme par la philosophie qui sous-tend la réglementation comptable
date des années 1980 et est donc relativement récente. L’évolution observée
résulte de l’effet conjugué de deux facteurs.
Le premier de ces facteurs
est l’internationalisation et la privatisation de la rédaction des règles
comptables. Celles-ci sont en effet aujourd’hui rédigées conjointement par les
grandes firmes d’audit d’une part : KPMG, Deloitte Touche Tohmatsu, Price
Waterhouse Coopers et Ernst & Young et d’autre part par l’organisme
international en charge de cette rédaction : l’International Accounting
Standard Board (IASB).
L’IASB est domicilié dans
l’État du Delaware aux États-Unis qui constitue ce qu’on appelle un
« paradis » ou un « havre » fiscal (j’aurai l’occasion de
revenir sur ceux-ci) et son financement est privé étant essentiellement assuré
par ces mêmes firmes d’audit. L’un des rôles d’un conseil chargé de rédiger les
règles comptables devrait être d’encadrer le fonctionnement des firmes d’audit,
or ce sont non seulement celles-ci qui déterminent ce que sera le contenu de ces
règles, mais elles aussi qui assurent le financement de l’IASB. Le conflit
d’intérêt inhérent à une telle configuration est à son comble. Par ailleurs,
l’IASB ne rend compte de ses décisions à aucune autorité nationale ou
internationale et bénéficie d’une autonomie totale vis-à-vis de tout contrôle
démocratique. Le fait que règne à ce niveau une parfaite harmonie ne doit donc
pas surprendre.
Le cas historique de la
faillite de la compagnie américaine Enron a mis en évidence la symbiose qui
peut s’établir entre une firme d’audit et la compagnie dont elle vérifie et
garantit les comptes : la chute d’Enron entraîna avec elle inexorablement
et inéluctablement celle d’Arthur Andersen.
Le court-termisme inscrit
dans les règles comptables depuis les années 1980 n’est toutefois pas sans
conséquences pour le processus démocratique. Il permet en particulier aux
dirigeants des entreprises et à leurs actionnaires de s’attribuer des sommes
qui ne se matérialiseront en réalité jamais et donc de piller en permanence les
fonds de la firme pour se les partager entre eux. Un bel exemple en fut offert
par les bonus obtenus en 1993 par deux dirigeants de la firme Enron à
l’occasion de la construction de la centrale électrique de Dabhol en
Inde : Mme Mark reçut 54 millions de dollars et M. Sutton 42 millions. La
justification en était que dans l’esprit de la nouvelle philosophie comptable,
la totalité des revenus que la centrale générerait au cours de son existence
pouvait être comptabilisée par anticipation et apparaîtrait telle lors de la
publication du bilan trimestriel. Ces 96 millions de dollars en bonus
semblaient quantité négligeable au vu des chiffres faramineux que les gains
futurs représentaient ; la centrale ne fut cependant jamais fonctionnelle
et ces gains ne se matérialisèrent jamais. Le pillage d’une grosse entreprise
par ses dirigeants, et à un degré moindre mais néanmoins scandaleux lui aussi,
par ses actionnaires, est désormais inscrit dans les règles comptables en
vigueur à l’échelle du globe.
Second facteur encourageant
le court-termisme dans la prise de décision économique : la mise en
concordance des règles comptables avec les « découvertes » de la « science »
économique. Le compte au bilan de bénéfices du type « château en Espagne »,
tels qu’on vient d’en voir un exemple, est en effet une implication logique de
la théorie économique standard des anticipations rationnelles qui
suppose que dans un univers d’information transparente et symétrique (et
déterministe au sens laplacien, c’est-à-dire où une connaissance parfaite du
présent autorise une connaissance elle aussi parfaite de l’avenir), tout gain
déterminé par un contrat valide se réalisera immanquablement.
Les havres fiscaux
comme cœur authentique du système financier
À partir du milieu des
années 1970, avec la venue au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de
Ronald Reagan aux États-Unis, un climat de laissez-faire absolu s’instaura
petit à petit en finance. Une campagne de dérégulation idéologiquement motivée
fut lancée, dont l’objectif était la promotion d’une aristocratie issue du
milieu des affaires destinée à devenir la détentrice unique et ultime du
pouvoir politique en sus du pouvoir économique qu’elle possédait déjà.
Dès ce moment, la capacité
de l’homme à délibérer et à modifier son comportement en fonction des
conclusions auxquelles il est parvenu fut délibérément mise entre parenthèses,
avec pour justification singulière que toute intervention humaine ferait
nécessairement plus de mal que de bien. Selon Friedrich Hayek (1899 – 1992), le
fer de lance de ce coup de force idéologique, seules les institutions humaines
spontanées seraient dignes de respect (il mettait au premier rang de celles-ci,
la propriété privée), alors que celles qui résultent de la réflexion (il visait
par là directement l’État) seraient automatiquement condamnables.
L’aboutissement de cette
campagne victorieuse fut le verrouillage des privilèges acquis liés à la
fortune : un entérinement dans les faits de la loi du plus fort.
L’affaire Cahuzac éclata
en France au printemps 2013, quand il apparut que le ministre français du
budget Jérôme Cahuzac, à la tête d’une croisade contre l’évasion fiscale dans
le cadre de sa fonction officielle, était lui-même un évadé fiscal. Cet
incident projeta la question des paradis fiscaux, ou plutôt des
« havres » fiscaux, à la une de l’actualité, alors qu’au même moment,
la faillite du système bancaire cypriote soulignait les équivoques du sauvetage
d’un pays membre de la zone euro qui acceptait de jouer en parallèle le rôle de
havre fiscal pour les contribuables d’une nation située en-dehors de la zone, à
savoir des citoyens russes en délicatesse avec le fisc de leur propre pays
(Chypre se différenciait de l’Irlande dont la stratégie visait à attirer des
fraudeurs citoyens de pays appartenant pour la plupart à la zone euro).
Ce qui apparaissait
soudainement en pleine lumière avec l’affaire Cahuzac, c’est que les havres
fiscaux ne constituent aujourd’hui nullement un élément périphérique et
anecdotique du système financier international, mais bien plutôt son cœur
véritable : l’ensemble des grandes firmes internationales s’y sont
domiciliées dans leur stratégie d’évasion fiscale.
Une démocratie de facto
« censitaire »
Des montages juridiques
visant à contourner l’esprit du code des impôts ont permis aux plus grosses
entreprises de définir leur nationalité selon leur bon plaisir, le principe
directeur de leur choix étant l’optimisation par elles d’un moins-disant fiscal
et réglementaire généralisé. Une domiciliation dans les nations championnes de
ce moins-disant que sont les havres fiscaux, leur permet d’atteindre cet
objectif. Les entreprises transnationales domiciliées officiellement dans des
nations minuscules privées d’habitants échappent ainsi au contrôle du concert
des nations véritablement peuplées et soucieuses elles du bien commun. L’une de
ces entreprises, la firme Apple, jouant sur les ambiguïtés des codes des impôts
nationaux, a même réussi la gageure de n’avoir aucune domiciliation fiscale
pour les principales composantes de son conglomérat, et d’être ainsi pleinement
« déterritorialisée ». Aucun devoir, aucun engagement ne lie plus ces
entreprises transnationales à une véritable communauté de citoyens en aucun
endroit du globe.
Alors que la dimension
« abusus » de la propriété privée : la liberté de disposer de la
chose dont vous êtes propriétaire comme bon vous semble, se voyait rognée
toujours davantage pour les personnes « physiques », elle restait
inentamée dans le cas des personnes « morales » que sont les
compagnies, qui disposent désormais dans l’exercice de leur droit de propriété
d’un abusus aux effets démultipliés par rapport à celui autorisé aux personnes
physiques.
La formule des
« trusts », combinée à l’opacité juridique offerte par les havres
fiscaux permet à une personne physique, au prix de quelques manigances
seulement, de jouir des droits d’une personne morale. Le mécanisme est
le suivant : un individu disposant d’une fortune personnelle se
« débarrasse » de la responsabilité de gérer ses biens, celle-ci se
voyant confiée à un gestionnaire indépendant. L’anonymat offert par les havres
fiscaux permet alors que par une série de délégations de pouvoir successives
entre prête-noms, assurée par le biais de sociétés
« boîte-aux-lettres », coquilles vides n’ayant d’autre existence que
juridique, ce gestionnaire supposé indépendant ne soit autre à l’arrivée que la
personne qui s’était prétendument « débarrassée » de la gestion de
ses biens par l’intermédiaire d’un trust. La manœuvre permet aux individus les
plus fortunés de convertir le pouvoir financier qui est le leur en tant que
personne physique en celui dont bénéficient les personnes morales,
tirant parti de la montée en puissance associée à une telle transmutation, en
termes de pouvoir effectif.
Lorsque, dans le cadre de
l’affaire Cahuzac, Pierre Condamin-Gerbier, « banquier privé »
suisse, fut entendu par une commission parlementaire française, il souligna que
le statut de trust, essentiel d’un point de vue juridique pour permettre
la survie d’une société commerciale au décès de son propriétaire ainsi que pour
gérer des patrimoines familiaux, avait été délibérément dévoyé pour de tels
détournements de pouvoir par « des juristes français et
anglo-saxons ».
La possibilité pour
certaines personnes physiques de disposer grâce à des montages
juridiques du pouvoir plus étendu reconnu aujourd’hui aux personnes morales
vient s’ajouter au contrôle des entreprises par ces mêmes individus tel qu’il a
été mis en lumière dans l’article de Vitali, Glattfelder et Battiston.
Invoquant le Premier
amendement à la constitution américaine garantissant la liberté d’expression,
étendu par un mauvais jeu de mots des personnes physiques aux personnes morales,
la Cour suprême des États-Unis a décidé en janvier 2010 d’autoriser les firmes
à investir des sommes d’un montant illimité dans les campagnes de presse et les
spots publicitaires des campagnes électorales.
Étant acquis qu’un nombre
restreint d’individus détermine la politique des plus grandes entreprises, des
filiales de celles-ci et de leurs vassales, et que des montages
juridiques permettent à des personnes physiques de bénéficier des droits
plus amples reconnus aux personnes morales, cette décision de la Cour
suprême américaine fait que dans ce pays au moins, ce n’est pas seulement du
pouvoir économique que disposent une poignée d’individus « maîtres du
monde » mais aussi, parallèlement, du pouvoir politique, contribuant à ce
que le principe démocratique du suffrage universel soit dévoyé de facto
en celui d’un suffrage censitaire, où le pouvoir effectivement exercé
reflète purement et simplement le niveau de fortune d’un citoyen.
Conclusion
La démocratie est donc bel
et bien enchaînée, sinon face à la finance, du moins et sans le moindre doute possible,
face au pouvoir de l’argent. Sous peine de voir la tendance s’aggraver encore,
il importe de renverser la vapeur sans plus tarder, en sachant que la
« machine à concentrer la richesse », alimentée par le profit réalisé
lors d’une vente et par le versement d’intérêts sur les sommes empruntées,
progresse dans sa marche inexorable, mue par sa propre dynamique, sans
nécessité aucune d’une intervention extérieure.
Défendre avec
détermination la démocratie relève de l’essentiel et non de l’accessoire :
l’histoire nous a prouvé, et la chute de l’empire romain tout spécialement, que
dans un contexte semblable, l’indifférence, ou tout au moins l’absence de
réaction d’une ampleur suffisante, peut déboucher sur la tragédie.
Au cours des premiers
siècles de notre ère, la concentration de la richesse a condamné une part
toujours croissante de la population au surendettement, générant l’apparition
d’un statut social inédit : celui devenu rapidement héréditaire de serf
attaché de génération en génération à la terre de son maître. Seules des
révolutions ont su mettre un terme à une telle malédiction (voir Cédric Mas, Comment
rembourser une dette exorbitante ?).
Une anecdote a circulé au
printemps 2013, sans que sa véracité puisse être authentifiée, d’une jeune
femme dont le prêt étudiant dépassait 100.000 dollars et qui troquait des dons
de 20.000 dollars visant au remboursement de sa dette contre des promesses de
versement à vie par elle de 1% de ses futurs revenus. Si cette information est
invérifiable, celle qui nous assure que d’autres jeunes femmes vendent
aujourd’hui leurs ovules dans une tentative tragique de rembourser leur prêt
étudiant est elle, hélas, avérée (Jasmine Stein, octobre 2012). Ces jeunes
femmes, poussées par la nécessité, réinventent aujourd’hui le servage. Si nous
n’y prenons garde, l’enchaînement de la démocratie au pouvoir de l’argent fera
de nous les témoins impuissants d’une telle réinvention.
RÉFÉRENCES :
Domenico Delli
Gatti, Mauro Gallegati et Bruce C. Greenwald, « Liaisons dangereuses :
increasing connectivity, risk sharing, ansd systemic risk », National
Bureau of Economic Research, janvier 2009
John Maynard
Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, London :
MacMillan 1936
Cédric Mas, « Comment
rembourser une dette exorbitante ? », Le blog de Paul Jorion,
le 17 avril 2012
Jasmine Stein, « I
Donated My Eggs For The Money — And I Don’t Regret It », Huffington
Post, le 12 octobre 2012
Stefania Vitali,
James B. Glattfelder et Stefano Battiston, intitulé : « The
network of global corporate control », PLoS ONE, octobre 201