Lettre
d'Amérique, les raisons d'un combat
• LE MONDE |
14.02.02 | 12h07
Il est parfois
nécessaire pour une nation de se défendre par les armes. Parce que la guerre
est une affaire sérieuse, entraînant le sacrifice de précieuses vies humaines,
la conscience exige que ceux qui la font expriment clairement le raisonnement
moral qui sous-tend leurs actes, afin que les parties en présence et le monde
entier soient avertis, sans ambiguïtés, des principes qu'ils défendent.
Nous affirmons cinq vérités
fondamentales qui s'appliquent à tous les peuples sans distinction :
1. Tous les êtres humains
naissent libres et égaux en droits et en dignité. [Déclaration universelle
des droits de l'homme, ONU, article premier.]
2. Le sujet fondamental de
la société est la personne humaine. Un gouvernement a pour rôle légitime de
protéger et d'entretenir les conditions de l'épanouissement humain.
3. Les êtres humains sont
naturellement enclins à chercher la vérité sur le sens et les fins dernières de
la vie.
4. La liberté d'opinion et
la liberté de culte sont des droits inviolables de la personne humaine.
5. Tuer au nom de Dieu est
contraire à la foi en Dieu. C'est la plus grande trahison de l'universalité de
la foi religieuse.
Nous nous battons pour nous
défendre et pour défendre ces principes universels.
Quelles sont les valeurs
américaines ?
Depuis le 11 septembre,
des millions d'Américains se demandent, mutuellement et à eux-mêmes :
pourquoi ? Pourquoi sommes-nous la cible de ces odieuses attaques ?
Pourquoi ces gens veulent-ils nous tuer ? Nous reconnaissons que notre
nation a parfois fait preuve d'arrogance et d'ignorance envers d'autres
sociétés. Notre nation a parfois conduit des politiques mal orientées et
injustes. Nous avons trop souvent, en tant que nation, failli à nos propres
idéaux. Nous ne pouvons pas imposer des principes moraux à d'autres sociétés
si, dans le même temps, nous ne reconnaissons pas nos propres manquements à ces
mêmes principes. Nous sommes unanimement convaincus - et sûrs en cela d'être
approuvés par tous les hommes de bonne volonté dans le monde - que l'invocation
de telle ou telle faute spécifique en matière de politique étrangère ne peut en
aucun cas justifier, ni même servir d'argument préalable pour le massacre
massif d'innocents.
En outre, dans une
démocratie comme la nôtre, où le pouvoir des gouvernants émane du consentement
des gouvernés, la politique s'enracine au moins partiellement dans la culture,
les valeurs et les priorités de la société dans son ensemble.
Bien que nous ne prétendions
pas connaître en profondeur les motivations de nos agresseurs et de leurs
sympathisants, ce que nous en savons donne à penser que leurs griefs s'étendent
bien au-delà des seules considérations politiques. Après tout, les tueurs du 11 septembre
n'ont émis aucune exigence particulière ; en ce sens, on peut dire qu'ils
ont tué pour tuer. Le chef d'Al-Qaida a défini les "frappes
bénies" du 11 septembre comme des coups portés contre l'Amérique "capitale
du monde des infidèles". Il faut donc en déduire que nos agresseurs
visent non seulement notre gouvernement mais notre société tout entière, notre
mode de vie en général. En réalité, leurs griefs s'adressent fondamentalement
non pas à notre gouvernement mais à ce que nous sommes. Alors, que sommes-nous ?
Quelles sont nos valeurs ? D'aucuns, y compris de nombreux Américains et
notamment plusieurs signataires de cette lettre, considèrent que certaines
valeurs américaines sont peu attrayantes, voire nuisibles. Le consumérisme
comme mode de vie. La liberté conçue comme une absence de règles. L'idée que
l'individu est son propre maître, se façonne lui-même et ne doit rien à
personne, ou presque. L'affaiblissement du mariage et de la vie de famille.
Sans compter l'énorme réseau de communications et de productions culturelles en
tout genre qui glorifie sans relâche ces valeurs, qu'elles soient bien ou mal
venues, et les diffuse dans presque tous les coins du monde.
Une lourde tâche nous
incombe, à nous Américains, et pas seulement depuis le 11 septembre :
nous devons regarder en face, objectivement, ces aspects peu attrayants de
notre société et nous efforcer de les améliorer. Nous nous y attelons. Cela
dit, l'Amérique propose aussi d'autres valeurs - que nous considérons comme nos
idéaux fondateurs et qui définissent plus précisément notre mode de vie -, très
différentes des premières et beaucoup plus engageantes, non seulement pour les
Américains mais pour les peuples du monde entier. Nous en mentionnerons
brièvement quatre.
La 1re est la
conviction que la dignité humaine est un droit inné pour toute personne et que,
par conséquent, toute personne doit être traitée comme une fin et non comme un
moyen.
Les fondateurs des
Etats-Unis, se basant sur la tradition de la loi naturelle autant que sur
l'assertion religieuse fondamentale selon laquelle tous les hommes ont été
créés à l'image de Dieu, ont posé comme "évidente en soi" la notion
d'égale dignité pour tous. L'expression politique la plus nette de cette
croyance en une dignité humaine transcendante est la démocratie. Son expression
culturelle la plus nette a été, pour les générations récentes aux Etats-Unis,
la réactualisation et l'extension du principe d'égale dignité à toutes les
personnes indépendamment de leur sexe, de leur race ou couleur de peau.
La 2e conséquence
immédiate de la 1re est la conviction qu'il existe des vérités morales
universelles (que les fondateurs de notre nation appelèrent "lois de la
Nature et de la nature de Dieu") et qu'elles s'appliquent à tous. Les
témoignages les plus éloquents de notre fidélité à ces vérités se trouvent dans
notre Déclaration d'indépendance, dans le discours d'adieu de George
Washington, le discours de Gettysburg et le second discours inaugural d'Abraham
Lincoln et la lettre de la prison de Birmingham du Dr Martin Luther King.
La 3e est la conviction
que notre connaissance individuelle et collective de la vérité étant
imparfaite, les désaccords sur ces valeurs doivent être discutés avec civilité
et tolérance sur la foi d'une argumentation raisonnable.
La 4e est la liberté
d'opinion et la liberté de culte. Ces libertés intrinsèquement liées sont
considérées, dans notre pays et ailleurs, comme un reflet de la dignité humaine
fondamentale et comme une condition préalable aux autres libertés
individuelles.
Pour nous, ce que ces
valeurs ont de plus frappant, c'est qu'elles s'appliquent à tous sans
distinction et ne peuvent donc être utilisées pour dénier à qui que ce soit le
respect de sa race, de sa langue, de sa mémoire, de sa religion. C'est pourquoi
tout le monde peut en principe devenir américain. En principe et dans les
faits. Des gens accourent de partout vers notre pays pour, comme le dit une
statue dans le port de New York, pouvoir respirer librement et, assez
rapidement, deviennent américains. Aucune autre nation dans l'Histoire n'a
aussi explicitement forgé son identité - sa Constitution, ses textes fondateurs
et même sa propre perception de soi - sur la base des valeurs humaines
universelles. Pour nous, ce fait prime tout dans ce pays.
Certains soutiennent que ces
valeurs ne sont pas du tout universelles, mais spécifiquement occidentales et
notamment chrétiennes. Considérer ces valeurs comme universelles serait,
d'après eux, nier le caractère distinctif des autres cultures. [Pour les
uns, c'est une façon de condamner ces "autres" cultures, présumées
trop attardées ou trop aveuglées par de fausses croyances pour comprendre ce
que nous appelons dans cette lettre valeurs humaines universelles ; pour
d'autres, c'est une façon de reprendre à leur compte (généralement l'une de)
ces cultures présumées indifférentes à ces valeurs. Nous désapprouvons ces deux
visions.]
Nous ne sommes pas d'accord.
Nous reconnaissons que notre civilisation y est pour beaucoup mais nous croyons
que tous les hommes ont été créés égaux. Nous croyons que la liberté humaine
est universellement possible et désirable. Nous croyons que certaines vérités
morales fondamentales sont reconnues partout dans le monde. Nous approuvons
l'assemblée internationale d'éminents philosophes qui, à la fin des années
1940, ont participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de
l'homme de l'ONU et ont conclu que certaines idées morales sont tellement
répandues qu'elles "peuvent être considérées comme inhérentes à la
nature de l'homme en tant que membre d'une société".
Avec optimisme, mais
rigueur, nous faisons nôtres les propos du Dr Martin Luther King lorsqu'il dit
que, si l'arc de l'univers moral est vaste, il s'incurve vers la justice, non
seulement pour quelques privilégiés mais pour tous.
Une fois encore, en nous
penchant sur notre propre société, force est de constater que de trop
nombreuses failles séparent nos idéaux de notre conduite. Mais, Américains en
temps de guerre et de crise mondiale, nous tenons à rappeler que le meilleur de
ce que nous appelons trop facilement les "valeurs américaines" n'est
pas l'apanage de la seule Amérique : c'est l'héritage commun de l'humanité
et donc un fondement possible de l'espoir en une communauté mondiale basée sur
la paix et la justice.
La question de Dieu
Depuis le 11 septembre,
des millions d'Américains se demandent, mutuellement et à eux-mêmes :
"Et Dieu dans tout ça ?" Des crises de cette amplitude nous
contraignent à revenir sur les premiers principes. Devant l'horreur de ce qui
s'est produit, et face au danger de ce qui risque de se produire encore, nombre
d'entre nous posent la question : la foi religieuse fait-elle partie de la
solution ou du problème ? Les signataires de cette lettre sont issus de
diverses traditions religieuses et morales, parfois laïques. Nous sommes
unanimement convaincus que l'invocation de Dieu pour tuer ou estropier des
êtres humains est immorale et contraire à la foi en Dieu. Nombre d'entre nous
croient que nous sommes soumis au jugement de Dieu. Aucun de nous ne croit que
Dieu nous ait jamais commandé de nous entre-tuer. En vérité, une telle
attitude, qu'on l'appelle "guerre sainte" ou "croisade",
est non seulement une violation des principes fondamentaux de la justice mais
la négation même de la foi religieuse, puisqu'elle transforme Dieu en une idole
au service de desseins humains.
Notre propre nation fut
jadis engagée dans une grande guerre de Sécession, où chaque camp pensait que
Dieu s'opposait au camp adverse. Dans son second discours inaugural de 1865, le
10e président des Etats-Unis, Abraham Lincoln, a tranché la
question : " Les voies du Seigneur sont impénétrables."
Ceux qui nous ont attaqués le 11 septembre ont clamé ouvertement qu'ils
menaient une guerre sainte. Et beaucoup, parmi ceux qui les soutiennent ou
sympathisent avec eux, invoquent de même le nom de Dieu et semblent reprendre à
leur compte l'argument de la guerre sainte. Pour comprendre à quel point cette
façon de penser est désastreuse, il nous suffit, à nous Américains, de nous
rappeler notre propre histoire et celle de l'Occident. Les guerres de religion
et le sectarisme chrétien ont déchiré l'Europe pendant près d'un siècle. Aux
Etats-Unis aussi, on a vu des tueries perpétrées au moins en partie au nom
d'une foi religieuse. A l'égard de ce fléau, aucune civilisation, aucune
tradition religieuse n'est sans tache.
La personne humaine est
fondamentalement portée vers la recherche du savoir. Evaluer, choisir,
déterminer des raisons de chérir ce que nous chérissons, tel est le propre de
l'homme. Pourquoi sommes-nous nés ? Qu'adviendra-t-il de nous après notre
mort ? Voilà autant de questions, posées par ce besoin intrinsèque de
savoir, qui nous amènent à nous interroger sur les fins dernières, notamment
sur le problème de Dieu. Certains des signataires de cette lettre pensent que
l'homme est par nature "religieux", au sens où chacun, même celui qui
ne croit pas en Dieu ou n'adhère à aucune religion révélée, fait des choix
essentiels et réfléchit sur les valeurs ultimes. Tous les signataires de cette
lettre reconnaissent que la foi et les institutions religieuses sont, ici et là
dans le monde, des bases importantes de la société civile, qui ont souvent
produit des résultats bénéfiques et apaisants mais ont parfois aussi été des
facteurs de division et de violence. Quelles réponses les dirigeants et la
société civile peuvent-ils apporter à ces problèmes humains et sociaux
fondamentaux ? Première possibilité : mettre hors la loi et réprimer
la religion. Deuxième possibilité : adopter une idéologie laïque,
c'est-à-dire un scepticisme affiché ou une réelle hostilité envers la religion
présupposant que la religion, notamment l'expression publique de la conviction
religieuse, est par elle-même source de problèmes. Troisième possibilité :
la théocratie, c'est-à-dire l'instauration d'une religion unique, prétendue
seule vraie religion, imposée à l'ensemble du corps social et donc entièrement
financée et réglementée par l'Etat. Nous nous prononçons contre chacune de ces
trois réponses. La répression légale porte radicalement atteinte aux
libertés publiques, elle est incompatible avec une société démocratique. Bien
que l'idéologie laïque semble de plus en plus, dans notre société, emporter
l'adhésion des jeunes générations, nous la désapprouvons parce qu'elle vient à
l'encontre de la légitimité d'une partie importante de la société civile et
tend à nier l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison
comme une dimension importante de la personne humaine. [A ce sujet, les
avocats de la laïcité surestiment sans doute la capacité des sociétés humaines
à se passer de "religion", même en théorie. En outre, ils mesurent
mal, même en acceptant leurs propres prémisses, les conséquences sociales de la
suppression de la religion traditionnelle. Car, si nous considérons la religion
comme une valeur ultime, le vingtième siècle a offert au monde deux exemples
terrifiants - le nazisme en Allemagne, le communisme en Union soviétique - de
religions laïques, qu'on peut appeler religions de substitution, toutes deux
destinées à éradiquer la foi religieuse traditionnelle (en fait, une foi
concurrente) et toutes deux parfaitement indifférentes à la dignité humaine et
aux droits de l'homme fondamentaux.]
Enfin, même si la théocratie
a déjà été en usage dans l'histoire de l'Occident (hors Etats-Unis), nous la
désapprouvons aussi pour des raisons à la fois sociales et théologiques.
Socialement, la religion d'Etat s'oppose à la liberté de culte, un droit de
l'homme fondamental. En outre, un contrôle étatique de la religion risque
d'exacerber les conflits religieux et, plus grave encore peut-être, de menacer
la vitalité et l'authenticité des institutions religieuses. Théologiquement,
même pour les fidèles fermement convaincus de la vérité de leur foi, la
coercition en matière religieuse est en définitive une violation de la religion
elle-même, puisqu'elle prive les autres du droit de répondre librement et
dignement à l'invitation du Créateur.
La société américaine, dans
ce qu'elle a de meilleur, s'emploie à faire en sorte que foi et liberté aillent
de pair, chacune rehaussant l'autre. Nous avons un régime laïque - nos
dirigeants politiques ne sont pas des dirigeants religieux - mais notre société
est de loin la plus religieuse du monde occidental. Notre nation respecte
profondément la liberté et la diversité religieuses, y compris les droits des
non-croyants, mais proclame dans ses tribunaux et inscrit sur chacune de ses
pièces de monnaie la devise : "In God We Trust."
Politiquement, notre séparation de l'Eglise et de l'Etat vise à maintenir la
politique dans sa sphère propre, en limitant le pouvoir d'intervention de
l'Etat dans les affaires religieuses et en obligeant ainsi le gouvernement à
asseoir sa légitimité et ses actes sur des bases morales qu'il n'a pas
inventées lui-même. Spirituellement, notre séparation de l'Eglise et de l'Etat
permet à la religion d'être religion, en la détachant du pouvoir coercitif du
gouvernement. En bref, nous nous efforçons de séparer l'Eglise et l'Etat pour
la protection et la vitalité de l'une et de l'autre.
Les croyants américains ont
souvent éprouvé quelque difficulté à concilier vérité religieuse et liberté
religieuse. La question n'est toujours pas réglée, d'ailleurs. Notre
fonctionnement social et constitutionnel requiert, presque par définition, de
constants débats, ajustements, délibérations et compromis. C'est le fait, voire
la cause, d'un certain tempérament national voulant que les croyants les plus
convaincus de la vérité de leur foi respectent, non par compromis mais au nom
même de cette foi, ceux qui choisissent une voie différente.
Comment diminuer, au
XXIe siècle, la méfiance, la haine et la violence induites par la
religion ? Les réponses à cette question sont nombreuses, bien sûr, mais
en voici toujours une : en approfondissant et en renouvelant notre
conception de la religion par la reconnaissance de la liberté religieuse comme
droit fondamental pour tous les peuples de toutes les nations.
Une guerre juste ?
Nous reconnaissons que toute
guerre est terrible et n'est, au fond, que l'expression d'un échec
diplomatique. Nous savons aussi que la frontière entre le bien et le mal n'est
pas une frontière entre deux nations, encore moins entre deux religions ;
c'est une ligne de démarcation tracée dans le cœur de chaque être humain. En
fin de compte, ceux d'entre nous - juifs, chrétiens, musulmans et autres - qui
sont des gens de foi savent très bien que leur devoir, inscrit dans leurs
saintes écritures respectives, leur commande d'être miséricordieux et de faire
tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la guerre et vivre en paix.
Cependant, la raison et une
réflexion morale attentive nous enseignent que, face au mal, la meilleure
riposte consiste à y mettre fin. Il arrive que la guerre soit non seulement
moralement permise mais moralement nécessaire, pour répondre à d'ignominieuses
démonstrations de violence, de haine et d'injustice. C'est le cas aujourd'hui.
L'idée de "guerre
juste" s'enracine dans maintes traditions morales laïques et religieuses
du monde. Les enseignements juifs, chrétiens et musulmans, par exemple,
contiennent tous des réflexions sur la guerre juste. Bien sûr, certains
estiment, au nom du réalisme, que la guerre est essentiellement un conflit
d'intérêts et réfutent la pertinence de toute analyse morale. Ce n'est pas
notre avis. [Les approches intellectuelle et morale de la guerre comme
phénomène humain peuvent se diviser en quatre écoles de pensée. La première
peut être appelée le réalisme : la croyance que la guerre est
fondamentalement une question de pouvoir, d'intérêt, de nécessité, de survie,
qui écarte donc l'analyse morale abstraite. La deuxième peut être appelée
guerre sainte : la croyance que Dieu autorise la coercition et le meurtre
des incroyants ou que l'émergence d'une idéologie laïque particulière autorise
la coercition et leur meurtre des incroyants. La troisième peut être appelée
pacifisme : la croyance que toute guerre est intrinsèquement immorale. Et
la quatrième est typiquement appelée guerre juste, la croyance que la raison
morale universelle, également nommée loi morale naturelle, peut et doit
s'appliquer à la guerre. Les signataires de cette lettre s'opposent largement à
la première école de pensée. Nous rejetons la deuxième sans équivoque, quelle
que soit la forme qu'elle prenne, qu'elle émane de notre société (notre "camp")
et se propose de la défendre ou du camp qui veut notre perte. Certains des
signataires de cette lettre sont séduits par la troisième école de pensée
(particulièrement l'idée que la non-violence ne signifie pas la capitulation,
la passivité ou le refus de défendre la justice, bien au contraire), même si
nous nous en démarquons respectueusement, non sans crainte et tremblement.
Notre groupe dans son ensemble est plutôt enclin à se ranger du côté de la
quatrième école de pensée.]
La déconsidération de la
morale face à la guerre est en soi une position morale : celui qui rejette
la raison accepte la dérégulation des relations internationales et capitule
devant le cynisme. Faire entrer la guerre dans le cadre d'un raisonnement moral
objectif, c'est tenter de fonder la société civile et la communauté
internationale sur la justice. Les principes de la guerre juste nous enseignent
que les guerres d'agression et de conquête ne sont jamais acceptables. On n'a
pas le droit de faire la guerre pour la gloire de son pays, pour venger des
torts passés, pour conquérir des territoires ou pour quelque autre motif non
défensif. La première justification morale de la guerre est la protection de
l'innocent contre le mal. Saint Augustin, dont l'ouvrage La Cité de Dieu
est une contribution essentielle à la réflexion sur la guerre juste, soutient
(faisant écho à Socrate) que, pour le chrétien, il vaut mieux endurer le mal
que le commettre. Mais le renoncement à l'autodéfense, qui est un engagement
personnel, peut-il être moralement imposé à autrui ? Pour saint Augustin,
et pour la plupart des autres tenants de la guerre juste, la réponse est non.
Si l'on a la preuve incontestable qu'un recours à la force peut empêcher le
massacre d'innocents incapables de se défendre par eux-mêmes, alors le principe
moral de l'amour du prochain nous ordonne de recourir à la force.
On ne peut pas légitimement
faire la guerre lorsque le danger est minime, douteux, de conséquence
incertaine ou peut être vaincu par la négociation, l'appel à la raison, la
médiation d'une tierce partie ou autres moyens non violents. [Certains
estiment que l'argument du "dernier ressort" dans la théorie de la
guerre juste - en substance, l'idée que toute alternative raisonnable et
plausible doit être explorée avant de recourir à la force - suppose que le
recours aux armes doit être approuvé par une instance internationale reconnue,
telle que l'ONU. Cette proposition est problématique. D'abord, c'est une
nouveauté : historiquement, l'approbation internationale n'a jamais été
considérée par les théoriciens de la guerre juste comme une juste exigence.
Ensuite, rien ne prouve qu'une instance internationale comme l'ONU soit la
mieux inspirée pour décider quand, et dans quelles conditions, un recours aux
armes est justifié, sans oublier que l'effort engagé pour faire appliquer ses
décisions compromettrait inévitablement sa mission première qui est
humanitaire. Selon un observateur, ancien assistant du secrétaire général de
l'ONU, faire de l'ONU "la pâle imitation d'un Etat" afin de
"réglementer l'usage de la force" internationalement "serait un
projet suicidaire".]
Mais si la menace contre des
innocents est réelle et certaine, surtout si l'agresseur est motivé par une
hostilité implacable - si son but n'est pas de vous amener à négocier ou même à
vous soumettre, mais de vous détruire - alors un usage proportionné de la force
est justifié.
Une guerre juste ne peut
être menée que par une autorité légitime responsable de l'ordre public. La
violence gratuite, opportuniste ou individualiste n'est jamais moralement
acceptable. [Dans la théorie de la guerre juste, l'exigence d'une autorité
légitime a pour but principal d'empêcher l'anarchie d'une guerre privée menée
par des seigneurs de la guerre — une anarchie qu'on rencontre de nos jours dans
certaines parties du monde et dont les agresseurs du 11 septembre sont des
incarnations représentatives. L'exigence d'une autorité légitime ne peut pas,
par ailleurs, et pour diverses raisons, s'appliquer en tant que telle aux
guerres d'indépendance nationale ou de succession. D'abord, ces types de
conflit ne sont pas internationaux. Ensuite, dans ces conflits, c'est
précisément la légitimité publique qui est contestée. Par exemple, dans la
guerre d'indépendance consécutive à la fondation des Etats-Unis, les analystes
de la guerre juste font souvent remarquer que les colonies rebelles
constituaient en elles-mêmes une autorité publique légitime, que ces colonies
avaient raisonnablement conclu que le gouvernement britannique était, dans le
texte de notre Déclaration d'indépendance, devenu "un obstacle à ces
fins" et avait donc cessé d'être une autorité publique compétente.
D'ailleurs, même dans le cas où les belligérants ne constituent pas au sens
propre une autorité publique reconnue - par exemple le soulèvement du ghetto de
Varsovie en 1943 contre l'occupation nazie - l'exigence de l'autorité légitime
dans la théorie de la guerre juste n'invalide pas moralement le recours aux
armes par ceux qui résistent à l'oppression en cherchant à renverser l'autorité
légitime.] Une guerre juste ne peut être menée que contre des combattants.
Les tenants de la guerre juste, tout au long de l'histoire et partout dans le
monde - qu'ils soient musulmans, juifs, chrétiens, issus d'autres religions ou
laïques - ont toujours prôné l'immunité des non-combattants. En d'autres
termes, tuer des civils par esprit de vengeance, ou même pour dissuader
d'éventuels agresseurs partisans de leur cause, est une faute morale. Bien que,
dans certaines circonstances et dans un cadre donné, on puisse justifier
moralement des actions militaires risquant d'entraîner la mort non
intentionnelle mais prévisible de non-combattants, il n'est pas moralement
acceptable de prendre la mort de non-combattants pour objectif opérationnel
d'une action militaire.
Ces principes et d'autres
nous enseignent que, chaque fois que des êtres humains envisagent ou livrent
une guerre, il est à la fois possible et nécessaire d'affirmer le caractère
sacré de la vie humaine et d'adhérer au principe de l'égale dignité de tous les
hommes.
Ces principes s'efforcent de
préserver et de refléter, même dans la tragédie de la guerre, la vérité morale
fondamentale selon laquelle les "autres" - ceux qui nous sont
étrangers, qui diffèrent de nous par la race ou la langue, dont la religion
peut nous paraître erronée - ont autant que nous le droit de vivre, ont la même
dignité humaine et les mêmes droits en général.
Le 11 septembre 2001,
un groupe d'individus a délibérément attaqué les Etats-Unis en utilisant des
avions détournés comme armes pour tuer en moins de 2 heures plus de
3 000 de nos citoyens à New York, en Pennsylvanie et à Washington. Ceux
qui moururent ce jour-là étaient des civils, pas des combattants, et
parfaitement inconnus, sauf en tant qu'Américains, de ceux qui les ont tués.
Ceux qui moururent en ce matin du 11 septembre furent tués lâchement, au
hasard et avec préméditation - c'est-à-dire, en termes juridiques, assassinés.
Parmi ces morts, il y avait des gens de toutes races, de diverses ethnies, de
presque toutes les religions. Il y avait aussi bien des balayeurs que des chefs
d'entreprise.
Les individus qui commirent
ses actes n'ont pas agi seuls, ni sans appui, ni pour des raisons inconnues.
Ils étaient membres d'un réseau islamiste international sévissant dans une quarantaine
de pays, actuellement connu sous le nom d'Al-Qaida. Ce groupe lui-même n'est
qu'un bras d'un vaste mouvement islamiste radical qui s'accroît depuis des
décennies sous l'œil bienveillant, parfois même avec le soutien de certains
gouvernements, et proclame ouvertement, en montrant qu'il en a les moyens, sa
volonté de recourir à l'assassinat pour atteindre ses objectifs. Nous employons
les termes "islam" et "islamique" quand nous voulons nous
référer à l'une des plus grandes religions du monde, forte d'un milliard deux
cents millions d'adeptes environ, parmi lesquels plusieurs millions de citoyens
américains, dont certains ont été assassinés le 11 septembre. Il va sans
dire - mais disons-le quand même, une fois pour toutes - que la grande majorité
des musulmans du monde, guidés dans une large mesure par les enseignements du
Coran, sont honnêtes, loyaux et pacifiques. Nous employons les termes
"islamisme" et "islamiste radical" pour désigner le
mouvement politico-religieux violent, extrémiste et radicalement intolérant qui
menace aujourd'hui le monde, y compris le monde musulman.
Ce mouvement violent radical
s'oppose non seulement à une certaine politique américaine et occidentale -
plusieurs signataires de cette lettre s'y opposent aussi en partie - mais
encore au principe fondateur du monde moderne, la tolérance religieuse, ainsi
qu'aux droits de l'homme fondamentaux, en particulier la liberté d'opinion et
de culte, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de
l'ONU et qui doivent être la base de toute civilisation orientée vers
l'épanouissement de l'homme, la justice et la paix.
Ce mouvement extrémiste
prétend parler au nom de l'islam, mais trahit les principes islamiques
fondamentaux. L'islam est contre les atrocités morales. Ainsi, réfléchissant
sur les enseignements du Coran et l'exemple du Prophète, les penseurs musulmans
ont professé au fil des siècles que la lutte sur le sentier de Dieu
(c'est-à-dire le djihad) interdit de tuer délibérément des non-combattants et
stipule qu'une action militaire ne peut être entreprise que sur l'ordre d'une
autorité publique légitime.
Ils nous rappellent avec
force que l'islam, non moins que le christianisme, le judaïsme et d'autres
religions, est menacé et risque d'être dégradé par ces profanateurs qui
invoquent le nom de Dieu pour tuer sans discrimination. Derrière les mouvements
qui endossent le manteau de la religion, il y a aussi, nous en avons
conscience, une dimension politique, sociale et démographique complexe qu'il
faut prendre en considération. En même temps, il faut tenir compte de la
philosophie, et la philosophie qui anime ce mouvement radical islamiste, dans
son mépris de la vie humaine, en concevant le monde comme une lutte à mort
entre croyants et incroyants (qu'ils soient musulmans non radicaux, juifs,
chrétiens, hindous ou autres), nie clairement l'égale dignité de toutes les
personnes et, ce faisant, trahit la religion et rejette le fondement même de la
vie civilisée et la possibilité de la paix entre les nations.
Il y a plus grave. Les
assassinats massifs du 11 septembre ont démontré, peut-être pour la
première fois, que ce mouvement a désormais non seulement le désir clairement
affiché mais la capacité technique - avec un accès possible, et la volonté d'en
faire usage, aux armes chimiques, biologiques et nucléaires - de ravager
massivement et atrocement ses cibles désignées.
Ceux qui ont massacré plus
de 3 000 personnes le 11 septembre et qui, de leur propre aveu, ne
souhaitent rien plus que de recommencer, constituent un danger clair et réel
pour tous les hommes de bonne volonté partout dans le monde, et pas seulement
aux Etats-Unis. De tels actes sont un pur exemple d'agression caractérisée
contre des vies humaines innocentes, un fléau mondial que seul un recours à la
force peut éradiquer.
Des tueurs organisés,
infiltrés dans le monde entier, nous menacent tous aujourd'hui. Au nom de la
morale universelle, et pleinement conscients des restrictions et exigences de
la guerre juste, nous soutenons la décision de notre gouvernement et de notre
société d'utiliser contre eux la force armée.
Conclusion
Nous nous engageons à faire
tout notre possible pour écarter les malencontreuses tentations - arrogance et
chauvinisme notamment - auxquelles les nations en guerre semblent si souvent
céder. En même temps, nous affirmons solennellement d'une seule voix qu'il est
crucial pour notre nation de gagner cette guerre. Nous combattons pour nous
défendre, mais nous croyons aussi nous battre pour défendre les principes des
droits de l'homme et de la dignité humaine qui sont le plus bel espoir de
l'humanité. Un jour, cette guerre finira. Quand nous en serons là - et, à
certains égards, même avant - un grand effort de réconciliation nous incombera.
Nous espérons que cette guerre, en mettant fin à un fléau mondial, pourra
accroître les possibilités de fonder la communauté mondiale sur la justice.
Mais nous savons que seuls les pacifistes, ici comme ailleurs, pourront faire
en sorte que cette guerre n'aura pas été vaine. Nous voulons nous adresser
particulièrement à nos frères et sœurs des sociétés musulmanes. Nous vous
disons sans ambages : nous ne sommes pas vos ennemis, mais vos amis. Nous
ne devons pas être ennemis. Nous avons trop de points communs. Nous avons tant
à faire ensemble. Votre dignité humaine, non moins que la nôtre - votre droit à
une belle vie, non moins que le nôtre -, voilà ce pour quoi nous croyons
combattre. Nous savons que certains d'entre vous se méfient énormément de nous,
et nous savons que nous sommes, nous les Américains, en partie responsables de
cette méfiance. Mais nous ne devons pas être ennemis. Nous espérons pouvoir
œuvrer avec vous et tous les hommes de bonne volonté à la construction d'une
paix juste et durable.
Traduit de l'anglais
(Etats-Unis) par Jean-François Kleiner
© Février 2002,
Institute for American Values
Les passages entre crochets
en italique sont des notes des auteurs de la "Lettre"
ARTICLE PARU
DANS L'EDITION DU 15.02.02