Il y a
crise et crise du capitalisme. Certaines s’inscrivent dans des cycles
maintenant bien connus et n’ébranlent pas les bases du système. Pour Jean-Luc
Gréau, la crise actuelle, qui est une crise du crédit, s’apparente à celles,
plus rares, que l’on peut qualifier de crises systémiques. Au-delà de sa cause
immédiate, le surendettement organisé des ménages aux États-Unis, elle traduit
la « grande transformation financière » qui accompagne la
déréglementation voulue par la mondialisation libérale.
Jean-Luc
Gréau, consultant économique, auteur de L’avenir du capitalisme
(Gallimard, 2005) et de La trahison des économistes (Gallimard, à
paraître en octobre 2008).
Crise
et fin de la « Grande Transformation Financière » ?
Jean-Luc Gréau
Un texte issu du numéro 4 de la revue Savoir/agir
Un fait historique
sans précédent : le surendettement des ménages
Aux origines de la
titrisation : la société d’épargne de masse
Le rôle négatif de
la mondialisation dérégulée
Aucun des constats majeurs
qu’Isaac Joshua a formulés dans le précédent numéro de la revue [1], dans le cadre d’une grille de lecture succincte de la crise
financière, ne saurait être mis en examen et, a fortiori, écarté. Comme
lui, j’ai personnellement insisté, à longueur d’articles et de livres, sur la
grande transformation économique et financière intervenue depuis 1980, sous
l’impulsion principale du monde de la banque et de la bourse, en vue de mettre
en place un nouveau système de « marchés » prétendant
« gouverner » les entreprises, les banques et les États en cotant les
actions et les dettes des unes et des autres. La crise financière apparue en
2007 bat de nouveau en brèche cette prétention, après les épisodes plus anciens
représentés par la crise boursière de 1987, la crise asiatique de 1997, la
crise des valeurs Internet de 2001, sans compter la petite centaine de
faillites « souveraines » affectant des États pauvres ou émergents
entre 1982 (première faillite du Mexique) et 2001 (faillite de l’Argentine
et de la Turquie). La régulation par les marchés financiers est mise en échec
d’une manière qui devrait enfin inciter à une révision déchirante de ses
postulats intellectuels.
Quels sont alors les éléments
de la grille de lecture que je propose ? Premièrement, si la crise
financière a son fondement dans le surendettement organisé des ménages
occidentaux, chose qui est vraie, elle a sa source principale aux
États-Unis ; d’autres pays capitalistes, à commencer par la France, n’ont
pas recouru à cet expédient dangereux qui a permis de doper la croissance
américaine, mais aussi anglaise et espagnole. Par ailleurs, l’endettement des
ménages n’est pas en soi un facteur déséquilibrant, bien au contraire, puisqu’il
a joué un rôle bénéfique au cours des « Trente glorieuses » : ce
sont les excès de la période récente qu’il convient d’incriminer. Deuxièmement,
la titrisation qui a fonctionné comme un mécanisme d’irresponsabilité des
prêteurs et d’opacité des marchés du crédit, a pu d’autant mieux se développer
que la prospérité des ménages dans les pays industrialisés dans l’après-guerre
a permis de concentrer une masse d’épargne considérable dans des fonds de
placement qui ont pour nom : fonds de pension, Sicav, fonds
spéculatifs ; la réussite économique et financière de l’après-guerre a
fourni les moyens de la mise en place matérielle du nouveau système de marchés,
proprement inimaginable avant la guerre, quand les ménages bourgeois
concentraient l’essentiel de l’épargne. Et il faut comprendre par-dessus tout
que la recherche du profit le plus haut possible est un sous-produit de la
transformation financière plutôt qu’une donnée première du système économique
concurrentiel. Troisièmement enfin, ladite transformation s’est effectuée dans
un cadre délibérément mondialisé : ce ne sont pas seulement les
régulations que l’on a abattues, ce sont aussi les cloisons protectrices. La
crise financière est la crise d’un modèle économique mondialisé.
Le premier mérite, et non le
moindre, de la crise financière, est d’avoir enfin révélé à l’opinion non
instruite de la chose économique le fait essentiel du surendettement des
ménages américains. Ce fait occulte cependant encore le surendettement
parallèle, parfois plus grave, des ménages néerlandais (qui détiennent la
palme), ainsi que celui des ménages anglais, australiens, espagnols et
irlandais, voire portugais. Mais, si l’on prend enfin en considération ce paramètre
majeur, on comprend spontanément combien le débat public sur les performances
économiques des pays occidentaux a pu être biaisé par les économistes
institutionnels et l’ensemble des apôtres du système néo-libéral. Les
performances de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie, depuis le début du
siècle, médiocres au regard de celles du monde anglo-saxon et de ses
imitateurs, s’expliquent avant toute chose par l’endettement plus raisonnable
de leurs ménages. Les ménages français sont, en proportion, deux fois moins
endettés que leurs homologues américains et espagnols, les ménages italiens
trois fois moins. De ce fait, et si l’on ose dire, les pays les plus sages en
termes de dette des ménages ont perdu une croissance potentielle de l’ordre
d’au moins un point et demi du PIB chaque année !
Insistons quelque peu sur
cet aspect essentiel du dispositif économique. Quand les ménages anglais, pour
prendre le pays qui a été cité en exemple par la droite française, aux fins
d’édifier nos compatriotes présumés attardés, accroissent leurs emprunts en
tirant à la fois sur leurs lignes de crédit hypothécaire et leurs cartes de
crédit, ils contribuent spontanément à un surcroît de dépenses qui vient
irriguer l’ensemble de l’économie, en multipliant les emplois nouveaux et les
revenus qu’ils permettent de distribuer. La prospérité s’installe dans la
durée, au point que le cycle économique semble avoir été relégué dans un passé
lointain, voire préhistorique. Le Royaume-Uni a connu quinze années de
croissance substantielle depuis 1993. Ses dirigeants politiques peuvent parader
dans les rencontres internationales en citant en exemple une réussite hors
d’atteinte pour les économies de la Old Europe, représentée par
l’Italie, l’Allemagne ou la France.
Endettement ou surendettement,
telle est la question. Une question d’autant plus difficile qu’aucun pays dans
l’histoire économique n’a connu des montants de dettes des ménages aussi
importants, à l’exception révélatrice du Japon des années 1980, dont la double
bulle immobilière et financière doit énormément à l’endettement forcené des
ménages de l’Archipel. Néanmoins l’absence de repères historiques n’aurait pas
dû empêcher les banques centrales et les autorités publiques de s’interroger
sur les conséquences potentielles d’un recours exagéré à l’emprunt pour
soutenir la conjoncture. La Commission européenne donne, jusqu’à la caricature,
le contre-exemple de l’aveuglement et de l’irresponsabilité en la matière.
Tandis que l’endettement des ménages anglais a dépassé en 2007 le montant du
produit intérieur brut, tandis que celui des ménages espagnols a produit une
bulle immobilière sans précédent, le Commissaire européen, de nationalité
espagnole, dénonce l’endettement de l’État français, égal aux deux tiers du
PIB. Il se livre à cet exercice douteux de morale financière au moment même où
les investisseurs, alarmés par les premières manifestations de la crise
immobilière espagnole, abandonnent les obligations du Trésor public espagnol
pour acheter celles de leurs homologues allemand et français.
En cette année 2008, il
devient possible de dénoncer la politique laxiste qui a conduit au
surendettement des ménages dans tous les pays que nous avons mentionnés. Les
économies dont on disait qu’elles avaient adopté un modèle de croissance dit de
l’offre étaient en réalité dopées par une demande artificiellement bâtie sur
les facilités du crédit. Les politiques anti-keynésiennes, consistant à abattre
les régulations anciennes, dissimulaient un soutien parallèle inconditionnel de
la consommation, revenant à mener une politique ultra-keynésienne. La crise
financière n’aurait servi à rien, en définitive, si la vérité historique
n’était pas enfin rétablie et si ne tombait pas avec elle le leurre d’une
nouvelle prospérité exclusivement bâtie sur l’offre et l’optimisme des
agents économiques qui en découlerait.
Une dernière mise en
perspective de la dette des ménages s’impose. La possibilité offerte aux
ménages d’emprunter pour couvrir certaines de leurs dépenses courantes ou pour
acquérir un logement est l’innovation financière majeure du capitalisme
d’après-guerre, keynésien pour les uns, fordiste pour les autres.
L’incapacité de la théorie économique à prendre en compte ce facteur évident de
la nouvelle prospérité après le drame de la Grande Dépression constitue une
énigme. Un trou noir s’est formé dans le ciel de la réflexion économique dont
les représentants ont continué à disserter sans prendre en considération ce
paramètre nouveau, absent, et pour cause, de la théorie classique, marxiste,
néo-classique, schumpétérienne ou keynésienne. Je me contenterai de quelques
observations succinctes à ce sujet. L’endettement des ménages a représenté à la
fois un accélérateur de la croissance et un régulateur du cycle économique.
En effet, la marche en avant des économies capitalistes requiert, à chaque
étape cyclique de son développement historique, une dose substantielle de
crédit supplémentaire. Dans le schéma ancien, l’intégralité de la charge de la dette
était supportée par les entreprises recourant à l’emprunt, partiellement ou
totalement, pour leurs investissements et leurs embauches nouvelles. Mais ce
faisant, les entreprises emprunteuses couraient le risque de difficultés
financières au moment critique du cycle, qui les voit faire le tri entre leurs
bons et leurs mauvais investissements. En revanche, quand l’endettement des
ménages entre en scène, les entreprises bénéficient d’une demande plus forte et
plus stable à la fois, accompagnée d’une bonne tenue des prix qui facilite
leurs amortissements. Le moment critique du cycle est plus aisé à passer. Ainsi
s’explique le profil de croissance de l’après-guerre, constitué de phases
d’expansion rapide entrecoupées de phases d’ajustement courtes et modérées.
La « nouvelle
économie » de création plus récente a abusé de l’innovation financière si
bénéfique auparavant. Donnant le jour à des bulles immobilières, à une
consommation de moins en moins assise sur les revenus tirés du travail, elle a
certes accéléré la croissance de certains pays riches, mais en
prenant cette fois-ci le risque de dérégler le cycle. On ne triche pas
avec le cycle : telle pourrait être la première leçon fondamentale
d’économie que la crise financière nous commande d’apprendre et de retenir.
Les manuels d’économie
financière indiquent en quoi consiste la titrisation. Elle est un procédé qui
revient à découper en fines tranches, nommées obligations, les prêts accordés par
une banque ou une société de crédit spécialisée, pour en revendre le montant
auprès d’autres agents financiers, nommés « investisseurs », qui
appartiennent au vaste monde des fonds de placement en tout genre. On
comprendra aisément ce procédé en faisant le parallèle entre la dette des
Trésors publics et des entreprises cotées, d’une part, et la dette de la
plupart des agents économiques privés, d’autre part. Quand l’État américain ou
la société General Motors émet un emprunt sur le marché, celui-ci est d’emblée
titrisé sous la forme d’obligations, cotées et notées, qu’il est loisible à
chacun d’acheter puis de revendre sur le marché du crédit correspondant. Quand
une banque ou une société de crédit accorde un crédit à une clientèle
d’entreprises non cotées ou de ménages emprunteurs, elle doit en revanche, si
elle refuse de le garder dans son bilan, le titriser pour son compte avant de
le replacer sur le marché auprès des investisseurs que ce type de créances peut
intéresser.
La titrisation représente
une autre innovation financière majeure des économies capitalistes
d’après-guerre. On vient de voir que les titres de la dette publique ou des
grandes entreprises ou des banques sont chose ancienne, ce qui signifie qu’il
ne s’agit pas, en l’espèce, d’une innovation technique. Elle traduit donc avant
tout un changement de politique financière. Elle a permis aux grands acteurs de
la sphère du crédit de se décharger, en les rendant liquides par le procédé de
la titrisation, des risques d’insolvabilité de leurs emprunteurs qui sont
transférés dans les comptes des acquéreurs des titres représentatifs émis par
les banques et les sociétés de crédit. La crise financière semble démontrer que
le procédé a fait long feu puisque les initiateurs de la titrisation se trouvent
aujourd’hui englués dans des placements défavorables auxquels la titrisation
aurait dû leur permettre d’échapper. Tout se passe comme si les Ponce Pilate de
la titrisation devaient à nouveau assumer les risques des crédits les plus
dangereux, par un effet de boomerang qui pourrait être considéré comme une ruse
de l’Histoire, s’il ne fallait d’abord songer à l’expliquer.
Comment se fait-il que des
banques prestigieuses, assurées d’une imposante clientèle de particuliers et
d’entreprises, nommées Citigroup, UBS, Merril Lynch, HSBC, et d’autres encore,
représentant le Gotha de la banque mondiale, aient en effet subi les pertes
dont la titrisation devait les préserver ? L’essentiel de l’explication
tient dans les mots « appétit pour le risque ». Dans le jargon des
financiers, l’appétit pour le risque est synonyme de bon fonctionnement des
marchés, puisqu’il indique l’intérêt des investisseurs pour les actifs qui leur
sont proposés. Mais les crises récurrentes des vingt-cinq dernières années
devraient nous pousser, nous qui ne sommes pas des acteurs des marchés, à
réexaminer ce postulat. Toutes ces crises ont surgi sur des marchés à hauts
risques : obligations « pourries », titres surévalués des
Dragons d’Asie, valeurs Internet, titres du marché hypothécaire américain. À la
formule usuelle des financiers – « High risk/High reward » – il
conviendrait de substituer la formule plus objective « High reward/High
risk ». L’expérience nous enseigne que l’on a sciemment initié des
gisements de placements à hauts risques dans le but de doper les rendements
financiers.
Or, les opérateurs
classiques de la finance que sont les banques et les assurances sont, comme
toutes les entreprises cotées, soumis, depuis les débuts de la Grande
Transformation Financière, à un impératif de rendement de leurs capitaux
propres représentés par leurs titres boursiers. La règle sacro-sainte de la
création de valeur pour l’actionnaire s’applique tout autant à eux qu’aux
fabricants industriels ou aux fournisseurs de services non financiers. Mais tandis
que la pression des actionnaires boursiers pousse les derniers nommés à
localiser de manière opportuniste leurs productions sur les sites à bas coût du
travail, elle entraîne les banquiers et les assureurs à acheter des actifs à
hauts risques sur les marchés issus de la titrisation ! Citigroup et AIG,
respectivement première banque et premier assureur américains, nous en donnent
l’illustration, Citigroup en achetant massivement des crédits hypothécaires et
LBO (représentant le rachat d’entreprises au moyen d’emprunts préalables), AIG
en acquérant des « Credit Default Swaps » (représentant les contrats
d’assurances émis par les prêteurs pour se couvrir contre l’insolvabilité des
emprunteurs). Les rendements exceptionnels obtenus dans un premier temps grâce
à ces placements miraculeux se paient à présent sous forme de pertes ou de
provisions massives. Pour faire bref, les opérateurs financiers qui avaient
voulu se défausser des risques de crédit ont fini par mordre à l’hameçon du
haut rendement en achetant des actifs qui, à la différence des prêts qu’ils
titrisent ou titrisaient, comportaient des risques impossibles à mesurer.
Mais le point le plus mal
perçu à notre modeste avis n’est pas la titrisation et ses risques, mais ce qui
les a permis. L’enrichissement inouï des populations des pays industrialisés
dans l’après-guerre n’a pas seulement produit des sociétés de consommation de
masse mais aussi, parallèlement, des sociétés d’épargne de masse. Les
« Trente Glorieuses » ont fait voler en éclats la thèse de la
paupérisation (relative ou absolue). Des institutions financières nouvelles
sont apparues sous la forme de tous ces fonds de placement précités qui ont
concentré dans leurs comptes l’épargne de centaines de millions de personnes
appartenant à des classes moyennes de plus en plus larges. Du même coup,
l’épargne s’est industrialisée et sa gestion professionnalisée.
Il faut donc concevoir la
Grande Transformation Financière à la fois sous l’angle de la discontinuité et
sous celui de la continuité. Elle rompt avec les pratiques financières
prudentes antérieures mais en s’appuyant sur des organismes financiers qui
n’auraient pas existé sans la réussite économique et sociale de notre
après-guerre. La banque contemporaine s’est départie d’une partie de son ancien
rôle et de son ancienne responsabilité en spéculant sur sa relève par les
« investisseurs » collectant l’épargne collective. C’est donc, et
paradoxalement, l’épargne et non la capacité de crédit ex nihilo qui est
aux origines de la transformation. Et c’est pour valoriser à toute force cette
épargne des classes moyennes et aisées que, non moins paradoxalement, la
production de crédit a été démultipliée. En effet, de nombreux fonds qui
interviennent sur les marchés financiers sous le nom d’investisseurs, comme les
fonds spéculatifs, mais pas seulement eux, travaillent non avec l’épargne qui
leur a été confiée, qui reste bloquée dans leurs comptes, mais avec de l’argent
emprunté placé sur des actifs à plus ou moins haut rendement.
Nous avons vécu une période étonnante de déplacement des repères du
raisonnement économique et financier. L’épargne et la dette, que la réflexion
économique n’a cessé d’opposer, se sont conjuguées pour offrir à nos regards un
paysage singulier de marchés financiers où la première se porte avidement avec
le secours de la seconde. Le surendettement des ménages américains, anglais,
néerlandais ou espagnols coexiste avec une accumulation financière sans
précédent réalisée par d’autres ménages, fort nombreux, dans l’ensemble des
pays occidentaux et dans cette Asie d’ores et déjà développée.
Mais quel a été le rôle de
la mondialisation dans la façon dont s’est nouée la présente crise
financière ? Le virus du mortgage (crédit hypothécaire) fou
s’est-il propagé sur les marchés du crédit européens à partir de son territoire
d’origine comme le virus de la vache folle ou celui de la grippe aviaire au gré
des vents de la finance mondialisée ? Ou bien y a-t-il encore un
enseignement supplémentaire à tirer de la débâcle financière des derniers
mois ?
Je crois en effet que la
transmission brutale de la crise hypothécaire américaine aux marchés du crédit
européens, qui ont été frappés encore plus lourdement que les américains,
obligeant les banques centrales de Francfort, de Londres et de Zurich à des
interventions massives réalisées dans l’urgence, est révélatrice des périls
d’une mondialisation conçue par des apprentis sorciers. Celle-ci s’accompagne
de déséquilibres des échanges entre les nations ou les régions du monde dont le
déficit américain donne l’illustration la plus frappante. Jusqu’ici, les
économistes qui ont voix au chapitre médiatique se sont constamment extasiés de
l’aisance avec laquelle les États-Unis couvraient ce déficit. Avec la simplicité
d’esprit qui les caractérise, ils n’ont cessé d’expliquer cette réussite
apparente par la confiance des investisseurs internationaux dans la pérennité
de la puissance et de la prospérité de l’économie locale. Mais un examen
attentif montre que d’autres pays chroniquement et gravement déficitaires, tels
que le Royaume-Uni ou l’Australie, bénéficient du même traitement de faveur.
Dans le système de relations économiques internationales qui a émergé des
décombres du régime de Bretton Woods, les déficits des uns sont couverts par
les placements des autres, qui connaissent des excédents.
Or, la crise financière fait
apparaître une nouvelle facette de ce système si commode où certains pays
peuvent doper leur croissance par l’endettement de leurs ménages, tout en
concédant des déficits extérieurs, que l’épargne des pays créanciers
partenaires vient éponger. Parmi les créances issues du marché américain, il y
en a de supposées bonnes, comme les obligations du Trésor, mais aussi de
vraiment douteuses, comme celles du marché hypothécaire et probablement du
crédit LBO. L’Europe a commencé à payer une partie du prix de la crise
financière américaine, à laquelle elle aurait dû demeurer étrangère. Et cela
n’a été rendu possible que par la faculté offerte aux pays déficitaires
d’exporter leurs titres de dettes vers leurs partenaires excédentaires, dans le
contexte d’un système de changes international qui n’exerce aucune pression au
rééquilibrage des échanges de biens et de services. Une Amérique dont les
échanges avec le reste du monde seraient encore proches de l’équilibre n’aurait
pas transmis ses mauvaises créances au système bancaire européen.
Voici donc, du fait de la
crise financière, les États-Unis et l’Europe occidentale, le reste du monde
peut-être, devant un nouveau cap périlleux. Si on reste fidèle à la pensée de
Marx, on peut s’en inquiéter sans s’en inquiéter. Le capitalisme est en effet
synonyme de crise. C’est toujours la même pièce que l’on joue, avec de
nouvelles troupes, de nouveaux décors et costumes, une nouvelle mise en scène.
J’éprouve du mal à épouser ce point de vue.
Les crises du capitalisme,
les vraies, sont relativement rares. Autant on peut dire que l’économie
concurrentielle suit une trajectoire constituée par des cycles, qui
n’ébranlent pas ses bases constitutives, et jalonnée par des crises financières
qui ont presque toujours été jugulée par divers moyens, autant on doit
s’attacher à isoler les crises systémiques susceptibles d’emporter les
économies et les populations comme un ouragan ou un cyclone. Nous avons connu
trois situations de ce type. Premièrement, entre 1870 et 1893, les économies
capitalistes de l’époque se sont trouvées engluées dans une sorte de dépression
rampante, malgré la stabilité monétaire, ou à cause d’elle : c’est à la
faveur de cette dépression qu’a été inventé le modèle taylorien qui a permis de
redresser spectaculairement la productivité du travail. Deuxièmement, avec la
Grande Dépression des années 1930, oubliée par les néo-libéraux, mais que les
historiens regardent justement comme le plus terrible défi rencontré par le
système économique capitaliste. Troisièmement, entre 1973 et 1982, les
économies soumises à la régulation keynésienne se sont progressivement
enlisées, donnant naissance à un chômage structurel. Le nouveau dynamisme
incarné par la troisième révolution industrielle a permis une reviviscence
effective du système, mais il s’accompagne d’un dérèglement financier dont la
crise actuelle est le plus lourd symptôme. Cette crise du crédit pourrait
déboucher sur une crise systémique si le repli économique des États-Unis et de
l’Europe entraînait à son tour, par un effet de rétroaction, des défauts de
paiement en chaîne des agents économiques. Alors nous connaîtrions la quatrième
vraie crise de l’histoire capitaliste. Mais, en ce début mai 2008, nous n’en
sommes pas encore tout à fait là.
[1] Voir I.
Johsua, « Une grille de lecture de la crise financière »,
Savoir/Agir, n° 3, mars 2008.