6. L'idéologie anglaise
On peut
m'opposer, évidemment, que tout cela n'est qu'une
querelle de mots et que ce que je nomme
« communication », d'autres le nomment « économie ». Même dans le cas où ce serait, je renvoie d'abord à la Préface
à un dictionnaire situationniste qui est déjà une réponse
suffisante et je fais remarquer ensuite que si « économie » et « communication
aliénée » désignent la même chose, pourquoi employer deux mots
pour désigner une même chose, pourquoi appeler
« économie » ce que l'on peut appeler
« communication » ? La réponse est
dans la question : nous voyons
trop bien qui a intérêt à parler
d'économie au lieu de communication
et pourquoi. Mais cela ne suffit pas. « Economie » n'est pas un simple mot vide de sens mais une
conception, et
une conception tout spécialement destinée aux
pauvres, une morale. Quand on emploie le
mot « économie « on dit, quoiqu'on prétende par ailleurs, « Arbeit macht Frei ». Debord
est un excellent exemple de ce que
nous soutenons puisque, bien que non
suspect d'aménité pour ce monde, il ne
peut s'empêcher, quand il emploie le terme « éco /81/ nomie » d'employer aussi, comme nous
venons de le montrer, la conception « économie « quel que soit
par ailleurs son acharnement à combattre ce
monde.
Marx a
développé jusqu'à ses conséquences ultimes cette
morale utilitariste. Le contenu de cette morale, radicalement opposé à notre
position, se trouve parfaitement
résumé en quelques lignes sur la quatrième page de couverture du pensum d'un obscur tâcheron — un
certain Fossaert qui veut rendre intelligible les sociétés contemporaines et inventer le socialisme en
quinze volumes — dernier en date des
mille imbéciles qui ont stupidement
répété depuis plus d'un siècle les
préceptes de cette morale si obligeamment
portés par Marx à une perfection insurpassable. Le contenu de cette morale consiste très exactement à prétendre que : « En toute société, la première tâche des hommes est de produire leurs
moyens d'existence. Les relations qui s'établissent entre eux, pour assurer cette production,
constituent la structure économique de
la société ». Au premier coup
d’œil, notre lecteur pauvre reconnaîtra sa
propre condition. C'est bien pour le pauvre que la
première tâche — et même la dernière puisque la
seule — consiste à produire ses moyens d'existence.
C'est très exactement à quoi est réduite sa vie, ou du moins ce qui lui
tient lieu de vie. Ainsi donc, les salopes qui professent l'idéologie dominante
entendent prétendre rien moins que ceci : ce qui, en réalité, est
seulement la vie des pauvres, ou plutôt ce qui leur tient lieu de
vie et qui est donc pure apparence, pur rêve, pur cauchemar, pur inessentiel,
serait aussi l'essence même du monde, de la vie, de la richesse, ce dont l'histoire est l'histoire, ce dont l'aliénation est l'aliénation, le monde tel qu'en lui-même, la réalité, la réalité dans
toute son /82/ absoluïté, dans toute son irrémédiabilité de
réalité. Pour l'ennemi donc, cette pauvreté, cette misère seraient
l'essence subjective du monde, l'essence subjective de la propriété
privée du monde. On a vu qu'un Debord lui-même croit que jusqu'à présent la
première tâche des hommes fut de produire leurs moyens de subsistance.
Et il s'élève à juste titre contre cette trivialité. Seulement il confond ce
qui fut seulement la seule tâche des pauvres pour leur malheur
avec ce dont l'histoire est l'histoire, avec ce qui constitua de tous
temps la vie des vrais hommes, avec la base, le fondement du monde. Quand
des membres de notre parti entendent combattre ainsi cette prétendue
« réalité « du monde au lieu de combattre son effective réalité
aliénée, ils combattent exactement comme don Quichotte combattait
les géants. Une fois de plus, j'en appelle à mes frères esclaves
salariés : nous, pauvres modernes, savons bien que ce
qui nous tient lieu de vie, que ce qui est censé être la réalité selon la
morale dominante n'a aucune sorte de réalité. Le soin
apporté par la morale utilitariste dominante à cacher la réalité
effective du monde aboutit ainsi au contraire de ce qu'elle veut
prouver. Si telle est la réalité de ce monde, nous n'avons cure de ce
monde. Nous verrons au chapitre suivant que penser du contenu de cette morale.
Voyons tout de suite que penser de sa fonction. Les pseudo-principes
d'utilité et de réalité sur les quels est fondé notre monde
selon l'économie ne sont rien d'autre que de purs mensonges qui constituent
le contenu d'une morale. L'économie n'est autre
que la morale des utilitaristes anglais, « Rule Britannia »,
l'économie est l'idéologie anglaise. L'idéologie dominante du
commerce est l'idéologie /83/ du commerce dominant. Comme
toute morale, l'idéologie anglaise est destinée aux pauvres. Conception
fantastique du monde, l'économie n'en a pas moins un but réel. Conception
utilitariste du monde l'économie tente de parer, au moins dans la pensée, au goût
que les pauvres modernes éprouvent pour le monde. Conception
utilitariste de la richesse, l'économie tente de s'opposer, au
moins dans la pensée, à l'enthousiasme prononcé des pauvres modernes pour la
richesse, enthousiasme que les riches ont eux-mêmes provoqué par leur
action — leur action réelle et non pas leur action fantastique
telle qu'elle figure dans leur morale — chez ces
pauvres. Voilà donc l'effective utilité et l'effective réalité des pseudo
principes d'utilité et de réalité de l'économie. Il n'en est pas d'autre.
A l'origine, comme le note très bien Marx, l'économie
pouvait se payer le luxe d'être une honnête théorie de la richesse, quand
elle pouvait avouer sa vraie nature de modeste science au service
d'une classe prête à triompher. Pour la première fois dans le
monde, l'économie posa théoriquement, il y a de cela
trois siècles, la question de la richesse. C'est là sa grandeur. Mais
très vite elle dut renoncer à son objet et à son but. Aussi vite que la classe qui la commandite dut renoncer
à se proclamer ouvertement la classe de la
richesse universelle. Si l'économie
posa théoriquement la question de la richesse, elle ne la posa que pour la falsifier, pour ne pas y répondre et surtout pour empêcher que d'autres ne
puissent y répondre, tant théoriquement que pratiquement.
L'économie est une pure morale utilitariste destinée à
dégoûter les pauvres de la richesse. Mais tandis que les anciennes morales
pouvaient, dans le /84/ même but, se permettre de dénigrer ouvertement la
richesse existante et de faire cyniquement l'apologie de la misère et du
renoncement, dans un monde où la vraie nature de la richesse devient chaque
jour plus évidente, l'économie ne le peut plus. Puisque l'économie
ne peut plus faire cyniquement l'apologie de la misère, elle est donc
contrainte de recourir à ce renversement de la vérité qui est typique de la société
moderne comme les situationnistes l'ont bien mis en évidence : elle doit se contenter de
louer sous le nom de richesse ce qui
est pauvre, elle doit se contenter de
louer sous le nom de monde ce qui est
un non-monde, ce qui est une pure fantasmagorie dans la pensée dominante.
Puisque l'économie ne peut plus
dénigrer la richesse existante — richesse aliénée certes, mais réellement
aliénée, existant réellement en tant
qu'aliénation, richesse telle que les
riches la pratiquent, la connaissent et en jouissent réellement — elle va
donc construire une version fantastique et irréelle de cette richesse existante
et faire l'apologie de cette version fantastique et irréelle. Puisque
l'économie ne peut plus dénigrer ouvertement cette richesse aliénée
existante sans faire offense aux pauvres, elle va donc louer le
fantôme utilitariste de cette richesse existante. Puisque
l'économie ne peut plus dénigrer ouvertement la pratique réelle des
riches, elle va louer le fantôme utilitariste de cette activité. Elle va
tenter de mener les pauvres « en bateau « comme dit la locution
populaire. Elle va tenter de « nous amuser « comme dit une
autre. Sinon dans le monde, du moins dans la théorie. Elle espère ainsi organiser le
silence, au moins dans la théorie, sur ce qui constitue le réel
privilège des riches, sur ce qui est riche dans la richesse aliénée, sur la
nature réelle de /85/ la richesse et subséquemment sur la nature réelle de la
pauvreté, sur la nature réelle du tort qui est fait aux pauvres. Afin de
distraire les pauvres du tort réel qui leur est fait, tort que le monde se charge
chaque jour de démontrer un peu plus, l'économie va inventer de toute pièce un
tort imaginaire, un tort utilitariste et matérialiste, dans un monde purement
imaginaire, un monde utilitariste et matérialiste et elle va inciter
lourdement les pauvres à réparer ce tort imaginaire et à le réparer dans le monde
imaginaire où il est censé avoir lieu.
L'économie est un mensonge sur l'homme, sur la vie,
sur la société, sur le monde, sur l'histoire, sur l'aliénation,
sur la richesse, sur la réalité. Selon l'économie, le but de l'homme
est de satisfaire ses besoins. Le but de l'homme est de manger, le premier but de
l'homme est de survivre. Mais quel est l'animal dont ce n'est pas le but.
Comme le travail — cette activité commune à tous les animaux — est le
besoin qui se supprime, l'économie décrète que le travail est le
premier besoin de l'homme, que le travail est l'essence même de l'homme.
Selon l'économie, la vie de ce qu'elle appelle l'homme consiste à supprimer
des besoins, à travailler et à manger. Et l'utilisation des
produits du travail est le but de la vie. Selon l'économie
l'existence des hommes comprend deux domaines séparés et opposés l'un à l'autre,
la production et la consommation et le second est le but du premier.
Selon l'économie la société consiste dans la mise en commun du travail et de ses
produits et donc la grande question de la société est le
partage des produits du travail. Et selon l'économie la
raison pour laquelle les hommes vivent en société
est que cela leur permet de manger plus et mieux et même en travaillant
moins. Quel idéal ! /86/ Selon l'économie politique les hommes
vivent en société pour produire à moindre frais leur existence de bête.
Selon l'économie le monde est le produit du travail. Selon l'économie,
l'histoire est celle de la production par l'homme de sa vie d'animal — ce qu'elle
appelle sa vie matérielle. L'histoire est celle de la production sociale
de son existence de bête. Le premier fait historique est la production
des moyens permettant de satisfaire les besoins de l'homme
— ce que fait tout animal s'il ne veut pas mourir ! La
production de la vie matérielle — de cette vie de bête donc — est la condition fondamentale de toute histoire. Selon les principes de
l'économie, l'aliénation est donc
l'aliénation du travail. L'aliénation
est donc la séparation de l'homme et
des produits de son travail. Le pauvre ! L'aliénation est donc la séparation de l'homme et du monde produit par son travail. Selon l'économie la
réalité consiste dans le travail et les produits du travail, la réalité consiste dans la consommation des produits du travail et le sommeil réparateur et repus qui s'ensuit, la réalité consiste dans ce monde si tangible, si sensible qui est constitué par les
produits du travail.
La conséquence de tous ces beaux principes est bien
évidemment que la richesse consiste dans les produits du travail, que
l'essence subjective de la richesse est le travail. La richesse consiste donc
tout naturellement dans l'accumulation de ces produits du
travail : la richesse c'est beaucoup de produits du travail.
La richesse peut donc être aussi bien des pommes de terre à cochon,
mais beaucoup de pommes de terre à cochon. Tout s'éclaire donc : il n'y
aurait qu'une différence de degré, une différence quantitative entre les
riches et les pauvres : les /87/ riches auraient seulement ce
qu'ont les pauvres mais en grande quantité. Les riches seraient donc en quelque
sorte des pauvres... riches ! Et donc — on y
vient, on y vient — tous les espoirs seraient permis dans ce
monde — dans ce monde avec l'argent, avec l'État,
avec les sociaux démocrates, avec le Nouvel Observateur, avec des
écologistes, des universités, des étudiants et des professeurs, avec
l'autogestion de tout ça ; on reste donc en famille — puisque
tout le monde devra s'estimer content le jour où chacun
aura la même chose exactement que son voisin. Évidemment, de petits
malins ont avancé que les riches ne travaillent jamais. Qu'à cela ne tienne.
Là aussi on égalisera : du travail pour tous mais
très peu. D'autres petits malins ayant fait observer que
la richesse ne peut consister dans des objets, dans un résultat, mais
seulement dans une activité, dans la vie elle-même, les versions les plus
avancées non plus seulement de l'économie, cette théorie dominante
du monde, mais du monde lui-même produisent déjà de la tranche de
vie préfabriquée ou de l'animation et de la relation humaine, de l'autogestion
et de la décentralisation. On n'arrête pas le progrès. Il s'est même
ouvert en Californie des boutiques de conversation. Je vous en mets pour combien ?
Le but de la théorie économique est de faire de la richesse
une question purement quantitative, une question de pâtisserie qui
conçoit le monde comme un gros gâteau et les hommes comme une myriade de
petits pâtissiers. Si le monde est une tarte, cela montre à
l'évidence que ce qui peut advenir de mieux, c'est que d'une part la
tarte grossisse et que d'autre part chacun puisse en avoir une part égale. Les salauds
de riches auraient donc pour tort, selon cette/88/théorie,
de croquer une part de gâteau scandaleusement grosse. La critique de ce
monde selon cette théorie serait donc de veiller à ce que chacun ait bien
une part strictement égale à celle des autres, une petite part
évidemment, puisque aussi gros que soit le gâteau, toute part
individuelle, quand elles sont toutes égales, est nécessairement petite, en
un mot finie. Et tandis que tous s'activent
au fournil afin de reconstituer le gâteau dissipé par leur gourmandise
— hou ! le vilain défaut — le rôle des riches
devrait se borner à manier scrupuleusement la pelle à tarte géante qui doit
permettre le partage équitable entre chacun des
petits pâtissiers. Dans une version ultra-moderne de cette trivialité, ce
ne sont plus les riches qui manieraient la grande pelle à tarte
mais tous, ensemble. La tarte et son partage seraient
auto-gérés. Et rendez-vous compte, nous pourrons choisir nous-mêmes si
le gâteau sera à la pistache, aux framboises ou à la vanille, voire
même aux trois. Quelle orgie ! Selon les variantes les
plus modernes de cette absurde théorie, il y aurait même des
parts de tarte, certes un peu plus petites, il ne faut
quand même pas abuser, pour les récalcitrants à ce genre de bonheur qui ne
voudraient pas s'activer au fournil voire même qui déclineraient les
offres de participer à la tâche hautement honorifique du partage
avec la grande pelle à tarte. Et selon cette remarquable
conception — nous arrivons en fait à sa racine — si les hommes vivent en
société, si les hommes vivent dans une grande
pâtisserie industrielle au lieu de
fabriquer chacun son petit gâteau, chacun
dans son coin, comme font les animaux — certains du moins — c'est
seulement parce que les parts
individuelles d'un gros gâteau fabriqué en commun sont bien plus grosses que les petits gâteaux /89/ individuels fabriqués chacun dans son coin. Comme c'est gentil ! Et si les hommes modernisent sans cesse le fournil c'est seulement parce que les gains de productivité
permettent ainsi de fabriquer un gâteau
beaucoup plus gros et donc des parts individuelles plus grosses et
permettent même, suprême luxe, de travailler
moins.
L'économie est une morale de partageux. La bourgeoisie
est la vraie classe des partageux, en théorie du moins. Mais ce
qu'elle veut bien partager entre les pauvres, c'est seulement ce
qu'ont déjà les pauvres et qui constitue leur misère. Quant à ce qui constitue
véritablement la richesse des riches, ce qui constitue ce pour quoi
ils sont prêts à se défendre jusqu'à la mort, il n'est évidemment pas question
de partager quoi que ce soit. Tout le battage autour du partage de la
trivialité utilitariste a pour but que l'on n'en vienne jamais, ni en
théorie, ni en pratique à aborder cette cruciale question de la
richesse réelle. Et jusqu'à maintenant l'obstination de la classe
dominante à ne pas parler de tout cela avec les pauvres — peut-être
même pas en son sein — lui a parfaitement réussi. Et d'ailleurs la classe
dominante ne peut avoir de théorie de la richesse réelle car elle n'en a
pas besoin. Et cela vaut mieux pour elle, une indiscrétion est
tellement vite arrivée ! Un secret qui n'existe
pas est beaucoup plus facile à garder.
Jusqu'à présent la richesse a presque toujours eu
besoin de pauvres pour être la richesse. Aussi, dans ce monde la
définition de la richesse est aussi bien la définition de la
misère : l'esclave est la vérité du
maître, heil Hegel ! La définition fausse de la richesse
par l'économie est donc aussi bien une définition fausse de la pauvreté.
Aussi, même quand la/90/ fausse conception de la richesse est démasquée comme
telle elle ne devient pas pour autant une vraie définition de la pauvreté. Même
si ce qu'elle donne pour richesse est démasqué comme pauvreté et
grossièreté, cette pauvreté et cette grossièreté sont aussi
irréelles et fantastiques que la supposée richesse économique.
La pauvreté du pauvre moderne n'est pas plus la pauvreté de
l'économie que la richesse du riche n'est la richesse économique. C'est ce que
comprend bien l'I.S., malgré ses confusions sur l'économie — car l’I.S. a pour seul but la richesse réelle — quand
elle propose (I.S. n° 6) de
définir la nouvelle pauvreté.
L'économie a peu changé depuis le temps où la classe
dominante nourrissait réellement ses ouvriers irlandais avec des pommes
de terre à cochon. Le monde si, puisqu'il est devenu plus profondément ce
qu'il était déjà de ce temps-là et cela malgré l'économie.
Debord écrit dans La société du spectacle qu'aujourd'hui l'économie
prétend traiter le travailleur comme une personne. Il se trompe puisqu'il
confond l'économie, qui est une théorie, avec le monde dont cette
théorie est la théorie. C'est seulement dans la réalité que la classe dominante
doit enfin traiter le travailleur comme un homme en donnant à l'esclave un salaire, en lui
donnant donc le goût de l'argent, le goût de l'universalité. En
théorie, dans l'économie donc, la classe dominante traite toujours le
travailleur comme un cochon. Pour la théorie dominante et tout particulièrement
pour celle de « la société de consommation », le pauvre
est toujours un cochon. Aujourd'hui, l'économie révèle son essence
utilitariste. Avant d'être une théorie de la production elle est une théorie
de la consommation. Et ce qui consomme, ce n'est /91/ pas l'homme, c'est le
cochon. Le cochon consomme, le cochon
engraisse. Mais ni la production, ni la consommation n'ont aucune sorte de réalité — et là j'en
appelle à mes frères esclaves salariés qui font chaque jour l'épreuve de
cette absence totale de réalité. Production et consommation ne sont que des
moments — et à ce titre ils n'ont aucune sorte de vérité et de
consistance, ils se contredisent et passent dans leur contraire,
heil Hegel ! — de la réalité qui les dépasse, qui
les dissout, qui demeure ce qui en eux agit, est réel, se manifeste, et
persiste, ce qui est concret et tangible, le seul concret. Il faut
être un imbécile comme Bredouillard pour croire que production et consommation
sont quelque chose de réel qui caractérise vraiment « notre
« société, que production et consommation sont les buts réels de
« notre « société. Ils ne sont les buts de cette société
que dans la théorie dominante de cette société. Ils ne sont quelque chose
de réel que dans la théorie dominante de cette
société.
Le grand malheur de l'économie, le grand malheur de la
pensée bourgeoise, c'est que cette existence terrestre de cochon
n'existe plus, sinon comme pure apparence dans la pensée
dominante : le moindre pauvre sur cette terre connaît
désormais la marchandise, l'argent. Le moindre pauvre est un salarié.
Le moindre pauvre a reçu le saint sacrement de la richesse pratique, la
marchandise. La moindre pomme de terre à cochon — ô
miracle de la transsubstantiation — est désormais une
marchandise, la moindre pomme de terre à cochon a désormais sur
cette terre un goût venu d'ailleurs. Pour le grand malheur
de la pensée bourgeoise — et le malheur encore plus grand de la
bourgeoisie — le moindre cochon de pauvre est devenu
homme dans sa tête. /92/ Il n'est plus nécessaire qu'une
religion le fasse homme dans le ciel ou que la politique le fasse homme
dans l'État.
Le salaire a fait goûter à l'esclave le goût sauvage de
l'argent, le goût sauvage de la marchandise : le goût
de la richesse totale. L'esclave qui a goûté une fois à la marchandise,
privilège réservé autrefois aux seigneurs et aux marchands, ne peut plus s'en passer
et il veut, comme le premier Médicis venu, la richesse totale. Rien n'est
trop beau pour lui. Rien ne saurait le satisfaire sinon la richesse totale. Pour le
plus grand malheur de la pensée bourgeoise, le cochon dont elle parle et
dont elle veut faire l'essence de l'homme est devenu pure chimère, pure illusion,
et s'il a jamais existé sur terre, ce qui est peu probable, il
n'existe plus, sinon désespérément dans la pensée dominante. Le
grand malheur de la pensée bourgeoise est que le monde se charge de souligner
chaque jour un peu plus le total irréalisme de
cette pensée en même temps qu'il souligne son propre irréalisme en
révélant ce qui est réel, ce qui est effectivement riche et
substantiel. Le monde se charge lui-même de montrer chaque jour un peu plus
ce qui, dans cette société irréelle, est effectivement réel,
c'est-à-dire effectivement aliéné. C'est le développement même de ce
monde, le développement même de la richesse aliénée qui révèle la bassesse,
la bêtise, l'ignominie social-démocrate et auto-gestionnaire — creusez,
je vous prie, le mot auto-gestionnaire — de
cette conception pâtissière du monde car c'est ce développement qui
révèle la totale irréalité de cette « réalité « de pacotille. Le
secret de l'irréalisme de l'économie est ici : elle
tient pour réel, pour concret, ce qui dans le monde est le comble de l'irréel,
est totalement abstrait. C'est le développe /93/ ment même de la
richesse aliénée qui révèle que l'exploitation des pauvres par les
riches n'a jamais eu pour but la pseudo-richesse utilitariste, richesse totalement
irréelle, totalement chimérique ; mais que les
riches ont toujours eu pour but une richesse concrète, une richesse
essentiellement pratique, une richesse essentiellement réelle et que c'est d'elle
qu'ils jouissent présentement et depuis toujours malgré son
aliénation. Seul est riche ce qui est réel et seul est réel ce qui est
riche.
Le spectacle de la marchandise est l'héritier de la religion
(I.S. n° 9). Alors que la religion instaure un
dualisme entre la vie réelle dans la pauvreté et la vie fantastique dans
le ciel où l'homme réalise sa richesse dans un monde irréel, illusoire, le
triomphe de la marchandise instaure un équivalent du dualisme
religieux dans le monde même et non plus seulement dans la pensée, le dualisme de la vie quotidienne, qui est la vie absolument
pauvre à laquelle est condamné le pauvre moderne, et du spectacle universel
de la richesse, du spectacle universel de la communication. Projection
d'une richesse fantastique dans un ciel inaccessible, la religion était en ce
sens aussi une protestation de la créature contre le monde qui
l'écrase. Héritier de la religion, le spectacle hérite aussi de son bon
côté. C'est grâce à la réalisation de ce
dualisme dans le monde même que la pauvreté peut rencontrer sur
terre, et non plus seulement dans la pensée, l'essence de la richesse.
La richesse aliénée sur terre, et non plus dans le ciel, la
richesse réellement
aliénée, donc réalisée comme aliénation,
est ce qui permet de définir la nouvelle pauvreté (I.S.
n° 6) comme pauvreté radicale car le
pauvre moderne n'est pas privé de n'importe quelle richesse mais d'une
richesse totale, d'une /94/ richesse universelle, d'une
richesse qui contient donc ce qui est essentiellement riche dans la
richesse : l'infinitude, l'universalité. Certes toutes les
richesses précédentes devaient bien contenir ce qui dans la richesse
est riche, sinon elles n'eussent pas été des richesses. Mais la
richesse aliénée présente le contient comme réalité aliénée et non
plus seulement comme pure aspiration, comme idée.
L'économie entend lutter contre les dangereuses idées de
grandeur que le spectacle moderne risque de donner aux pauvres. Les
pauvres risquent d'un moment à l'autre de prendre ce spectacle au mot. L'économie
est encore plus ignoble et méprisable que la religion. Tandis que la
religion déplorait l'existence basse, terrestre, cochonne de l'homme pauvre et
soupirait après la réalisation dans le ciel de l'essence
riche véritable de l'homme, l'économie combat contre les inadmissibles
chimères de richesse du spectacle et somme l'homme de se contenter de son existence
terrestre de supposé cochon en ne lui proposant plus d'autre consolation que
l'augmentation infinie de cette existence, c'est le mauvais infini de Hegel ! Ce que
la religion rejetait avec horreur, même si c'était pour préserver mieux sur
terre cette horreur et ceux à qui elle profitait, l'économie le
retient pour essentiel et à développer et somme l'homme de s'en
contenter. Elle chante donc les beautés de l'utile, de l'usage, du confort, de
la production, de la production réduite, de la consommation et de l'anti-consommation,
de l'autogestion de tout ça et de l'écologie. La religion dépouillait l'homme de son
essence — dans la pensée cela va sans dire puisque
dans le monde c'est le monde lui-même qui se charge de cette besogne —
puisqu'elle concentrait cette essence en Dieu. L'homme était donc dépouillé /95/ — dans
la pensée — de ce que la religion donnait à Dieu, il fallait que
l'homme soit appauvri — dans la pensée — pour que Dieu soit
enrichi. Mais, si la religion dépouillait l'homme — dans la
pensée — de sa véritable essence, du moins la lui révélait-elle
comme la propriété de Dieu. Dans le monde totalement
colonisé par la marchandise l'essence divine, riche, de l'homme se
révèle chaque jour davantage, non comme propriété de l'homme en particulier mais
comme propriété du monde de l'homme. L'économie ne peut plus se soucier
de dépouiller l'homme de quoi que ce soit dans la pensée — d'abord
parce qu'il est totalement dépouillé dans le monde par le monde — mais
surtout parce que le seul souci de l'économie est de
combattre la révélation qui est faite à l'homme de son
essence véritable par le monde lui-même. Et contre ce genre de révélation,
toutes les révélations religieuses sont impuissantes. Aussi là où la religion
dépouillait, l'économie va accabler. Mais là où la religion dépouillait de
choses divines — dans la pensée — l'économie va accabler de
trivialité. Elle va tenter de noyer la
révélation sous des tombereaux d'ordures utilitaristes. Mais non contente de
cela, elle décrète dans un même
souffle que ces tombereaux d'ordures
utilitaristes constituent, de par leur nombre, l'essence même de l'homme et comblent les vœux millénaires de celui-ci. Tandis que la religion prétendait donner à l'homme dans l'au-delà ce qu'il recherche effectivement ici bas, l'économie
prétend donner à l'homme ici bas
ce que jamais l'homme n'a
recherché, sinon dans la pensée dominante, sinon l'homme tel que le
conçoit la pensée dominante et qui n'est ni le pauvre ni le riche, ni le
prolétaire, ni le bourgeois, mais une pure chimère. Voilà le concept
de l'ignominie de l'économie. Mais pour le /96/ plus grand
malheur de cette pensée et de ceux qui la commanditent, de même que la
religion ne pouvait dépouiller que dans la pensée, l'économie ne peut
accabler que dans la pensée, car ce dont elle accable l'homme pauvre
n'est que pure chimère, simple mauvaise copie théorique de ce dont le monde
accable réellement l'homme dans le monde. C'est seulement
dans la pensée que l'économie peut accabler
l'homme de « biens matériels », car ces supposés « biens
matériels» ne sont en fait que de mauvaises
idées, de mauvaises copies théoriques de ce dont le monde, dans le monde, accable réellement, pratiquement, l'homme. Le monde, dans le monde, accable l'homme de tout autre chose que de « biens matériels », il l'accable de marchandises.
Et d'ailleurs ces marchandises elles-mêmes se révèlent — c'est là
un des apports les plus intéressants de Marx — comme des mauvais idéaux,
comme des mauvais pleins d'arguties métaphysiques
et de subtilités maléfiques. Le monde moderne se définit par la
production illimitée — cette illimitation est toute sa
beauté, tout ce qu'il y a de vrai dans ce monde, le vrai infini de Hegel
réalisé, même si dans l'aliénation ce beau côté se change en son contraire — de marchandises. Le monde moderne est caractérisé par la production d'une communication aliénée illimitée. Tandis que l'homme est réellement dominé dans le monde par sa propre essence — la communication
— devenue une force étrangère, mais
une force étrangère réelle, l'économie
voudrait accabler l'homme par les fantômes triviaux qui peuplent sa triviale
conception du monde.
Le spectacle est le stade suprême de la marchandise,
le stade où la marchandise est à même de révéler à l'homme sa
véritable essence pratique /97/ et mondaine. L'économie est donc contrainte
bon gré mal gré de devenir théorie dominante du spectacle.
Les grotesques sciences dites sociales ou humaines sont le premier stade
de cette tentative de modernisation de la pensée utilitariste
dominante. C'est le miracle de la multiplication des sciences. Là où
l'économie se ridiculise face à la continuation du monde, elle va tenter de
persister en divisant son objet illusoire en une multitude de sous-objets
illusoires. Le dernier stade de cette tentative de modernisation de la
pensée utilitariste dominante consiste dans les honteux bonimenteurs parqués dans
les différents zoos intellectuels de Vincennes, Nanterre,
Bologne, qui sévissent depuis 1968 date à partir de laquelle l'économie ne fait
vraiment plus assez sérieux et non plus sous sa forme modernisée des
pseudo-sciences sociales, ceux-là même qu'insulte Semprun
dans son Précis
de récupération. Ces récupérateurs représentent le stade
de décomposition totale des grotesques sciences dites sociales, donc le dernier
stade de décomposition de l'économie elle-même, le dernier stade de
décomposition de la pensée dominante utilitariste. Le dernier rempart de la
théorie utilitariste dominante consiste, quand elle est acculée
au ridicule dès qu'elle essaie de parler clairement — comme
les stalinauds par exemple qui sont aujourd'hui un objet universel de dérision — à noyer
les termes éculés de l'utilitarisme dans un charabia
sémiologico-symbolico-structuralo-psychanalytico-cybernético-linguistique
hérité des grotesques sciences dites sociales où se mêlent aussi bien les
concepts éculés de l'utilitarisme, quelques termes révolutionnaires
du parti de la communication vite resservis là et le plus pur
charabia universitaire. Cela donne le charabia des Berardi, Bredouil /98/
lard, Deleuze, Lyotard, etc. Il est d'ailleurs significatif
que la pseudo-science à l'honneur dans ce brouillamini est la théorie
dominante de la communication — non pas l'économie bien sûr qui
est la « vraie « théorie dominante de la communication
puisqu'elle est théorie dominante de la forme dominante de
communication aliénée, mais la théorie dominante officielle de la
communication — la linguistique. Il est bien clair que, puisque l'ennemi
et nous autres vivons dans le même monde et nous disputons
le même monde, les valets de plume de l'ennemi parlent du même monde
que nous mais évidemment dans un but tout autre. Les valets de plume
ne parlent de ce monde que pour décourager toute pensée critique de ce
monde. Et c'est leur but personnel : conserver
coûte que coûte les places honteuses qu'ils occupent voire en occuper de plus
honteuses encore, qui détermine strictement ce qu'ils peuvent
dire. Tout le reste, toutes leurs prétentions affichées,
ne sont que mauvaise littérature. Et comme le note Semprun dans son Précis, chacun a
son dada, son fantôme utilitariste favori : l'un a
l'imaginaire, d'autres le libidinal, le désirant, le transversal,
le symbolique, le social, le signe et son économie politique et
jusqu'aux petits cons d'étudiants italiens qui ont leur mao-dada.
C'est le miracle de la multiplication des ectoplasmes. /99/