Salut l’artiste !

 

Strasbourg, juillet 1997.

 

Salut l’artiste ! Tant pis si je me trompe. 

 

1. A propos de la réponse à Rideau ! de M.-É. Nabe. 

Monsieur,

Longtemps vous avez utilisé le concept de spectacle avec une telle pertinence qu’il est difficile de croire que vous ne saviez pas de quoi vous parliez. Aujourd’hui vous affirmez qu’il n’y a pas une idée dans le livre de Debord. Vous laissez entendre qu’après de longues recherches vous êtes arrivé à la conclusion que le mot de spectacle qui était obscur pour vous dès le début s’est révélé être, in fine, totalement vide de sens. Il serait plus juste de dire : il y avait de l’idée dans La Société du spectacle, mais il n’y en a plus. Et il faudrait alors expliquer cette étrange disparition. On sait la grande volatilité des idées : l’ivresse passée, il ne reste que le flacon vide et la gueule de bois. Le fait est que vous ne voulez tout simplement plus en trouver (enfin, quand je dis simplement : ça n’est peut-être pas si simple). Vous avez vos raisons qui se doivent d’être bonnes. Mais si vous tenez vraiment à prouver la nullité du concept de spectacle, il faudrait que vous soyez pour le moins aussi convaincant que vous saviez l’être lorsque vous l’employiez avec toute la force de conviction de celui qui est lui-même convaincu. Évidemment, vous pouviez alors vous tromper. Ou est-ce à présent que vous faites erreur ? « Pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti ? » A moins que tout compte fait cela ne soit qu’un jeu — comme Ripley vous vous amusez. Quoi qu’il en soit, vous y revenez, après tout ce long temps. On revient toujours à ses premières amours ; comme l’assassin revient fatalement sur le lieu de son crime.

Donc, vous ne voulez plus de la société du spectacle que vous retournez facilement (c’est une vielle connaissance) en spectacle de la société ; et vous donnez de l’opération l’explication suivante : le spectacle de la société est un effet secondaire de l’isolement des esclaves — exclus de la véritable communauté (l’argent, Marx dixit), privés de la communication par le commerce, ils ne peuvent être que des spectateurs — et non sa cause ; et par conséquent, il est impropre de nommer une telle société : du spectacle, il faut dire : de l’isolement, puisque le spectacle ne cause pas l’isolement, mais que celui-ci est la condition sine qua non de celui-là. Admettons. Quoique Debord ne dise pas que le spectacle est la cause de l’isolement ; il dit même le contraire : « Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. » — c’est donc qu’il l’était avant. Il précise aussi que le spectacle apparaît avec la marchandise abondante et qu’il est la forme que prend le rapport social dans une société totalement dominée par la marchandise : c’est le fameux spectaculaire-marchand ; ou faut-il dire : le marchand-spéctaculaire, puisque le spectacle est second, effet et non cause de la marchandise. Ce qui veut dire, si je comprend bien, que la société où domine la marchandise (unifiée par le commerce, si vous préférez) est un spectacle pour les esclaves isolés : le spectacle ne fait que rassembler la foule des esclaves solitaires. Aussi Debord ajoute-t-il qu’il « se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. » La chose est, on le voit, compliquée. Examinons donc de plus près (pas trop de crainte que l’objet nous échappe) ce curieux concept dont la nature semble si paradoxale.

A la racine du spectacle Debord place la « non-intervention » ; et il le définit alors comme une communication unilatérale, un monologue. Par exemple : quelqu’un qui parle devant d’autres qui se taisent. Dans la société où domine la marchandise, c’est évidemment la marchandise qui a la parole et qui représente la communication face aux spectateurs qui en sont privés : la communication s’est donc bien éloignée pour eux dans une représentation. Par conséquent la société de la marchandise est bien la société du spectacle de la communication ; c’est-à-dire : la société du spectacle de la société. Ce qui n’implique nullement que le spectacle soit la cause de l’éloignement de la communication ; il lui suffit d’occuper le terrain, comme vous le notez avec raison des médias — qui ne sont que l’instrumentation du spectacle dont vous ne voulez plus.

« L’épaisse stupidité marxiste » de Debord l’a certainement empêché de dépasser la vision bornée de l’économie et de reconnaître la communication comme principe1 de la société ; il n’en réussit pas moins, en bon marxien, à identifier l’aliénation de la communication comme spectacle (dans le spectacle, c’est sa propre essence séparée qui fait face au spectateur — d’où le grand effet du spectacle : la fascination — : c’est bien lui qui a fait tout ça et il est content) ; et à élaborer « la première théorie qui depuis Marx se soucie d’être une théorie de l’aliénation. » C’est vous qui le dites ; c’était en 1971, il est vrai : cela ne nous rajeunit pas. Aujourd’hui vous voulez régler son compte au spectacle. Dans l’alternative que vous posez : ou bien la notion de spectacle est vide de sens, ou bien elle signifie les médias, ce qui est sans intérêt, vous ne lui laissez aucune chance. Ce n’est plus une alternative, c’est une exécution sommaire ; en tout cas, c’est une fausse alternative — mais un véritable guet-apens : vous en défendez chacun des deux termes, alors que le choix de l’un devrait logiquement laisser l’autre libre — dans laquelle vous l’enfermez pour mieux la nettoyer : vous faites un sale boulot ; on comprend que vous le fassiez salement.

Le théoricien Debord2 n’est certes pas exempt de tout reproche comme il le prétend. Ainsi donne-t-il, entre autres, la définition suivante du spectacle : « un rapport social entre des personnes médiatisé par des images » ; c’est-à-dire par les représentations dominantes (qui sont celles de la marchandise). Mais il ne s’agit qu’apparemment d’un rapport aliéné entre des personnes ; en réalité l’aliénation consiste précisément en ce ceci : que ce rapport a lieu exclusivement entre des marchandises au moyen de personnes. Ou si l’on veut en ce que les rapports humains prennent la forme du rapport marchand qui les nie. C’est donc plutôt d’une absence de rapport dont il faudrait parler. A contrario, les Trobriandais qui entrent en rapport au moyen de colliers ne sont pas esclaves de leur médiation : ils communiquent.

Plus généralement, on peut trouver qu’il donne une trop grande extension à son concept de spectacle et lui fait perdre ainsi, d’autant, de sa valeur explicative : à tout vouloir dire, il ne signifierait plus rien. Vide de sens donc, comme vous dites. Mais comme d’un autre côté il le définit abondamment et diversement tout au long de son livre, on pourrait aussi bien dire qu’il est trop plein de sens — ce qui ne l’empêcherait aucunement d’être une imposture, je vous l’accorde.

Bref, Debord n’est pas toujours d’une grande clarté — vous me direz que ce n’était pas une lumière. Il a du mal à définir son objet avec toute la rigueur scientifique souhaitable — il tourne autour : ce que vous appelez ses « circonlocutions », qui sont aussi une manière de le circonscrire. C’est que cet objet n’est pas un objet ordinaire : c’est un objet métaphysique, ce qui n’est pas étonnant puisque la marchandise elle-même est pleine de subtilité métaphysique et que le spectacle est le spectacle de la marchandise, de la richesse, de la communication, de la société.

Tout cela ne vous a pas empêché de faire grand et bon usage du concept de spectacle. C’est donc que vous l’aviez suffisamment compris — au moins au sens premier de ce terme. Dieu sait — ou plutôt ne sait pas : il paraît qu’il est mort — que vous l’avez assez trimbalé ce foutu spectacle, avant de songer à vous en débarrasser. A vous entendre, vous aviez pourtant des doutes : longtemps vous avez douté ; jusqu’à ce que vous vous décidiez enfin à lui faire la peau pour voir ce qu’il avait dans le ventre ; et là stupeur : que couic ! Et pourtant ce qu’il pouvait peser ! Vous auriez du l’examiner au départ ; vous vous seriez épargné bien de la peine. Mais non, vous aviez confiance : c’était le bagage de Debord tout de même, dont vous fûtes le compagnon de route — et de beuverie. Le salaud ! comment s’y était-il pris pour escamoter le contenu ? — le bateleur de la couverture de son dernier ouvrage serait donc un aveu posthume : il aura bien trompé son monde — ou pour donner tant de poids à un concept aussi creux ? Mystère et boule de gomme. Quant au reproche que vous lui faites d’identifier le spectacle aux médias, il n’est pas là pour être pris au sérieux — Debord prend bien soin de distinguer le spectacle « pris sous l’aspect restreint des » moyens de communication de masse ", qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante « du spectacle » compris dans sa totalité » —; ce n’est que le comparse destiné à couvrir le premier terme de l’alternative, celui qui est chargé de l’exécution : l’assassin.

Il reste que Debord qui se flattait d’être toujours resté dans les limites de l’excès — il parlait de l’alcool — aura fini par outrepasser les bornes ; et quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limite, c’est bien connu — je ne fais pas référence à l’alcoolisme qui peut être borné, entre autres, par la polynévrite. Celui qui se voulait exemplaire se devait de soutenir sa (mauvaise) réputation jusqu’au bout ; et il faut bien reconnaître qu’à sa manière il a réussi : le léopard (salopard, salonnard etc., vous aurez complété) est mort avec ses taches. En 1972, il peut encore écrire à Denevert que l’I.S. n’a découvert que « très peu d’idées essentielles : deux ou trois », il est vrai qu’il ajoute aussitôt que c’est « un résultat extrêmement riche « si on compare avec ceux qui n’en ont trouvé qu’une ou même pas vraiment une ». Il ne se vantait pas encore d’avoir inventé « la théorie exacte de la société »3, mais il n’était pas loin d’affirmer péremptoirement la perfection quasi-intangible de son livre : « Il n’y a pas un mot à changer à ce livre etc. » (1979). On se souviendra qu’en 1957 déjà, alors qu’il se préparait à devenir situationniste, il écrivait, utilisant sans vergogne le pluriel de majesté : « Nos ambitions sont nettement mégalomanes (...) », ce qui était un signe. Le penseur de pointe aurait dû se méfier de l’ivresse des sommets qui est aussi bien celle des profondeurs. Vous êtes donc parfaitement justifié à fustiger comme il le mérite celui qui se pensait au-dessus de toute critique, retranché dans l’orgueilleuse forteresse de sa théorie qui n’est plus à présent qu’un cénotaphe livré à la canaille. Il en est même qui poussent l’audace jusqu’à en rapporter des morceaux choisis chez eux ! Pauvre Debord ! la canaille intellectuelle pille son mausolée — avec modération pour le moment : comme vous le notez la canaille se rue, mais avec prudence (on ne sait jamais avec un suppôt du Diable qui contrairement à Dieu qui est mort, a la réputation d’être immortel) ; sauf Sollers qui est un esprit fort. Mais le malheur de la canaille intellectuelle, c’est qu’elle ne peut s’emparer que d’une pensée morte : elle n’aura dans la bouche qu’un cadavre. Alors, bien évidemment, c’est le sens trivial de spectacle qui va lui plaire ; puisque aussi bien, c’est le seul qu’elle soit en mesure de saisir (dans les deux sens courants du terme) et qu’elle est entièrement au service de ce spectacle. Quant à la fine fleur de cette canaille, selon qu’elle donne dans le pseudo-cynisme moderne (celui qui aboie pour faire croire qu’il peut mordre), ou dans la critique-critique, elle verra son importance confirmée par le grand rôle qu’elle joue dans ce méchant spectacle, ou elle y justifiera sa présence par le fait qu’elle y apparaît bien, mais en ennemi.

Que Nabe reprenne le terme de spectacle comme s’il allait de soi ne saurait étonner : c’est un garçon qui ne doute de rien ; mais qu’il puisse ainsi attester d’une société du spectacle me paraît douteux : il est bien trop occupé à essayer d’attester sa propre existence d’écrivain pour pouvoir témoigner en faveur de quoi que ce soit d’autre, fut-ce une imposture, qui d’ailleurs n’a jamais eu besoin de lui pour se soutenir, et dont la démolition, à laquelle vous travaillez d’arrache-pied, ne pourra en rien lui être imputé non plus, si comme vous lui en faites grief il participe malgré tout à cette entreprise de tromperie à son corps défendant.

Vous reprochez également au petit Nabe de croire — je vous le disais : il ne doute de rien — que le mutisme des esclaves est dû à la télévision et non le contraire ; et cela vous est prétexte à dénier toute espèce d’importance à l’instrumentation de l’esclavage (qu’importe la chaîne pourvu qu’on ait l’esclave) qui se trouve être, cela tombe bien, celle du spectacle dont vous ne voulez plus. Vous reconnaissez tout de même à la télévision, dont le développement est « un phénomène sans importance notable », une vertu pédagogique : elle renseigne sur l’abjection des esclaves et de leurs maîtres. C’est toujours ça. Si, comme il vous plaît de l’affirmer, le monde que vous avez bien connu en 1958, celui d’avant la télévision (et d’avant l’I.S.) et celui d’aujourd’hui sont bien essentiellement les mêmes, on ne peut nier — d’ailleurs vous ne le niez pas — qu’il y ait un progrès : on n’arrête pas le progrès de l’aliénation. « On est désormais abruti dans les Charentes comme on l’est au Texas. » Ainsi ce monde est devenu visiblement, partout et pour tous (c’est le triomphe de la démocratie !) ce qu’au fond il a toujours été. De lui on peut dire : il a changé, mais il est aussi resté le même — ou bien l’inverse. Ce qui ne doit pas être pour vous étonner. Mais dans ce monde « strictement immobile depuis deux siècles », il s’est au moins passé un événement majeur : Dieu — Balzac, Edern-Hallier dixit — est mort ; et le monde qu’il avait informé a progressé par son mauvais côté. Aujourd’hui ; les marchands sont les maîtres absolus du Temple : ils assurent eux-mêmes le service divin. Hegel a raison à ce qu’il paraît. Et si Balzac était Dieu, Hegel quant à lui est bien le Diable.

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1. Petit exercice de métaphysique amusante : Si l’on postule que la communication (le principe) existe de toute éternité, dès lors que l’on tombe (chute) dans la catégorie du temps (historique), on s’éloigne ipso facto du principe (la communication). Par conséquent, toute société (historique) ne fait que manifester sous une certaine forme cet éloignement (aliénation) progressif et inexorable. Dans la société la plus moderne (la nôtre, celle de la marchandise), il se manifeste sous sa forme achevée de spectacle de la communication où la séparation est à son comble : d’un côté le réseau mondial de l’activité marchande (la communication) ; de l’autre les spectateurs branchés (les esclaves émancipés) qui assistent en silence (passivement) à la représentation permanente de la marchandise. Non plus ultra : à reprendre depuis le début.

2. Ou convient-il de décliner avec vous : ce vieux pédé (voire pédophile : il paraît qu’il aimait « les très jeunes filles pas touchées par la saleté du monde ») jésuite alcoolique qui ne savait même pas planter un clou, affligé qui plus est d’une vilaine petite quéquette en bec de théière et d’un gros bide, dont les théories fumeuses étaient publiées par un falsificateur juif qui a été bien puni lorsqu’il a pris quatre balles dans la tête, ce qui a obligé le rebelle chic a baisser sa culotte devant une raclure de bidet, et à boire avec lui jusqu’à la lie le verre qu’il avait d’abord refusé à son con de père, pour assurer la diffusion de ses œuvres, avant de se suicider au dernier stade d’une polynévrite qu’il n’a dû qu’à l’obstination de toute sa vie d’ivrogne ostentatoire. (A moins qu’il n’ait été repasser lui aussi par un bon ouvrier qui savait se servir de ses outils, mandaté par l’instance spectaculaire qu’il menaçait impunément depuis trop longtemps.) — L’ai-je bien descendu ?

3. Le fait qu’une pensée n’ait pas d’effet ne veut pas dire qu’elle soit intrinsèquement fausse ; ce qui ne veut pas dire qu’elle soit pour autant exacte. Une pensée qui ne vient pas en son temps n’a pratiquement aucun effet — de la même manière qu’une pensée qui a fait son temps. C’est aussi le sort d’une pensée qui n’est pas reconnue — vous en savez quelque chose — et qui pourtant peut être exacte. Il est possible qu’on la reconnaisse dans un siècle ou plus. Il faut avoir la patience du concept.

 

 

2. A propos de la réponse à Tomas Bueno.

Vous affirmez ne pas fonder votre argumentation sur « le concept réduit du spectacle » — qui est le seul que vous reconnaissez désormais chez Debord. Vous prétendez qu’il « n’a jamais pu, malgré ses prétentions et ses protestations, dépasser ce concept réduit. » — ce qui n’est pas étonnant puisqu’il n’y en a aucun « qui serait plus général ». Pourtant vous argumentez contre ce concept réduit promu général tout en laissant à d’autres le soin de prouver qu’il à un sens qui ne soit pas celui, réduit, sur lequel vous ne fondez pas votre argumentation, mais auquel vous les renvoyez inexorablement parce que vous n’en voyez pas d’autre. In girum.

Si l’on peut raisonnablement douter que le monde soit « intrinsèquement un spectacle » ; cela n’empêche pas le nôtre de se montrer effectivement spectacliste — ce qui explique que Debord y ait vu un spectacle Et s’il y a bien « un spectacle du monde comme il y a un spectacle de la nature » ce n’est pas celui dont parle Debord. Il fait explicitement référence à cette seconde nature que constitue le monde de la marchandise. Ainsi donne-t-il — entre autres, il est vrai : que n’a-t-il songé à ramener son concept à géométrie variable à la dimension plus modeste d’un article de dictionnaire auquel on puisse facilement se reporter — la définition suivante du spectacle : une « Weltanschauung qui est devenue effective, matériellement traduite ». Il ne l’entend donc pas non plus comme un " événement illusoire » Il le définit comme une vision du monde qui s’est objectivée. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce soit une vue objective du monde. Il y une réalité spectaculaire dans l’exacte mesure de cette objectivation. Il y a donc malheureusement une réalité économique ; mais l’économie n’est pas la réalité, la substance du monde, comme les utilitaristes ont intérêt à le faire croire. On ne voit pas le monde tel qu’il est ; il est (devenu) tel qu’on le voit : vision de la misère et misère de la vision. Le monde est tout ce qui arrive — pour le meilleur ; et aussi, pour le pire. Comme chacun peut le constater de visu.

S’il y a malgré tout une « illusion spectaculaire », elle réside en ceci : que le spectateur croit communiquer (voire communier avec) au moyen des marchandises, alors que ce sont les marchandises qui pratiquent la communication — comme vous le dites fort justement. L’illusion spectaculaire est cette illusion qui existe chez le spectateur de participer (ce en quoi le spectacle est moderne) à la communication à travers celle de la marchandise (c’est lui qui fait tout ça et il est content) qui elle est bien réelle, est la seule réelle.

Ce « prétendu usage spectaculaire » de la marchandise est donc plutôt un usage véritablement spectaculaire. Dans l’usage spectaculaire il y a une inversion de l’usage tel qu’on le pratiquait chez « les vrais hommes ». Le chef Trobriandais qui fait étage de ses ignames fait l’étalage se sa puissance. Le spectateur qui déballe sa marchandise fait étalage de la puissance marchande : ce n’est pas lui qui possède la puissance, c’est lui qui est possédé. Le monde de la marchandise est le monde à l’envers. Plutôt que la « trace fossile de l’usage tel qu’on le pratiquait chez les vrais hommes », l’usage spectaculaire est la forme dégradée jusqu’à l’inversion (enculés !) par la civilisation marchande de cet usage véritable.

Si l’économie politique (economics) que vous reconnaissez finalement comme une science (tout en la privant de son objet : « economy n’est rien ») — alors que vous semblez ne plus accorder l’idéologie que comme une concession (« si vous y tenez ») à d’anciens lecteurs qui pouvaient croire qu’elle était au centre de votre critique — procède du postulat utilitariste de base (« Il faut bien vivre ») auquel elle renvoie et qui n’est rien d’autre qu’une pétition de principe (l’existence de la science prouve celle de l’objet et l’affirmation de l’objet justifie la science), le vocable economy n’est pas aussi « vide de sens » que vous voulez bien le dire puisqu’il désigne, mine de rien (la « contrebande »), sous une apparence insignifiante, la Loi de ce monde que tous les perroquets répètent à l’envie (quand on dit : économie moderne, économie primitive, « économie de pêche et de cueillette » etc. on signifie l’adhésion à l’universalité de la Loi), cette Loi d’après la colère de Dieu — ou plus exactement la version moderne de cette ancienne Loi — ; qui dit : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » ; une Loi qui est pour l’homme déchu — l’homme de désir qui n’est au fond que la créature du besoin — un destin : une fatalité ; et qui lui a été imposé par Dieu après qu’il l’eût chassé du Paradis, ce monde sans histoire où la communication règne de toute éternité, pour être jeté dans le Temps où elle n’est plus que le moyen de satisfaire la soif inextinguible du besoin qui ne s’éteindra qu’avec le Temps lui-même, dans le Paradis retrouvé. Et si Dieu n’est qu’une « superstition », c’est une superstition fondatrice, dont la religion procède. Le mythe fondateur peut bien être battu en brèche par quelques esprits forts et la Loi méprisée des prévaricateurs ; une fois la religion fondée et installée dans ses meubles et immeubles, c’est à la dure réalité de l’Église militante et de la religion matérialisée — qui n’a rien d’une illusion spectaculaire maçonnée de grossiers sophismes, en effet — que l’on se heurte. Avec les résultats qu’on sait. Hegel disait que penser fait mal à la tête. Et pourquoi les murs sont-ils si solides ?

Il reste que si les marchands dominent effectivement le monde (et si leur vision du monde domine comme Loi du monde) c’est bien parce qu’ils ont affaire (le monde des affaires ! ) de par leur activité avec le principe, la substance, la réalité : la communication (le divin commerce) ; parce qu’ils se sont fait les promoteurs du grandiose spectacle de la communication aliénée dans cette seconde nature qui est désormais la seule réalité de ce monde : la marchandise. Voilà pourquoi le commerce domine le monde — comme vous l’expliquez excellemment à M. Bueno. En passant, et puisque vous envoyez volontiers vos adversaires se faire voir chez les Grecs, laissez-moi vous rappeler qu’Hermès, le messagers des dieux, est à la fois le dieu du commerce et celui des voleurs (divin commerce !) ; et que le Christ lui-même est représenté en patibulaire entre deux larrons (la sainte trinité !). Et puisque nous y sommes (chez les Grecs), laissez-moi vous dire que vous vous illusionnez en assimilant peu ou prou la démocratie électronique du Web à une nouvelle Athènes. La fréquentation du forum Debord devrait suffire à vous désabuser : n’entendez-vous pas votre voix qui résonne dans le désert ? Comme essaye de vous le dire M. Bueno, ce n’est que le dernier salon où l’on cause (il parle d’un « rassemblement électronique de crétins » : il faut inverser les termes de sa proposition puisque la bêtise est première, l’électronique ne venant qu’après) ; le dernier chic moderne : m’as tu vu surfer sur la crête de l’information. Mais après tout s’il ne s’agit que de profiter des plaisirs sans limite. de la conversation, pourquoi se priverait-on ? Vous avez raison : on ne sais jamais à qui l’on parle

En ce qui concerne Debord — et pour en finir — puisque vous vous faites un devoir de fustiger la bonne pensée partout où elle se donne effrontément en spectacle, vous êtes tout à fait en droit de revendiquer la « mauvaise foi » dont vous crédite — on ne prête qu’aux riches — M. Bon. Qui pourrait vous en vouloir ? Que ceux qui n’ont jamais souffert d’une crise de foi — ils sont légions aussi ceux qui ne se plongent jamais dans l’eau du doute — vous jettent les premières pierres. Elles vous serviront à bâtir votre église — ou une petite chapelle — ; à moins que vous ne préfériez en faire une tour.

Bien à vous.

 

Christian Bartolucci

 

 

M. Ripley s'amuse