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8 décembre 2007 |
Pascal Lamy : « Nous ne pouvons
pas nous satisfaire du capitalisme » |
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Le
poisson pourrit par la tête
Pascal Lamy répond
aux questions de Daniel Fortin & Mathieu Magnaudeix, Challenges, 6 décembre
2007
Comme l’ont
écrit un certain nombre d’auteurs récents, Marx reste-t-il le meilleur penseur
du capitalisme contemporain ?
Le meilleur,
non, parce que l’histoire nous a montré qu’il n’était pas le prophète que
certains ont vanté. Mais il n’existe rien de comparable du point de vue de la
puissance explicative sinon prédictive. Si l’on veut analyser le capitalisme de
marché mondialisé d’aujourd’hui, l’essentiel de la boîte à outils
intellectuelle réside dans ce que Marx et un certain nombre de ses inspirateurs
ont écrit. Bien sûr, tout n’est pas parfait. Il y a des tas de critiques à
faire sur Marx, et il a été probablement meilleur philosophe et meilleur
théoricien de l’économie qu’il n’a été penseur politique...
Que
retenez-vous de Marx ?
Avant tout
l’idée que le capitalisme de marché est un système reposant sur une certaine
théorie de la valeur et sur la dynamique et les dérives qu’il peut générer. Un
système où il y a des propriétaires du capital qui achètent le travail et des
détenteurs de leur force de travail qui la vendent. Cette relation implique une
théorie du profit qui découle d’une aliénation : le système a tendance à
ce que les riches deviennent plus riches dès lors qu’ils accumulent du capital
et les pauvres plus pauvres dès lors qu’ils ne sont détenteurs que de leur
travail. Tout cela reste en gros vrai. Personne depuis n’a inventé une analyse
de la même importance. Même la globalisation n’est qu’une étape historique du
capitalisme de marché telle que Marx l’avait imaginée.
Mais à quoi
bon critiquer le capitalisme. N’est-il pas admis par tous ?
Le capitalisme
de marché est un système qui possède des vertus et des travers :
efficience, inégalités, innovation, court-termisme... Sa financiarisation
récente a brutalement changé l’équilibre laborieusement élaboré entre le
capital et le travail. Les institutions développées pour protéger les
travailleurs se sont trouvées de plus en plus inadaptées et inefficaces.
D’où la
priorité que j’ai donnée à l’objectif de maîtrise de la mondialisation lors de
mon mandat de commissaire européen au Commerce. A l’époque, en 1999, cela avait
surpris. Il faut écouter ceux qui parlent de modes de croissance alternatifs,
ceux qui s’inscrivent contre cet énorme poids consumériste qui fait que tout
est matérialisé, marchandise, contre ce système qui fait que les gens entrent
en relation avec des symboles qu’on leur vend grâce aux médias et à Internet,
mais n’achètent au fond que leur propre image à longueur de journée.
Il y a une
espèce de cannibalisme psychique là-dedans qui provoque des dérèglements.
Beaucoup de gens sont malheureux parce qu’on les met constamment en comparaison
avec leur voisin, avec une image d’eux-mêmes qu’on leur fabrique et qu’ils ne
peuvent pas atteindre. Je fais partie de ceux qui pensent qu’il faut continuer
à chercher des alternatives et que la politique doit s’impliquer plus dans ces
questions.
Des
alternatives au capitalisme ou des alternatives à la façon dont le capitalisme
fonctionne ?
Des
alternatives au capitalisme. On ne peut pas se satisfaire du capitalisme. Il
est un moyen qui doit rester au service du développement humain. Pas une fin en
soi. Un seul exemple : si on n’interroge pas vigoureusement la dynamique
du capitalisme, croyez-vous que nous parviendrons à maîtriser les changements
climatiques ?
N’est-ce
pas utopique ?
Et
alors ? Du point de vue théorique, je ne crois pas qu’on puisse se
satisfaire de borner l’horizon historique en disant que le capitalisme de
marché est un modèle qui est stable, à quelques amendements près. Il se nourrit
de trop d’injustices. Mais on peut aussi être réaliste et constater que jusqu’à
présent ce qui a été soit pensé, soit écrit, soit appliqué en termes
d’alternative au capitalisme n’a pas tenu la route. Le test de la réalité doit
demeurer essentiel.
Mais tout
de même, tout n’est pas à jeter dans le capitalisme...
Bien sûr que
non. Je voudrais qu’on sorte des anathèmes réciproques. Le mur de Berlin est
tombé il y a près de vingt ans. Il est temps de pouvoir discuter de la réalité
sans tomber dans la caricature. Le capitalisme est même un système très
efficace. D’autant plus qu’il est maintenant globalisé, ce qui produit
davantage d’économies d’échelle. Avec le même capital, on peut utiliser
davantage de travail sur des séries plus grandes. Cela crée, certes, des
inégalités, mais aussi du pouvoir d’achat, de la croissance. Le capitalisme a
sorti entre 300 et 500 millions de personnes de la pauvreté au cours des
vingt-cinq dernières années. C’est le cas en Chine et en Inde, un peu moins en
Afrique, or c’est une réalité et on ne peut pas la nier. Il faut être
suffisamment lucide pour reconnaître les inconvénients, mais aussi les avancées
de ce système.
A propos de
la montée en puissance de la Chine, n’est-on pas là au coeur de la théorie
marxiste, celle de la sublimation du capitalisme avant son
autodestruction ?
Si Marx analysait
la Chine d’aujourd’hui dans sa réalité et pas dans son projet, et s’il en
parlait avec Tocqueville, il lui dirait que l’Amérique est finalement très
sociale-démocrate comparée au modèle qu’incarne la Chine. Aux Etats-Unis, vous
avez une forme d’aide sociale pour les plus pauvres, vous avez des bons
alimentaires, des systèmes de prévoyance largement privés, certes, mais aussi
publics pour les plus démunis. Tout cela n’existe pas en Chine.
Les
dirigeants chinois évoquent une phase transitoire...
Quand je
parle aux dirigeants chinois, ils me disent que, pour eux, cette phase de
transformation économique comporte des risques de déséquilibres sociaux,
régionaux, environnementaux. Et ils en sont inquiets. Ils disent :
« Nous devons traiter la question, mais nous avons réussi à sortir de la
pauvreté des millions de gens, et cela de manière constante depuis trente ans.
Personne d’autre n’a fait cela (ce qui est vrai), créditez-nous du fait que
c’est un moment de notre parcours. »
Vous y
croyez ?
Je les comprends.
Mais
encore, vous qui les fréquentez régulièrement ?
Je crois
qu’ils sont très préoccupés de ces questions, mais je crois aussi que la
résolution de ces questions est intrinsèquement nécessaire à l’évolution du
système chinois. Si , ces questions sociales, de déséquilibres sociaux,
environnementaux, régionaux, ne sont pas traitées, alors c’est le système
lui-même qui est en cause. Les Chinois épargnent trop et ne consomment pas
assez. C’est l’une des sources du déséquilibre du commerce mondial.
Pourquoi,
d’après vous ?
Parce qu’ils
mettent de côté pour leur retraite, pour l’éducation de leurs enfants et pour
le jour où ils sont malades. C’est là qu’on revient au capitalisme de marché.
Cela n’est pas tout à fait un hasard si M. Bismarck a inventé la sécurité
sociale, si M. Ford était pour et si M. Beveridge l’a perfectionnée.
Ce sont des nécessités pour le fonctionnement du système lui-même à défaut de
la recherche d’une alternative.
Où en est
la gauche française avec Marx ?
Parlons
d’abord de la gauche sur le plan mondial. Dans une phase où le capitalisme de
marché est plus efficace et plus inégalitaire qu’avant, la réalité politique
actuelle est, d’un certain point de vue, beaucoup plus porteuse pour la gauche.
Vous avez du reste des événements qui viennent soutenir l’aspect difficilement
soutenable du modèle : soit des dérives intrinsèques, telle la crise des
subprimes, soit des phénomènes que le capitalisme et son système de
valorisation ne permettent pas de traiter, le plus évident est le réchauffement
climatique.
Mais la
gauche française est-elle encore trop marxiste ?
Oui, mais pas
dans son analyse du capitalisme, plutôt au sens de ce que Marx a écrit sur la
Commune. Ce que la gauche française aime dans Marx, c’est le côté « la
révolution, c’est demain, travailleurs de tous les pays unissez-vous, faites la
grève, cassez les reins du capitalisme et des capitalistes, et prenez le
pouvoir ». C’est le mythe de la gauche française. C’est la fertilisation
de Gracchus Babeuf par Marx dans la pensée politique française parce que Babeuf
a été un des inspirateurs de Marx.
Pourquoi le
modèle social-démocrate n’a-t-il, selon vous, jamais prospéré en France ?
Parce que la
gauche française reste obnubilée par l’égalité, et parce qu’elle en a une
vision souvent théorique, qui l’éloigné par exemple du mouvement syndical, plus
pratique dans son approche et donc plus dynamique. John Rawls est un homme dont
la pensée est admise par les trois quarts de la social-démocratie dans le monde
et qui continue à être rejeté par le PS. On vous dit « Rawls, c’est un
philosophe de droite ».
Et
pourquoi ? Parce qu’il parle d’équité et pas d’égalité. C’est quelque
chose qui mérite débat. Parce que si l’incarnation concrète de l’égalité, c’est
l’équité, alors rejeter l’équité au nom du fait que c’est une notion de droite
revient tout simplement à rejeter la réalité quand elle ne colle pas avec
l’analyse qu’on en fait.
Si je suis
social-démocrate, c’est à la fois parce que je crois profondément à la
nécessité et à la possibilité de changer ce monde, mais aussi parce je crois
que toute politique se fonde sur des faits.
Référence : http://contreinfo.info/article.php3?id_article=1488