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Le Nettoyage ethnique de la Palestine

Illan Pappé

 

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MARS : DERNIÈRES TOUCHES AU PLAN DIRECTEUR

 

Le Conseil consultatif avait commencé à discuter d’une ébauche du plan Daleth pendant la seconde moitié de février 1948. Selon le journal de Ben Gourion, ce fut le dimanche 29 février, bien qu’un historien militaire israélien donne la date du 14 février. Le plan Daleth fut finalisé dans les premiers jours de mars. En se fondant sur les souvenirs des généraux de cette période, l’historiographie israélienne affirme couramment que mars 1948 a été le mois le plus difficile de la guerre. Mais cette évaluation ne repose que sur un seul aspect du conflit en cours : au début de mars, les attaques de l’ALA contre les convois juifs en route vers les implantations juives isolées se révélèrent, pour peu de temps, relativement efficaces. De plus, certains officiers de l’ALA tentèrent au même moment de mettre un frein, ou de répliquer, aux offensives juives en cours dans les villes mixtes en terrorisant les quartiers juifs par une série de mini-raids. Deux attaques de ce genre donnèrent à la population l’impression (fausse) que l’ALA, après tout, pourrait opposer une certaine résistance à une conquête juive.

En fait, mars 1948 a commencé par cet ultime effort militaire sans lendemain des Palestiniens pour protéger leur communauté. Les forces juives n’étaient pas encore assez bien organisées pour pouvoir réagir immédiatement et avec succès à toute contre-attaque, d’où /117/ le sentiment de détresse qu’ont connu certaines composantes de la communauté juive. Mais le Conseil consultatif n’a pas cessé un seul instant de tenir la situation bien en main. Quand ses membres se sont réunis à nouveau au début de mars, ils n’ont même pas discuté de la contre-attaque de l’ALA. De toute évidence, la situation globale ne leur semblait pas particulièrement inquiétante. Bien au contraire, sous la direction de Ben Gourion, ils ont travaillé avec ardeur à la mise au point définitive d’un plan d’ensemble.

Certains membres du Conseil consultatif ont proposé de poursuivre les opérations de nettoyage ethnique pour protéger les routes menant aux implantations isolées : c’était selon eux le moyen le plus efficace. Leur grand souci était la route Tel-Aviv Jérusalem. Mais Ben Gourion s’était déjà décidé pour une action plus exhaustive. La conclusion qu’il avait tirée de la période écoulée, de la fin de novembre 1947 au début de mars 1948, était claire : en dépit de tous les efforts venus d’en haut, il manquait encore une main compétente pour diriger sur le terrain. Il estimait aussi que les trois plans élaborés antérieurement par la Haganah pour la conquête de l’État du Mandat — un en 1937 et les deux autres en 1946 — avaient besoin d’une mise à jour. Il a donc ordonné de réviser ces plans, dont les deux plus récents portaient les noms de code de plans B et C.

Nous n’avons aucune trace des propos qu’a tenus Ben Gourion sur le nettoyage ethnique le 10 mars 1948, pendant la réunion régulière du mercredi après-midi, devant les membres du Conseil consultatif. Mais nous avons le plan rédigé et finalisé par leurs soins, puis approuvé par le Haut Commandement de la Haganah et communiqué aux troupes sous forme d’ordres militaires.

Officiellement, le plan Daleth s’appelait plan Yehoshua. Né en Biélorussie en 1905, Yehoshua Globerman avait été jeté en prison dans les années 1920 pour activités anticommunistes, puis libéré après trois ans passés dans une geôle soviétique : Maxime Gorki, ami de ses parents, était intervenu en sa faveur. Globerman avait commandé la Haganah dans plusieurs régions de Palestine et était mort en décembre 1947, assassiné par des agresseurs inconnus qui l’avaient abattu au volant de sa voiture. Il devait devenir l’un des chefs d’état-major de la future armée israélienne, mais il est mort au mauvais moment : son nom allait donc être associé non à des /118/ prouesses militaires mais au plan général sioniste de nettoyage ethnique de la Palestine. Il était si vénéré par ses pairs qu’on l’a nommé général à titre posthume après la création de l’État juif.

Quelques jours après l’assassinat de Globerman, le service de renseignement de la Haganah a rédigé le plan d’ensemble pour les mois suivants. Sous le nom de code de « plan D », il faisait directement référence tant aux paramètres géographiques du futur État juif (les 78 % convoités par Ben Gourion) qu’au sort du million de Palestiniens qui vivaient dans cet espace

« Ces opérations peuvent être exécutées de la façon suivante : soit en détruisant les villages (en y mettant le feu, en les faisant sauter et en posant des mines dans les décombres), notamment ceux qui sont difficiles à contrôler de manière permanente ; soit en montant des opérations de ratissage et de contrôle conformément aux directives suivantes : encerclement des villages, recherches à l’intérieur. En cas de résistance, les éléments armés seront éliminés et la population expulsée hors des frontières de l’État. »

La population devait être expulsée en totalité dans deux cas quand le village était situé à un endroit stratégique ou quand on s’attendait à rencontrer une résistance. Lorsque ces ordres ont été donnés, on savait bien que l’occupation provoquerait toujours une certaine résistance, donc qu’aucun village ne serait à l’abri, soit en raison de son site, soit parce qu’il ne se laisserait pas occuper. C’était un plan global d’expulsion de tous les villages de la Palestine rurale. Des instructions semblables ont été données, à peu près dans les mêmes termes, pour les actions visant les centres urbains.

Les ordres qui arrivaient aux unités sur le terrain étaient plus précis. Le pays avait été divisé en autant de zones qu’il y avait de brigades — c’est pour faciliter la mise en oeuvre de ce plan que la Haganah n’avait plus quatre mais douze brigades. Chaque commandant de brigade a reçu une liste de villages ou de quartiers voués à l’occupation, à la destruction et à l’expulsion, avec des dates spécifiques. Certains se sont montrés trop ambitieux en exécutant les ordres : emportés par leur zèle, ils ont ajouté des localités supplémentaires. Dans d’autres cas, en revanche, la mission s’est révélée trop étendue et n’a pu être accomplie dans le délai imparti. C’est ainsi que plusieurs villages du littoral qu’il avait été prévu d’occuper /119/ en mai n’ont été détruits qu’en juillet. Et les villages de la région du Wadi Ara — vallée reliant la côte près de Hadera au Marj Ibn Almir (Emek Izrael) et à Afoula (l’actuelle route 65) — ont réussi à survivre à des attaques juives répétées pendant toute la guerre. Mais c’était l’exception : la règle, ce sont les 531 villages et les 11 quartiers de grandes et petites villes qui ont été détruits et dont les habitants ont été expulsés sous l’effet direct des ordres donnés par le Conseil consultatif en mars 1948. À cette date, 30 villages avaient déjà disparu.

Quelques jours après avoir été dactylographié, le plan D a été distribué aux commandants des douze brigades que comptait désormais la Haganah. La liste qu’a reçue chacun d’eux s’accompagnait d’une description détaillée des villages de sa zone d’opération et de la mention de leur sort imminent : occupation, destruction, expulsion. Les documents israéliens des Archives des FDI déclassifiés à la fin des années 1990 montrent clairement que, contrairement aux assertions d’historiens comme Benny Morris, le plan Daleth a été remis aux commandants de brigade sous la forme non de vagues lignes directrices, mais d’ordres opérationnels précis à exécuter.

À la différence de la version générale envoyée aux dirigeants politiques, la liste de villages remise aux militaires n’indiquait pas comment devait être effectuée la destruction ou l’expulsion. Elle ne spécifiait pas non plus les moyens qu’avaient les villages de se sauver eux-mêmes — par exemple en capitulant sans conditions, comme le promettait le document général. Il y avait une autre différence entre la version du plan Communiquée aux politiques et celle transmise aux commandants de l’armée : la version officielle disait que le plan ne serait activé qu’après la fin du Mandat ; les officiers sur le terrain ont reçu ordre de commencer à l’exécuter quelques jours après son adoption. Cette dichotomie est typique de la relation qui existe en Israël, jusqu’à ce jour, entre l’armée et les responsables civils : il est très fréquent que les militaires désinforment les politiques quant à leurs intentions réelles. Moshe Dayan l’a fait en 1956, Ariel Sharon en 1982 et Shaul Mofaz en 2000.

Ce que la version politique du plan Daleth et les directives militaires avaient en commun, c’était l’objectif global. Autrement dit, avant même que les ordres directs n’atteignent le terrain, les soldats /120/ savaient déjà exactement ce qu’on attendait d’eux. Comme l’a rappelé la vénérable et courageuse militante israélienne des droits civiques Shulamit Aloni, qui était officier à l’époque, des officiers politiques spéciaux venaient exciter les soldats en diabolisant les Palestiniens et en invoquant l’Holocauste, dont ils faisaient le point de référence des opérations qui allaient commencer   très souvent le lendemain même de cet endoctrinement.

Après l’approbation du plan Daleth par le Conseil consultatif, Yigaël Yadin, chef d’état-major en exercice, a convoqué tous les officiers du renseignement de la Haganah dans l’immeuble qui abritait le siège central du service de santé publique juif, Kupat Holim, rue Zamenhof à Tel-Aviv (il sert toujours à cet usage, en face d’un restaurant indien très populaire). Des centaines d’officiers se pressaient dans ce qui, en temps normal, était une salle d’attente pour les patients.

Yadin ne leur a pas parlé du plan Daleth : les ordres avaient été envoyés pendant la semaine à leurs commandants de brigade. Mais il leur en a donné une idée générale, afin de ne laisser subsister aucun doute dans leur esprit quant à l’aptitude des troupes à mener à bien ce plan. L’officier du renseignement était aussi une sorte de Politruk (commissaire politique), et Yadin avait compris qu’il lui fallait combler l’écart entre les déclarations publiques de la direction sur l’imminence d’un « second Holocauste » et la réalité, qui était que les forces juives, de toute évidence, ne se heurtaient à aucun défi réel dans leur entreprise de dépeuplement planifié du territoire qu’il s’agissait de transformer en État juif. Yadin, théâtral comme toujours, décida de bien faire comprendre la situation à ses auditeurs. Puisqu’on allait leur donner ordre d’occuper, de conquérir et de spolier une population, ils méritaient qu’on leur explique comment ils pouvaient s’offrir ce luxe alors que, à en croire ce qu’ils lisaient dans les journaux et ce que disaient les responsables politiques, ils étaient eux-mêmes « menacés d’anéantissement ». L’officier, dont la haute et svelte silhouette deviendrait bientôt familière à tous les Israéliens, lança donc fièrement à son public : « Aujourd’hui, nous avons toutes les armes dont nous avons besoin. Elles sont déjà sur des bateaux, les Britanniques s’en vont, nous allons faire entrer les armes et toute la situation sur les fronts va changer. » /121/

Autrement dit, quand on voit Yigaël Yadin présenter dans son récit les dernières semaines de mars 1948 comme la période la plus dure de toute la guerre, il serait peut-être plus juste de conclure que la communauté juive en Palestine ne courait aucun danger d’anéantissement : elle était confrontée à certains obstacles dans sa mise en oeuvre du plan de nettoyage ethnique. Ses difficultés étaient le manque d’armes (relatif) et l’isolement de certaines colonies juives sur le territoire de l’État arabe prévu par l’ONU. Les quelques implantations situées au coeur de la Cisjordanie semblaient particulièrement vulnérables, ainsi que celles qui se trouvaient dans le nord-ouest du Néguev (Negba, Yad Mordechai, Nizanim et Gat). Ces quatre-là seraient laissées à elles-mêmes, y compris pendant l’intervention en Palestine des forces égyptiennes, qui les occupèrent pour une courte période. De même, certaines implantations de haute Galilée n’étaient faciles ni à atteindre ni à défendre, car elles étaient entourées de dizaines de villages palestiniens qui avaient la chance de jouir de la protection de centaines de volontaires de l’ALA. Enfin, la route de Jérusalem subissait les attaques de francs-tireurs palestiniens, assez graves pour que règne dans les quartiers juifs de la ville, au cours de ce mois, le sentiment d’être assiégé.

L’historiographie officielle israélienne présente le mois suivant, avril 1948, comme un tournant. Selon cette version, une communauté juive de Palestine isolée et menacée est alors passée de la défensive à l’offensive après avoir bien failli succomber. La situation réelle n’aurait pu être plus différente. L’équilibre militaire, politique et économique global entre les deux communautés était tel que non seulement la majorité des juifs ne couraient absolument aucun danger mais que, entre le début de décembre 1947 et la fin de mars 1948, leur armée avait réussi à achever la première phase du nettoyage de la Palestine, avant même la mise en oeuvre du plan directeur. Si tournant il y eut en avril, ce fut le passage des attaques et des contre-attaques sporadiques contre la population civile palestinienne à la méga opération systématique de nettoyage ethnique qui allait suivre. /123/

 

 

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La marche à suivre du nettoyage ethnique

le plan Daleth

Les Serbes voulaient créer une Republika Srpska ethniquement pure pour les Serbes, mais, avec les fortes minorités musulmanes, en particulier dans les villes, ils avaient du mal à découper un territoire ethniquement homogène. Par conséquent, l’armée de la Republika Srpska, sous le commandement du général Ratko Mladic, s’est engagée dans une politique de « nettoyage ethnique » contre les musulmans dans ce qu’elle considérait comme des terres serbes.

GlobalSecurity.org, 2000-2005.

 

Les éditeurs du journal de Ben Gourion ont eu la surprise de le découvrir : entre le ler avril et le 15 mai 1948, le dirigeant de la communauté juive de Palestine semble avoir un peu oublié la dimension militaire des événements.

La politique intérieure sioniste le préoccupait beaucoup plus, et il travaillait intensément sur des questions organisationnelles comme la transformation des institutions diasporiques en organes du nouvel État d’Israël. Il est clair que son journal ne laisse percer aucun sentiment de catastrophe imminente ou de « second Holocauste », comme il le proclamait en termes pathétiques lors de ses apparitions publiques.

À son cercle d’intimes, il parlait un autre langage. Au début d’avril, il énuméra fièrement devant des adhérents de son parti, le Mapai, /124/ les noms des villages arabes que les soldats juifs avaient récemment occupés. En une autre occasion, le 6 avril, il rabroua les membres socialisants de la direction de la Histadrout, le principal syndicat de travailleurs, qui lui reprochaient d’attaquer les paysans au lieu de s’en prendre aux effendis, les gros propriétaires : «Je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que nous sommes confrontés aux effendis et pas aux paysans », dit-il à l’une de ces grandes figures. « Nos ennemis sont les paysans arabes ! »

De fait, le ton de son journal tranche radicalement sur la peur qu’il a inspirée à ses auditeurs dans les rassemblements publics, et ainsi gravée dans la mémoire collective israélienne. Cela suggère qu’à cette date il avait compris que la Palestine était déjà entre ses mains. Mais il ne s’abandonnait pas non plus à un excès d’assurance. Il ne s’est pas joint aux festivités du 15 mai 1948, conscient de l’énormité de la tâche qui l’attendait : nettoyer la Palestine et faire en sorte que les efforts arabes n’arrêtent pas la conquête juive. Comme le Conseil consultatif, il craignait l’issue des événements là où existait un déséquilibre évident entre des implantations juives isolées et une armée arabe potentielle — c’était le cas dans les zones éloignées de la Galilée et du Néguev, ou dans certains quartiers de Jérusalem. Néanmoins, Ben Gourion et ses proches associés comprenaient très bien que ces désavantages locaux ne pouvaient pas changer le tableau général, à savoir la capacité des forces juives à prendre, avant même le départ des Britanniques, de nombreuses régions que la résolution de partition de l’ONU avait attribuées à l’État juif. « Prendre » n’a ici qu’un seul sens : expulser massivement les Palestiniens qui y vivaient, chassés de leurs maisons, de leurs commerces et de leurs terres, dans les villes comme dans les campagnes.

Ben Gourion ne s’est peut-être pas réjoui publiquement avec les masses juives qui ont dansé dans la rue le jour où le Mandat britannique a pris fin, mais il savait parfaitement que la puissance militaire juive avait déjà commencé à se manifester sur le terrain. Quand le plan Daleth a été mis en ouvre, la Haganah disposait de plus de 50 000 soldats, dont la moitié entraînée par l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. L’heure était venue de mettre le plan à exécution.