Vers une anthropologie
comparative
des démocraties modernes
Esprit, mai 2000
ESPRIT — Vous avez terminé la première partie de cet
entretien en évoquant les valeurs propres à nos sociétés. Cela permet d’aborder
maintenant l’autre versant de votre travail, une interrogation anthropologique
originale puisqu’elle porte sur nos sociétés dites modernes et pas uniquement
sur les sociétés traditionnelles ou sauvages, au sens de Claude Lévi-Strauss.
Dès lors, il y a une rencontre, une convergence de la sociologie et de
l’anthropologie, que l’on distingue d’habitude en fonction de la rupture
moderne. Quelles sont alors les valeurs qui sous-tendent selon vous nos
sociétés ? Mais n’y a-t-il pas là encore une tradition intellectuelle
française qui fait obstacle ? Il y a chez vous le refus de trop concéder à
la dialectique de l’Aufklärung, c’est-à-dire à une opposition frontale entre
modernité et tradition, et à raviver la querelle des Anciens et des Modernes,
comme le font les kantiens français. Quels sont donc les vecteurs de ce projet
anthropologique et en quoi est-il lié à une interprétation de la
modernité ?
Vincent DESCOMBES — Je dois peut-être préciser tout
d’abord que je ne cherche évidemment pas à déguiser mon travail, qui est
philosophique, en une étude anthropologique. C’est tout le contraire. Je ne
crois pas à l’« anthropologie philosophique » qu’un philosophe
pourrait élaborer a priori dans son bureau, et c’est pourquoi je tente de
montrer par des raisons philosophiques la supériorité d’une
« anthropologie de la modernité » sur ce qu’on a appelé le
« discours philosophique de la modernité » (construction qu’on trouve
chez Heidegger comme chez Foucault ou Habermas).
Il faut ici revenir sur la
partition actuelle des disciplines, la sociologie d’un côté et l’anthropologie
de l’autre. Cette situation est anormale au regard de notre tradition
sociologique, car Durkheim et Mauss (mais aussi Max Weber) traitent à la fois
des sociétés traditionnelles et des sociétés modernes, le but étant d’établir
une typologie reposant sur un contraste entre les unes et les autres. Dès lors,
les mots « sociologie » et « anthropologie » deviennent
vite équivoques : si on les prend dans un sens classificatoire (de quel
laboratoire relevez-vous ?), la sociologie a pour rôle d’étudier les
banlieues et l’anthropologie des terrains exotiques. Il y a donc deux
disciplines, mais on ne sait pas pourquoi. Mon idée de la sociologie est plus
large : la sociologie proprement dite et l’anthropologie, c’est la même
chose. En revanche, il y a aujourd’hui des chercheurs qui sont en réalité des
dissidents de la sociologie au sens classique, car ils prétendent pouvoir étudier
le social autour d’eux sans passer par un certain nombre d’épreuves
intellectuelles qui leur permettraient d’acquérir des concepts plus pertinents,
plus rationnels, plus universels que ceux dont ils disposent d’emblée du fait
d’appartenir à cette société. L’anormal, c’est de séparer l’anthropologie (pour
les autres) et la sociologie (pour nous) parce que, dans cette situation, la
sociologie de nous-mêmes devient une sorte de réflexion spéculaire, de
narcissisme, puisque, sous le nom de « sociologie », nous ne ferons
que nous appliquer à nous-mêmes les idées que nous avions en commençant. De son
côté, l’anthropologie devient un divertissement, un voyage qui ne remet pas
l’image qu’on se fait de l’être humain, une fois revenu chez soi.
Pour se démarquer de cette
approche, il faut rappeler que la grande sociologie apparaît après la
Révolution française : c’est une réflexion qui suppose la Révolution et
qui réfléchit de façon critique sur les limites intellectuelles des Lumières
devant l’événement de la Révolution française. Ces limites apparaissent par le
fait que des gens qui avaient des idées analogues se sont retrouvés dans des
camps opposés, sans pouvoir tirer de leurs « lumières » de quoi
expliquer pourquoi ils devraient être jacobins plutôt que girondins, royalistes
plutôt que révolutionnaires. Les Lumières ne préparaient pas à s’engager d’un
côté ou de l’autre. Nietzsche l’a bien vu, en distinguant les Lumières qui
préparaient à la Révolution et les Lumières aristocratiques. Les Lumières se
révèlent donc trop courtes intellectuellement devant l’événement que représente
la Révolution française : d’où l’effort entrepris par la grande sociologie
au XIXe siècle pour comprendre la Révolution française et ce qui est
arrivé ensuite. Chez les ancêtres de la grande sociologie et surtout chez
Durkheim, il y a l’idée qu’il faut un effort intellectuel gigantesque pour
comprendre la société moderne et saisir parallèlement la manière dont les
différentes formes d’humanité se rapportent les unes aux autres en partant de
l’Australie et en allant jusqu’aux phénomènes anomiques et aux pathologies de
la société moderne. Tandis que si l’on prétend être juste un expert des
pathologies modernes, sans un équipement intellectuel comme celui que requiert
l’anthropologie sociale, on va sans doute traiter de problèmes brûlants, mais
on n’aura pas grand-chose à en dire. Nous avons besoin d’une anthropologie de
nous-mêmes et non d’une « ontologie de nous-mêmes ».
Mais cette anthropologie de
l’homme occidental, ce n’est pas l’idée qu’on peut trouver autant d’exotisme à
la maison que dans des pays lointains, ce n’est donc pas l’idée qu’on peut se
dépayser sur place. C’est l’idée que l’anthropologie comme telle comporte un
moment proprement philosophique : elle est en effet un effort pour se comprendre
soi-même, mais non pas sur le mode d’une pure réflexion du type cogito. La
compréhension passera par le travail de décrire différents types d’humanité et,
par là, de nous situer nous-mêmes comparativement. Certains philosophes ont
horreur de la sociologie qu’ils tiennent pour une antiphilosophie. Je crois que
la sociologie comprise comme anthropologie sociale étudiant toutes les formes
de l’humanité est profondément accordée à l’esprit d’une philosophie qui
accepte de renoncer à produire une conception de l’histoire dont nous serions
le centre ou le sommet.
Je voudrais dire un mot de
cette rencontre de l’anthropologue et du philosophe. Ce qui frappe un
philosophe, dans les philosophies progressistes de l’histoire, c’est le côté
bizarre d’une classification des formes d’humanité qui distingue la raison des
Modernes et la déraison du monde prémoderne. Une telle classification n’est pas
descriptive puisque nous appliquons les concepts de nos sociétés aux autres
sociétés et, du même coup, nous découvrons qu’elles sont déraisonnables
puisqu’elles ne disposent pas de nos concepts. Ce n’était pas la peine de faire
de l’anthropologie pour en arriver à un si mince résultat. Nous voyons ici que
c’est le philosophe qui doit protester quand le concept de raison est utilisé —
malheureusement par des philosophes — pour contraster les cultures, pour
distinguer des cultures rationnelles et des cultures irrationnelles. Un tel
usage du concept de raison est privé de sens. Il peut y avoir des formes
d’irrationalité dans n’importe laquelle des cultures, mais il ne peut pas y
avoir une culture qui soit globalement irrationnelle ou globalement
rationnelle. Ce qu’on appelle « irrationalité » trouve sa source dans
une contradiction entre une affirmation et une autre, entre une pratique et une
autre. Elle tient à un conflit entre des idées qu’on soutient et d’autres idées
opposées, qu’on soutient également. Pour qu’il soit possible de parler de
contradiction ou de rationalité, il faut donc pouvoir confronter des éléments
au sein d’un même contexte. La rationalité n’est pas une espèce de qualité
comme l’élasticité est la qualité de certains matériaux, c’est la place qu’ont
certaines idées dans un contexte formé par d’autres idées. Il ne peut donc être
question de rationalité qu’une fois donné un contexte.
Si nous joignons la critique purement philosophique qui met avant le
caractère illégitime de l’usage qui est fait du concept de rationalité et la
critique anthropologique mettant en évidence le sociocentrisme, nous en
arrivons à une conception bien différente du rapport entre tradition et
modernité. Je ne conteste pas une classification de type wéberien distinguant
la légitimation par la tradition et la légitimation rationnelle par le respect
de règles générales. Mais il faut qu’il y ait dans les deux cas une
légitimation, il faut qu’il y ait une rationalité propre à une culture qui se
légitime par la tradition, et une rationalité propre à une culture qui se
légitime par le fait que les règles sont générales, procédurales ou efficaces.
En revanche, le schéma devient aberrant si nous opposons une légitimation par
des raisons qui sont rationnelles et une autre légitimation par des absences de
raison. Le schéma modernité/tradition ne doit pas être confondu avec le schéma
rationalité/absence de rationalité. Il faut donc que le contraste soit
comparatif, et non pas un contraste biaisé qui revient à légitimer le versant
moderne et à délégitimer le versant traditionnel.
En
quoi cela s’accorde-t-il avec une réflexion sur les valeurs de la société
moderne ? Dans le sillage de Louis Dumont, vous vous efforcez de repenser
les liens de l’individu et de la hiérarchie dans une société moderne qui n’est
pas holiste, c’est-à-dire tissée par des liens de subordination. Bien sûr,
cette anthropologie se distingue d’une sociologie de l’individualisme en
prenant en compte la dimension des mœurs. Mais comment penser de concert les
valeurs individualistes contemporaines et la notion de hiérarchie ?
On a là un exemple de ces
blocages intellectuels qui empêchent de trouver ce qu’il serait éclairant de
dire sur telle ou telle situation. Un des côtés par lequel on peut approcher ce
problème est celui de l’individualisme. Sous la plume du sociologue comparatif ou
de l’anthropologue social comparatif, le terme d’individualisme est pris au
sens de Tocqueville. Ce n’est donc pas l’égoïsme. Nos sociétés modernes sont
individualistes, mais cela ne veut pas dire que les gens ne pensent qu’à
eux-mêmes, cela veut dire que les valeurs de ces sociétés sont celles de
l’individualisme. Elles exaltent et posent comme un idéal l’indépendance des
individus. Du même coup, ce sont les hiérarchies sociales qui sont dévaluées.
Quant à la hiérarchie telle
que l’entend l’anthropologue, elle ne doit pas être prise au sens des
inégalités de fait qu’on peut constater n’importe où. Elle est la façon dont
une valeur est attachée au tout de la société (d’où le terme de
« holisme » pour désigner l’affirmation de la totalité comme
totalité). S’il nous est en général difficile de penser qu’une valeur s’attache
au tout comme tel, c’est parce que nous croyons comprendre ce que c’est qu’une
hiérarchie en nous représentant de simples situations d’inégalité (de pouvoir,
de richesse, de prestige). Mais ces inégalités n’ont justement aucune valeur,
elles ne peuvent pas prétendre apporter un bien à tout le monde. Ce qu’il nous
faut donc comprendre, c’est que la hiérarchie comme valeur n’est qu’un autre
nom de la solidarité entre les parties dans le tout. Tant qu’une inégalité ne
peut pas se présenter comme lien, elle est incapable de porter la moindre
valeur. Tocqueville peut nous guider sur ce point. Dans une société
hiérarchisée, les rangs supérieurs ne peuvent se passer des rangs inférieurs et
réciproquement. Le suzerain n’est rien sans ses vassaux, et le vassal ne peut
pas se passer du suzerain : ils sont dans un rapport de subordination qui
assure à l’un et à l’autre une place stable dans un certain ordre propre à la
féodalité. Si l’individu moderne répugne à concevoir quoi que ce soit en termes
de hiérarchie, ce n’est pas forcément parce qu’il n’accepte aucune forme
d’inégalité, parce qu’il est indigné à l’idée que certains ont trop de tout et
que d’autres pas assez de ce qui est nécessaire. Ainsi, la société américaine
est extrêmement individualiste et égalitaire, mais les Américains sont beaucoup
moins choqués que nous par les écarts de fortune dus au mérite de chacun et non
pas à des héritages. N’est-ce pas ce qui nous reste de notre culture traditionnelle
qui nous fait trouver scandaleuses des disparités qu’un regard plus moderne ne
trouve pas si choquantes ?
Le conflit
individualisme/hiérarchie étant ainsi introduit, il est clair qu’un problème se
pose pour le philosophe et pour tout le monde. En effet, il n’existe pas de vie
sociale sans solidarité. Je ne parle pas ici d’une solidarité morale de bonnes
ozuvres, mais de la solidarité sociale entre les activités auxquelles se
livrent les gens (donc, la solidarité au sens de ce qui fait lien). Et, plus
encore, ce qui ~ échappe au sens commun spontané chez nous, de la solidarité
intellectuelle entre ce que je pense et ce que d’autres pensent autour de moi.
Le fait de proclamer indépendant un individu doté de ses droits ne le rend pas
indépendant intellectuellement : les individus ont les idées de tout le
monde et ils dépendent, pour nourrir leur esprit, de tout ce qui se pense
autour d’eux. Il y a donc un conflit perpétuel entre l’idéal qui est posé et
une réalité sociale faite de solidarités, de dépendances, et donc de
subordination. C’est le paradoxe que Durkheim avait noté quand il remarquait
que les sociétés traditionnelles qui affirment fortement la solidarité sont
beaucoup moins structurées et complexes que les n ôtres, et que, par
conséquent, les hommes
y sont plus indépendants matériellement, même s’ils tiennent à se penser et à
se figurer symboliquement comme dépendants les uns des autres. Alors que nous
tenons, nous Modernes, à nous penser indépendants les uns des autres, la vie
sociale nous met dans une plus grande dépendance — on le voit bien quand
intervient subitement une catastrophe naturelle ou un désordre matériel.
Le sociologue ou
l’anthropologue n’ont pas le choix : ou bien ils feront semblant de décrire
la vie sociale en respectant l’idéologie individualiste du sens commun, ou bien
ils vont décrire des gens qui dépendent les uns des autres alors que leurs
valeurs sont celles de l’indépendance dans la vie de tous les jours. Si les
gens se pensent comme des individus, ils n’ont pas envie cependant de devenir
de véritables individus, je veux dire des « individus
hors-du-monde », des moines, des solitaires ; bref, ils ne souhaitent
pas renoncer à la vie sociale ordinaire. Tel est le conflit intellectuel majeur
qui nous travaille du fait de nos valeurs. C’est pourquoi le philosophe doit
prendre en compte, pour sa part, l’affirmation de principe de l’indépendance
individuelle, tout en soulignant la présence dans toute vie active de la
hiérarchie, mais non pas de la hiérarchie entre des individus nés dans telle
ou telle condition. Encore une fois, nous parlons ici d’une hiérarchie purement
intellectuelle entre des valeurs et non d’une simple inégalité. Nous autres
Modernes, nous mettons les valeurs qui tournent autour de l’indépendance de
l’individu au-dessus de valeurs qu’affirment les autres formes d’humanité, à
savoir les valeurs de la cohésion sociale. Et telle est notre singularité de
Modernes. Mais il faut réfléchir plus avant : en nous opposant à la
hiérarchie des autres, en réalité, nous hiérarchisons. Nous plaçons dans nos
institutions et dans nos mœurs l’exigence d’un sens individuel de la vie
au-dessus des nécessités de la vie sociale. C’est-à-dire que nous subordonnons
des valeurs incontestables (piété filiale, patriotisme) à d’autres valeurs
(celles de l’autonomie individuelle).
Nous avons ainsi le principe
d’une réponse à notre difficulté initiale puisque cela revient à dire que le
problème n’est pas de savoir si je vais prendre parti pour la hiérarchie ou
pour l’individu, l’un et l’autre étant forcément donnés. Mais ce qui n’est pas
donné, c’est la nature de ce qui est subordonné, et ce à quoi il y a
subordination. Dans ces conditions, le travail concret de réflexion sur des
situations particulières revient à savoir comment affirmer la supériorité
d’une valeur sur une autre. La sagesse est de se rendre compte qu’une valeur ne
peut être considérée comme supérieure à une autre que si cette valeur inférieure
est elle-même considérée comme une valeur. Si ce n’est pas le cas, nous tombons
dans une dichotomie dangereuse qui nous rend la vie impossible. Qu’on en juge par l’exemple contemporain de l’opposition entre républicanisme et différentialisme.
Revendications égalitaires
et revendications communautaires :
une
opposition radicale* ?
On
oppose volontiers des « républicains » soucieux de l’universel, de
l’égalité devant la loi voulue par les citoyens, et des « libéraux »
ou « libertaires » qui comprennent les droits de l’homme comme des
protections accordées à l’individu contre l’État, et donc aussi contre la Loi
républicaine quand elle n’est en fait que la volonté d’une majorité. En
réalité, il est probable que chaque citoyen français se sent divisé (de façon
plus ou moins grave) entre le désir de se coiffer d’un bonnet égalitaire, donc
d’assimiler pour intégrer, et celui de laisser vivre chacun à sa fantaisie
dans les limites du maintien de la paix civile.
Ces débats ont en commun de
mettre en scène des demandes de reconnaissance émanant de groupes qui s’estiment mal
représentés dans le cadre du modèle intégrateur de la République française tel
qu’il a existé jusqu’à nous. Il faut, dit-on, reconnaître l’autre. C’est ici
que la pensée de Dumont nous est d’un puissant secours. Elle nous apprend en
effet qu’il y a deux formes possibles de reconnaissance de la valeur de quoi
que ce soit. Les revendications égalitaires expriment une demande de reconnaissance
équistatutaire, elles réclament la fin d’une discrimination, l’instauration
d’une règle d’indifférenciation. Les revendications identitaires expriment au
contraire la demande d’une reconnaissance hiérarchique, puisqu’elles veulent un statut spécial. Or,
l’actualité nous offre plusieurs exemples d’une confusion intellectuelle entre
ces deux types de revendication. Nous constatons que la demande d’une
reconnaissance hiérarchique y est présentée dans l’idiome de la reconnaissance
équistatutaire (celui des droits de l’homme, des prétentions de l’individu, de
la défense des minorités contre la tyrannie majoritaire). Autrement dit, ces
revendications mettent en jeu des représentations hybrides, des représentations
dans lesquelles le principe holiste n’est pas déclaré comme tel, mais cherche à
se faire passer pour un principe égalitaire.
Soit par-exemple
la question de la reconnaissance d’autres langues que la langue nationale comme
langues légitimement utilisables dans certains actes publics. Lorsqu’un Breton
se soucie de la langue bretonne, qu’un jeune issu de l’immigration berbère se
soucie de la langue berbère, ce ne sont pas des individus qui réclament un droit
individuel à s’exprimer dans une langue de leur choix. En fait, derrière la
rhétorique des droits de l’homme, on doit entendre la voix d’un « homme
collectif », d’un être (lui nous parle, comme le font toutes les sociétés
traditionnelles, du devoir de transmettre à ses petits-neveux la langue et la
culture (« l’identité ») qu’on se représente comme son mode
d’intégration au monde et à l’histoire : si notre langue devait
disparaître, pensent-ils, ce serait comme si nous n’avions pas existé ou pas
mérité d’exister.
Dans la controverse
publique, ceux qui incarnent le courant « jacobin » ont raison de
noter que la revendication d’un droit à la différence contredit le principe
républicain, et donc la définition même du citoyen français. Et, en effet, il
n’y a pas de compromis possible sur le principe. Mais ils ont tort de croire
qu’une société puisse vivre selon les normes d’un universalisme abstrait. Leur erreur est
de s’imaginer que le tout de la vie sociale puisse être intégralement
représenté dans le seul domaine politique, celui où des sujets rationnels
décident ensemble des conditions de leur association. Déjà, rappelle Dumont,
les républicains français ont mis longtemps avant d’admettre qu’il pouvait y
avoir des revendications collectives, pas seulement individuelles.1 Sur le plan du pur principe
idéologique, il n’aurait dû en effet y avoir que des revendications présentées
à chaque fois par des citoyens particuliers qui s’estimaient lésés dans leurs
intérêts personnels. Or, la formation de syndicats ouvriers heurte ce
principe : voici des groupes particuliers qui prétendent parler au nom
d’un intérêt général distinct, autrement dit d’une valeur (puisqu’un syndicat
ouvrier va tendre à défendre, non pas seulement ses membres, mais le métier,
ceux qui en vivent aujourd’hui et ceux qui en vivront demain).
Il en va de même des
revendications dites « communautaires ». Ici encore, le républicain
strict se heurte à une demande qui ne correspond à rien de légitime dans son
système de pensée. Dans un mouvement régionaliste ou communautariste, il ne
peut voir qu’une association particulière qui se voudrait investie de la charge
de défendre une « identité », c’est-à-dire une valeur transcendant la
simple particularité des individus, sans pourtant être investie d’en haut par
la puissance publique incarnant la souveraineté nationale. Il manque donc au
« jacobin » la sagesse d’admettre que le principe de l’assimilation
(en elle-même nécessaire à long terme) doive parfois accepter de composer avec
une réalité qui lui résiste.
Mais, à l’inverse, il faut tout autant donner tort aux partisans
« libertaires » d’une représentation du particulier au sein de
l’universel lui-même. « Contrairement à beaucoup d’affirmations
irréfléchies, une “démocratie pluriculturelle”, ou seulement biculturelle, est
au sens strict une contradiction dans les termes. »2 Le « libertaire »
voit juste quand il note que le modèle de l’intégration par assimilation est
trop étroit, trop abstrait dans son individualisme, que, sous prétexte de
l’intégrer, il coupe l’individu de toutes ses attaches vécues à sa tradition
sans pour autant lui donner nos attaches à notre propre passé. Mais son erreur
est de ne pas comprendre que l’affirmation d’un principe holiste n’est
tolérable dans une démocratie qu’à titre explicitement subordonné. En fait, le
« libertaire » peut bien tenir un discours
« communautaire », il participe en réalité plus gravement encore que
le « jacobin » de l’abstraction individualiste, puisqu’il croit le
lien social compatible avec l’absence d’une culture commune. Pour que les
particularités trouvent une place dans une société démocratique, il faut
qu’elles acceptent de régner à un rang intermédiaire entre le niveau souverain
de l’égalité universelle et le niveau insignifiant des particularités purement
factuelles.
V.
D.
1. Voir L. Dumont, l’Idéologie allemande, Paris. Gallimard, 1991, p. 269, sur la loi Le Chapelier interdisant les corps intermédiaires et la loi Falloux autorisant les syndicats.
2. Ibid.
* V. Descombes. « Louis Dumont ou
les outils de la tolérance », Esprit, juin 1999.
Tout en mettant en cause la dialectique de l’Aufklärung
et en critiquant la vision progressiste et strictement individualiste de la
modernité, vous invitez à réfléchir en termes de processus de modernisation, ce
qui revient à valoriser les liens entre les cultures. Vous insistez
parallèlement sur le fait que la tradition nationale française a du mal à
accepter les conditions d’une modernisation « interculturelle » qui
bouscule notre universalisme.
Il peut y avoir intérêt à
passer d’une notion classificatoire — l’opposition société traditionnelle/société
moderne déjà évoquée — à une notion dynamique comme celle de modernisation.
Cette notion comme celles de sécularisation ou de désenchantement renvoient à
des processus qui ne sont pas terminés.
Les sociétés porteuses de
culture ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes ; elles sont
perpétuellement en contact et échangent des représentations, des techniques,
des idées. La question est alors de savoir ce qui passe ou ne passe pas de
l’une à l’autre. C’est tout le problème de l’acculturation. Une société se
modernise en intégrant autant qu’elle le peut ce qu’elle arrive à saisir d’une
autre société plus moderne qu’elle, puisque le moteur de l’emprunt réside
forcément dans le désir d’acquérir ce que l’autre affirme et pratique. Tant
qu’il s’agit de l’emprunt de techniques, il n’y a pas de problème. Plus
intéressant est l’emprunt d’idées politiques ou de valeurs. Cela nous rappelle,
à nous Français qui croyons que tout se passait à Paris durant la période des
Lumières, que le centre de la modernité était alors en Angleterre, et que, par
exemple, la grande philosophie allemande dialogue avec les Anglais Locke, Hume,
plus qu’avec Voltaire. Nous nous percevions paradoxalement comme des attardés
sur le plan politique. Un tel constat suscite le désir d’opérer les ajustements
nécessaires, d’où une dynamique de la modernisation.
Ce qui se produit dans une
telle dynamique, ce n’est certes pas que des idées passent les frontières comme
des lettres. Les idées ne peuvent en réalité passer d’une culture à l’autre qu’aux
conditions posées par celle qui les reçoit. Les formes extérieures doivent être
assimilées pour être intégrées, sinon, elles sont rejetées comme insignifiantes
ou scandaleuses. C’est cela qui donne naissance aux phénomènes que Louis Dumont
appelle « hybrides » comme le nationalisme ethnique, les mouvements
slavophiles, pangermanistes, islamistes, où nous voyons un mélange se créer
entre des idées empruntées à sa propre culture et des instruments intellectuels
empruntés à une culture plus moderne. Ces hybrides devraient être des objets
privilégiés d’analyse pour les anthropologues ou les philosophes parce qu’ils
sont très instables et potentiellement explosifs. Est-ce que c’est un mélange
harmonieux ou est-ce qu’il n’y a pas une espèce de contradiction latente qui va
nous exploser à la figure ? À moins d’être un philosophe dialectique, il
est difficile de croire aux contradictions bénéfiques. S’il y a une
contradiction dans l’idée de nationalisme ethnique, par exemple, c’est-à-dire
dans l’adoption du concept de nation — un concept politique individualiste —
sur une base traditionnelle, sur une citoyenneté reposant sur la naissance ou
la religion de groupe, alors cette idée hybride constitue quelque chose
d’explosif.
En somme, tout ceci revient à dire que la modernisation n’est pas un
progrès harmonieux produit par la seule diffusion des Lumières mais un
processus douloureux. On doit se demander comment nos idées modernes peuvent se
diffuser pacifiquement dans le reste de l’humanité au lieu de susciter des formations
hybrides contradictoires et dangereuses. Pour l’anthropologue, les idées ne
circulent pas comme des entités indépendantes, elles doivent faire sens pour
les gens. Toute culture est faite d’emprunts et d’interactions : c’est la
substance même de toutes les cultures. Il ne faut cependant pas confondre les
hybrides avec le fait qu’il y ait des emprunts, les hybrides étant des emprunts
opérés en catastrophe. Louis Dumont évoque dans l’Idéologie allemande le roman
russe et Dostoïevski : dans cette littérature, des personnages
archi-occidentalisés deviennent subitement des slavophiles, ils traversent des
crises spirituelles, puis éventuellement se réoccidentalisent à nouveau. Il
faut comprendre ces changements d’attitude, non pas comme des pathologies individuelles,
mais comme renvoyant à des phénomènes collectifs profonds. Cette double
exigence contradictoire de conserver un lien avec la tradition et de se
moderniser se dissimule dans des constructions historiques : le fascisme,
le bolchevisme, le nationalisme.
Vous
avez évoqué à plusieurs reprises la particularité de la culture politique
française et son universalisme. Comment penser cette contradiction d’un
universalisme porté par une culture particulière ? Peut-on également se
demander ce qu’il advient aujourd’hui de cette posture universaliste qui a été
longtemps la légitimation du discours intellectuel français ?
On vante volontiers notre
universalisme, on célèbre la France comme patrie des droits de l’homme... Pour
ma part, je suis devenu sensible à l’aspect inquiétant de cet universalisme en
lisant des passages de Stendhal. Celui-ci ne trouve pas du tout gênant que
l’armée française à Milan, il parle avec mépris des paysans espagnols soumis à
des moines fanatiques — seule façon pour lui de comprendre leur résistance à
notre occupation —, il trouve Napoléon très bien et ne trouve rien à redire au
pillage des oeuvres d’art. Avec la distance historique, on commence à voir cet
universalisme et ses effets tels que les autres l’ont parfois vu et subi. Des
auteurs comme Stendhal ou Alexandre Dumas sont encore trop proches de
l’événement révolutionnaire pour s’apercevoir que notre Révolution est aussi un
événement local et non pas seulement un événement du genre humain. Mais, dans
l’idée que tous les peuples devaient accéder à la liberté en faisant la même
chose que les Parisiens, réside une difficulté insurmontable : allait-on
vers une harmonie des Républiques ou bien vers une unique République
universelle ? Allait-on assister à l’émergence de républiques soeurs (et
donc subordonnées) ou à celle d’une société des nations au sens français du mot
« nation » ? Le problème n’était pas réglé, et il renvoie au
rôle dans notre histoire républicaine de Napoléon. On ne réfléchit pas assez au
rôle de Napoléon chez les penseurs politiques contemporains. Le bonapartisme
est-il l’héritier de la République ou est-il son fossoyeur ? A quoi
correspond cette forme de despotisme ? On a préféré ne pas y penser. Cela
participe toujours du même phénomène : l’universalisme apparaît
nécessairement comme généreux et jamais comme une illusion ou un danger pour
les autres et pour nous-mêmes. A-t-on dépassé cette confusion qui est un
héritage d’une situation de fait ?
Il faut remonter au XvIIIe
siècle pour apprécier la place démographique et intellectuelle qu’avait alors
la France et la rente de situation dont bénéficiaient nos écrivains :
puisqu’ils écrivaient en français, langue universelle, les intellectuels
avaient pris l’habitude de considérer qu’ils s’adressaient au genre humain dès
qu’ils prenaient la plume. Est-ce que nous avons dépassé cela ? Si c’était
le cas, ce serait récent. En fait, j’ai l’impression que, dans la conscience
commune française, on aimerait pouvoir conserver cette idée que les frontières
de la France n’en sont pas, que les gens n’ont qu’une idée : vivre comme
nous, penser comme nous.
Vous
avez récemment publié dans Le Débat’ un texte substantiel sur le penseur
allemand Jürgen Habermas, et plus particulièrement sur son livre Droit et
démocratie, qui a le mérite de poser les interrogations relatives à
l’édification d’un espace public démocratique. Dans un dossier sur la
circulation des idées et la vie intellectuelle dans une démocratie, les questions
de Habermas sont décisives. Quels sont donc les ressorts de votre critique de
Habermas ? Et en quoi nous permet-elle de reprendre le ,fil de la
réflexion sur la place du politique qui sous-tend cet entretien depuis le
début, la relation du droit et du politique étant au centre du travail de
Habermas ?
Que peut-on faire des idées
de Habermas ? Il y a quelque chose d’assez frappant, c’est qu’il y a en
réalité au moins deux Habermas : un Habermas à l’usage des Allemands et un
Habermas à l’usage des Français. Ces deux Habermas ont un point commun :
ils sont toujours en train de travailler à restaurer le « projet
moderne » dans une formule universaliste, constructiviste, qu’ils vont
chercher au XVIIIe siècle. Car, quand il dit « moderne», il ne
pense au fond ni au XVIe siècle ni au XVIIe siècle — pour
nous le siècle classique, avec des épisodes aussi significatifs que la querelle
des Deux Sciences et celle des Anciens et des Modernes — mais aux Lumières,
avec le constructivisme et le progressisme tels qu’on pouvait les concevoir au
XVIIIe siècle. Il tient là-dessus des propos que nous ne pouvons que
recevoir comme des leçons qu’il nous adresse par-dessus la frontière. Je ne
veux rien dire ici des leçons qu’il peut vouloir donner à ses lecteurs
allemands, car, au fond, nous sommes moins bien placés que lui pour juger des
besoins de ce lecteur allemand et des responsabilités d’un penseur comme
Habermas à cet égard. Je ne vise donc que les leçons qui s’adressent à nous (à
travers les commentaires qu’il fait sur nos auteurs). Nous devrions, selon lui,
revenir tout bonnement aux idéaux des Lumières. Il ne se rend pas compte que
ces idéaux n’ont pas la même place en France et en Allemagne. En fait, il n’a
en vue qu’une seule opposition : le combat de l’Aufklärung contre les
tendances obscurantistes, rétrogrades, antimodernes. Chez nous, il y a quand
même eu la Révolution. Habermas ne voit pas que l’intellectuel critique
français, même s’il se pose en gardien du temple de la raison, n’en est pas
moins amené à s’interroger sur la teneur exacte des principes vénérés. Et cela,
non pas pour les démolir par nihilisme frivole ou désespéré, mais pour mesurer
la distance qu’il peut y avoir entre l’idéal et l’expérience. Cela, cette
nécessité de penser le sens du social après l’expérience révolutionnaire, il
n’en tient pas compte.
Quand il expose une théorie
du droit tel qu’il doit s’élaborer dans une démocratie, il le fait selon un
modèle contractualiste. On s’aperçoit alors que sa théorie le range parmi les
défenseurs d’une tradition française que nous ne connaissons que trop
bien : celle de la supériorité morale d’un régime nomocratique, d’un
régime où c’est la Loi qui décide de tout et non pas les hommes. En France,
tant notre tradition juridique que notre idéologie politique ont souffert d’une
tendance à constamment exalter la volonté générale ou la Loi. L’idée était que
le gouvernement devrait être le simple exécutif, le pur agent d’exécution,
tandis que, de son côté, le juge n’aurait d’autre fonction que d’appliquer la loi.
On peut ici penser au titre d’un pamphlet bien représentatif de cette manière
de penser : l’exercice du pouvoir par le général De Gaulle aurait été un
« coup d’État permanent ». L’ineptie de ce titre en dit long sur
toute une école de pensée. Je considère que nous avons fait en France un grand
progrès dans la réflexion politique quand nous avons commencé à reconnaître les
limites de ce modèle nomocratique dont la troisième République à ses débuts a
cherché à être l’incarnation. (Certains parmi les plus estimables, comme
Mendès-France, ne l’ont jamais reconnu, et cela a été leur limite.) En fait,
notre expérience nous a appris que la réalisation terrestre du modèle
nomocratique n’était pas le nec plus ultra de la démocratie et du contrôle par
les citoyens de leurs affaires. La nomocratie réelle, c’était le
parlementarisme avec tous ses défauts et, en particulier, son incapacité à
concevoir le rôle propre des institutions juridiques.
Pour penser le droit, il ne
faut pas se placer du point de vue de la loi et du législateur, mais du point
de vue du juge : la loi n’est là que pour permettre au juge de juger. Une
philosophie du droit doit partir du juge, et plus précisément du problème de
savoir quels sont les difficultés, les conflits humains susceptibles d’être
traités par l’art juridique. (Tout conflit humain ne relève pas de l’art du
juge.) Quelles que soient l’abondance et la richesse des lois, il faudra bien
que le juge interprète la loi puisqu’il rend une décision sur un cas
particulier, lequel, forcément, n’était pas prévu comme tel par la loi. Sur ce
point, on trouvera d’excellents développements de Castoriadis dans le séminaire
qui vient d’être publié sur le Politique2. La façon dont Habermas
pose le problème même de la philosophie du droit à partir de ses fondements, la
façon dont il essaie de l’épuiser par une théorie du pouvoir législatif, le
conduit à sous-estimer largement le rôle du politique, c’est-à-dire du
gouvernement. D’ailleurs, j’ai cru constater que Habermas n’employait pas le
mot de gouvernement mais uniquement celui d’administration. Sa philosophie du
droit manque donc largement son but, car une philosophie du droit doit partir
de la sentence du juge. Le droit, c’est ce que dit le juge, et les lois du
législateur doivent s’expliquer en fonction du besoin qu’a le juge d’une loi
pour rendre des jugements qui soient justes, et non l’inverse. Le juge ne peut
pas être un agent d’exécution, pas plus que le gouvernement.
Certes, Habermas se méfie du mot « décision » à cause de
toute une tradition « décisionniste » liée à Carl Schmitt ; mais
qu’il y ait des doctrines inadmissibles de la décision n’empêche pas qu’il soit
nécessaire de prendre des décisions particulières, des décisions qu’il n’est
pas question de déduire d’une règle générale ou d’une maxime universelle. Chez
Habermas, le moment de la particularité commun à l’action du juge et à celle du
gouvernement semble avoir été mis entre parenthèses. Dans les deux cas, la
rationalité des affaires pratiques doit pourtant s’exprimer en termes d’action
particulière, toute solution en termes de règle générale demeure
insatisfaisante et nous laisse désarmés au moment où les problèmes pratiques
commencent à se poser. Il reste donc à Habermas à développer une réflexion sur
la place, non pas d’une administration, mais d’un gouvernement affrontant les
problèmes qui relèvent d’un gouvernement et qui sont distincts de ceux du
législateur.
2. Sur « le politique » de Platon, Seuil, 1999. p 114 sq.
Est-ce
que cette critique que vous développez retentit sur la conception de Habermas
de l’espace public et des types de communication ?
On a l’impression que
Habermas aimerait bien, grâce au concept de « raison
communicationnelle », régler simultanément des problèmes qu’on pose dans
la théorie de la connaissance (Qu’est-ce que la vérité ?), des problèmes
d’éthique (Comment fonder nos décisions ?), et enfin des problèmes
politiques (La communication dans l’espace public se fait-elle démocratiquement
ou subit-elle des distorsions provoquées par l’idéologie ou des rapports de
force ?). Si le concept de raison communicationnelle doit rendre tous ces
services, quelque chose ne va pas, car une telle idée de la communication est
nettement équivoque. Si l’on doit appliquer la même idée de communication au
débat entre des chercheurs scientifiques, à la délibération d’une assemblée
souveraine, et enfin à une réunion de philosophes discutant des fondements de
l’éthique, il ne peut pas s’agir de la même chose. Dans le cas de la discussion
politique, des gens se réunissent, qui ont pour objectif de trouver des formes
d’action sur fond de fins communes et dans un cadre régulé en vue d’une
délibération. Dans le cas de la discussion entre des chercheurs scientifiques,
la communication se passe d’autorité, de régulation, de tribunaux, parce qu’ils
ne discutent qu’entre personnes qui se reconnaissent. C’est peut-être l’idéal
humain : il n’y a en effet nul besoin d’une autorité extérieure pour dire
qui a le droit de parler. Mais c’est un idéal « élitiste » ou
« aristocratique »: on ne discute qu’avec ses pairs. Dans le cas de
la discussion entre philosophes, on peut se passer de présupposés parce que la
discussion est radicale, qu’elle porte sur les premiers principes, ce qui
autorise à mettre en question les présupposés, alors que ce n’est pas admis
dans un débat entre scientifiques, et encore moins au Parlement où l’on n’a pas
le temps de se poser des problèmes métaphysiques.
Prenons des philosophes qui
sont en désaccord sur à peu près tout. Il peut y avoir entre eux, malgré tout,
une discussion au caractère dialectique, comme dans certains dialogues de
Platon. Personne n’est d’accord avec personne, mais on peut se faire des
objections et relever des contradictions. Habermas voudrait avoir à la fois la
radicalité du dialogue philosophique, l’efficacité propre au débat scientifique
qui élimine les mauvaises idées dans le cadre d’une discussion libre entre
chercheurs qui s’estiment mutuellement, mais encore l’égalité démocratique.
Pourtant, la démocratie n’a pas grand-chose à voir avec la liberté qui règne
dans une société de savants. La société de savants est ouverte — qu’un
Finlandais me fasse une objection, c’est très bien si l’objection est solide,
le fait que mon contradicteur soit finlandais n’a aucune importance — tandis
que la discussion démocratique n’implique que des personnes concernées. On ne
cherche pas à convaincre tous les gens qui peuvent avoir une opinion sur le
sujet. En principe, en démocratie, on ne s’occupe que de l’opinion des gens qui
vont avoir, d’une façon ou d’une autre, à payer de leur personne, à subir les
conséquences. C’est pourquoi la démocratie peut très facilement tourner à une
sorte de conservatisme suisse où nous préférons rester entre nous, car la
démocratie directe s’exerce d’abord entre soi, entre des gens qui se
connaissent. Contrairement à ce que laisse croire la théorie de la
« société ouverte », il n’est pas toujours facile d’ouvrir une
démocratie à des idées nouvelles, alors que le débat scientifique est par
définition ouvert, et l’est parce qu’il est plein de présupposés, tandis que le
débat philosophique, qui est sans présupposés, ne saurait prétendre donner les
bonnes solutions pour des problèmes urgents.
Finalement, y a-t-il un lien
entre les trois formes d’échanges dialogiques dont il vient d’être question et
ce qu’on appelle le débat politique, le débat public dans l’espace public,
l’espace de l’opinion publique et de la rhétorique politique ? Ici, j’ai
envie de demander : quand nous parlons du débat d’idées, est-ce que nous
avons en tête une espèce de conversation dans laquelle on commente l’actualité
du jour, passant d’un sujet à l’autre sans chercher à conclure, ou bien est-ce
qu’on pense à une forme de délibération collective qui se ferait dans
l’ensemble de la société et qui, comme toute délibération, serait commandée par
l’urgence de conclure, de trouver une solution pratique ? Quels services
peut rendre ici la notion d’« espace public » ?
Il me semble qu’on a envie
de distinguer plusieurs choses : le fait que chacun ait les moyens
d’exprimer son opinion s’il le désire, le fait que chacun puisse effectivement
communiquer, au sens matériel du terme, cette opinion à d’autres, par exemple
en l’affichant sur sa porte, ou en faisant accepter une lettre dans le journal
ou en la diffusant sur Internet, enfin, le fait que tous ces actes
« communicationnels » aient des conséquences.
N’y a-t-il pas là une limite
de toute conception procédurale de la communication et de la liberté
collective ? On peut, par des règles, assurer à chacun le droit de
s’exprimer et même le droit de voir son opinion portée d’une façon ou d’autre à
la connaissance du public, mais on ne voit pas comment une règle pourrait
donner à chacun un public désireux de l’entendre. Seule une conception civique
et substantielle de la démocratie me paraît capable de prendre en considération
cette autre dimension de la « communication » : ce n’est pas le
tout d’avoir la liberté de parole, il faut encore que d’autres gens aient envie
de vous entendre, attachent du prix à savoir ce que vous pensez, acceptent non
seulement de se taire à leur tour pour vous donner la parole, mais encore de
vous prêter attention.
Propos recueillis par Olivier Mongin
—
L’Inconscient malgré lui, Paris, Éditions de Minuit, 1977
—
Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-I978),
Paris, Éditions de Minuit, 1979
—
Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Éditions de Minuit, 1983
—
Proust : philosophie du roman, Paris, Éditions de Minuit, 1987
—
Philosophie par gros temps, Paris, Éditions de Minuit, 1989
—
La Denrée mentale, Paris. Éditions de Minuit, 1995
—
Les Institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1996
Contributions
(touchant aux sujets abordés dans cet entretien) :
—
« La prose européenne de Nietzsche », préface à F. Nietzsche, Humain
trop humain, Paris, Hachette, coll. a Pluriel », 1988, p. IX-XXXIX
—
« Vers une crise d’identité en philosophie française », dans les
Années 1950, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 147-167
—
« Philosophie du jugement politique », ha Pensée politique, n° 2,
1994, p. 131-157
— « Universalisme,
égalité, singularité. Réponse aux objections », La Pensée politique, n° 3,
1995, p. 284-340
—
« L’action », dans Notions de philosophie, éd. par Denis Kambouchner,
t. II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 103-174
—
« Causes, raisons et circonstances de l’action », dans Dictionnaire
d’éthique et de philosophie morale, dirigé par Monique Canto-Sperber, Paris,
PUF, 1996, p. 227-232
—
« Le raisonnement de l’Ours », dans la Rationalité des valeurs, éd.
par Sylvie Mesure, PUF, coll. « Sociologies », 1998, p. 117-142
—
« Une question de chronologie », dans la Modernité en question, sous
la dir. de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Sehusterman, Paris,
Cerf, 1998, p. 383-407.
—
« Le contrat social de Jürgen Habennas », Le Débat, n° 104,
mars-avril 1999, 1).35-56
—
« Louis Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit, n° 253, juin
1999, p. 65-82