De defensa

 

Cette seule Nation sous le regard de Dieu

22/09/2008 - Bloc-Notes

 

Le caractère religieux de la perception américaniste du monde, ce caractère si fort qu’il exerce probablement une forte influence sur la psychologie américaniste elle-même, joue à plein dans l’affrontement avec la Russie. Il joue d’autant plus que les USA, en état d’infériorité sur ce théâtre et dans une phase notable d’affaiblissement, ont peu de moyens concrets à opposer à la Russie. Les USA conservent leur attitude manichéenne, religieuse, et s’appuient d’autant plus sur elle pour fonder leur violente critique anti-russe, – critique de plus en plus violente du point de vue dialectique, d’autant plus violente qu’elle s’éloigne de la réalité de la politique. (Malgré cet éloignement de la réalité, les effets psychologiques sont très forts et l’hostilité anti-américaniste des Russes à cause de cette attitude US ne cesse de se renforcer et devrait rapidement devenir structurelle.)

L’auteur et historien Lee Congdon développe, dans le numéro du 22 septembre de The American Conservative, une analyse de cet aspect étrange, radical et messianique de la psychologie américaniste, et sa pénétration dans la politique extérieure des USA. Il s’agit ainsi d’une politique étrangère basée sur l’acceptation implicite que l’américanisme, dont cette politique fait la promotion, est la « quatrième grande religion occidentale », selon les mots du professeur Gelernter, de l’université de Yale.

« Les Américains, bien entendu, ont également rejeté l’idéologie communiste et craint qu’elle puisse réussir à dominer le monde, y compris les États-Unis. Ils semble qu’ils n’aient pas remarqué qu’ils sont eux-mêmes sous l’emprise d’une religion politique ; récemment, en fait, David Gelernter, professeur à Yale, décrit “l’américanisme” [“Americanism”, entre guillemets. L’américanisme existe, la preuve, cet Américain l’a rencontré] — c’est-à-dire la démocratie américaine — comme la quatrième grande religion occidentale. Il ne fait pas de doute qu’il applaudit lorsque le président Bush, dans son deuxième discours inaugural, qu’elle devait être « la politique des États-Unis à rechercher et à soutenir la croissance des mouvements et institutions démocratiques dans chaque nation et culture, avec l’objectif ultime de mettre fin à la tyrannie dans notre monde. » Dans la pratique, cette ambition impériale, pour ce qu’il en est, signifia une constante ingérence dans les affaires des gouvernements que les États-Unis estimaient être insuffisamment démocratiques.

» Il ne fait aucun doute, par exemple, que le National Endowment for Democracy a joué un rôle important dans la Révolution des roses en Géorgie en 2003 et dans la Révolution orange en Ukraine en 2004-05. En 1999, la NED a lancé le Mouvement mondial pour la démocratie, “qui présuppose l’universalité de l’idée démocratique » et le caractère inévitable de la « transition démocratique”, même dans un Moyen-Orient qui manque de traditions démocratiques. L’une des raisons les moins convaincantes pour faire la guerre en l’Irak fut celle de planter les graines de la démocratie, dans l’espoir qu’elles germent et poussent dans toute la région.

» Ces visions ne devraient pas surprendre. L’Amérique s’est toujours félicitée d’être le dernier meilleur espoir [ ? ] du monde, une cité qui brille sur une colline. Mais l’appel de Woodrow Wilson pour un monde sans danger pour la démocratie a concentré et intensifié ce zèle missionnaire. La plupart des Américains croient que la démocratie est la seule forme légitime de gouvernement et que les États-Unis, en tant que premier pays démocratique, ont le devoir d’évangéliser le monde. Les responsables américains sont prompts à donner des leçons aux dirigeants des États souverains qui violent l’un ou l’autre des commandements de la démocratie, et peu d’entre eux remettent en question leur droit d’imposer notre système, par la force militaire si nécessaire, à ceux qui résistent à la conversion. Ils seraient étonnés par la question posée autrefois par Edmund Burke : “Est-ce une vérité si universellement reconnue que la démocratie pure soit la seule forme acceptable dans laquelle la société humaine peut être projetée, au point qu’il ne soit pas permis à un homme d’hésiter sur ses mérites, sans être aussitôt soupçonné d’être un antisémite un ami de la tyrannie, c’est à dire d’être un ennemi de l’humanité ?”

» Il est une vérité reconnue par les néoconservateurs, dont beaucoup ont l’oreille du président. Irving Kristol, le parrain du néoconservatisme, a écrit que “les grands pays, dont l’identité est idéologique, comme l’Union soviétique d’antan et les États-Unis d’aujourd’hui, ont inévitablement des intérêts idéologiques en plus de préoccupations plus matérielles. À moins d’événements extraordinaires, les États-Unis se sentent toujours obligés de défendre, si possible, une nation démocratique de l’attaque de forces non démocratiques, externes ou internes.” (Le mot “interne” est ici particulièrement révélateur d’une mentalité interventionniste.) Ceci étant, la Géorgie “démocratique” doit, à tout prix, être défendue contre la Russie “autocratique”.

» Il n’est pas sans intérêt que Kristol soit un ex-Trotskiste. Comme lui, la plupart de ses disciples ont un passé gauchiste, et que cela compte dans le fait qu’ils soient attirés par les mouvements idéologiques. Si le communisme n’a pas pu sauver le monde, peut-être la démocratie le pourra-t-elle. On peut voir quelque chose du même instinct des ex-communistes qui se sont réunis autour de la vieille National Review. Frank Meyer était un ancien membre du Parti communiste de Grande-Bretagne. Max Eastman traduisit plusieurs œuvres de Trotsky. James Burnham, un autre ex-Trotskiste, fit valoir qu’une nouvelle “classe dirigeante” devrait remplacer l’ancienne classe capitaliste ; classe différente, mais la même structure d’analyse ».

D’autres ont une interprétation plus abrupte de cette attitude, la transcrivant en des termes plus terrestres et triviaux, hors de toute considération religieuse. Le résultat est une politique “stupide”, selon le jugement que donnait l’anonyme Spengler, le 19 août (version imprimable) sur le site Atimes.com. Le jugement était porté sur la politique US face à la Russie, la façon dont les Russes, très intelligents dans leur politique, sont désarçonnés par la sottise de la politique US. “Les Russes jouent aux échecs, les Américains jouent au Monopoly”, observait Spengler.

« Le fait est que tous les hommes politiques russes sont intelligents. Les stupides sont tous morts. En revanche, l’Amérique, dans sa fatuité, favorise les nullards [“dullards”, dollars]. Une terrible incompréhension découle de cette asymétrie. Les Russes ne peuvent pas croire que les Américains sont aussi stupides qu’ils en ont l’air, et ils en concluent que Washington veut les détruire. C’est ce que le public informé de Russie estime aussi, à en juger par les posts sur les forums Web de la semaine dernière, y compris sur celui de l’auteur de ces lignes.

» Ces perceptions sont dangereuses car elles ne proviennent pas de la propagande, mais d’une différence de point de vue existentiel. La Russie se bat pour sa survie, contre un déclin catastrophique de la population et la probabilité d’une majorité musulmane d’ici à la mi-siècle. La ressource rare de la Fédération de Russie ce sont les gens. Elle ne peut pas ne pas tenir compte des 22 millions de Russes échoués en dehors de ses frontières de 1991, après l’effondrement de l’Union soviétique, ni, d’ailleurs des petites ethnies fidèles tels que les Ossètes. L’encerclement stratégique, pour des yeux russes, préfigure la désintégration ethnique de la Russie, qui était une entité politique et culturelle, et non pas un État ethnique, et ce depuis sa première origine.

» Les Russes savent (comme tous les lecteurs de journaux) que le Président de la Géorgie Mikhaïl Saakachvili n’est pas un démocrate modèle, mais un méchant merdeux qui a déployé la police anti-émeute contre des manifestants et interdit les médias d’opposition chaque fois qu’il lui convenait — en bref, un homme politique à la mode Poutine. Les Russes sont parfaitement conscients que les intérêts américains en Géorgie n’ont rien à voir avec la promotion de la démocratie mais seulement avec la promotion de gangsters à qui ils ont déjà remis la province serbe du Kosovo en février.

» Là encore, les Russes ont du mal à comprendre la stupidité américaine. L’ancien président Ronald Reagan avait l’habitude de dire que s’il y avait un tas de fumier, cela signifiait qu’il y avait un poney pas loin. Ses épigones ont du mal à distinguer le poney du tas de fumier. Le réflexe idéologique pour la promotion de la démocratie domine l’administration Bush, au point que certains de ses cadres  supérieurs se bouchent le nez [“hold their noses” à cause du tas de fumier ?] et prétendent que le Kosovo, l’Ukraine et la Géorgie sont des pièces d’origine [“genuine article”].

» Voyez la chose comme ceci : la Russie joue aux échecs, alors que les Américains jouent au Monopoly. Ce que les Américains entendent par « jeux de guerre » est exactement ce qui se passe sur le jeu des Parker Brothers. Le jeu de Monopoly se gagne par la mise en place d’autant d’hôtels qu’il est possible sur les cases du jeu. Remplacez les hôtels par des bases militaires et vous avez le summum de la pensée stratégique américaine »

Ces diverses appréciations nous disent beaucoup de choses vraies. On peut les rassembler en un constat essentiel, du point de vue du jugement sur la politique extérieure; on peut avancer que l’affirmation US en faveur de la démocratie, qui est l’affirmation constante centrale de la politique extérieure US puisque la démocratie est présentée comme l’application politique de l’américanisme, n’a rien à voir avec un montage, un complot, une manœuvre, une hypocrisie ou une tromperie. (Bien entendu, il s’agit de la vision américaniste de la démocratie, on le comprend et on comprend de quoi il s’agit.) L’un appelle ce phénomène la “quatrième grande religion occidentale”, l’autre la “stupidité” de la politique US; en aucun cas, il ne s’agit d’autre chose que de sincérité, d’une croyance ingénue et aveugle. La principale chose à comprendre, c’est sans aucun doute cette sincérité (qui est alors plus l'automatisme d'une psychologie contrainte qu'une vertu du caractère); ceux qui ont du mal à accepter cette idée ou qui la rejette ont beaucoup de mal à apprécier et à comprendre, encore moins à prévoir le comportement US.

Il apparaît également, d’une façon d’ailleurs absolument logique avec ce qui précède, que les avatars ne découragent nullement les USA de leurs croyance en eux-mêmes et, bien entendu, dans leur religion de l’américanisme. Ils préfèrent alors se retirer du jeu, même si cela doit leur coûter cher en termes politiques, et, de toutes les façons, écarter la réalité au profit de leur propre interprétation, laquelle conduira à une réaffirmation d’une réalité modifiée à mesure. Le virtualisme est donc une démarche religieuse, réalisée grâce au miracle des technologies de la communication.

 

 

M. Ripley s’amuse