Alexis de Tocqueville
L’Ancien
Régime et la Révolution
CHAPITRE III
Comment les Français ont voulu des réformes
avant de vouloir des
libertés
Une chose digne de
remarque, c’est que, parmi toutes les idées et tous les sentiments qui ont
préparé la Révolution, l’idée et le goût de la liberté publique proprement
dite se soient présentés les derniers, comme ils ont été les premiers à
disparaître.
Depuis longtemps
on avait commencé à ébranler le vieil édifice du gouvernement ; il
chancelait déjà, et il n’était pas encore question d’elle. Voltaire y
songeait à peine : trois ans de séjour en Angleterre la lui avaient fait
voir sans la lui faire aimer. La philosophie sceptique qu’on prêche librement
chez les Anglais le ravit ; leurs lois politiques le touchent peu :
il en remarque les vices plus que les vertus. Dans ses lettres sur l’Angleterre,
qui sont un de ses chefs-d’œuvre, le parlement est ce dont il parle le
moins ; en réalité, il envie surtout aux Anglais leur liberté littéraire,
mais ne se soucie guère de leur liberté politique, comme si la première pouvait
jamais exister longtemps sans la seconde.
Vers le milieu du
siècle, on voit paraître un certain nombre d’écrivains qui traitent
spécialement des questions d’administration publique, et auxquels plusieurs /255/
principes semblables ont fait donner le nom commun d’économistes ou de
physiocrates. Les économistes ont eu moins d’éclat dans l’histoire que
les philosophes ; moins qu’eux ils ont contribué peut-être à l’avènement
de la Révolution ; je crois pourtant que c’est surtout dans leurs écrits
qu’on peut le mieux étudier son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère
sortis des idées très générales et très abstraites en matière de
gouvernement ; les économistes, sans se séparer des théories, sont
cependant descendus plus près des faits. Les uns ont dit ce qu’on pouvait
imaginer, les autres ont indiqué parfois ce qu’il y avait à faire. Toutes les
institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet
particulier de leurs attaques ; aucune n’a trouvé grâce à leurs yeux.
Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre ont été
annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à
peine une seule dont le germe n’ait été déposé dans quelques-uns de leurs
écrits ; on trouve en eux tout ce qu’il y a de plus substantiel en elle.
Bien plus, on
reconnaît déjà dans leurs livres ce tempérament révolutionnaire et
démocratique que nous connaissons si bien ; ils n’ont pas seulement la
haine de certains privilèges, la diversité même leur est odieuse : ils
adoreraient l’égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs
desseins n’est bon qu’à briser. Les contrats leur inspirent peu de
respect ; les droits privés, nuls égards ; ou plutôt il n’y a déjà
plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité
publique. Ce sont pourtant, en général, des hommes de mœurs douces et
tranquilles, des gens de bien, d’honnêtes magistrats, d’habiles /256/
administrateurs ; mais le génie particulier à leur œuvre les entraîne.
Le passé, est pour
les économistes l’objet d’un mépris sans bornes. « La nation est gouvernée
depuis des siècles par de faux principes ; tout semble y avoir été fait
au hasard », dit Letronne. Partant de cette idée, ils se mettent à
l’oeuvre ; il n’y a pas d’institution si vieille et qui paraisse si bien
fondée dans notre histoire dont ils ne demandent l’abolition, pour peu qu’elle
les incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L’un d’eux propose
d’effacer à la fois toutes les anciennes divisions territoriales et de changer
tous les noms des provinces, quarante ans avant que l’Assemblée constituante
ne l’exécute.
Ils ont déjà conçu
la pensée de toutes les réformes sociales et administratives que la Révolution
a faites, avant que l’idée des institutions libres ait commencé à se faire jour
dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très favorables au libre échange des
denrées, au laisser faire ou au laisser passer dans le commerce et dans
l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils
n’y songent point, et même quand elles se présentent par hasard à leur
imagination, ils les repoussent d’abord. La plupart commencent par se montrer
fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires,
et, en général, de tous ces contre poids qui ont été établis, dans différents
temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale.
« Le système des contre forces, dit Quesnay, dans un gouvernement est une
idée funeste. » — « Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé
le système des contre poids sont chimériques », dit un ami de Quesnay. /257/
La seule garantie
qu’ils inventent contre l’abus du pouvoir, c’est l’éducation publique ;
car, comme dit encore Quesnay, « le despotisme est impossible si la nation
est éclairée». — « Frappés des maux qu’entraînent les abus de l’autorité,
dit un autre de ses disciples, les hommes ont inventé mille moyens totalement
inutiles, et ont négligé le seul véritablement efficace, qui est l’enseignement
public général, continuel, de la justice par essence et de l’ordre naturel. n
C’est à l’aide de ce petit galimatias littéraire qu’ils entendent suppléer à
toutes les garanties politiques.
Letronne, qui
déplore si amèrement l’abandon dans lequel le gouvernement laisse les
campagnes, qui nous les montre sans chemins, sans industrie, sans lumières,
n’imagine point que leurs affaires pourraient bien être mieux faites si on
chargeait les habitants eux-mêmes de les faire.
Turgot lui-même,
que la grandeur de son âme et les rares qualités de son génie doivent faire
mettre à part de tous les autres, n’a pas beaucoup plus qu’eux le goût des libertés
politiques, ou du moins le goût ne lui en vient que tard, et lorsque le
sentiment public le lui suggère. Pour lui, comme pour la plupart des économistes,
la première garantie politique est une certaine instruction publique donnée par
l’État, d’après certains procédés et dans un certain esprit. La confiance
qu’il montre en cette sorte de médication intellectuelle, ou, comme le dit un
de ses contemporains, dans le mécanisme d’une éducation conforme aux
principes, est sans bornes. « J’ose vous répondre, Sire, dit-il dans un mémoire où il propose au roi
un plan de cette espèce, que dans dix ans votre nation ne sera plus reconnaissable,
et que, par les lumières, les bonnes mœurs, par /258/ le zèle éclairé
pour votre service et pour celui de la patrie, elle sera infiniment au-dessus
de tous les autres peuples. Les enfants qui ont maintenant dix ans se
trouveront alors des hommes préparés pour l’État, affectionnés à leur pays,
soumis, non par crainte, mais par raison, à l’autorité, secourables envers leurs
concitoyens accoutumés à reconnaître et à respecter la justice.. »
Il y avait si
longtemps que la liberté politique était détruite en France qu’on y avait
presque entièrement oublié quelles étaient ses conditions et ses effets. Bien
plus, les débris informes qui en restaient encore, et les institutions qui
semblaient avoir été faites pour la suppléer, la rendaient suspecte et
donnaient souvent des préjugés contre elle. La plupart des assemblées d’états
qui existaient encore gardaient, avec les formes surannées, l’esprit du moyen
âge, et gênaient le progrès de la société, loin d’y aider ; les
parlements, chargés seuls de tenir lieu de corps politiques, ne pouvaient empêcher
le mal que le gouvernement faisait, et souvent empêchaient le bien qu’il voulait
faire.
L’idée d’accomplir
la révolution qu’ils imaginaient à l’aide de tous ces vieux instruments paraît
aux économistes impraticable ; la pensée de confier l’exécution de leurs
plans à la nation devenue sa maîtresse leur agrée même fort peu ; car comment
faire adopter et suivre par tout un peuple un système de réforme si vaste et si
étroitement lié dans ses parties ? Il leur semble plus facile et plus
opportun de faire servir à leurs desseins l’administration royale elle-même.
Ce pouvoir nouveau
n’est pas sorti des institutions du moyen âge : il n’en porte point
l’empreinte ; au milieu de ses erreurs, ils démêlent en lui certains bons
penchants. /259/ Comme eux il a un goût naturel pour l’égalité des
conditions et pour l’uniformité des règles ; autant qu’eux-mêmes il hait
au fond du cœur tous les anciens pouvoirs qui sont nés de la féodalité ou qui
tendent vers l’aristocratie. On chercherait en vain dans le reste de l’Europe
une machine de gouvernement aussi bien montée, aussi grande et aussi forte ;
la rencontre d’un tel gouvernement parmi nous leur semble une circonstance
singulièrement heureuse ils l’auraient appelée providentielle, s’il avait été
de mode, alors comme aujourd’hui, de faire intervenir la Providence à tout
propos. « La situation de la France, dit Letronne, est infiniment
meilleure que celle de l’Angleterre ; car ici on peut accomplir des
réformes qui changent tout l’état du pays en un moment, tandis que chez les
Anglais de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis. »
Il ne s’agit donc
pas de détruire ce pouvoir absolu, mais de le convertir. « Il faut que
l’État gouverne suivant les règles de l’ordre essentiel, dit Mercier de la
Rivière, et quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout puissant ».
— « Que l’État comprenne bien-son
devoir, dit un autre, et alors qu’on le laisse libre. » Allez de Quesnay à
l’abbé Bodeau, vous les trouverez tous de la même humeur.
Ils ne comptent
pas seulement sur l’administration royale pour réformer la société de leur
temps ; ils lui empruntent, en partie, l’idée du gouvernement futur qu’ils
veulent fonder. C’est en regardant l’un qu’ils se sont fait une image de
l’autre.
L’État, suivant
les économistes, n’a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner
d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des /260/ citoyens suivant un certain modèle qu’ils
s’est proposé à l’avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées
et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. En
réalité, il n’y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu’il peut
faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ;
il ne tiendrait peut-être qu’à lui d’en faire d’autres ! « L’État
fait des hommes tout ce qu’il veut », dit Bodeau. Ce mot résuma toutes
leurs théories.
Cet immense
pouvoir social que les économistes imaginent n’est pas seulement plus grand
qu’aucun de ceux qu’ils ont sous les yeux ; il en diffère encore par
l’origine et le caractère. Il ne découle pas directement de Dieu ; il ne
se rattache point à la tradition ; il est impersonnel : il ne
s’appelle plus le roi, mais l’État ; il n’est pas l’héritage d’une
famille ; il est le produit et le représentant de tous, et doit faire
plier le droit de chacun sous la volonté de tous.
Cette forme
particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme démocratique, dont le moyen âge
n’avait pas eu l’idée, leur est déjà familière. Plus de hiérarchie dans la
société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé
d’individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse
reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes
les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller
elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle, un mandataire unique, chargé de
tout faire en son nom sans la consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison
publique sans organes ; pour l’arrêter, des révolutions, et non des lois
en droit, un agent subordonné ; en fait, un maître. /261/ Ne
trouvant encore autour d’eux rien qui leur paraisse conforme à cet idéal, ils
vont le chercher au fond de l’Asie. Je n’exagère pas en affirmant qu’il n’y en
a pas un qui n’ait fait dans quelque partie de ses écrits l’éloge emphatique de
la Chine. On est sûr en lisant leurs livres d’y rencontrer au moins cela ;
et comme la Chine est encore très mal connue, il n’est sorte de billevesées
dont ils ne nous entretiennent à propos d’elle. Ce gouvernement imbécile et
barbare, qu’une poignée d’Européens maîtrise à son gré, leur semble le modèle
le plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde. Il est pour
eux ce que devinrent plus tard l’Angleterre et enfin l’Amérique pour tous les
Français. Ils se sentent émus et comme ravis à la vue d’un pays dont le souverain
absolu, mais exempt de préjugés, laboure une fois l’an la terre de ses propres
mains pour honorer les arts utiles ; où toutes les places sont obtenues
dans des concours littéraires ; qui n’a pour religion qu’une philosophie,
et pour aristocratie que des lettrés.
On croit que les
théories destructives qui sont désignées de nos jours sous le nom de socialisme sont d’origine récente ; c’est une erreur : ces théories sont
contemporaines des premiers économistes. Tandis que ceux-ci employaient le
gouvernement tout-puissant qu’ils rêvaient à changer les formes de la société,
les autres s’emparaient en imagination du même pouvoir pour en ruiner les
bases.
Lisez le Code de la Nature par Morelle, vous y trouverez, avec toutes
les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l’État et sur ses
droits illimités, plusieurs des théories politiques qui ont le plus effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous /262/ figurions avoir vues naître : la
communauté de biens, le droit au travail, l’égalité absolue, l’uniformité en
toutes choses, la régularité mécanique dans tous les mouvements des individus,
la tyrannie réglementaire et l’absorption complète de la personnalité des
citoyens dans le corps social.
« Rien dans la
société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, dit
l’article 1er de
ce Code. La propriété est détestable, et celui qui tentera de la rétablir sera
renfermé pour toute sa vie, comme un fou furieux et ennemi le l’humanité.
Chaque citoyen sera sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public, dit
l’article 2. Toutes les productions seront amassées dans des magasins
publics, pour être distribuées à tous les citoyens et servir aux besoins de
leur vie. Les villes seront bâties sur le même plan ; tous les édifices à
l’usage des particuliers seront semblables. A cinq ans tous les enfants seront
enlevés à leur famille et élevés en commun, aux frais de l’État, d’une façon
uniforme. Ce livre vous parait écrit d’hier : il date de cent ans ;
il paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay fondait son école :
tant il est vrai que la centralisation et le socialisme sont des produits du
même sol ; ils sont, relativement l’un à l’autre, ce que le fruit cultivé
est au sauvageon.
De tous les hommes
de leur temps, ce sont les économistes qui paraîtraient le moins dépaysés dans
le nôtre ; leur passion pour l’égalité est si décidée et leur goût de la
liberté si incertain qu’ils ont un faux air de contemporains. Quand je lis les
discours et les écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout
à coup transporté dans un lieu et au milieu d’une société que je ne connais
pas ; mais quand je parcours les livres /263/ des économistes, il
me semble que j’ai vécu avec ces gens-là et que je viens de discourir avec eux.
Vers 1750, la
nation tout entière ne se fût pas montrée plus exigeante en fait de liberté
politique que les économistes eux-mêmes ; elle en avait perdu le goût, et
jusqu’à l’idée, en en perdant l’usage. Elle souhaitait des réformes plus que
des droits, et, s’il ne se fût trouvé alors sur le trône un prince de la taille
et de l’humeur du grand Frédéric, je ne doute point qu’il n’eût accompli dans
la société et dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements que la
Révolution y a faits, non seulement sans perdre sa couronne, mais en augmentant
beaucoup son pouvoir. On assure que l’un des plus habiles ministres qu’ait eus
Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée et l’indiqua à son
maître ; mais de telles entreprises ne se conseillent point : on
n’est propre à les accomplir que quand on a été capable de les concevoir.
Vingt ans après,
il n’en était plus de même : l’image de la liberté politique s’était
offerte à l’esprit des Français et leur devenait chaque jour de plus en plus
attrayante. On s’en aperçoit à bien des signes. Les provinces commencent à
concevoir le désir de s’administrer de nouveau elles-mêmes. L’idée que le
peuple tout entier a le droit de prendre part à son gouvernement pénètre dans
les esprits et s’en empare. Le souvenir des anciens états généraux se ravive.
La nation, qui déteste sa propre histoire, n’en rappelle avec plaisir que
cette partie. Le nouveau courant entraîne les économistes eux-mêmes, et les
force d’embarrasser leur système unitaire de quelques institutions libres.
Lorsqu’en 1771 les
parlements sont détruits, le même /264/ public, qui avait eu si souvent
à souffrir de leurs préjugés, s’émeut profondément en voyant leur chute. Il
semblait qu’avec eux tombât la dernière barrière qui pouvait contenir encore
l’arbitraire royal.
Cette opposition
étonne et indigne Voltaire. « Presque tout le royaume est dans
l’effervescence et la consternation, écrit-il à ses amis ; la
fermentation est aussi forte dans les provinces qu’à Paris même. L’édit me
semble pourtant rempli de réformes utiles. Détruire la vénalité des charges,
rendre la justice gratuite, empêcher les plaideurs de venir à Paris des
extrémités du royaume pour s’y ruiner, charger le roi de payer les frais de
justices seigneuriales, ne sont-ce pas là de grands services rendus à la
nation ? Ces parlements, d’ailleurs, n’ont ils pas été souvent
persécuteurs et barbares ? En vérité, j’admire les Welches de prendre le
parti de ces bourgeois insolents et indociles. Pour moi, je crois que le roi a
raison, et, puisqu’il faut servir, je pense que mieux vaut le faire sous un
lion de bonne maison, et qui est né beaucoup plus fort que moi, que sous deux
cents rats de mon espèce. » Et il ajoute en manière d’excuse « Songez
que je dois apprécier infiniment la grâce qu’a faite le roi à tous les
seigneurs de terres, de payer les frais de leurs justices.
Voltaire, absent
de Paris depuis longtemps, croyait que l’esprit public en était encore resté au
point où il l’avait laissé. Il n’en était rien. Les Français ne se bornaient
plus à désirer que leurs affaires fussent mieux faites ; ils commençaient
à vouloir les faire eux-mêmes, et il était visible que la grande Révolution que
tout préparait allait avoir lieu, non seulement avec l’assentiment du peuple,
mais par ses mains.
Je pense qu’à
partir de ce moment-là cette révolution /265/ radicale, qui devait
confondre dans une même ruine ce que l’ancien régime contenait de plus mauvais
et ce qu’il renfermait de meilleur, était désormais inévitable. Un peuple si
mal préparé à agir par lui-même ne pouvait entreprendre de tout réformer à la
fois sans tout détruire. Un prince absolu eût été un novateur moins dangereux.
Pour moi, quand je considère que cette même révolution, qui détruit tant d’institutions,
d’idées, d’habitudes contraires à la liberté, en a, d’autre part, aboli tant
d’autres dont celle-ci peut à peine se passer, j’incline à croire qu’accomplie
par un despote, elle nous eût peut-être laissés moins impropres à devenir un
jour une nation libre que faite au nom de la souveraineté du peuple et par lui.
Il ne faut jamais
perdre de vue ce qui précède, si l’on veut comprendre l’histoire de notre
Révolution.
Quand l’amour des
Français pour la liberté politique se réveilla, ils avaient déjà conçu en
matière de gouvernement un certain nombre de notions qui, non seulement ne
s’accordaient pas facilement avec l’existence d’institutions libres, mais y
étaient presque contraires.
Ils avaient admis
comme idéal d’une société un peuple sans autre aristocratie que celle des
fonctionnaires publics, une administration unique et toute-puissante,
directrice de l’État, tutrice des particuliers. En voulant être libres, ils
n’entendirent point se départir de cette notion première ; ils essayèrent
seulement de la concilier avec celle de la liberté.
Ils entreprirent
donc de mêler ensemble une centralisation administrative sans bornes et un
corps législatif prépondérant l’administration de la bureaucratie /266/
et le gouvernement des électeurs. La nation en corps eut tous les droits de la
souveraineté, chaque citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite
dépendance : à l’une on demanda l’expérience et les vertus d’un peuple
libre ; à l’autre les qualités d’un bon serviteur.
C’est ce désir
d’introduire la liberté politique au milieu d’institutions et d’idées qui lui
étaient étrangères ou contraires, mais dont nous avions déjà contracté
l’habitude ou conçu par avance le goût, qui depuis soixante ans a produit tant
de vains essais de gouvernements libres, suivis de si funestes révolutions,
jusqu’à ce qu’enfin, fatigués de tant d’efforts, rebutés par un travail si
laborieux et si stérile, abandonnant leur seconde visée pour revenir à la
première, beaucoup de Français se réduisirent à penser que vivre égaux, sous un
maître avait encore, après tout, une certaine douceur. C’est ainsi que nous
nous trouvons ressembler infiniment plus aujourd’hui aux économistes de 1750
qu’à nos pères de 1789.
Je me suis souvent
demandé où est la source de cette passion de la liberté politique qui, dans
tous les temps, a fait faire aux hommes les plus grandes chose que l’humanité
ait accomplies, dans quels sentiments elle s’enracine et se nourrit.
Je vois bien que,
quand les peuples sont mal conduits, ils conçoivent volontiers le désir de se
gouverner eux-mêmes ; mais cette sorte d’amour de l’indépendance qui ne
prend naissance que dans certains maux particuliers et passagers que le
despotisme amène, n’est jamais durable : elle passe avec l’accident qui
l’avait fait naître ; on semblait aimer la liberté, il se trouve qu’on ne
faisait que haïr le maître. Ce que haïssent les /267/ peuples faits pour
être libres, c’est le mal même de la dépendance.
Je ne crois pas
non plus que le véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des
biens matériels qu’elle procure ; car cette vue vient souvent à s’obscurcir.
Il est bien vrai qu’à la longue la liberté amène toujours, à ceux qui savent la
retenir, l’aisance, le bien-être, et souvent la richesse ; mais il y a des
temps où elle trouble momentanément l’usage de pareils biens ; il y en a
d’autres où le despotisme seul peut en donner la jouissance passagère. Les
hommes qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l’ont jamais conservée
longtemps.
Ce qui, dans tous
les temps, lui a attaché si fortement le cœur de certains hommes, ce sont ses
attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c’est
le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul
gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose
qu’elle-même est fait pour servir.
Certains peuples
la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de périls et de misères. Ce
ne sont pas les biens matériels qu’elle leur donne que ceux-ci aiment alors en
elle ; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si
nécessaire qu’aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu’ils se
consolent de tout en la goûtant. D’autres se fatiguent d’elle au milieu de
leurs prospérités ; ils se la laissent arracher des mains sans résistance
de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu’ils lui doivent. Que
manque-t-il à ceux-là pour rester libres ? Quoi ? le goût même de
l’être. Ne me demandez pas d’analyser ce goût sublime, il faut l’éprouver. Il
entre de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le
recevoir : il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire
comprendre aux âmes médiocres qui ne l’ont jamais ressenti.