La démocratie est-elle enchaînée face à la finance ?

28 juillet 2013, par Paul Jorion.

Ma communication au Colloque international LA DÉMOCRATIE ENRAYÉE ? à l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, le 31 mai 2013.

L’anthropologie sociale britannique dont j’ai eu l’honneur à une époque d’être l’un des représentants, et dont je défends toujours les valeurs méthodologiques faites d’une combinaison équilibrée de rigueur et de bon sens aristotélicien, demande que quand il est question des phénomènes relevant de l’humain, une explication, pour mériter ce nom, doit pouvoir rendre compte des faits observés aussi bien en termes de personnes, d’acteurs humains composant les sociétés auxquelles nous appartenons, qu’en termes d’institutions procurant à ces sociétés humaines le cadre au sein duquel elles peuvent fonctionner, en assurant autant que faire se peut le bonheur de leurs membres.

De même que le comportement des abeilles explique la structure hexagonale des alvéoles composant les rayons en raison de la manière dont elles les ont construits, assemblées en grand nombre et battant simultanément des ailes, et explique ensuite celle de la ruche toute entière, c’est celle-ci qui en vient à expliquer, par un effet en retour, ce que sont précisément les abeilles. L’activité des hommes, qu’elle soit routinière, d’ordre réflexe, ou bien délibérée, déterminée par un calcul mené à son aboutissement, explique la forme qu’ont prises les institutions humaines. Le comportement des êtres humains s’explique ici aussi, en retour, par la manière dont sont faites ces institutions. Le rapport entre les deux est dialectique : sous la forme d’une détermination réciproque où les individus vivent leurs institutions comme un sentiment qu’ils éprouvent, et ce sont ces sentiments qui, en réaction à la manière dont les institutions les modèlent, remontent ensuite, de l’individu à la structure, en s’agrégeant pour définir la dynamique qui exercera sur ces institutions une contrainte et les fera évoluer de manière à ce que s’efface toute pression inacceptable qui se sera exprimée comme insatisfaction éprouvée ou comme ressentiment, c’est-à-dire en tant que « sentiment ».

C’est pour cette raison que lorsque l’Académie royale me fait l’honneur de me poser la question « La démocratie est-elle enchaînée face à la finance ? », je réponds d’abord sans hésiter : « Oui ! », pour préciser ensuite que mon engagement méthodologique signifie que dans l’explication que j’apporterai, les responsabilités ne pourront être attribuées ni uniquement en termes de méchanceté manifestée par certains individus, ni uniquement non plus en termes de la perniciosité propre à certaines institutions, et en particulier de l’État comme le veulent non sans arrière-pensées certains, manifestant ainsi l’incapacité qui aurait été la leur à conceptualiser la place qu’occupe la ruche, s’ils avaient été des abeilles.

C’est Saint-Just, voix s’échappant en toute dernière extrémité d’un tumulte qui finira par tout envahir en un temps où les solutions aux problèmes de l’heure peinaient à émerger, qui nous a prévenus : rien ne sert d’exiger des individus la vertu tant que les institutions en place pénalisent ces mêmes individus dès qu’ils s’avisent d’être vertueux : un amendement des institutions dans le sens souhaité est la condition sine qua non à remplir avant qu’un appel à la vertu puisse intervenir avec quelque chance de succès.

 

La « prime de liquidité » 

La sagesse populaire nous assure qu’« un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », et cela semble évident : Dieu seul sait ce qui arrivera entre aujourd’hui et demain à celui qui nous fait une offre qui ne pourra se concrétiser que dans le futur. Il existe nécessairement un élément de risque entre aujourd’hui et demain, mais il y a surtout que ce dont je dispose maintenant, il m’est possible d’en faire un usage immédiat, ce qui n’est pas le cas pour ce dont je ne pourrai disposer que demain. C’est cela que John Maynard Keynes (1883-1946) appelait la « prime de liquidité », « liquidité » devant s’entendre au sens où l’on parle d’« argent liquide », par opposition, par exemple, à l’argent déposé sur un livret d’épargne, qui ne sera disponible qu’à la suite de démarches entreprises pour l’en retirer, et ceci non sans qu’intervienne un certain délai.

La prime de liquidité, c’est ce qui fait que pour préférer un « tu l’auras » à un « tiens », il faudra que de ce « tu l’auras », nous en obtenions au moins deux – et encore ! La différence entre le deux et le un, c’est le taux d’intérêt que nous exigeons pour un versement qui n’aura lieu qu’ultérieurement.

Keynes s’était intéressé à comment éliminer cette prime de liquidité, et le remède qu’il avait proposé, c’est ce qu’il appelait l’« euthanasie » du rentier – même si le premier traducteur de Keynes en français, Jean de Largentaye, n’a pas pu se résoudre à une formulation aussi brutale, et s’est contenté d’évoquer de manière anodine et rassurante : « la disparition progressive du rentier ».

Le fait que nous réclamions au moins un « deux » pour chaque un « tu l’auras », alors qu’un « un » nous suffit pour un « tiens », est la conséquence, nous affirme Keynes, de la rareté du capital. Le passage de The General Theory of Employment, Interest and Money (1936), « La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », où il évoque ceci, et c’est il faut le noter, le seul, se trouve dans le dernier chapitre de cet ouvrage intitulé : « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », qui constitue un authentique manifeste politique décrivant la voie d’une transition sans heurt du capitalisme vers le socialisme. L’« euthanasie du rentier » se réalise en faisant disparaître la rareté du capital par une nouvelle forme de partage de la richesse créée qui élimine « une répartition de la fortune et du revenu [qui] est arbitraire et manque d’équité ». Le taux d’intérêt se réduira, dit Keynes, à la somme du coût de dépréciation et de la prime de risque. C’est « l’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur-rareté du capital », ajoute-t-il.

Sur la période qui sépare notre époque de 1936 une telle « euthanasie du rentier » n’a pas eu lieu. Bien au contraire : le processus de concentration de la richesse, qui s’était interrompu durant la Dépression, à la suite du krach de 1929, a repris ensuite son cours.

 

La « machine à concentrer la richesse »

Dans un discours prononcé à Washington le 15 mai 2013, Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international, signalait que 0,5% de la population mondiale détenait plus de 35% de la richesse du globe. Aux États-Unis, on comptait au même moment que les 1% les plus riches de la population détenaient 43% du patrimoine, alors que les 50% les moins nantis en étaient réduits à se partager 2% seulement de ce même patrimoine ; la richesse d’une partie non-négligeable de cette moitié déshéritée de la population étant bien entendu négative : une portion de ces 50% en est réduite à « devoir » de l’argent à quelqu’un.

Une part du taux d’intérêt réclamé par un prêteur à un emprunteur est donc cette « prime de liquidité », conséquence de ce qu’on pourrait appeler l’effet statistique diffus de la répartition inégale du patrimoine au sein de la population. Il existe un second effet, lié à l’identité spécifique de l’emprunteur, mais dû lui aussi à l’hétérogénéité de la répartition du patrimoine au sein de la population : la « prime de crédit », réclamée par le prêteur et intégrée au taux d’intérêt exigé par lui pour refléter le risque existant que les intérêts promis ne soient jamais versés, voire, et plus sérieusement encore, que l’emprunteur fasse défaut, c’est-à-dire échoue à rembourser la somme empruntée, en tout ou en partie.

Lorsqu’est conclu un contrat à terme, portant sur une opération où la transaction intervient à un moment t (et où le versement de la somme agréée ou une portion conventionnelle de celle-ci intervient) mais où la livraison du bien ou service aura lieu avec un certain retard : au moment t + n, le rapport de force entre les parties en présence trouve son expression dans l’addition au sein du taux d’intérêt exigé, d’une part de la prime de liquidité (reflet du rapport de force existant à un niveau collectif entre prêteurs et emprunteurs sur le marché des capitaux) et d’autre part de la prime de crédit (reflet du rapport de force spécifique entre le prêteur individuel et l’emprunteur individuel en présence).

Lors d’une opération au comptant, l’élément « durée », le prix à payer pour le délai qui interviendra avant la livraison lors d’une opération à terme, est absent, et c’est le profit exigé de l’acheteur par le vendeur qui exprime le rapport de force instantané existant entre eux au moment de la transaction.

Deux contreparties sont en présence : un acheteur et un vendeur dans la vente au comptant ou à terme, et un prêteur et un emprunteur dans le prêt ; un profit apparaît dans la vente, et un flux d’intérêts est versé dans le prêt. Quoi qu’il en soit, une somme aura été dégagée, comme profit ou comme intérêts, qui viendra alimenter la « machine à concentrer la richesse » fonctionnant en arrière-plan mais de manière constante dans nos économies.

À terme, la concentration de la richesse en vient à gripper la machine économique quand le pouvoir d’achat de la population s’avère insuffisant pour que les sommes disponibles à l’investissement puissent effectivement s’investir dans la production de marchandises et de services. Quand cela devient le cas, les fonds en excès se déplacent par nécessité (pour éviter leur dépréciation du fait de l’inflation) vers la spéculation et ne contribuent plus qu’à une seule chose : au dérèglement du mécanisme de formation des prix, un prix « spéculatif » étant, comme chacun le sait, sans même devoir être économiste, un prix sans rapport avec ce qu’on appelle le « fondamental » de la chose, marchandise ou service, à savoir la somme des prix de ses constituants.

Il existe des moyens légaux et fiscaux permettant de décourager ou d’encourager au contraire la machine à concentrer la richesse. Il est possible de la décourager, par exemple, en imposant moins le travail que les gains du capital que sont le profit et les flux d’intérêts, ou au contraire l’encourager en procédant à l’inverse. Pour une raison qui défie l’entendement, la Belgique a choisi la deuxième branche de l’alternative : favoriser les gains du capital par rapport à ceux du travail, inscrivant le grippage inéluctable et du coup récurrent de la machine économique dans la constitution fiscale même de la nation.

 

La concentration du contrôle économique

Il est bien entendu tout à fait exceptionnel qu’une seule étude nous force soudain à nous représenter un univers familier sous une forme entièrement différente de ce qui valait jusque-là (on évoque alors un « changement de paradigme »), c’est pourtant le cas pour ce qui touche à notre représentation du fonctionnement effectif de la démocratie à la suite de la parution en 2011 d’un article signé de Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, intitulé : « The network of global corporate control » ou, en français : « le réseau de contrôle global des entreprises ».

Cette étude, menée par trois chercheurs de l’Institut Polytechnique de Zürich, mettait en évidence qu’existe, en parallèle au réseau de pouvoir que constituent les États souverains, un autre réseau constitué en son cœur d’un nombre extrêmement restreint (147) de compagnies transnationales, dont la puissance économique est considérablement supérieure à celle des États. Cette étude, à la méthodologie scientifique irréprochable, établit sans contestation possible qu’un nombre réduit d’individus, à la visibilité faible dans la structure de pouvoir des États souverains, exerce le pouvoir effectif au sein de ces compagnies transnationales : « 737 détenteurs prépondérants cumulent 80% du contrôle sur la valeur de toutes les compagnies transnationales », explique le rapport. De plus, « le degré de contrôle du réseau est bien plus inégalement distribué que la fortune […] les acteurs du haut de la liste détiennent un contrôle dix fois plus important que ce qu’on attendrait sur la base de leur fortune […] ».

L’étude de Vitali, Glattfelder et Battiston offrait les éléments permettant de confirmer une hypothèse qui, bien que susceptible d’éclairer les anomalies constatées dans le fonctionnement des démocraties, apparaissait jusque-là extrêmement aventureuse, à savoir que les structures de pouvoir effectives sont exercées aujourd’hui par ces compagnies transnationales, le pouvoir des nations souveraines étant désormais limité à la part que celles-ci sont encore disposées à leur déléguer, non sans qu’une ponction d’un montant considérable ne soit exercée par le monde de l’argent pour ce privilège.

Une hypothèse de ce type apparaissait jusque-là confinée aux pires délires de la pensée « conspirationniste » ; l’étude des chercheurs zurichois lui apportait cependant le renfort de la méthodologie mathématique la plus exigeante.

Les conséquences pour ce qu’il en est du pouvoir démocratique sont que son domaine s’est réduit à un secteur subordonné, et pour ainsi dire « en liberté surveillée », sous le regard des compagnies transnationales, dont l’étendue et la taille sont définies par elles, et par elles seulement.

Complément au portrait dressé par Vitali, Glattfelder et Battiston, une étude publiée deux ans auparavant par le National Bureau of Economic Research aux Etats-Unis, intitulée « Liaisons dangereuses : increasing connectivity, risk sharing, and systemic risk », dont Stefano Battiston était également l’un des auteurs, aux côtés du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et de trois autres chercheurs (Domenico Delli Gatti, Mauro Gallegati et Bruce C. Greenwald), une étude dont le titre peut se traduire comme « Liaisons dangereuses : connectivité croissante, partage du risque et risque systémique » et qui mettait en évidence que le réseau de contrôle global des entreprises, en raison de son caractère hautement incestueux dû au nombre extrêmement faible de mains entre lesquelles le pouvoir effectif est aujourd’hui concentré, est d’une extrême fragilité et exposé à des effets de contagion susceptibles de déclencher des crises majeures sans avertissement. L’effondrement du système financier à l’automne 2008, dans le sillage de la faillite de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, fut probablement symptomatique de la fragilité du système financier à l’heure qu’il est.

À la question : « La démocratie est-elle enchaînée face à la finance ? », l’étude « The network of global corporate control » apporte en fait une réponse sans ambiguïté puisque trois quarts des 147 compagnies « maîtres du monde » sont des établissements financiers.

L’étude pose la question de savoir pourquoi une telle concentration du pouvoir n’a jamais été remise en cause par les autorités en dépit du fait que son existence met en échec le principe de la concurrence, considéré comme essentiel dans le bon fonctionnement de nos systèmes économiques. La réponse est que les législations existantes de type anti-trust s’exercent à l’intérieur d’un cadre national auquel les compagnies transnationales échappent en raison de leur nature même. Cette réponse est en fait la même que celle à la question : « Pourquoi cette concentration du pouvoir à l’échelle globale n’était-elle jamais apparue ? » : parce que les études du même type que celle de Vitali, Glattfelder et Battiston, qui avaient été menées antérieurement, s’étaient elles aussi cantonnées à des cadres nationaux.

Examinons maintenant un peu plus en détail le dévoiement du fonctionnement des institutions démocratiques dû à la concentration de la richesse et au pouvoir de l’argent.

 

Le court-termisme n’est pas un état d’esprit

Le « court-termisme » : la négligence des objectifs à long terme et l’absence d’une vision globale des enjeux, est dénoncé à l’heure qu’il est comme l’un des principaux facteurs ayant conduit à la crise au sein de laquelle nous nous débattons depuis 2007. On y voit un état d’esprit, une simple manifestation de la prédisposition humaine à la cupidité. Or il s’agit avec le « court-termisme » non pas d’un trait psychologique, mais d’un effet de structure, puisqu’il est désormais inscrit dans les règles comptables définissant la manière dont les entreprises établissent leur bilan financier, c’est-à-dire brossent le portrait de leur santé économique à l’intention du public.

La promotion implicite du court-termisme par la philosophie qui sous-tend la réglementation comptable date des années 1980 et est donc relativement récente. L’évolution observée résulte de l’effet conjugué de deux facteurs.

Le premier de ces facteurs est l’internationalisation et la privatisation de la rédaction des règles comptables. Celles-ci sont en effet aujourd’hui rédigées conjointement par les grandes firmes d’audit d’une part : KPMG, Deloitte Touche Tohmatsu, Price Waterhouse Coopers et Ernst & Young et d’autre part par l’organisme international en charge de cette rédaction : l’International Accounting Standard Board (IASB).

L’IASB est domicilié dans l’État du Delaware aux États-Unis qui constitue ce qu’on appelle un « paradis » ou un « havre » fiscal (j’aurai l’occasion de revenir sur ceux-ci) et son financement est privé étant essentiellement assuré par ces mêmes firmes d’audit. L’un des rôles d’un conseil chargé de rédiger les règles comptables devrait être d’encadrer le fonctionnement des firmes d’audit, or ce sont non seulement celles-ci qui déterminent ce que sera le contenu de ces règles, mais elles aussi qui assurent le financement de l’IASB. Le conflit d’intérêt inhérent à une telle configuration est à son comble. Par ailleurs, l’IASB ne rend compte de ses décisions à aucune autorité nationale ou internationale et bénéficie d’une autonomie totale vis-à-vis de tout contrôle démocratique. Le fait que règne à ce niveau une parfaite harmonie ne doit donc pas surprendre.

Le cas historique de la faillite de la compagnie américaine Enron a mis en évidence la symbiose qui peut s’établir entre une firme d’audit et la compagnie dont elle vérifie et garantit les comptes : la chute d’Enron entraîna avec elle inexorablement et inéluctablement celle d’Arthur Andersen.

Le court-termisme inscrit dans les règles comptables depuis les années 1980 n’est toutefois pas sans conséquences pour le processus démocratique. Il permet en particulier aux dirigeants des entreprises et à leurs actionnaires de s’attribuer des sommes qui ne se matérialiseront en réalité jamais et donc de piller en permanence les fonds de la firme pour se les partager entre eux. Un bel exemple en fut offert par les bonus obtenus en 1993 par deux dirigeants de la firme Enron à l’occasion de la construction de la centrale électrique de Dabhol en Inde : Mme Mark reçut 54 millions de dollars et M. Sutton 42 millions. La justification en était que dans l’esprit de la nouvelle philosophie comptable, la totalité des revenus que la centrale générerait au cours de son existence pouvait être comptabilisée par anticipation et apparaîtrait telle lors de la publication du bilan trimestriel. Ces 96 millions de dollars en bonus semblaient quantité négligeable au vu des chiffres faramineux que les gains futurs représentaient ; la centrale ne fut cependant jamais fonctionnelle et ces gains ne se matérialisèrent jamais. Le pillage d’une grosse entreprise par ses dirigeants, et à un degré moindre mais néanmoins scandaleux lui aussi, par ses actionnaires, est désormais inscrit dans les règles comptables en vigueur à l’échelle du globe.

Second facteur encourageant le court-termisme dans la prise de décision économique : la mise en concordance des règles comptables avec les « découvertes » de la « science » économique. Le compte au bilan de bénéfices du type « château en Espagne », tels qu’on vient d’en voir un exemple, est en effet une implication logique de la théorie économique standard des anticipations rationnelles qui suppose que dans un univers d’information transparente et symétrique (et déterministe au sens laplacien, c’est-à-dire où une connaissance parfaite du présent autorise une connaissance elle aussi parfaite de l’avenir), tout gain déterminé par un contrat valide se réalisera immanquablement.

 

Les havres fiscaux comme cœur authentique du système financier

À partir du milieu des années 1970, avec la venue au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis, un climat de laissez-faire absolu s’instaura petit à petit en finance. Une campagne de dérégulation idéologiquement motivée fut lancée, dont l’objectif était la promotion d’une aristocratie issue du milieu des affaires destinée à devenir la détentrice unique et ultime du pouvoir politique en sus du pouvoir économique qu’elle possédait déjà.

Dès ce moment, la capacité de l’homme à délibérer et à modifier son comportement en fonction des conclusions auxquelles il est parvenu fut délibérément mise entre parenthèses, avec pour justification singulière que toute intervention humaine ferait nécessairement plus de mal que de bien. Selon Friedrich Hayek (1899 – 1992), le fer de lance de ce coup de force idéologique, seules les institutions humaines spontanées seraient dignes de respect (il mettait au premier rang de celles-ci, la propriété privée), alors que celles qui résultent de la réflexion (il visait par là directement l’État) seraient automatiquement condamnables.

L’aboutissement de cette campagne victorieuse fut le verrouillage des privilèges acquis liés à la fortune : un entérinement dans les faits de la loi du plus fort.

L’affaire Cahuzac éclata en France au printemps 2013, quand il apparut que le ministre français du budget Jérôme Cahuzac, à la tête d’une croisade contre l’évasion fiscale dans le cadre de sa fonction officielle, était lui-même un évadé fiscal. Cet incident projeta la question des paradis fiscaux, ou plutôt des « havres » fiscaux, à la une de l’actualité, alors qu’au même moment, la faillite du système bancaire cypriote soulignait les équivoques du sauvetage d’un pays membre de la zone euro qui acceptait de jouer en parallèle le rôle de havre fiscal pour les contribuables d’une nation située en-dehors de la zone, à savoir des citoyens russes en délicatesse avec le fisc de leur propre pays (Chypre se différenciait de l’Irlande dont la stratégie visait à attirer des fraudeurs citoyens de pays appartenant pour la plupart à la zone euro).

Ce qui apparaissait soudainement en pleine lumière avec l’affaire Cahuzac, c’est que les havres fiscaux ne constituent aujourd’hui nullement un élément périphérique et anecdotique du système financier international, mais bien plutôt son cœur véritable : l’ensemble des grandes firmes internationales s’y sont domiciliées dans leur stratégie d’évasion fiscale.

 

Une démocratie de facto « censitaire »

Des montages juridiques visant à contourner l’esprit du code des impôts ont permis aux plus grosses entreprises de définir leur nationalité selon leur bon plaisir, le principe directeur de leur choix étant l’optimisation par elles d’un moins-disant fiscal et réglementaire généralisé. Une domiciliation dans les nations championnes de ce moins-disant que sont les havres fiscaux, leur permet d’atteindre cet objectif. Les entreprises transnationales domiciliées officiellement dans des nations minuscules privées d’habitants échappent ainsi au contrôle du concert des nations véritablement peuplées et soucieuses elles du bien commun. L’une de ces entreprises, la firme Apple, jouant sur les ambiguïtés des codes des impôts nationaux, a même réussi la gageure de n’avoir aucune domiciliation fiscale pour les principales composantes de son conglomérat, et d’être ainsi pleinement « déterritorialisée ». Aucun devoir, aucun engagement ne lie plus ces entreprises transnationales à une véritable communauté de citoyens en aucun endroit du globe.

Alors que la dimension « abusus » de la propriété privée : la liberté de disposer de la chose dont vous êtes propriétaire comme bon vous semble, se voyait rognée toujours davantage pour les personnes « physiques », elle restait inentamée dans le cas des personnes « morales » que sont les compagnies, qui disposent désormais dans l’exercice de leur droit de propriété d’un abusus aux effets démultipliés par rapport à celui autorisé aux personnes physiques.

La formule des « trusts », combinée à l’opacité juridique offerte par les havres fiscaux permet à une personne physique, au prix de quelques manigances seulement, de jouir des droits d’une personne morale. Le mécanisme est le suivant : un individu disposant d’une fortune personnelle se « débarrasse » de la responsabilité de gérer ses biens, celle-ci se voyant confiée à un gestionnaire indépendant. L’anonymat offert par les havres fiscaux permet alors que par une série de délégations de pouvoir successives entre prête-noms, assurée par le biais de sociétés « boîte-aux-lettres », coquilles vides n’ayant d’autre existence que juridique, ce gestionnaire supposé indépendant ne soit autre à l’arrivée que la personne qui s’était prétendument « débarrassée » de la gestion de ses biens par l’intermédiaire d’un trust. La manœuvre permet aux individus les plus fortunés de convertir le pouvoir financier qui est le leur en tant que personne physique en celui dont bénéficient les personnes morales, tirant parti de la montée en puissance associée à une telle transmutation, en termes de pouvoir effectif.

Lorsque, dans le cadre de l’affaire Cahuzac, Pierre Condamin-Gerbier, « banquier privé » suisse, fut entendu par une commission parlementaire française, il souligna que le statut de trust, essentiel d’un point de vue juridique pour permettre la survie d’une société commerciale au décès de son propriétaire ainsi que pour gérer des patrimoines familiaux, avait été délibérément dévoyé pour de tels détournements de pouvoir par « des juristes français et anglo-saxons ».

La possibilité pour certaines personnes physiques de disposer grâce à des montages juridiques du pouvoir plus étendu reconnu aujourd’hui aux personnes morales vient s’ajouter au contrôle des entreprises par ces mêmes individus tel qu’il a été mis en lumière dans l’article de Vitali, Glattfelder et Battiston.

Invoquant le Premier amendement à la constitution américaine garantissant la liberté d’expression, étendu par un mauvais jeu de mots des personnes physiques aux personnes morales, la Cour suprême des États-Unis a décidé en janvier 2010 d’autoriser les firmes à investir des sommes d’un montant illimité dans les campagnes de presse et les spots publicitaires des campagnes électorales.

Étant acquis qu’un nombre restreint d’individus détermine la politique des plus grandes entreprises, des filiales de celles-ci et de leurs vassales, et que des montages juridiques permettent à des personnes physiques de bénéficier des droits plus amples reconnus aux personnes morales, cette décision de la Cour suprême américaine fait que dans ce pays au moins, ce n’est pas seulement du pouvoir économique que disposent une poignée d’individus « maîtres du monde » mais aussi, parallèlement, du pouvoir politique, contribuant à ce que le principe démocratique du suffrage universel soit dévoyé de facto en celui d’un suffrage censitaire, où le pouvoir effectivement exercé reflète purement et simplement le niveau de fortune d’un citoyen.

 

Conclusion

La démocratie est donc bel et bien enchaînée, sinon face à la finance, du moins et sans le moindre doute possible, face au pouvoir de l’argent. Sous peine de voir la tendance s’aggraver encore, il importe de renverser la vapeur sans plus tarder, en sachant que la « machine à concentrer la richesse », alimentée par le profit réalisé lors d’une vente et par le versement d’intérêts sur les sommes empruntées, progresse dans sa marche inexorable, mue par sa propre dynamique, sans nécessité aucune d’une intervention extérieure.

Défendre avec détermination la démocratie relève de l’essentiel et non de l’accessoire : l’histoire nous a prouvé, et la chute de l’empire romain tout spécialement, que dans un contexte semblable, l’indifférence, ou tout au moins l’absence de réaction d’une ampleur suffisante, peut déboucher sur la tragédie.

Au cours des premiers siècles de notre ère, la concentration de la richesse a condamné une part toujours croissante de la population au surendettement, générant l’apparition d’un statut social inédit : celui devenu rapidement héréditaire de serf attaché de génération en génération à la terre de son maître. Seules des révolutions ont su mettre un terme à une telle malédiction (voir Cédric Mas, Comment rembourser une dette exorbitante ?).

Une anecdote a circulé au printemps 2013, sans que sa véracité puisse être authentifiée, d’une jeune femme dont le prêt étudiant dépassait 100.000 dollars et qui troquait des dons de 20.000 dollars visant au remboursement de sa dette contre des promesses de versement à vie par elle de 1% de ses futurs revenus. Si cette information est invérifiable, celle qui nous assure que d’autres jeunes femmes vendent aujourd’hui leurs ovules dans une tentative tragique de rembourser leur prêt étudiant est elle, hélas, avérée (Jasmine Stein, octobre 2012). Ces jeunes femmes, poussées par la nécessité, réinventent aujourd’hui le servage. Si nous n’y prenons garde, l’enchaînement de la démocratie au pouvoir de l’argent fera de nous les témoins impuissants d’une telle réinvention.

 

RÉFÉRENCES :

Domenico Delli Gatti, Mauro Gallegati et Bruce C. Greenwald, « Liaisons dangereuses : increasing connectivity, risk sharing, ansd systemic risk », National Bureau of Economic Research, janvier 2009

John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : MacMillan 1936

Cédric Mas, « Comment rembourser une dette exorbitante ? », Le blog de Paul Jorion, le 17 avril 2012

Jasmine Stein, « I Donated My Eggs For The Money — And I Don’t Regret It », Huffington Post, le 12 octobre 2012

Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston, intitulé : « The network of global corporate control », PLoS ONE, octobre 201

 

 

M. Ripley s’amuse