A PROPOS D’UN PARALLELE
ENTRE L’ARGENT, MODE D’EMPLOI
ET SOME CONSIDERATIONS UPON INTEREST
DE JOHN LOCKE (1692)

Par Claude Roche at Jorion’s

« Le grand Locke, dans sa controverse avec Petty, fut peut-être le premier qui ait exprimé en termes abstraits le rapport existant entre le taux d’intérêt et la quantité de monnaie ».

(Keynes — Théorie générale de la monnaie)

 

« L’argent mode d’emploi » est aujourd’hui considéré comme une explication lucide de la crise actuelle. Nombreux d’ailleurs sont les économistes qui sont interpelés. Mais sa simplicité, jointe à l’absence de références historiques ne sera pas sans les troubler : le livre leur donnant l’impression de « sortir de nulle part » et posant la question : « si c’était si simple, comment n’y a-t-on pas pensé auparavant ? » Aussi, dans ce papier, je voudrais apporter un éclairage historique à l’appui des thèses de Paul Jorion, à partir d’un parallèle avec le principal texte économique de John Locke « Considérations sur la baisse de l’intérêt et la monnaie » (1692) texte fondateur de la macroéconomie moderne : car de facto on y retrouve la même vision de l’intérêt et de la monnaie. Ce parallèle me semble d’autant plus important que le texte de Locke a joué un rôle décisif dans l’institutionnalisation du système financier (anglais puis européen) : tout se passant comme si L’argent, mode d’emploi venait à établir un pont avec la pensée économique des origines.

Ce parallèle est alors lourd d’enseignements, car il nous permettra « par Locke interposé » de situer les analyses défendues dans L’argent, mode d’emploi par rapport aux nombreux courants de pensée qui sont en échec aujourd’hui (3ème partie). Mais comme le texte de Locke est mal connu il faut revenir sur son contenu (1ème partie) et ses enjeux (2ème partie). Excusez donc ce rappel historique, mais il en vaut la peine. Cf. la remarque finale sur la théorie des prix.

 

I — Locke, à l’origine de la macroéconomie moderne

La fin du XVIIème est marquée par des troubles monétaires profonds, mais aussi le profond désarroi de la pensée économique. Car à l’époque on sentait bien le besoin d’une politique économique nationale ; mais on était incapable de la penser faute de comprendre la relation existant entre l’univers productif et l’univers financier. On peut d’ailleurs savoir pourquoi : on pensait à l’époque que l’argent était naturellement productif, et que donc le marché de l’argent fonctionnait de façon autonome (c’est le « fétichisme mercantiliste »). Laquelle position interdisait toute compréhension globale. Aussi le premier pas de la pensée économique moderne sera celui là : décrire comment le jeu de l’intérêt est lié au reste de l’économie. Et c’est Locke qui va l’effectuer en expliquant que le taux d’intérêt dépendait de l’activité économique du pays et trouvait donc son origine dans l’activité productive : « L’état courant de l’industrie (« trade »), de la monnaie et des dettes élèvera toujours l’intérêt [à sa] vraie valeur »

Insistons sur ce point : cette idée d’interdépendance globale apparaît pour la première fois, c’est un véritable saut de la pensée. Mais comme souvent dans cette histoire c’est une position particulière sur la monnaie qui en explique le contenu direct. En fait la vraie révolution introduite par Locke réside dans sa théorie de la monnaie qu’il va re-définir comme fondée sur un gage universel (le métal) : « Les métaux y sont les gages communs au moyen desquels les hommes sont assurés de recevoir en échange des choses d’une valeur égale … l’humanité a attribué une valeur imaginaire à l’or et à l’argent, en a fait par consentement, les gages communs. » Noter ici que c’est la réunion de ces deux idées qui est nouvelle (Locke s’en prend ici aussi à la théorie de la monnaie signe chère au banquier Law). Et elle lui permettra de modéliser la vie économique en trois points :

 En montrant d’abord que tous les revenus sont issus du travail productif, et pour cela il va prendre le modèle du fermage : “that which raises the natural interest of money is the same that raises the rent of land… its aptness to bring him to manages it a greater overplus of income above his rent.”

 En ré-expliquant le phénomène du prêt d’argent dont il verra la cause — non plus dans la nature de l’argent comme on le pensait à l’époque — mais dans son inégale distribution : “money is a barren thing [but] for my having more money in my hand that makes me able to lend and another’s want of so much money as he could employ in trade

 Et enfin le niveau du taux intérêt : dont il montrera qu’il est issu d’un partage entre le prêteur et l’entrepreneur : “money is apt in trade, by the industry of the borrower to produce … profit… as well as your land..” « [prêteur et emprunteur] se partagent également le profit à hauteur de 6 %. »

Ces points acquis Locke déduira que l’intérêt n’était pas une variable autonome (et donc manipulable à peu de frais), mais une variable « naturelle », dépendante de la structure de revenus de « l’industrie » (à prendre ici dans son vieux sens). S’il est souhaitable dira-t-il que l’intérêt baisse, on ne peut donc le faire artificiellement (lire : on faciliterait l’endettement des propriétaires fonciers oisifs et dispendieux).

 

II — L’institutionnalisation du système financier

Répétons-le : c’est la première fois de l’histoire qu’apparaît cette idée de l’interdépendance globale des transactions dans une économie : aboutissant à cette idée « étrange » de régularités dans la formation des revenus. Mais ce qui est plus intéressant ici est l’enjeu institutionnel de telles positions. Car dire que la monnaie était un gage universel ce n’était pas seulement dépasser les apories théoriques de son temps c’était aussi construire un modèle de monnaie politique, puisque la valeur de la monnaie prend sa source en dehors des transactions marchandes : dans un accord préalable des humains (Locke reprendra donc logiquement cette théorie dans son Traité de Gouvernement où il lui donnera son fondement moral). Mais c’était aussi affirmer que l’État devait garantir cette valeur de gage et donc organiser le système financier en conséquence. Et c’est effectivement cette dualité que Locke va développer

1/ sur le plan théorique d’abord en dénonçant la spéculation et les trafics qui régnaient à l’époque sur « les marchés » monétaires. « Une loi [abaissant l'intérêt] : 1. entravera le négoce. 2. Portera préjudice à ceux qui ont le plus besoin d’être aidés. 3. Elle accroîtra … l’avantage des banquiers et des changeurs (…) toujours habiles à placer l’argent à sa valeur naturelle » [SC-p46]. Thèse qui conduira logiquement à prôner la fluidification des circuits allant de l’épargne à l’industrie : « the multiplying of brokers hinders the trade by making the circuit which the money goes, larger ».

2/ Mais surtout sur le plan institutionnel, puisque Locke est alors le principal conseiller du régime. Il agira dans deux directions dont il est inutile de préciser l’enjeu :

— Création de la Banque d’Angleterre sur un modèle spécifique : la banque rompt avec l’idée (hollandaise) d’un déposant possesseur de ses dépôts, au profit de l’idée d’un droit à recouvrer l’équivalent du dépôt (toujours cette idée de gage). Le modèle était clairement plus contraignant pour la banque et Andreades le qualifiera pour cela de « service public de crédit ».

— Puis la refonte des monnaies fondées elle aussi sur le principe du gage et pour laquelle Locke engagera tout son crédit politique (pour l’anecdote, c’est lui qui fait alors nommer Newton comme secrétaire du Trésor).

 

III — Le parallèle conceptuel avec L’argent, mode d’emploi

Ceux qui ont lu L’argent, mode d’emploi ne seront bien sûr pas dépaysés. Qu’on en juge : on retrouve ici le même angle d’attaque (s’interroger sur l’origine de l’intérêt), rigoureusement le même décryptage de la nature de l’intérêt — l’inégale distribution de la monnaie, le même modèle du fermage, le même rejet du prêt à la consommation (chez Locke pour des raisons morales), la même idée du partage des profits , et la même critique de la spéculation. Last but not least on y retrouve la même distinction conceptuelle entre la fonction de GAGE de la monnaie et sa VALEUR et au-delà la même réflexion sur la propriété de l’argent (ceci expliquant in fine cela).

Ce parallèle en surprendra plus d’un n’en doutons pas, mais en réalité il est tout sauf surprenant. A partir du moment en effet où — prenant acte de sa crise — Paul Jorion cherchait à penser la monnaie au-delà de la science économique moderne, il était naturel de retrouver les débats des époques antérieures : en tout cas les débats des époques financièrement troublées. Que Paul Jorion retrouve les positions de Locke sonne alors comme une réponse à tous ceux qui critiquent la « non-scientificité» de sa théorie monétaire. Mais ce n’est peut-être pas l’essentiel. Car si l’on « tient » ce parallèle, on peut alors situer, de façon rétrospective en quelque sorte, les thèses de Paul Jorion par rapport aux principaux courants ayant traversé la pensée économique : il suffira simplement de rappeler comment la théorie monétaire de Locke a été lue pas sa postérité.

 

IV Trois lectures de Locke, trois erreurs que nous payons — à lire en fonction du parallèle avec L’argent, mode d’emploi

A vrai dire Locke n’a pas eu la reconnaissance qu’il aurait mérité des économistes « de la moyenne » : et on pourra très bien comprendre en quoi. En fait, peu après Adam Smith et jusqu’aux années Reagan — jusqu’à la théorie de l’agence — la pensée économique va être dominée par le conflit entre le capital et le travail : mais le capital étant pensée du point de vue de l’entreprise et non pas en fonction du marché financier. Locke était donc pour beaucoup « hors sujet ». Il n’en reste pas moins que les plus grands ont forcément rencontré Locke.

a/ Commençons par Marx, lequel se veut d’abord un historien de la pensée. En bon hégélien Marx sait que Locke est le plus important auteur de cette époque « le penseur de la bourgeoisie montante ». Or si Marx travaillera les ouvrages de Locke, il ignorera quasiment les Considerations (pas un mot dans les Theorien über den Mehrwert !) ; et, s’il est clair qu’il les a lues, on peut quand même douter qu’il les ait comprises. Il y a une raison à cela : Marx part de l’idée que l’enjeu essentiel de toute pensée économique est de décrypter les rapports de production entre le capitaliste-entrepreneur et le salarié (L’idéologie allemande) ; il cherche donc à les analyser abstraction faite de la « question financière ». Il ne voit pas que celle-ci est première dans le système que nous connaissons.

 Il faut voir ici l’origine de la faiblesse de presque toute la gauche, laquelle — tout en croyant lutter contre le capitalisme — est en réalité aveugle aux questions financières et institutionnelles : elle est condamnée à rester dans le monde du XIXème siècle

b/ Schumpeter, lui, dira avoir lu Locke et il verra l’importance du débat. Mais il lui attribue une position bizarre : « Locke dit-il considère le marché de l’argent comme autonome, il ignore le rôle du profit : c’est un homme du passé ». Les pages ci-dessus montrent assez qu’il s’agit d’un contre-sens, mais qui s’explique lui aussi. En fait Schumpeter écrit en apologue de la science économique émergente à cette époque dont il veut montrer les progrès (sur Smith et Ricardo) : et il voit ce progrès dans ce qu’elle aurait dépassé le « réalisme » des analyses classiques, c’est-à-dire leur absence de prise en compte de la monnaie (« la science économique, dit-il raisonne en valeur »). D’où la nécessité de se tromper sur Locke qui ne rentre pas dans un tel cadre (Foucault fera pareil soit dit en passant)

 Il faut voir ici la source de l’aveuglement de la science économique moderne, laquelle ne peut fonctionner que sur un concept « scientifique » de monnaie : id est un concept homogène (englobant « tous les moyens de paiement »). Par construction elle tombe entièrement sous la critique de L’argent, mode d’emploi.

c/ Reste Keynes, lequel — notre citation — a non seulement lu les Considerations mais prétend s’en inspirer dans sa théorie générale (là encore silence gêné des commentateurs). Ainsi le chapitre sur l’efficacité marginale du capital se veut directement traduit des Considerations. Mais on l’a dit, l’enjeu majeur de Locke est dans la théorie de la monnaie et le fait est que Keynes ne la reprendra pas (Cf. l’extraordinaire faiblesse de sa vision de la monnaie : « un pont entre le présent et le futur » !) Là encore il y une raison à cela : car on l’a dit, la monnaie chez Locke est politique ce qui veut dire, chez lui, « morale ». Or Keynes rejette toute idée de morale en économie (« en ce qui me concerne je suis un a-moraliste »). On voit donc ici où s’est situé le véritable enjeu. Car Keynes ne l’oublions pas est le véritable géniteur du marché financier moderne et de ses politiques de stimulation monétaire (« nous sommes tous keynésiens maintenant », dit Milton Friedman).

 Dans ce rejet de la morale (de la morale institutionnelle) de Locke par Keynes, il faut donc voir tout un symbole : c’est justement le point central, le fond du problème qui émerge en période de crise. La pensée économique moderne n’est donc pas a-morale par « réalisme » comme elle le prétend, mais par « principe idéologique » !

On nous dira que Keynes à ce moment était un angoissé, luttant contre la double menace de Hitler et de Staline. Et que s’il a ouvert la boîte de Pandore, il a quand même réussi à écarter le danger. Certes, mais à quel prix ?

Nota pour Paul Jorion : la théorie des prix de Locke est un peu différente de celle que vous défendez. Non pas que Locke — profondément marqué par Aristote — n’ait pas la même définition du prix que le Stagyrite. Mais sa notion de valeur (épistémologiquement construite sur le concept physique de densité, de Wren et de Newton) n’est ni aristotélicienne, ni surtout platonicienne : en fait elle ne peut s’interpréter qu’à partir de la lecture kantienne de la physique ce qui serait ici hors sujet.

 

 

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