(Peut-être vais-je arriver à vous le donner, ce texte
sur le sport en général, et les Jeux Olympiques en particulier... L’essentiel
en a été rédigé avant la crise, ce goûteux « 11 septembre
financier » : ce n’est pas dramatique, mais je le précise, afin que
certaines phrases ne paraissent pas écrites dans un esprit d’ironie — ou
d’inconscience.)
Je récapitule : dans le bel extrait de La crise
du monde moderne que j’ai retranscrit il y a quelques semaines,
Guénon fait de « la manie anglo-saxonne du “sport” » un symbole de
« l’idéal de [notre] monde » et de la chute imminente de
celui-ci : "ses héros, ce sont des athlètes, fussent-ils des brutes ;
ce sont ceux-là qui suscitent l’enthousiasme populaire, c’est pour leurs
exploits que les foules se passionnent ; un monde où l’on voit de telles
choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin."
Les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, suivis trois
années plus tard de la Seconde Guerre mondiale, donnent quelque crédit à cette
thèse du sport comme symbole et acteur de l’abrutissement collectif moderne,
abrutissement destructeur des traditions comme du monde moderne lui-même. Il
faut néanmoins reconnaître que non seulement le sport, en tant que cérémonie
collective, a survécu à l’hitlérisme, mais qu’il s’en est, au moins jusque dans
les années 70, dont on s’accorde à reconnaître qu’elles sont celles du
réel essor du dopage, d’autant mieux porté.
(Je précise ici pour n’y plus revenir autrement
peut-être que par allusions : je connais tous les travers du sport
contemporain, et principalement du football, les sommes d’argent,
« sale » ou non, qui y circulent, le cynisme, le dopage, les affaires
de viol, partouze et drogue que l’on commence à retrouver chaque semaine dans L’Équipe,
etc., etc. C’est à travers le prisme du rôle de l’individualisme que l’on
retrouvera tout ça. Le reste n’est pas vraiment mon sujet. D’ailleurs, et j’y
reviendrai, je ne suis pas convaincu que l’argent change grand-chose à la
nature du sport, ni à l’éventuel plaisir que l’on prend à regarder un
match ; à ce qui se passe autour, aux interviews, oui ; à la compétition
elle-même, beaucoup moins.)
Dans ce contexte, j’avais été frappé par cette nouvelle
coïncidence entre l’approche de Guénon et celle de Musil — deux contemporains,
je le rappelle : Musil, au même moment que Guénon, insiste sur
l’importance du sport en terreau démocratique. C’est pourquoi j’avais retranscrit le chapitre de
L’homme sans qualités consacré au « cheval de course génial »
(Première partie, ch. 13), chapitre typiquement musilien, en ce qu’il montre
que le fait que l’on puisse relier conceptuellement la notion de génie et
l’activité d’un cheval de course relève d’un triple mouvement :
—la décadence de l’idée traditionnelle, on peut dire
noble, du génie (dont il faut tout de même se demander à quel point elle a pu
inspirer les hommes dans le passé) ;
— l’essor de ce que Guénon appela le « règne de la
quantité » : "Un cheval et un champion de boxe ont encore cet
autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance
peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux
est vraiment reconnu comme tel." Dans cet ordre d’idées, on peut noter que
Godard s’est souvent amusé à comparer le journalisme sportif et la critique
artistique au détriment de celle-ci, montrant que celui-là est au moins obligé
de respecter quelques faits concrets (ne serait-ce que l’identité du
vainqueur), alors que le critique peut sanctifier du nom de « chef-d’œuvre »
ou d’« auteur » n’importe quoi ou n’importe qui, dans le flou —
artistique, évidemment — le plus complet ;
— les points communs réels entre l’effort du cheval de
course ou du boxeur, et celui de l’homme de l’ère de l’individualisme, y
compris un autre grand représentant de l’individualisme moderne, le
scientifique : "Les prises et les ruses dont se sert un esprit
inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup
des prises d’un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité
psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile,
qu’il s’agisse de deviner le point faible d’un problème ou celui d’un ennemi en
chair et en os. Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national
de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur
courage, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur
le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes ; bien plus, il
est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne
les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser. (...) En ce qui
concerne Ulrich, on doit même dire qu’il avait été de quelques années en avance
sur son temps dans ce domaine. Car c’est précisément de la manière dont on
améliore ses performances d’une victoire, d’un centimètre ou d’un kilo, qu’il
avait pratiqué la science. Son esprit devait prouver son acuité et sa force, et
il avait fourni un travail de force." Avec ici comme ailleurs cette conscience
d’une part que les qualités requises par ces efforts sont des qualités
respectables en elles-mêmes, d’autre part qu’en temps démocratique on ne se
débarrasse pas aisément d’un tel état d’esprit « combatif ».
On s’en débarrasse d’autant moins que ce travail de
rapprochement des qualités nécessaires à et induites par la pratique du sport,
et des qualités requises par la démocratie et le capitalisme, fut une
des grandes tâches auxquelles le XIXe siècle a travaillé : parmi d’autres, un livre comme Le moteur
humain, de Anson Rabinbach (que j’ai déjà brièvement évoqué), montre
clairement à quel point les philanthropes et scientifiques qui ont voulu
trouver des correctifs à l’incroyable dureté de la vie en usine ont petit à
petit bâti un nouveau corps humain, centré sur la répétition de l’effort et la
meilleure résistance possible à cet effort. “L’idéal de ce monde, c’est
l’« animal humain » qui a développé au maximum sa force musculaire”,
écrit Guénon : la référence à l’animal est une bonne intuition, mais la
phrase entière n’est pas tout à fait juste, ou du moins incomplète : car
il s’est agi, comme je viens de l’écrire, de développer à la fois la force et
la résistance, la capacité d’effort et la résistance à l’effort, en un double
mouvement où l’on voit bien à quel point se mêlèrent philanthropie (si les
ouvriers dosent mieux leurs efforts, et si on les y aide, leurs conditions de
travail et de vie s’amélioreront) et dressage capitaliste (volonté
d’utilisation optimale de la force de travail).
(J’ouvre ici une triple parenthèse :
— un chapitre du livre de M. Rabinbach est consacré à
Marx : l’auteur y montre comment celui-ci s’est, à peu près au moment où
il rédige Le capital si ma mémoire est bonne, rallié à la doxa
dominante de cette « force de travail », énergie présente en chacun
et qu’il s’agit d’utiliser et de canaliser au mieux, qui selon
A. Rabinbach, c’est tout l’objet de son livre, s’est graduellement imposée
dans la seconde partie du XIXe siècle. Ce serait là une des racines
conceptuelles du productivisme du marxisme classique, par opposition aussi bien
au côté un peu baba-cool du jeune
Marx, pour le dire vite et un peu méchamment, qu’à l’angoisse du
gendre de Marx, Lafargue, face à cette évolution (cf. Le droit à la paresse) ;
— plus généralement, A. Rabinbach décrit bien toute
la dialectique qui traversa le XIXe siècle et qui aboutit finalement au taylorisme : jusqu’où mener le
dressage ? Apprendre l’hygiène nécessaire, dans le cadre de la grande
ville industrielle, c’est bien sauver des ouvriers de la maladie voire de la
mort, mais c’est aussi se mêler de leur vie privée, diriger leurs comportements
les plus quotidiens, etc. Rabinbach autant que je me souvienne ne formule pas
explicitement cette idée, mais il montre que si le fordisme, qui repose sur
l’idée inverse : on peut demander beaucoup de choses à l’ouvrier du point
de vue de la rentabilité pendant ses heures de travail, mais d’une part on le
paie bien, d’autre part ensuite on lui fout la paix, si le fordisme — ou ce
qu’on appelle le « compromis » fordiste, s’est imposé, c’est parce
que les corps étaient déjà dressés (autrement dit, les bases du compromis
n’avaient pas été définies par les ouvriers) : à la fois efficaces dans le
travail et pas trop enclins à se saouler comme des brutes dès la sortie de
l’usine (enclins au contraire, avec leur bon salaire, à consommer ce qu’ils
produisent (“Je paie mes salariés pour qu’ils achètent mes voitures”) ou ce que
les autres ouvriers produisent). On sait que depuis une vingtaine d’années
environ le mouvement a repris dans l’autre sens, que le travail est de nouveau
présent dans la vie des employés largement plus que durant leurs seules heures
de présence au bureau — et que, dans le même temps, les « qualités »
individualistes évoquées dans le texte de Musil sur le cheval de course, ont
repris une importance cardinale dans le discours courant.
— cette dialectique, on la retrouve dans un livre dont je
vous ai parlé à quelques reprises en janvier dernier, mais que je n’ai jamais
pris temps d’exploiter à sa juste valeur : Sucre blanc, misère noire
de S. Mintz, au sujet de l’usage des produits alimentaires sucrés — et
principalement du thé — dans la domestication des classes populaires
britanniques lors de la révolution industrielle, et plus particulièrement au
sujet de l’organisation des pauses pour les repas : à la maison ou à
l’usine ? Avec quels aliments ? Sucrés ou non sucrés ? Préparés
par qui, en combien de temps, et destinés à être mangés en combien de
temps ? Le livre de Mintz est très intéressant, et si je ne pense pas
revenir sur toutes ces questions, j’essaierai d’exploiter au mieux certaines
des thèses de l’auteur.)
Musil a d’ailleurs bien senti ce rapport du sport, et de
l’éducation des réflexes qu’il suppose, avec le dressage, avec les conséquences
qui en découlent :
“Il était vrai que la vie du corps devenait un peu trop à la mode, ce qui
n’allait pas sans provoquer un sentiment de crainte : le corps,
lorsqu’il était parfaitement entraîné, prenait le dessus, et ses mouvements,
automatiquement rodés, répondaient si sûrement, sans poser de questions, à la
moindre excitation, qu’il ne restait plus à son propriétaire que le sentiment
peu rassurant d’être un simple témoin, et qu’il voyait son caractère se
confondre presque entièrement avec telle ou telle partie de ce corps...” (I, ch. 7) |
(Nouvelle
parenthèse : à peu près à la même époque encore, Gombrowicz détaille sur
le mode grotesque certains aspects de ce rapport au corps (Ferdydurke,
1937) : la citation est un peu longue, je vous la livre séparément en annexe.)
Mais tout ceci relève du domaine interne des pays
capitalistes. On ne peut s’en contenter, tant il est évident que le sport, au
premier chef le football, non seulement a pris une dimension mondiale, mais est
un des chevaux de Troie de la mondialisation. Ce qui nous (r)amène à la
colonisation, et notamment au problème de la généralisation de l’enculisme
qu’elle provoque : quelle portée lui donner ? Dans un texte que j’ai déjà cité, Guénon donne le
diagnostic suivant :
“En particulier, l’Occident n’a pas à compter sur l’industrie, non plus
que sur la science moderne dont elle est inséparable, pour trouver un terrain
d’entente avec l’Orient ; si les Orientaux en arrivent à accepter cette
industrie comme une nécessité fâcheuse et d’ailleurs transitoire, car, pour
eux, elle ne saurait être rien de plus, ce ne sera jamais que comme une arme
leur permettant de résister à l’envahissement occidental et de sauvegarder
leur propre existence. Il importe que l’on sache bien qu’il ne peut en être
autrement : les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence
économique vis-à-vis de l’Occident, malgré la répugnance qu’ils éprouvent
pour ce genre d’activité, ne peuvent le faire qu’avec une seule intention,
celle de se débarrasser d’une domination étrangère, qui ne s’appuie que sur
la force brutale, sur la puissance matérielle que l’industrie met précisément
à sa disposition ; la violence appelle la violence, mais on devra
reconnaître que ce ne sont certes pas les orientaux qui auront recherché la
lutte sur ce terrain.” (La crise...,p. 155) |
J’avais à l’époque noté, à la suite de
l’expression : « une nécessité fâcheuse et d’ailleurs
transitoire » : "n’était-ce pas là le piège ?" Cette
question ne peut avoir de réponse univoque, tant les domaines d’activités et
les pays concernés sont différents (je rappelle d’ailleurs, encore un livre que
je n’ai pas fini d’exploiter autant qu’il le faudrait, les thèses plutôt rassurantes de M.
Sahlins à ce sujet dans La découverte du vrai Sauvage), mais
il est clair que le sport se trouve au centre de cette problématique :
lorsque les Chinois mettent leur savoir sur les « rapports entre le
physique et le moral » auquel C. Lévi-Strauss faisait allusion dans une récente
livraison au service de la formation, ou du dressage, dès leur plus
jeune âge, de gymnastes « à l’occidentale », jusqu’où se
soumettent-ils, et leurs gamins avec, à l’Occident, jusqu’où le battent-ils
(ils ont presque tout raflé dans cette discipline) sur son propre terrain,
jusqu’où créent-ils une nouvelle synthèse entre différentes cultures ?
Questions que l’on pourrait renouveler à l’envi, selon les sports, selon les
pays, selon les cultures et leurs rapports (non seulement d’hostilité ou
d’admiration, mais de ressemblances ou de différences) avec la culture
occidentale, etc. Sans compter, dans le cas notamment de la Chine, qu’il s’agit
d’évolutions en cours, pas nécessairement linéaires. Si en tout cas, ce que je
vous encourage à faire, on remplace « industrie » par
« sport » dans le texte de Guénon que je viens de retranscrire, les
mêmes hésitations ("n’était-ce pas là le piège ?") persistent.
On répondra peut-être en soulignant le caractère étatique
de cette volonté chinoise — ou, donc, de l’État chinois — de battre les
Occidentaux sur leur propre terrain : les dictateurs du Parti Communiste
chinois soumettraient leur pays à ce processus sans son consentement. Il y a du
vrai là-dedans, et cela irait dans le sens de Guénon (le peuple chinois fait ce
qu’on lui dit de faire, mais n’en pense pas moins), mais, sans nous relancer
dans une théorie de la responsabilité du
peuple en milieu démocratique et en milieu dictatorial, on
rappellera d’abord que l’on ne peut faire faire à une population d’un milliard
d’individus tout ce que l’on veut sans une forme de consentement de sa part, on
soulignera ensuite, avec les réserves d’usage sur ce cliché journalistique, que
le PC chinois sait tout de même jouer dans cette affaire de la fibre
nationaliste.
En ce sens, lorsque je réunissais des éléments pour ce
texte sur les JO que j’écris en ce moment tout en récapitulant les conditions
de son écriture, espérant ainsi que l’explicitation de mon cheminement sur le
sujet rendra plus claire ma démonstration, j’avais été très frappé par ce texte
radical de Musil (c’est, en réalité, un commentaire de Jacques Bouveresse) sur
les idées d’État et de Nation. Vous allez vite voir que nous sommes en plein
dans notre sujet. Je souligne que là encore les échos, avec Guénon d’une part (le
colonialisme, notamment par rapport au Moyen Orient (l’Angleterre
« créant » l’Irak au cours des années 20), avec notre actualité
d’autre part (l’invasion de ce même Irak par les États-Unis — tout change et
rien ne change... ; la crise Russie-Georgie), sont nombreux.
“Constatant comme une chose qui devrait aller de soi
pour tout le monde que « l’État de droit moderne n’en est un qu’à
l’intérieur, pour l’extérieur c’est un État d’injustice et de
violence », ce qui rend plus que suspecte la prétention de distinguer
des États malfaiteurs ou criminels d’autres États qui, de façon générale et
en particulier dans la question des responsabilités et des réparations,
incarneraient le droit et la justice, Musil désigne clairement dans tous
les textes de cette époque [l’après-guerre] l’État, « non
pas en tant qu’organisme administratif, mais en tant qu’être intellectuel et
moral », et l’idolâtrie de l’État comme l’obstacle principal à la
réalisation d’une paix digne de ce nom. Le tort de l’ État, qui devrait,
selon lui, être mené simplement comme une affaire bien gérée, est d’avoir
malheureusement aussi des prétentions spirituelles ou éthiques. Ce sont elles
qui ont amené les gouvernements européens, en 1914, à exploiter sans vergogne
un sentiment irrationnel aussi facile à susciter et à exciter que le
patriotisme ; et ce sont elles qui de nouveau, au moment où la guerre se
termine, les empêchent de conclure une paix qui corresponde réellement à ce
qu’attendent les peuples. Musil pense que l’instauration d’une paix durable
entre les nations européennes passe nécessairement par un certain
dépérissement des États, en tout cas par une redéfinition de leur rôle et un
remplacement de la conception magique ou religieuse (qui veut que l’État ne
puisse représenter pour l’individu désarmé et impuissant que la malédiction
ou, au contraire, le salut) par une conception essentiellement instrumentale
de l’État. Quant à l’idée de nation, le problème qu’elle pose est
que les nations relèvent pour l’instant davantage de l’ordre de l’idéal ou de
la fiction pure et simple que de celui de la réalité : « Le vrai
Nous est : nous ne sommes les uns pour les autres rien. Nous sommes
capitalistes, prolétaires, ecclésiastiques, catholiques... et en vérité
imbriqués beaucoup plus dans nos intérêts particuliers et par-delà toutes les
frontières que les uns dans les autres. Le paysan allemand est plus proche du
paysan français que du citadin allemand, lorsque ce qui est en cause est ce
qui meut réellement les âmes. On peut assurément nous mettre sous un même chapeau
lorsqu’il peut être enfoncé sur la tête d’une autre nation ; à ce
moment-là, il est vrai, nous sommes béatifiés et nous avons une expérience
vécue mystique de la communauté ; mais on peut supposer que le
mysticisme de cette expérience vécue consiste dans le fait qu’elle est si
rarement une réalité pour nous. » (..., coupure de AMG) En d’autres termes, les nations actuelles ne devraient pas invoquer, pour
justifier leurs décision de se faire la guerre, une réalité qui est illusoire
et qu’elles ne possèdent précisément que de façon exceptionnelle et
épisodique, au moment où elles la font. Il est vrai, reconnaît Musil, que ce
qui existe pour le moment en fait d’internationalité réelle et de dispositifs
susceptibles de permettre un règlement pacifique des conflits entre les États
n’est pas seulement insuffisant, mais de moins en moins crédible et même de
plus en plus grotesque. Mais le rejet pur et simple de l’État ne
constituerait pas non plus une solution : « Rejeter l’État ne
pourrait (...) se faire que par la révolution mondiale : le programme
pour la vie après la mort de cet ordre ancien est-il prêt, ou n’attend-on pas
presque que, si l’on pense de façon révolutionnaire pendant une période suffisamment
longue, l’évolution vous enlèvera la responsabilité de la décision ?
Mais il n’y a rien qui s’oppose plus fortement à une partition naturelle de
la société humaine que le fait d’élever les deux idéaux Nation et État
au-dessus de l’homme. Il ne reste rien d’autre à faire que de travailler au
renforcement de ce qui se développe en passant à côté d’eux et d’éveiller et
de maintenir l’idée de leur caractère dépassé. »" (La voix de l’âme et les chemins de l’esprit,
2001 [1991], pp. 233-235) |
Qu’il soit tout de suite clair que je ne partage pas
complètement ces thèses de Musil — qui d’ailleurs, poussées jusqu’à trahir
l’esprit de l’auteur, pourraient presque passer pour un manifeste
libéral-libertaire, voire d’une « révolution mondiale » libérale-libertaire.
En particulier, et sans discuter ce texte pour lui-même, on peut estimer que
Musil y sous-estime, dans sa réfutation de l’idée de nation, l’importance de
facteurs lourds, comme la langue, les mœurs — certes variables d’une classe à
l’autre —, le passé commun, le climat même... Il est néanmoins difficile de
nier que Musil semble marquer un point lorsqu’il remarque que les nations
n’existent jamais autant que lorsqu’elles se font la guerre, voire lorsqu’elles
se préparent à la faire. — Ce dernier point sera nuancé, avec l’apport de Musil
lui-même, un peu plus loin. Acceptons-le pour l’instant, et tirons-en les
conséquences.
Ici — et je reprends une idée d’Alain Brossat dans Fêtes
sauvages de la démocratie — on voit bien le rôle joué par le sport, et qui
assura sa fortune dans l’après-guerre : jouer à la guerre sans la faire,
créer les « expériences mystiques » dont parle Musil à moindre frais,
en des mises en scène, des cérémonies dont le fond religieux, en
l’occurrence païen, a certes de quoi faire sourire par rapport à un potlacth
chez les Kwakiutl, mais qui représente peut-être ce que le monde moderne peut
produire de plus intéressant en termes de sacré.
On retombe donc, tout simplement, sur des choses plus ou
moins écrites par Barthes ou Edgar Morin dès les années 50. Il faut juste noter
que parmi les « mythologies » de l’époque seul le sport a
survécu : les « stars » du cinéma (ou de la télévision) ne sont
plus que des « people » en voie de désacralisation, sinon complète,
du moins effective. Peut-être parce que la sacralisation par le sport est plus
complètement inhérente au temps démocratique : n’importe qui, même
l’« homme moyen » le plus moyen, peut devenir sportif, en ne comptant
que sur son corps et sur lui-même, et les autres « hommes moyens »
s’identifieront à lui [1],
alors que la divinisation par le cinéma était d’une certaine manière trop
directement sacrée. Autant que je me souvienne, Morin parle souvent d’Olympe à
propos des stars du cinéma — et certes leur monde est complètement coupé du
nôtre — ce que finalement l’envie démocratique leur fait payer par les ragots,
les gossips — qui ne datent pas d’aujourd’hui, ouvrez un Cinémonde
des années 50, vous ne serez pas déçus —, mais qui ont pris une ampleur et
une noirceur nouvelles, lesquelles reflètent, désormais, et photographies
ingrates et désacralisantes de corps de stars démythifiées à l’appui, une forme
de rancoeur que l’on ne trouvait guère dans les principaux journaux de cinéma
du milieu du XXe
siècle [2]. Pour faire rapide et symbolique : au
fils d’immigré italien à Marseille Ivo Livi, devenu Yves Montand, a succédé, toujours
à Marseille, le fils d’immigré kabyle Zinedine Zidane.
J’en étais peu ou prou arrivé à ce point il y a quelques
mois : des doutes impuissants face à la thèse de la mondialisation par le
sport, un retour actualisé aux idées répandues il y a un demi-siècle par
Barthes et Morin. Bloqué à ce stade, je ne voyais pas trop l’intérêt de rédiger
et de vous infliger tout cela pour n’en arriver que là, lorsque je suis retombé
sur une autre phrase de Musil (ch. 7, toujours), qui sans résoudre ces
problèmes permet peut-être un éclairage moins conventionnel. Musil part de
l’idée que nous venons de reprendre à A. Brossat, pour la tourner tout de suite
à sa manière :
“Sans doute le sport était brutal. On pourrait dire qu’il est le précipité
d’une haine générale, très finement divisée, qui trouve un dérivatif dans les
compétitions. On affirmait bien entendu, tout au contraire, que le sport
unit, favorise la camaraderie, etc. ; mais cela prouvait seulement, en
fin de compte, que la brutalité et l’amour ne sont pas plus distants l’un de
l’autre que les deux ailes d’un même grand oiseau multicolore et muet.” |
Commençons par une clarification peut-être
superflue : la thèse n’est pas que, au lieu d’être une force
d’« union » et de « camaraderie » le sport est un
« précipité de haine générale », et que donc on nous ment en
permanence à ce sujet, la thèse est que le sport est les deux à la fois, parce
que l’« union » et la « camaraderie » ne sont pas tellement
éloignées de la « haine générale » (par conséquent, oui, on nous
ment, mais surtout par omission).
Si l’on accepte l’idée générale de Musil sur la proximité
de la « brutalité » et de l’« amour » — un point que
quiconque ayant participé à une scène de ménage devrait me semble-t-il pouvoir
admettre —,
On répondra que cela ne résout pas le problème, et a même
tendance à le dissoudre, dans une sorte de mélasse conceptuelle globale pas
tellement éloignée à certains égards du processus de la mondialisation
lui-même. Mais c’est que peut-être, là aussi, on ne prend pas les choses dans
le bon sens, et qu’il faille de nouveau élargir la perspective, quitte à
laisser momentanément le sport de côté.
En effet, l’idée de Musil rejoint de trop près une thèse
cardinale de Lévi-Strauss (découverte, je continue à vous décrire mon petit
parcours, après que, sous l’effet de cette idée de Musil, j’eus décidé de me
réattaquer à ce texte sur le sport) pour que nous ne les associons pas ici.
Cette thèse, exprimée dans Race et histoire (1952) est que depuis
toujours la manière dont l’humanité se fait (les italiques sont de
Lévi-Strauss) repose sur une dialectique entre ressemblances et différences
entre les cultures : il n’y a pas tant des cultures qui s’opposent, puis
se mélangent — sauf si l’on prend un instant T et qu’on le fige — qu’une
interaction permanente (plus ou moins intense) entre cultures. « Entre
cultures », cela veut bien dire qu’elles sont séparées, oui, mais à peu
près comme vous êtes séparés vous-mêmes des autres dans la vie
quotidienne : toujours accompagné, même seulement en pensée, même
seulement par le fait que vous utilisez un langage commun (et dans la pratique,
beaucoup plus : contacts volontaires et involontaires avec les autres,
horaires de travail et de déplacements, possibilités — ou non — de
s’isoler...), par les autres. Certes, si l’on extermine un peuple et sa culture,
ou si on vous tue, vous personnellement, on ne tue pas toute l’humanité avec —
quoi qu’on la prive de quelque chose, d’assez insignifiant probablement, mais
de quelque chose —, mais hors de ces circonstances extrêmes et statistiquement
rares, la personnalité d’un individu X ou d’une culture Y, ne se
confondant pas avec le corps de X ou les (éventuelles) frontières au sein
desquelles évoluent les gens imprégnés de la culture Y, ne peut être
définie sans tenir compte du monde qui l’entoure (terme volontairement
vague).
Lévi-Strauss montre que les cultures n’évoluent justement
qu’en contact les unes avec les autres, en se nourrissant de leurs différences.
Il utilise le paradigme du joueur pour illustrer le fait que les cultures ont
d’autant plus de chances, statistiquement, de se modifier, qu’elles mettent,
volontairement ou involontairement, le résultat de leurs expériences (plus ou
moins volontaires), en commun : si vous jouez à la roulette tout seul et
cherchez à avoir une seule combinaison, vous aurez moins de chances de gagner
(donc, d’évoluer, vers le bon ou le mauvais, c’est une autre question), que si
plusieurs joueurs parient sur des combinaisons différentes, chacun pouvant
éventuellement profiter des gains des autres. En l’occurrence, dans les grandes
révolutions (néolithique, industrielle) de l’histoire, de nombreux joueurs ont
mis en commun (sous forme notamment de l’exploitation de certains par d’autres,
cela n’a rien de très fraternel) de nombreux gains issus de roulettes
différentes.
“Ne nous trouvons pas alors devant un étrange
paradoxe ? On a vu que tout progrès culturel est fonction d’une coalition
entre les cultures. Cette coalition consiste dans la mise en commun
(consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, intentionnelle ou
accidentelle, cherchée ou contrainte) des chances que chaque culture
rencontre dans son développement historique ; enfin, nous avons admis
que cette coalition était d’autant plus féconde qu’elle s’établissait entre
des cultures plus diversifiées. Cela posé, il semble bien que nous nous
trouvons en face de conditions contradictoires. Car ce jeu en commun
dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus
ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur.
Et si la diversité est une condition initiale, il faut reconnaître que les
chances de gain deviennent d’autant plus faibles que la partie doit se
prolonger. A cette conséquence inéluctable, il n’existe,
semble-t-il, que deux remèdes. L’un consiste, pour chaque joueur, à provoquer
dans son jeu des écarts différentiels ; la chose est possible
puisque chaque société (le « joueur » de notre modèle théorique) se
compose d’une coalition de groupes : confessionnels, professionnels et
économiques, et que la mise sociale est faite de tous ces constituants. Les
inégalités sociales sont l’exemple le plus frappant de cette solution. Les
grandes révolutions que nous avons choisies comme illustration :
néolithique et industrielle, se sont accompagnées, non seulement d’une diversification
du corps social, comme l’avait bien vu Spencer, mais aussi de l’instauration
de statuts différentiels entre les groupes, surtout au point de vue
économique. On a remarqué depuis longtemps que les découvertes néolithiques
avaient rapidement entraîné une différenciation sociale, avec la naissance
dans l’Orient ancien des grandes concentrations urbaines, l’apparition des
États, des castes et des classes. La même observation s’applique à la
révolution industrielle, conditionnée par l’apparition d’un prolétariat et
aboutissant à des formes nouvelles, et plus poussées d’exploitation du
travail humain. Jusqu’à présent, on avait tendance à traiter ces
transformations sociales comme la conséquence des transformations techniques,
à établir entre celles-ci et celles-là un rapport de cause à effet. Si notre
interprétation est exacte, la relation de causalité (avec la succession
temporelle qu’elle implique) doit être abandonnée — comme la science moderne
tend d’ailleurs généralement à le faire — au profit d’une corrélation
fonctionnelle entre les deux phénomènes. Remarquons au passage que la
reconnaissance que le progrès technique ait eu, pour corrélatif historique,
le développement de l’exploitation de l’homme par l’homme peut nous inciter à
une certaine discrétion dans les manifestations d’orgueil que nous inspire si
volontiers le premier nommé de ces deux phénomènes.” “Le deuxième remède est, dans une large mesure,
conditionné par le premier : c’est d’introduire, de gré ou de force dans
la coalition de nouveaux partenaires, externes cette fois, dont les
« mises » soient très différentes de celles qui caractérisent
l’association initiale. Cette solution a également été essayée, et si le
terme de capitalisme permet, en gros, d’identifier la première, ceux d’impérialisme
ou de colonialisme aideront à illustrer la seconde. L’expansion coloniale du
XIXe siècle a
largement permis à l’Europe industrielle de renouveler (et non certes à son
profit exclusif) un élan qui, sans l’introduction des peuples colonisés dans
le circuit, aurait risqué de s’épuiser beaucoup plus rapidement. On voit que, dans les deux cas, le remède consiste à
élargir la coalition, soit par diversification interne, soit par admission de
nouveaux partenaires ; en fin de compte, il s’agit toujours d’augmenter
le nombre des joueurs, c’est-à-dire de revenir à la complexité et à la
diversité de la situation initiale. Mais on voit aussi que ces solutions ne
peuvent que ralentir provisoirement le processus. Il ne peut y avoir
exploitation qu’au sein d’une coalition : entre les deux groupes,
dominant et dominé, existent des contacts et se produisent des échanges. A
leur tour, et malgré la relation qui les unit en apparence, ils doivent,
consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et
progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer. — on remarquera qu’il s’agit là d’une
« application » de la « dialectique
Rancière-Dumont », de cette sorte de jeu du chat et de la
souris entre égalité et inégalité, tant au niveau des valeurs que des
pratiques, où l’on peut voir une des clés, et/ou une des leçons, de
l’histoire universelle. C’est aussi vrai de ce qui suit. Les améliorations sociales, d’une part, l’accession
graduelle des peuples colonisés à l’indépendance, de l’autre, nous font
assister au déroulement de ce phénomène ; et bien qu’il y ait encore
beaucoup de chemin à parcourir dans ces deux directions, nous savons que les
choses iront inévitablement dans ce sens. Peut-être, en vérité, faut-il
interpréter comme une troisième solution l’apparition dans le monde de
régimes politiques et sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu’une
diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de
maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront
jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la
survie biologique et culturelle de l’humanité. Quoi qu’il en soit, il est difficile de se représenter
autrement que comme contradictoire un processus que l’on peut résumer de la
façon suivante : pour progresser, il faut que les hommes
collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient
graduellement s’identifier les apports dont la diversité initiale était
précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire. (...) L’humanité est constamment aux prises avec deux processus contradictoires
dont l’un tend à instaurer l’unification, tandis que l’autre vise à maintenir
ou à rétablir la diversification. La position de chaque époque ou de chaque
culture dans le système, l’orientation selon laquelle elle s’y trouve engagée
sont telles qu’un seul des deux processus lui paraît avoir un sens, l’autre
semblant être la négation du premier. Mais dire, comme on pourrait y être
enclin, que l’humanité se défait en même temps qu’elle se fait, procéderait
encore d’une vision incomplète. Car, sur deux plans et à deux niveaux
opposés, il s’agit bien de deux manières différentes de se faire »”
(Race et histoire, dernier chapitre, “Le
double sens du progrès”. J’utilise l’édition Albin Michel, 2001, pp. 113-119,
et ai fait une petite coupure dans la toute première phrase.) |
Ce texte est tellement riche, ouvre tellement de
perspectives, que l’on risque de s’y perdre. Efforçons-nous d’être
méthodique :
— d’une certaine manière, Lévi-Strauss ne fait ici que
remplacer les catégories, disons faute de mieux mais sans connotation péjorative,
psychologiques de Musil — la « brutalité » et l’« amour »,
par celles de « diversification » et d’« unification », qui
mêlent plus intimement les ordres qualitatif et quantitatif ;
— cette modification de la nature des catégories à
travers lesquelles nous analysons ces phénomènes collectifs permet peut-être
plus aisément de faire comprendre, et de mieux exposer cette idée que dans les
paragraphes précédents, que tout ici est conflit(s), à tous les niveaux :
à l’intérieur des sociétés et des cultures, et entre les sociétés et les
cultures, et que ces conflits sont à la fois (avec d’indéniables
différences de tonalités selon les cas) facteurs de
« diversification » et d’« unification ». Autrement dit, ce
ne sont que dans les cas extrêmes de guerres ouvertes entre deux nations que
deux entités bien distinctes s’opposent vraiment, et sur le seul registre de la
haine — et encore [3].
Faisons ici une pause, et avouons notre gêne : dans la
mesure où faire une théorie du conflit pourrait nous entraîner très loin — dans
des domaines certes riants : Hegel, Mauss... mais que l’on ne peut traiter
par-dessus la jambe —, nous sommes un peu condamnés à en rester à un niveau
très général. Le mieux est peut-être de profiter de cette pause pour évoquer
quelques idées directement ou presque directement liées à notre
démonstration :
a) Musil ici nous donne lui-même les armes théoriques
pour nuancer sa relativisation de l’idée de nation — à moins qu’il ne faille
écrire que son argument peut se renverser. En tout cas, c’est justement par les
conflits qui traversent une nation que celle-ci a des chances de se structurer
(je rappelle Freud et M. Schneider :
"le conflit structure, le consensus délie.") et trouver une unité que
l’on pourra dire paradoxale, mais peut-être qu’une unité doit nécessairement
être paradoxale pour être à peu près agréable à vivre.
b) Evidemment, du conflit à la guerre civile, il n’y a
qu’un pas, de même que du conflit intérieur au conflit extérieur, lorsqu’il
s’agit de se défouler sur le voisin pour ne pas imploser à l’intérieur de ses
frontières. Mais ce n’est pas une raison pour nier l’éventuel intérêt des
conflits intérieurs, voire même des guerres civiles (on en revient toujours ici
à Chateaubriand).
c) A ce sujet, j’ai été frappé par un texte assez récent de M. Defensa,
dont voici un extrait, qui sans doute vous rappellera Musil :
“Il nous paraît déplacé de juger de la situation, et
des perspectives, en termes économiques si la psychologie ne soutient pas
l’évolution. La question de la psychologie a toujours été jugée essentielle
aux USA, en raison de craintes structurelles à propos d’une structure
fédérale au départ très centrifuge, en raison d’un individualisme nourri par
les pressions du système économique, en raison enfin d’une absence de
dimension historique (régalienne) de l’Amérique. D’où le besoin constant
d’une mobilisation artificielle, d’un patriotisme sollicité et fabriqué, au
besoin contre un “Ennemi” réel ou fabriqué. Si le système américaniste ne parvient pas à “remobiliser les énergies”,
c’est-à-dire à apaiser le désarroi psychologique, l’effondrement entamé avec
les catastrophes financières ne pourra être stoppé par des mesures de
restructuration techniques, quelque radicales qu’elle puissent être. Bien
sûr, on doit ajouter qu’on voit mal comment il pourrait parvenir à ce rôle
d’apaisement, dans l’état de décrépitude et de crise systémique où il se
trouve, notamment au niveau de sa bureaucratie et de sa gestion, et avec le
niveau de médiocrité et de corruption, vénale mais surtout psychologique,
atteint par l’establishment politique.” |
Juger de ce qui est « artificiel »,
« sollicité » ou « fabriqué » dans une culture n’est pas
une mince affaire et pose des problèmes théoriques dans lesquels on n’entrera
pas aujourd’hui. Il me semble en tout cas que M. Defensa est ici coupable,
sinon d’une réelle paresse conceptuelle, du moins d’une formulation trop
rapide, que la vision d’un Alain Badiou [in Le siècle] des États-Unis
comme « perpétuelle et secrète guerre civile » permet de
contredire en l’intégrant à notre approche actuelle : dans ce milieu si
individualiste (et donc à tous égards effectivement « centrifuge »)
qu’est la société américaine, la dimension du conflit intérieur est
excessivement forte par rapport à ce qu’une communauté peut en général
intégrer ; dans ce contexte, la mobilisation contre l’extérieur
(active : l’interventionnisme ; passive : l’isolationnisme) de
même que l’idolâtrie de soi-même (le concept de manifest destiny) sont
moins « sollicitées » ou « fabriquées » que
fondamentalement nécessaires à la perpétuation d’un système qui sans cela se
dissoudrait dans la discorde générale plus aisément qu’une nation européenne.
Ceci ne contredisant évidemment pas la tendance morbide ou suicidaire que l’on
peut déceler chez les Nord-Américains, et dont certains d’entre eux sont
parfaitement conscients.
Fin de la pause, reprenons le fil du raisonnement.
— dans cette optique, il n’y a pas lieu de s’étonner de la
place cardinale du sport dans le monde actuel, puisqu’il est lui-même, un
concentré instable et en perpétuelle recomposition de « brutalité »
et d’« amour » (honni soit...). De ce point de vue il n’y a pas
grand-chose de nouveau sous le soleil, juste une accentuation de phénomènes
vieux comme le sport moderne. Plus les footballeurs, pour prendre l’exemple le
plus caractéristique, gagnent de l’argent et sont individualistes, dans tous
les sens du terme, plus il est difficile, mais plus il reste nécessaire, si
l’on ose dire, de les faire cohabiter en équipe, de les amener à se fondre dans
une collectivité. De l’équipe de quartier à celle qui joue la finale de la
Ligue des Champions, il n’y a sous cet angle aucune différence, simplement une
tension plus grande entre les deux dimensions, individualiste et collective —
holiste, bien sûr. Les amateurs de football peuvent comparer les trajectoires
de deux des clubs les plus riches de la planète, le Real Madrid et Manchester
United depuis une dizaine d’années. Sans avoir accumulé les catastrophes, le
premier nommé, qui pratiqua un temps la politique dite des
« Galactiques » (recruter avant tout d’énormes stars, ce qui se finit
par se faire au détriment des joueurs dits « de devoir », et provoqua
des désillusions sportives), offre sur la durée un spectacle d’instabilité, des
joueurs comme des entraîneurs, et n’arrive plus à s’illustrer vraiment au plus
haut niveau européen, là où le second, pas plus fraternel et pas moins
capitaliste, a réussi, sous la houlette du même entraîneur depuis plus de vingt
ans, l’Ecossais rougeaud à poigne Alex Ferguson — dont on notera qu’il possède
des chevaux de course, peut-être « géniaux », qui sait... — a su, non
sans difficultés récurrentes, faire entrer ces stars dans un moule collectif —
ce qui in fine les mena à la victoire en Ligue des Champions au
printemps dernier.
Et bien sûr, plus généralement, au niveau des rapports
entre les équipes, notamment les équipes nationales, le sport se trouve
illustrer si parfaitement ces rapports de « brutalité » et
d’« amour », de « diversification » et
d’« unification » [4],
qu’il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il soit si important dans le monde actuel,
qu’il y joue un rôle global d’homogénéisation des cultures [5],
homogénéisation perpétuellement remise en cause par les façons diverses dont
ses cultures l’appréhendent, puis relancée par la réussite même des diversifications
provoquées par ces appréhensions différentes (pour reprendre l’exemple de la
gymnastique, peut-être que dans un avenir proche nos « têtes
blondes » travailleront à la « chinoise », avec des coaches
chinois...), et ainsi de suite...
Jusqu’où cela continuera-t-il ? Le savoir
reviendrait à savoir où se dirige notre monde, tant l’évolution globale de
celui-ci, telle que décrite par Lévi-Strauss en 1952 d’une manière dans
ses grandes lignes toujours actuelle, est parallèle à celle du sport. De ce
point de vue, ce n’est pas je crois de la pusillanimité théorique que d’avouer
un sentiment mêlé, tant vis-à-vis de notre monde que vis-à-vis du sport, cette
impression que les choses en leur instabilité de plus en plus grande, peuvent
aussi bien continuer comme cela encore longtemps que s’effondrer du jour au
lendemain [6].
Nous en avons à peu près fini avec notre point de départ,
le sport. Mais il reste à explorer d’autres conséquences du texte de
Lévi-Strauss :
— tout d’abord, une petite mise au point sur des auteurs
que j’ai cités, ou plutôt évoqués brièvement, Barthes, Edgar Morin, Alain
Brossat : n’ayant pas pris la peine de les relire pour la rédaction de ce
texte, je ne voudrais pas être injuste avec eux ni trop les fourrer indûment
dans le même sac, mais j’aurais tendance à penser que ce qui leur fait défaut
(concernant E. Morin, c’est peut-être plus vrai sur ce qu’il écrivait dans les
années 50 qu’aujourd’hui) est justement ce que l’on trouve chez
Lévi-Strauss, le sens de la « longue durée », pour reprendre les
termes d’un ami-ennemi de celui-ci (Braudel : autant que je sache, d’un
point de vue théorique, nous sommes vraiment, avec ces deux grands esprits dans
une rencontre indécidée, mais féconde, de la « brutalité » et de
l’« amour »...), la capacité de replacer leurs intuitions,
certainement bonnes, dans un cadre général (et même très général, ce dont je ne
vois pas de raison de se priver) — faute de quoi les intuitions en question
risquent fort d’être trop marquées par l’« occidentalo-centrisme »,
et, paradoxalement mais sûrement, par ce que l’on a coutume d’appeler, à mon
grand scandale, les « généralités de café du commerce »...
Ce point étant noté, continons.
Je viens d’écrire que l’évolution du monde
depuis 1952 et Race et histoire est « dans ses grandes
lignes » conforme à ce qu’écrivait alors Lévi-Strauss. Deux points
pourtant qui semblaient résolus pour celui-ci, ne nous apparaissent plus
aujourd’hui si clairs. Citons de nouveau :
“A
leur tour, et malgré la relation qui les unit en apparence, [les cultures]
doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et
progressivement les différences qui les opposent tendent à diminuer. Les
améliorations sociales, d’une part, l’accession graduelle des peuples
colonisés à l’indépendance, de l’autre, nous font assister au déroulement de
ce phénomène ; et bien qu’il y ait encore beaucoup de chemin à parcourir
dans ces deux directions, nous savons que les choses iront inévitablement
dans ce sens. Peut-être, en vérité, faut-il interpréter comme une
troisième solution l’apparition dans le monde de régimes politiques et
sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu’une diversification, se
renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir
indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de
surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie
biologique et culturelle de l’humanité.”
|
Il ne fait pas de doute que depuis un demi-siècle
d’importantes « améliorations sociales » se sont produites. De même,
« l’accession graduelle des peuples colonisés à l’indépendance », pour
chaotique qu’elle ait pu être et qu’elle demeure, est une indéniable réalité.
Ce qui a changé, en revanche, c’est le sentiment que « les choses iront
inévitablement dans ce sens » : nous n’en sommes plus sûrs du tout —
nous ne sommes plus sûrs de grand-chose — et même, les doutes que nous pouvons
raisonnablement avoir sur ces sujets peuvent être nourris par le schéma
théorique utilisé par C. Lévi-Strauss. Car si les pays colonisés, malgré
quelques retours de bâton comme en Irak, conquièrent, vaille que vaille, une
indépendance de plus en plus grande, il ne reste plus beaucoup de possibilités
de « diversification » à l’échelle de la planète. Et les plus
commodes à concevoir sont précisément celles auxquelles nous assistons :
le prolétariat du tiers-monde (c’est l’idée que l’on y passe « de la pauvreté à la
misère »), les classes-moyennes des pays dits développés.
Si en ce sens on se rappelle que la « crise »
qui rythme la vie des pays occidentaux, avec plus ou moins d’ampleur,
depuis 1973, est due au « choc pétrolier » de cette année-là,
c’est-à-dire à une action du Tiers-Monde vers une baisse des différences qui le
séparaient du monde occidental, si on note au passage que c’est dans ces
années-là que commencent à se répandre, autour du grand
« diversificator » Samuel Huntington l’idée que les sociétés
démocratiques sont « ingouvernables » [7],
le peuple étant trop agité (et qu’il faut donc un bon tour de vis), on voit
bien qu’une baisse de la diversification à l’échelle des nations, et mêmes des
continents, s’est graduellement vue « compenser » par une
re-diversification à l’intérieur des pays occidentaux, au détriment, et ce
n’est pas fini, des classes populaires et moyennes.
On objectera peut-être, et c’est une distinction
effectivement importante, qu’une telle conception revient à considérer qu’il y
a une sorte de gâteau fixe à se partager, que ce que l’on donne aux uns est
nécessairement pris aux autres, que l’on ne peut se trouver donc que dans des
jeux « gagnants/perdants », qu’il vaut par conséquent mieux se situer
dans le premier camp que dans le second ; on ajoutera que c’est justement
là la vision assez darwinienne d’un Huntington ou d’un Bush, que d’une part
elle autorise et légitime tous les impérialismes, que d’autre part elle est
fausse car étrangement statique : l’idée serait au contraire de mettre en
place des modes de production et des modes de redistribution des richesses qui
permettent, d’une part l’accroissement, peut-être modéré, mais permanent, du
gâteau, et d’autre part un jeu « gagnant/gagnant » où tout le monde
trouverait à peu près son compte.
Je peux signer des deux mains à ces thèses — ce qui, vue
l’immensité des chantiers dont il s’agit, ne m’engage pas à grand-chose —, mais
il faut garder à l’esprit cette importante idée qu’il y a dans les réactions
inégalitaires nées au début des années 70 une part importante d’effet
automatique par rapport à l’homogénéisation en cours, à l’intérieur des nations
et des nations les unes par rapport aux autres. Comment préserver le
« déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de
l’humanité » évoqué par Lévi-Strauss sans cautionner une vision du monde
fondée sur la survie des plus aptes, qui sous couvert de « réalisme »
se montre dans les faits égoïste et sadique, voilà bien la quadrature du cercle
actuel — d’autant plus complexe, à l’âge du « Règne de la quantité »,
que le processus capitaliste — dont on a récemment rappelé qu’il
était équivalent à la mondialisation — est à la fois facteur de nivellement des
cultures et de créations d’inégalités, que s’y mêle donc
« unification » et « diversification ».
Si d’ailleurs on laisse de côté les aspects les plus
frappants, chez nos élites, de recherches de nouvelles différenciations — la
tentative de vassalisation de l’Irak par G. Bush, l’inénarrable discours essentialiste de N. Sarkozy
sur « l’homme africain »... — pour considérer leur politique globale
effective, et notamment en France, on voit bien que lesdites élites sont
obligées de faire à la fois de l’« unification » et de la
« diversification », j’entends par là, que ce soit au niveau national
ou au niveau international, de maintenir la domination du monde capitaliste —
au sens notamment du « petit monde » des patrons, des hommes
politiques... — tout en évitant de « désespérer Billancourt », les
classes moyennes comme les pays émergents. (Un exemple dans un domaine si l’on
veut annexe, le pétrole, était ainsi donné il y a quelques mois par
M. Defensa.)
Autant dire, pour en rester à l’exemple français, que les
valses-hésitations permanentes de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement, si
elles sont marque d’amateurisme, d’effet d’annonces et de je m’en-foutisme,
sont aussi et d’abord l’expression de ce fait simple que ces gens-là veulent
aller dans deux directions différentes et souvent contradictoires. (J’allais
écrire que ce serait peut-être encore plus vrai avec les socialistes au
pouvoir, mais en réalité ça ne changerait sans doute pas grand-chose. Ce qui
est vrai, c’est que les socialistes eux-mêmes peuvent le craindre et préférer
leur confort de députés largement indemnisés poussant un coup de gueule de
temps à autre, au surmenage du pouvoir. Bref, je suis encore plus convaincu qu’il y a deux ans que les
socialistes sont fondamentalement bien contents d’être comme ils sont.) Nous
n’avons donc pas fini de les voir ménager la chèvre et le chou — au passage,
pour des gens qui voulaient restaurer l’autorité et le sens de l’État, ces
façons de girouettes, qui ont exactement l’effet inverse, ne manquent pas de
sel.
On peut néanmoins voir là le signe que même avec leur
mauvaise volonté de valets du capital, ces gens-là ont compris que leur survie
en tant que politiciens, en tant que valets du capital, ainsi même que la
survie dudit capital, est liée au sort de ces classes moyennes, et que s’il est
bien commode de culpabiliser et de ponctionner autant que faire se peut
celles-ci pour remplir les poches des copains, il y a à ces pratiques des
limites au-delà desquelles on ne peut aller. Nicolas Sarkozy et ses
collaborateurs ne peuvent oublier tout à fait ce diagnostic d’Emmanuel
Todd : depuis la naissance du capitalisme (si ce n’est plus tôt ?),
ce sont les classes moyennes qui font l’histoire. Et, pour reprendre les termes
de Lévi-Strauss, si la « diversification » actuelle se fait trop aux
dépens mêmes de la base effective du système capitaliste, cela peut donner une
situation aussi logiquement contradictoire que pratiquement explosive.
(D’où, ceci écrit sans fonctionnalisme excessif,
l’utilité des banlieues indisciplinées et des travailleurs clandestins [ainsi
que des Marseillaise sifflées] : voilà un domaine où l’on peut
faire de la « diversification » sans mettre à mal l’équilibre du
système. Et voilà, sur le plan théorique un point où la
« diversification » de Lévi-Strauss rejoint les thèses de Girard sur
le « bouc-émissaire ». A creuser un jour peut-être...)
Synthétisons et concluons cette partie : on retrouve
ici, chez nos gouvernants, une façon de faire dont j’ai déjà eu l’occasion de dire
que si elle avait le mérite — contrairement à la position officielle de partis
comme le « socialiste » [8]
— de se poser des questions dont l’histoire et l’anthropologie peuvent montrer
l’importance et la nécessité, elle revenait souvent à donner à ces questions
les réponses les plus abruptes et les plus caricaturales possibles. Dans le cas
d’un Bush, et rapport à l’échelle du pays qu’il « dirige », il se
peut d’ailleurs que la violence de ses réponses à toutes ces graves questions
soit en quelque sorte à la mesure du danger d’indifférenciation globale —
indifférenciation bien évidemment amplement encouragée par toutes les
structures politiques et mentales du « pays » dont il est le
« représentant ».
Il y aurait ici la place pour un apologue dans le style du
XVIIIe siècle, qu’un Montesquieu mâtiné de Swift pourrait écrire, en prenant le
point de vue d’un voyageur venu d’une autre planète, découvrant ces rois de la
terre qui usent, sans trop se rendre compte de ce qu’ils font (Pardonnez-leur,
Seigneur ?) qui usent de leur puissance pour nuire à tout ce qui fait le
fondement de leur puissance, qui, confrontés à de réels problèmes, semblent
s’ingénier dans un instinct de survie à courte vue, non seulement à ne pas les
résoudre, mais à détruire tout ce qui pourrait permettre à d’autre qu’eux sinon
de les résoudre du moins d’en diminuer l’ampleur — non parfois pourtant sans
quelque éclair de lucidité qui pourrait faire croire qu’entre « gens de
bonne volonté » une solution pourrait pas à pas se dessiner... avant de
repartir de plus belle dans ce cycle
sadique/masochiste/sacrificiel/apocalyptique, etc.
Le Diable n’a pas fini de sourire !
Synthétisons et concluons autant que faire se peut tout
ceci, et pour cela restons un peu avec cette idée d’un voyageur venu de Sirius.
C’est en effet une question que je m’étais posée à propos du La découverte
du vrai Sauvage de M. Sahlins : s’il s’avère que les cultures locales
résistent mieux à la mondialisation capitaliste que la doxa des
ethnologues ne le laissait jusqu’alors supposer, si ces cultures continuent à
élaborer des différences en se nourrissant des techniques occidentales (en un
mouvement assez « lévi-straussien » dans l’esprit), comment juger de
l’intérêt de ces différences — Sahlins lui-même, citant une célèbre formule de
Freud, évoque la possibilité selon laquelle ce ne serait là que
« narcissisme des petites différences » — si on n’a pas un point de
vue extérieur — celui donc d’un voyageur venu d’ailleurs, qui seul pourrait
juger de l’effectivité ou de la variété de l’ensemble ?
Beaucoup de questions se mêlent ici, et à ces questions
les réponses sont plus ou moins aisées. Essayons de commencer par ce qui est le
plus sûr :
— l’évolution globale est vers un rapprochement des
cultures. Il ne fait aucun doute que les populations du monde sont plus proches
les unes des autres aujourd’hui qu’il y a cent ans, et a fortiori qu’il
y a cinq cent ou deux mille ans (ce qui ne veut pas dire que l’évolution en ce
sens a toujours été linéaire, régulière, etc.) ;
— notons qu’il faut déjà que la diversité des cultures
soit un peu atténuée par rapport à ce qu’elle a pu être, pour que l’on puisse
être conscient de ladite diversité, et pour que l’on puisse en jouir. Nous retrouvons là les
raisonnements que nous avons pu tenir sur l’idée de « nature
humaine », raisonnements que le Lévi-Strauss de Tristes tropiques,
qui voit là un « cercle infranchissable », expose très
clairement :
“Moins
les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de
se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient
capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. En
fin de compte, [en tant qu’ethnologue et voyageur,] je suis prisonnier
d’une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux
spectacle dont tout ou presque lui échappait — pire encore inspirait
raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne courant après les vestiges
d’une réalité disparue [et risquant du coup de ne pas comprendre ce qui
est et naît sous ses yeux].” (Tristes tropiques, 1955, I, 4 ;
"Pléiade", 2008, p. 32)
|
Autrement dit : ce sur quoi nous méditons
aujourd’hui, l’état passé que nous pouvons éventuellement regretter, est déjà
un stade avancé des relations entre cultures et de l’homogénéisation entre
elles.
— on peut répondre à cela que cette volonté de jouir de
la diversité est justement typiquement occidentale et caractéristique d’un
certain état d’esprit. On ajoutera que les cultures — les Traditions —
n’étaient pas moins heureuses et épanouies lorsqu’elles étaient moins curieuses
les unes des autres.
Si l’on ne va pas trop loin dans ce sens (il y a toujours
eu des emprunts entre cultures, les grandes traditions se sont aussi fondées
comme cela ; d’autre part, il y eut d’autres grands voyageurs et grands curieux
que les Occidentaux), et je pense qu’un Guénon, que nous retrouvons maintenant,
ne va pas trop loin, ces points peuvent être accordés.
— mais cela ne modifie pas vraiment le problème, qui
rappelons-le est double : jusqu’à quel point les cultures s’homogénéisent-elles ?
A quel point de vue peut-on se placer pour le juger ?
Ces questions sont liées à l’épanouissement de
disciplines comme l’histoire et l’ethnologie, sciences humaines elles-mêmes
historiquement datées par rapport au processus d’homogénéisation en cours.
L’ethnologie est ici particulièrement concernée par nos questions, puisque si
elle a indéniablement permis aux hommes d’élargir leurs perspectives, de
relativiser la naturalité de beaucoup de leurs conceptions, elle voit en même
temps son objet se dissoudre au fur et à mesure de l’essor de la
mondialisation, risquant de n’être plus que le catalogue, bientôt complété ad
vitam aeternam hors corrections de détail pour spécialistes, des
différences qui existaient.
— c’est ici qu’intervient Sahlins lorsqu’il rappelle que,
mondialisation ou pas, les cultures ont toujours jugé des évolutions à partir
de leurs propres cadres d’analyse — ce qui n’est pas sans rappeler le texte de
Guénon que nous citions au début de notre troisième partie : du
capitalisme les Orientaux n’acceptent que ce qui est superficiel et matériel,
il gardent leurs Traditions pour eux. Armés des apports de l’ethnologie, et
notamment de ceux fournis par Lévi-Strauss, Sahlins élargirait aux peuples
primitifs d’abord, à toutes les sociétés ensuite, quel que soit le stade de
leur « évolution » (avec de gros guillemets...), l’analyse de
Guénon : la culture — ou la Tradition — est une façon de voir les choses,
qui plie à elle-même les évolutions matérielles ;
— il reste alors une objection : et si
l’homogénéisation était telle qu’elle atteignait même ces modes d’appréhension
des choses que sont les cultures ? (Le sport étant ici un cheval de Troie
idéal.)
On comprend d’emblée qu’une telle question ne peut avoir
de réponse univoque. Elle suscite plutôt, plus qu’une ou plusieurs réponses,
une forme de désespoir chez celui qui vient d’écrire un long texte et qui
constate à la fin de sa rédaction, non seulement qu’il n’est pas arrivé au
port, ce qu’il savait dès l’origine, mais que l’interrogation à laquelle il
parvient finalement est nettement plus complexe que celle dont il était parti.
Plus complexe et plus exigeante : cette nouvelle façon de poser le problème
implique en effet une connaissance approfondie des cultures que l’on évoque,
loin des ressemblances et différences superficielles qui les rapprochent et les
opposent, ceci précisément dans un contexte d’évolution de ces cultures.
Cela posé, ne nous trompons pas non plus de difficultés.
Il n’est pas nécessaire de disposer d’un état des lieux permanent des rapports
de toutes les cultures du monde en tant que modes d’appréhension plus ou moins
évolutifs de réalités elles-mêmes par définition perpétuellement mouvantes.
Mais qu’une équipe de spécialistes parvienne à définir les caractéristiques
principales — les structures, on peut employer le terme sans un trop grand
engagement théorique — de cultures diverses, plus ou moins
« importantes », et juge de leurs évolutions les unes par rapport aux
autres (narcissisme ou pas narcissisme ?) depuis quelques dizaines
d’années, de leurs évolutions en ce qu’elles ont de plus profond, de plus
difficile à saisir — voilà qui semble déjà bien délicat. On dira que c’est un problème
très banal : juger sur le court terme — quelques années d’étude — de la
réalité et de la nature d’une évolution se déroulant sur le long terme.
Précisément, la banalité de ce problème ne le rend pas moins difficile. (En
revanche, la question du point de vue est résolue — ou du moins je ne vois pas
d’autre solution à lui donner que la façon de faire que je viens de décrire.)
Finissons donc sur une note si ce n’est optimiste du
moins plus souriante, en redescendant au niveau individuel — en l’occurrence à
la fois esthétique et ascétique. Dans le texte de Baudelaire qui m’avait
tellement séduit que j’y avais vu une forme de Graal personnel, se trouve
une leçon pour appréhender un « un échantillon [étranger] de la
beauté universelle » tel que, justement, un objet chinois :
“Pour qu’il soit compris,
que le critique, le spectateur opère en lui-même une transformation qui tient
du mystère, et que, par un phénomène de la volonté agissant sur
l’imagination, il apprenne de lui-même à participer au milieu qui a donné
naissance à cette floraison insolite. Peu d’hommes ont, – au complet, – cette
grâce divine du cosmopolitisme ; mais tous peuvent l’acquérir à des
degrés divers.” |
On peut simplement considérer que plus nombreux nous
serons à faire ainsi agir notre « volonté » sur notre
« imagination », plus nombreux nous serons à être conscients de
l’importance de « la variété [comme] condition sine qua non de la
vie » (Baudelaire encore) — et, qui sait et surtout, à être à peu près
capables de comprendre ce qui dans cette variété doit être sauvegardé et ce qui
n’était que secondaire. Et si l’humanité se fait à la fois dans la
diversification et l’unification, de saisir autant que faire se peut quelles
diversifications et quelles unifications lui seront aussi profitables que
possible. Bel espoir pour "un rêveur dont l’esprit est tourné à la
généralisation aussi bien qu’à l’étude des détails" (Baudelaire
toujours)...
Je vous laisse sur cet encouragement à l’érudition et à la rêverie. La
prochaine fois — nous restons dans le même sujet — je vous démontrerai en quoi
seule une conversion à l’Islam massive, mondiale, universelle !, peut nous
sauver de la crise financière. A bientôt !
[1] Et certes on s’enthousiasmera plus pour le
talent d’un Zidane que pour l’austérité d’un Deschamps, le talent n’étant pas
une vertu très démocratique, mais il faut remarquer que, comme pour
contrebalancer cela, Zidane en rajoute dans la normalité et la médiocrité
lorsqu’il s’exprime : hors du terrain, il est vraiment comme nous, en un
peu plus con même, comme s’il sentait qu’il devait nous rassurer de ce point de
vue.
[2] On ajoutera ici qu’une évolution
particulièrement marquée en France isole les vedettes de cinéma de leurs
compatriotes : l’inflation récente de « fils (et filles) de »,
qui donne une impression de cooptation généralisée dans le milieu, et rend plus
difficile la dialectique admiration — identification (Gabin en est un très bon
exemple) qui faisait auparavant tourner la machine.
[3] Pour prendre l’exemple le plus célèbre, on
se souvient ainsi de ces récits de fraternisation entre soldats allemands et
français durant la Grande Guerre, que ce soit entre blessés mis dans la même
chambre à l’hôpital, ou à l’occasion de fêtes de Noël, ou... d’organisation
d’un match de foot. Sans oublier qu’il s’agit là d’événements ponctuels autant
que rares, on rappellera aussi l’histoire citée (dans Allemagne 90 neuf zéro ?
Appel à l’aide aux lecteurs cinéphiles !) par Godard, selon laquelle le
premier soldat français tué en 1914 et le dernier soldat allemand tué en 1918
(à moins que ce ne soit le contraire, mais cela n’a justement aucune
importance) s’appelaient tous deux Meyer.
[4] En football, l’intense circulation des
joueurs depuis l’« arrêt Bosman » (1995), qui permet en gros à
n’importe qui, venant de n’importe quel pays, de jouer dans n’importe quel club
(avec des restrictions par rapport à l’UE), fait se rapprocher les styles au
sein du football de club. En équipes nationales, c’est vrai aussi, mais, pour
l’instant, moins vrai : si vous regardez le Real Madrid, Manchester
United, l’Inter de Milan, Lyon et — à une moindre mesure — le Zenith
Saint-Petersbourg, il y aura moins de différences entre ces équipes qu’entre
les équipes nationales d’Espagne, Angleterre, Italie, France et Russie. Ceci
dit, les naturalisations de plus en plus rapides de joueurs venus d’Afrique et
du Brésil, notamment dans les pays de l’Est (à commencer par l’Allemagne)
contribuent à l’homogénéisation.
Hélas, mille fois hélas, en rugby, sport où les identités
étaient plus fortes qu’en football, elles se sont dissoutes et se dissolvent
plus rapidement : à l’intérieur des pays (proximités plus grandes des
gabarits des joueurs, par opposition à la belle diversité d’il n’y a pas si
longtemps, et même si un petit lutin vient périodiquement ramener un peu de
variété) comme dans les équipes nationales. C’est à pleurer.
[5] Sans être un spécialiste ni même un amateur
particulier de la culture indienne, on n’aura pas constaté sans tristesse que
l’Inde a gagné lors des derniers Jeux Olympiques la première médaille d’or de
son histoire (au tir à la carabine), alors que jusqu’ici, pour des raisons bien
historiques, religieuses, culturelles, de régime alimentaire, etc., tout cela
étant bien sûr lié, l’Inde était, sauf rapport aux disciplines amenées par les
colons anglais, complètement nulle en sport : cette réjouissante exception
serait-elle en train de disparaître ?
[6] Signalons avant de quitter le championnat
anglais que celui-ci fonctionne depuis quelques années d’une façon qui rappelle
fort les analyses de Castoriadis sur le capitalisme utilisant pour vivre des
types anthropologiques qui lui sont étrangers et qu’il risque même de détruire.
Ici, la fidélité typiquement holiste du public britannique à ses clubs est mise
au service de l’individualisme des joueurs et des propriétaires : sans
cette fidélité tout s’écroulerait.
[7] Je rappelle que S. Huntington
présente l’intérêt symbolique d’être à la jonction de deux volontés de
« diversification » : c’est le même homme qui, au sein de la
Commission Trilatérale, en 1975, proposa d’importantes idées pour mettre à bas
l’État-Providence, au nom de la supposée « ingouvernabilité » des
démocraties occidentales, avant de théoriser, théorisation dont je pense encore
qu’elle est avant tout « auto-réalisatrice » et/ou qu’elle se voulait
telle, le « choc des civilisations ». A lui seul donc M. Huntington
incarne non seulement les deux modes de « diversification » que j’ai
évoqués, mais aussi le fait que ces modes de « diversification » sont
deux réponses analogues dans l’esprit à un seul problème.
[8] Il faut en effet, pour être juste, faire la
différence entre les dirigeants socialistes — et par dirigeants on n’entend pas
seulement ici les dignitaires les plus médiatiques et les plus hauts placés,
mais aussi les inamovibles chefs de sections qui paralysent si bien ce parti
depuis si longtemps —, des militants, ou du moins de certains d’entre eux,
lesquels ne sont pas les derniers à se poser des questions et à chercher des
solutions qui, les unes comme les autres, ne semblent pas assez souvent
effleurer l’esprit des hiérarques socialistes. Il appartient à chacun, ensuite,
de voir s’il convient de rester dans un parti dont l’action globale est depuis
tant d’années si néfaste, quelles que soient les intentions et les idées de ses
militants.
Dans Ferdydurke, le narrateur passe quelque temps
chez une famille éminemment « moderne ». Impressionné par des rituels
pour lui difficilement compréhensibles, il se transforme en ethnologue. Ses
observations débutent dès l’aube :
“Un coq chanta. La première personne à se montrer fut Mme Lejeune,
coiffée à la hâte, en robe de chambre cendrée et en chaussons. Elle marchait
avec calme, la tête droite, et sur son visage se peignait une sagesse
spéciale, une sorte de sagesse des installations sanitaires. Elle marchait
même avec un certain recueillement, sous le signe du naturel et de la simplicité,
sous le signe de l’Hygiène matinale rationnelle. Avant d’entrer à la salle de
bains, elle obliqua, le front haut, vers les W.C. et s’y enferma de façon
cultivée, réfléchie, raisonnable et consciente, comme une femme sachant très
bien qu’il ne convient pas d’avoir honte de ses fonctions naturelles. Elle
en sortit plus fière qu’elle n’y était entrée ! Elle paraissait
fortifiée, éclairée et humanisée, elle sortit de là comme d’un temple
grec ! Je compris alors qu’elle y entrait en effet comme dans un temple
grec. C’est un tel sanctuaire que les modernes femmes d’ingénieurs et
d’avocats tiraient leur puissance ! Celle-ci en ressortait chaque jour
meilleure, plus cultivée, tenant haut l’étendard du progrès, et c’est de là
que provenaient l’intelligence et le naturel dont elle se servait pour me
tourmenter. Stop. Elle se rendit à la salle de bains. Le coq chanta.” (éd. « Folio », pp. 240-41) |
Inutile d’insister, par-delà le grotesque, sur la
composante religieuse de tout ce passage.