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Le
Nettoyage ethnique de la Palestine
Illan Pappé
/116/
MARS : DERNIÈRES TOUCHES AU PLAN
DIRECTEUR
Le Conseil
consultatif avait commencé à discuter d’une ébauche du plan Daleth
pendant la seconde moitié de février 1948. Selon le journal de Ben Gourion, ce fut le dimanche 29 février, bien qu’un
historien militaire israélien donne la date du 14 février. Le plan Daleth fut finalisé dans les premiers jours de mars. En se
fondant sur les souvenirs des généraux de cette période, l’historiographie
israélienne affirme couramment que mars
En fait, mars
Certains membres
du Conseil consultatif ont proposé de poursuivre les opérations de nettoyage
ethnique pour protéger les routes menant aux implantations isolées :
c’était selon eux le moyen le plus efficace. Leur grand souci était la route
Tel-Aviv Jérusalem. Mais Ben Gourion s’était déjà
décidé pour une action plus exhaustive. La conclusion qu’il avait tirée de la
période écoulée, de la fin de novembre 1947 au début de mars 1948, était
claire : en dépit de tous les efforts venus d’en haut, il manquait encore
une main compétente pour diriger sur le terrain. Il estimait aussi que les
trois plans élaborés antérieurement par
Nous n’avons
aucune trace des propos qu’a tenus Ben Gourion sur le
nettoyage ethnique le 10 mars 1948, pendant la réunion régulière du mercredi
après-midi, devant les membres du Conseil consultatif. Mais nous avons le plan
rédigé et finalisé par leurs soins, puis approuvé par le Haut Commandement de
Officiellement,
le plan Daleth s’appelait plan Yehoshua.
Né en Biélorussie en 1905, Yehoshua Globerman avait été jeté en prison dans les années 1920
pour activités anticommunistes, puis libéré après trois ans passés dans une
geôle soviétique : Maxime Gorki, ami de ses parents, était intervenu en sa
faveur. Globerman avait commandé
Quelques jours
après l’assassinat de Globerman, le service de
renseignement de
« Ces opérations peuvent être exécutées de la façon suivante : soit en détruisant les villages (en y mettant le feu, en les faisant sauter et en posant des mines dans les décombres), notamment ceux qui sont difficiles à contrôler de manière permanente ; soit en montant des opérations de ratissage et de contrôle conformément aux directives suivantes : encerclement des villages, recherches à l’intérieur. En cas de résistance, les éléments armés seront éliminés et la population expulsée hors des frontières de l’État. »
La population
devait être expulsée en totalité dans deux cas quand le village était situé à
un endroit stratégique ou quand on s’attendait à rencontrer une résistance.
Lorsque ces ordres ont été donnés, on savait bien que l’occupation provoquerait
toujours une certaine résistance, donc qu’aucun village ne serait à l’abri,
soit en raison de son site, soit parce qu’il ne se laisserait pas occuper.
C’était un plan global d’expulsion de tous les villages de
Les ordres qui arrivaient aux unités sur le terrain
étaient plus précis. Le pays avait été divisé en autant de zones qu’il y avait
de brigades — c’est pour faciliter la mise en oeuvre de ce plan que
Quelques jours
après avoir été dactylographié, le plan D a été distribué aux commandants
des douze brigades que comptait désormais
À la différence de la version générale envoyée aux dirigeants
politiques, la liste de villages remise aux militaires n’indiquait pas comment
devait être effectuée la destruction ou l’expulsion. Elle ne spécifiait pas non
plus les moyens qu’avaient les villages de se sauver eux-mêmes — par exemple en
capitulant sans conditions, comme le promettait le document général. Il y avait
une autre différence entre la version du plan Communiquée aux politiques
et celle transmise aux commandants de l’armée : la version officielle
disait que le plan ne serait activé qu’après la fin du Mandat ; les
officiers sur le terrain ont reçu ordre de commencer à l’exécuter quelques
jours après son adoption. Cette
dichotomie est typique de la relation qui existe en Israël, jusqu’à ce jour,
entre l’armée et les responsables civils : il est très fréquent que les
militaires désinforment les politiques quant à leurs intentions réelles. Moshe Dayan l’a fait en 1956, Ariel Sharon
en 1982 et Shaul Mofaz
en 2000.
Ce que la version
politique du plan Daleth et les directives militaires
avaient en commun, c’était l’objectif global. Autrement dit, avant même que les
ordres directs n’atteignent le terrain, les soldats /120/ savaient déjà exactement ce qu’on attendait d’eux. Comme l’a
rappelé la vénérable et courageuse militante israélienne des droits civiques Shulamit Aloni, qui était
officier à l’époque, des officiers politiques spéciaux venaient exciter les
soldats en diabolisant les Palestiniens et en invoquant l’Holocauste, dont ils
faisaient le point de référence des opérations qui allaient commencer
très souvent le lendemain même de cet endoctrinement.
Après
l’approbation du plan Daleth par le Conseil
consultatif, Yigaël Yadin,
chef d’état-major en exercice, a convoqué tous les officiers du renseignement
de
Yadin ne
leur a pas parlé du plan Daleth : les ordres
avaient été envoyés pendant la semaine à leurs commandants de brigade. Mais il
leur en a donné une idée générale, afin de ne laisser subsister aucun doute
dans leur esprit quant à l’aptitude des troupes à mener à bien ce plan.
L’officier du renseignement était aussi une sorte de Politruk
(commissaire politique), et Yadin avait compris qu’il
lui fallait combler l’écart entre les déclarations publiques de la direction
sur l’imminence d’un « second Holocauste » et la réalité, qui était
que les forces juives, de toute évidence, ne se heurtaient à aucun défi réel
dans leur entreprise de dépeuplement planifié du territoire qu’il s’agissait de
transformer en État juif. Yadin, théâtral comme toujours,
décida de bien faire comprendre la situation à ses auditeurs. Puisqu’on allait
leur donner ordre d’occuper, de conquérir et de spolier une population, ils
méritaient qu’on leur explique comment ils pouvaient s’offrir ce luxe alors
que, à en croire ce qu’ils lisaient dans les journaux et ce que disaient les
responsables politiques, ils étaient eux-mêmes « menacés
d’anéantissement ». L’officier, dont la haute et svelte silhouette
deviendrait bientôt familière à tous les Israéliens, lança donc fièrement à son
public : « Aujourd’hui, nous avons toutes les armes dont nous avons
besoin. Elles sont déjà sur des bateaux, les Britanniques s’en vont, nous
allons faire entrer les armes et toute la situation sur les fronts va
changer. » /121/
Autrement dit, quand on voit Yigaël
Yadin présenter dans son récit les dernières semaines
de mars 1948 comme la période la plus dure de toute la guerre, il serait
peut-être plus juste de conclure que la communauté juive en Palestine ne
courait aucun danger d’anéantissement : elle était confrontée à certains
obstacles dans sa mise en oeuvre du plan de nettoyage ethnique. Ses difficultés étaient le manque d’armes
(relatif) et l’isolement de certaines colonies juives sur le territoire de
l’État arabe prévu par l’ONU. Les quelques implantations situées au coeur de
L’historiographie officielle israélienne présente le mois
suivant, avril 1948, comme un tournant. Selon cette version, une communauté
juive de Palestine isolée et menacée est alors passée de la défensive à l’offensive
après avoir bien failli succomber. La situation réelle n’aurait pu être plus
différente. L’équilibre
militaire, politique et économique global entre les deux communautés était tel
que non seulement la majorité des juifs ne couraient absolument aucun danger
mais que, entre le début de décembre 1947 et la fin de mars 1948, leur armée
avait réussi à achever la première phase du nettoyage de
5
La marche à suivre du
nettoyage ethnique
le plan Daleth
Les Serbes voulaient créer
une Republika Srpska ethniquement pure pour les Serbes, mais, avec les
fortes minorités musulmanes, en
particulier dans les villes, ils
avaient du mal à découper un territoire ethniquement homogène. Par conséquent,
l’armée de
GlobalSecurity.org, 2000-2005.
Les
éditeurs du journal de Ben Gourion ont eu la surprise
de le découvrir : entre le ler avril et le 15 mai 1948, le dirigeant de la communauté juive de Palestine
semble avoir un peu oublié la dimension militaire des événements.
La
politique intérieure sioniste le préoccupait beaucoup plus, et il travaillait
intensément sur des questions organisationnelles comme la transformation des
institutions diasporiques en organes du nouvel État d’Israël. Il est clair que son journal ne laisse percer aucun sentiment de catastrophe imminente ou de « second Holocauste », comme il le proclamait en termes pathétiques lors de ses apparitions publiques.
À son cercle d’intimes, il parlait un autre langage. Au début d’avril, il énuméra fièrement devant des
adhérents de son parti, le Mapai, /124/ les noms des villages arabes que les soldats juifs
avaient récemment occupés.
En une autre occasion, le 6 avril, il rabroua les membres socialisants de la direction de
De fait, le ton de son journal tranche
radicalement sur la peur qu’il a inspirée à ses auditeurs
dans les rassemblements publics, et ainsi gravée dans la mémoire collective
israélienne. Cela suggère qu’à cette date il avait compris que
Ben
Gourion ne s’est peut-être pas réjoui publiquement
avec les masses
juives qui ont dansé dans la rue le jour où le Mandat britannique a pris fin, mais il savait
parfaitement que la puissance militaire juive avait déjà commencé à se manifester sur le terrain. Quand le plan Daleth a été mis en ouvre,