Hommage à Robert Owen
La société est un objet réel
Un
seul homme s’est aperçu de ce que signifiait cette épreuve [ l’instauration d’un marché autorégulé ],
peut-être parce que lui seul, parmi les grands esprits de l’époque, possédait
une connaissance intime et pratique de l’industrie tout
en étant ouvert à la vision intérieure. Aucun penseur ne s’est
jamais avancé plus loin que Robert Owen sur le territoire de la
société industrielle. Il est profondément conscient de la distinction
entre société et État ; bien qu’il ne montre aucun préjugé
vis-à-vis de ce dernier, comme le fait Godwin, il attend de
l’État, purement et simplement, ce qu’on peut lui demander qu’il
intervienne utilement pour écarter le malheur de la communauté,
mais non pas, certainement pas, pour organiser /175/ la
société. De la même manière, il ne nourrit aucune animosité contre
la machine, dont il reconnaît le caractère neutre. Ni le mécanisme
politique de l’État ni l’appareillage technique de la
machine ne lui cache le phénomène : la société. Il
rejette la manière animaliste de l’aborder, en réfutant ses limitations malthusiennes
et ricardiennes. Mais le pivot de la pensée d’Owen est qu’il se détourne
du christianisme, qu’il accuse d’« individualisation »
[ le christianisme invente l’individualisme et
prêche l’amour du prochain ; le protestantisme invente l’enculisme et
encule en chantant des cantiques ], c’est-à-dire de placer la
responsabilité du caractère dans l’individu lui-même, et de nier ainsi
la réalité de la société et son influence toute-puissante dans la
formation du caractère. On trouve la signification véritable de
l’attaque contre l’« individualisation » dans son
insistance sur l’origine sociale des mobiles humains : « L’homme
individualisé et tout ce qui est vraiment valable dans le
christianisme sont séparés au point d’être totalement incapables de s’unir,
pour toute l’éternité. » C’est pour avoir découvert la société qu’Owen dépasse
et va se situer par-delà le christianisme. Il saisit cette vérité : parce
que la société est
réelle, l’homme doit, en fin de compte, se soumettre à elle.
On pourrait dire que son socialisme est fondé sur une réforme de
la conscience humaine qui doit être obtenue par la
reconnaissance de la réalité de la société. « Si l’une quelconque des
causes de malheur, écrit-il, ne peut être supprimée par les
pouvoirs nouveaux que les hommes sont sur le point d’acquérir,
ceux-ci sauront que ce sont des maux nécessaires et
inévitables ; et ils cesseront de se plaindre inutilement comme des
enfants. » Owen a dû se faire une idée exagérée de ces pouvoirs ; sinon, il
n’aurait guère pu donner à entendre aux magistrats du comté de
Lanark que la société allait sur-le-champ prendre un nouveau départ
à partir du « noyau de société » qu’il avait découvert dans
ses communautés villageoises. Cette imagination débordante
est le privilège du génie, génie sans lequel l’humanité ne
pourrait exister, faute de se comprendre elle-même. Selon lui,
l’absence de mal dans la société a nécessairement des limites, qui
tracent la frontière d’un inaliénable territoire de liberté dont
on voit alors l’importance. Owen a le sentiment que ce territoire
ne deviendra pas visible avant que l’homme ait transformé la société à
l’aide des nouveaux pouvoirs qu’il aura acquis ; l’homme devra alors
accepter ce territoire dans l’esprit de la maturité qui ne connaît
pas les plaintes puériles. Robert Owen décrit, en 1817, la voie dans laquelle s’est engagé
l’Occidental, et ses mots résument le problème du siècle /176/ qui commence. Il montre les
puissantes conséquences des manufactures, « quand on les laisse à
leur progression naturelle ». « La diffusion générale des
manufactures dans tout un pays engendre un caractère nouveau chez ses
habitants ; et comme ce caractère est formé selon un principe tout à
fait défavorable au bonheur de l’individu ou au bonheur général, il produira
les maux les plus lamentables et les plus durables, à moins que les lois
n’interviennent et ne donnent une direction contraire à cette
tendance. » L’organisation de l’ensemble de la société sur le principe
du gain et du profit doit avoir des résultats de grande portée. Il formule
ces résultats en fonction du caractère humain. Car l’effet le plus évident du
nouveau système institutionnel est de détruire le caractère traditionnel de
populations installées et de les transmuer en un nouveau type d’hommes,
migrateur, nomade, sans amour-propre ni discipline, des êtres grossiers,
brutaux, dont l’ouvrier et le capitaliste sont l’un et l’autre un exemple.
Généralisant, il en vient à dire que le principe en question est défavorable
au bonheur de l’individu et au bonheur général. De graves maux vont en
sortir, à moins qu’on ne fasse échec aux tendances intrinsèques des
institutions de marché il y faut une orientation sociale consciente, rendue
efficace par la législation. Oui, la condition des ouvriers, qu’il déplore,
est en partie due au « système des secours en argent ». Mais, pour
l’essentiel, ce qu’il observe est vrai aussi bien des travailleurs de la ville
que ceux de la campagne, à savoir qu’« ils sont à présent dans une
situation infiniment plus dégradée et plus misérable qu’avant l’introduction
de ces manufactures, du succès desquelles ils dépendent désormais pour leur
pure et simple subsistance ». Ici encore, il touche au fond de la
question en mettant l’accent non pas sur les revenus, mais sur la dégradation
et la misère. Et comme cause première de cette dégradation, il indique, cette
fois encore à juste titre, le fait que les ouvriers dépendent de la manufacture
rien que pour subsister. Il saisit que ce qui apparaît d’abord comme un
problème économique est essentiellement un problème social. Du point de vue
économique, l’ouvrier est certainement exploité : dans l’échange, il ne
reçoit pas ce qui lui est dû. Certes, c’est fort important, mais ce n’est pas
tout, loin de là. En dépit de l’exploitation, l’ouvrier pourrait être
financièrement plus à l’aise qu’auparavant. Mais un principe tout à fait
défavorable au bonheur de l’individu et au bonheur général ravage son environnement
social, son entourage, son prestige dans la communauté, son /177/
métier ; en un mot, ces rapports avec la nature et l’homme dans
lesquels son existence économique était jusque-là encastrée. La Révolution
industrielle est en train de causer un bouleversement social de proportions
stupéfiantes, et le problème de la pauvreté ne représente que l’aspect
économique de cet événement. Owen a raison d’affirmer que sans une
intervention ni une orientation législatives, des maux graves et permanents
se produiront. A cette
époque, il ne peut prévoir que cette autodéfense de la société, qu’il appelle
de ses vœux, se montrera incompatible avec le fonctionnement même du système
économique. |
Polanyi, La Grande Transformation, fin du chapitre 10 : « L’Économie politique et la découverte de la société ».
Marx n’a pas su découvrir la société (la société civile, oui, puisqu’il était un lecteur de Hegel ; la société, non), il fut un naturaliste (comme le souligne Polanyi) et un individualiste méthodologique (comme le souligne Dumont). Cependant, Marx appréciait Owen. La société est un objet réel ; la production, la consommation, l’économie ne sont pas des objets réels, des objets, certes, réels, non. Une forêt est un objet réel, l’ensemble des arbres d’une forêt n’est pas un objet réel. Un objet non réel ne peut pas être une partie d’un objet réel. L’ensemble des arbres d’une forêt n’est pas une partie de la forêt (Descombes). L’ensemble des arbres de la forêt ne consiste pas dans les arbres de la forêt mais dans le concept …est un arbre de la forêt (Frege). Ni la production, ni la consommation, ni l’économie ne sont des parties de la société qui est un objet réel. La production ne produit rien, la consommation ne consomme rien. Les collections ne sont pas des individus collectifs.