Pas si fous ces romains…

Par Jacques Sapir

 

8 décembre 2013

Le colloque « l’Euro contro l’Europa ? » (L’Euro contre l’Europe) qui s’est tenu ce samedi 7 décembre à Rome, organisé par les fondations Nuova Italia et A/Simmetrie, a réuni dans l’ancienne bourse de Rome un auditoire de plus de 300 personnes. Dans ce colloque sont intervenu le professeur Alberto Bagnai (Université de Pescara), Diego Fusaro, philosophe marxiste et chercheur à l’université de Milan, Brigitte Granville (Queen Mary University –Londres) et votre humble serviteur pour la partie scientifique. Le maire de Rome, Gianni Alemanno (ancien ministre de l’Agriculture) et Stefano Fassina le responsable des études économiques du Parti Démocrate (parti de centre-gauche, majoritaire au Parlement) sont intervenus dans le débat politique.

L’Euro, système économique ou système politique ?

Diego Fusaro a développé deux idées importantes. La première est celle de l’avènement d’un « capitalisme absolu » qui fut en un sens « préparé » par la dimension libertarienne de mouvement de 1968 et qui se veut définitivement dégagé de tous les obstacles à l’établissement d’une « société de marché ». Dans un tel capitalisme, il ne doit y avoir ni institutions ni règles, si ce n’est celle, comme le disent K. Marx et F. Engels dans Le Manifeste Communiste, du « froid paiement au comptant ». Autrement dit le modèle de ce capitalisme est un marché qui a avalé toutes les valeurs humaines. En fait, les résistances à ce processus d’établissement d’un monde sans règle ni institution ont constitué l’épaisseur des luttes sociales depuis près d’un siècle et demi. Il y aurait certes beaucoup à dire sur ce point. Mais, on ne peut nier que l’évolution du capitalisme que l’on qualifie de « néo-libéral » tend bien dans cette direction.

La seconde idée importante est celle de la perte par l’Italie de toute souveraineté, ce qui empêche la démocratie, conçue non pas comme une pratique formelle mais comme le processus vivant dans lequel les opinions au sein du peuple se confrontent et d’où se dégagent des majorités capables de décisions, d’exister. Sur ce point, on est parfaitement en accord avec Diego Fusaro, ne serait-ce que parce que l’on a développé des idées relativement similaires dans un ouvrage publié en 2002 [1]. En réalité, quand on regarde le statut de ce projet de dépolitisation de la décision économique on voit qu’il a des sens différents selon les écoles. Le statut de dépolitisation est ontologique chez les néo-classiques, il est instrumental chez les Autrichiens comme von Mises et Hayek [2]. Le résultat est cependant le même, un « hold-up » anti-démocratique [3]. C’est ce qui fait de la souveraineté un concept clef dans la lutte pour la démocratie, non qu’elle soit suffisante mais parce qu’elle est incontestablement nécessaire [4]. Ceci tend à substituer à la politique une organisation de la société en apparence dominée par la « technique ». Mais, cette « technique » est tout sauf neutre, et elle est au service d’une domination de classe dont les effets sont d’autant plus redoutables qu’ils s’avancent masqués et ne se donnent pas pour ce qu’ils sont. Ainsi, pour Diego Fusaro, l’Euro n’est pas avant tout une monnaie, mais une forme de gouvernance anti-démocratique qui camoufle son apparence sous l’aspect monétaire. Ceci semble profondément juste et permet d’expliquer l’attachement quasi viscéral de certains milieux (et de certains publicistes) à l’Euro. Ce dernier leur fournit une possibilité de mettre la démocratie entre parenthèses. On retrouve ici une reformulation du principe de la « Constitution » économique. Il faut ici s’interroger sur la convergence entre Marx et Hayek dans cette volonté de mettre fin à la politique. Elle révèle une méfiance instinctive envers l’État et les médiations politiques, qui oblige ces deux grands auteurs, pourtant si opposés en bien des points, à tenter le même coup de force théorique pour donner une cohérence à leur système : l’affirmation qu’une solution à un problème complexe peut être en même temps une société simple du point de vue des représentations qu’elle engendre. Le futur se manifeste alors sous la forme du réemploi du passé le plus archaïque, qu’il s’agisse du communisme primitif comme modèle du communisme chez Marx, ou l’idée d’une simplicité des normes et valeurs empruntée aux sociétés passées chez Hayek. Si on récuse ce coup de force théorique, dont les conséquences pratiques pour qui prendrait au pied de la lettre les conceptions antiétatiques et de Marx et de Hayek le conduirait dans l’impasse d’une refiguration des solutions sociales du passé, alors la cohérence d’une société hétérogène devient le produit d’une démarche politique consciente de ses membres, même si la forme que peut prendre cette cohérence peut être assez éloignée des intentions initiales. La question de l’État, et par voie de conséquence la politique, reprend dès lors toute son importance, et la démocratie s’avère alors non la meilleure mais la seule solution praticable aux problèmes posés par l’impossible connaissance parfaite et l’hétérogénéité.

L’économie politique de l’Euro.

Alberto Bagnai a insisté quant à lui sur les incohérences qui entourent la constitution et l’exercice de la zone Euro. Celle-ci fut créée pour, selon ses concepteurs, protéger l’Union Européenne des désordres économiques mondiaux. Or, confrontée à un désordre (la crise économique et son apparence la plus immédiate, la crise de la dette souveraine) la Zone Euro n’a rien de plus pressé que de détruire le grand marché qu’elle a prétendu créer. Car, c’est bien à une destruction de ce marché à laquelle on assiste par le biais des politiques dites de « dévaluation interne » et dont le résultat immédiat est de rendre les pays qui s’y livrent encore plus dépendant du marché extérieur à la zone Euro. En fait, on peut considérer que la zone Euro, et plus généralement l’Union Européenne, ont été le principal vecteur de la mondialisation en Europe. C’est au nom de la zone Euro que les différents obstacles à l’unification du marché monétaire mondial furent levés. C’est grâce à la zone Euro que les banques européennes ont pu disséminer au sein de l’Union Européenne les actifs américains dits « toxiques ». On mesure l’étendu du mensonge quand on voit que la part de l’Euro comme monnaie de réserve à l’échelle internationale n’a, au mieux, que dépassé de peu la part des anciennes monnaies des pays qui composent cette zone Euro. Une autre démonstration peut être fournie par le fait que l’Euro vient de rétrograder de la seconde à la troisième place (derrière le Dollar et désormais le Yuan) comme monnaie de transaction financière. Gianni Alemanno a insisté, sur la base de son expérience de ministre, sur le fait que l’Union Européenne n’est nullement un facteur de résistance aux autres pays (Etats-Unis, Chine) dans les négociations commerciales internationales.

Brigitte Granville est intervenue sur la dynamique politique que l’on a au sein de la zone Euro. À partir d’un raisonnement de théorie des jeux, dans lequel on apercevra la notion de « coercive deficiency » qui fut élaborée au début des années 1960 par Thomas Schelling [5], elle a développé l’idée que dans le duopole entre l’Allemagne et la France, c’est en réalité ce dernier pays qui devrait logiquement être dans la meilleure position de négociation. Ceci mérite explications. En fait, la France est potentiellement (et d’ores et déjà dans les faits) débitrice par rapport à l’Allemagne. Or, dans une relation « débiteur-créditeur », c’est en réalité le débiteur qui a la main s’il est assez gros pour menacer d’emporter avec lui le créditeur. Or, cette condition est bien remplie, et de fait encore plus si l’on ajoute à la France le poids de l’Espagne et de l’Italie.

Je suis arrivé pour ma part à des conditions identiques par un cheminement un peu différent. Mais il faut alors constater que jamais le gouvernement français n’a utilisé l’avantage que lui donnait potentiellement sa position. Que l’on se souvienne de la proposition que j’avais faite avant les élections, et à laquelle j’avais conditionné mon soutien pour le second tour, que le candidat François Hollande procède à un référendum sur le projet du TSCG. On sait qu’il n’en fut rien. On prétendit « négocier » et, comme à Munich en 1938, « devant un gangster qui exigeait 20 livres on se contenta de lui donner 19 livres et autant de schilling ainsi que d’une assurance qu’il ne reviendrait pas ». Ces mots terribles sont de Churchill. On sait aussi qu’il a dit au sujet de cette honteuse reculade « nous avions le choix entre la honte et la guerre. Nous avons choisi la honte ; nous aurons la guerre ».

L’Euro ou comment en sortir.

Pourtant, il est clair que la clef de la décision de dissoudre la zone Euro se trouve non pas à Berlin, mais à Paris et à Rome. Que la France ou l’Italie annonce qu’elle a décidé de quitter unilatéralement l’Euro et immédiatement l’Euro est mort. Compte tenu tant de la proximité de ces économies que des liens existant entre le pays, on n’imagine pas un instant que l’Italie et l’Espagne (ce qui implique aussi le Portugal et la Grèce) puissent rester dans l’Euro si la France le quitte. Réciproquement, que l’Italie annonce sa décision de sortir de l’Euro, et la France et l’Espagne sont, de fait, contraintes de la faire, entraînant avec le Portugal et la Grèce. De plus, devant la sortie des 2ème, 3ème et 4ème économies de la zone Euro, l’Allemagne y réfléchira à deux fois avant de maintenir l’Euro sur la partie « nord » de la zone. Outre le fait qu’une sortie des pays dits « du Sud » entraînerait automatiquement celle de l’Autriche, de la Slovénie et de la Croatie (ne serait-ce que pour s’aligner sur les taux de change dévalués des pays sortants) le problème se pose à l’Allemagne de savoir si elle peut minimiser le choc économique. Si elle s’entête à refuser toute négociation, elle court le risque de dévaluations extrêmement importantes de certains pays. C’est ce que l’on a appelé dans l’étude réalisée avec Philippe Murer et Cédric Durand le scénario 3 [6].

Il est, en réalité, de l’intérêt bien compris de l’Allemagne de négocier des dévaluations raisonnables avec le Sud de l’Europe, et d’offrir en échange un soutien qui pourrait prendre la forme d’une dissolution complète et coordonnée. C’est ce que nous avons appelé le scénario 2 dans cette même étude.

Cette dissolution coordonnée de la zone Euro en limiterait l’impact politique. Or, tous les orateurs, y compris le responsable du Parti Démocrate, l’équivalent du PS français qui a exprimé une position en faveur de l’Euro, ont décrit une situation politique où l’Euro est en train de miner les fondements de l’Europe. Certes, on voit mal un Jean-Marc Ayrault taper du poing sur la table. Le pauvre, il se ferait mal… Car, on parle souvent de « négocier » avec l’Allemagne. Mais la seule chose qui soit négociable, le seul point sur lequel un rapport des forces favorable existe face à Berlin, c’est justement la question même de l’existence de l’Euro. ceci fut dit, et fort bien dit, tant par Alemanno que par le professeur Bagnai.

Dans ces conditions un Premier ministre neuf, nommé après les élections européennes et convaincu de l’inanité des efforts actuels pour « sauver » l’Euro, convaincu en fait que ces mêmes efforts ne font qu’aggraver la crise dans les pays du Sud, pourrait parfaitement prendre une telle décision, si le Président acceptait de se mettre en retrait pour une période d’environ 18 mois. Et, de fait, il y sera contraint probablement par le résultat des élections européennes qui montreront l’ampleur du mouvement anti-Euro et de contestation radicale de l’Union Européenne. Même en Italie, on sent que le débat progresse rapidement depuis ces derniers mois. Le fait que cette réunion ait été possible, avec des membres représentatifs de la gauche et de la droite, le fait que les positions « pro-Euro » y aient été relativement isolées, sont des signes qui ne trompent pas. La montée de la contestation de l’Euro n’est pas un phénomène français, mais un phénomène international, ce que confirme le nombre grandissant d’économistes qui rejoignent ce mouvement.


[1] Sapir J., Les Économistes Contre la Démocratie, Paris, Albin-Michel, 2002.

[2] F.A. Hayek, Law, Legislation and Liberty – Vol. III, The Political Order of a Free People, Routledge, Londres, 1979

[3] R. Bellamy, “Dethroning Politics : Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

[4] R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes.

[5] T.C.Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1960.

[6] Sapir J ? P. Murer et C. Durand, Les Scénarii de Dissolution de l’Euro, Paris, Fondation Res-Publica, septembre 2003.

 

Mise en ligne Comité Valmy : 9 décembre 2013

 

 

M. Ripley s'amuse