La crise actuelle révèle des changements structurels du capitalisme. Les banques d’affaires et les agences de notation ont réduit leur « aversion au risque » dans un contexte marqué par une abondante épargne mondiale. La titrisation des créances, dont Michel Aglietta décrit ici les mécanismes, traduit une accélération de ce processus, générateur de profits bancaires démesurés. Mais le retournement sur le marché immobilier a provoqué une crise qui menace le système d’effondrement. Michel Aglietta plaide pour que toutes les institutions de crédit, et pas seulement les banques, soient soumises au contrôle des banques centrales. Mais cela ne sera pas possible une impulsion politique en ce sens.

Un texte issu du numéro 4 de la revue Savoir/Agir

Parution 4 juin 2008


Comment caractériseriez-vous l’évolution actuelle du capitalisme, depuis la crise asiatique en gros, pour ne pas remonter à 1929 ? Pourquoi cela a-t-il cessé de fonctionner, selon vous ?

Michel Aglietta : Il faut partir des changements structurels qui ont eu lieu depuis une vingtaine d’années, en liaison avec la libéralisation financière. Ces changements ont touché le cœur du système capitaliste, dans les pays développés, mais ils ont eu aussi des effets, moins attendus au départ, dans les pays émergents.

Les changements dans le cœur du système commencent à être bien connus. Ce sont les conséquences de la désinflation et des changements radicaux dans le domaine économique au cours des années 1980. Ils ont fait monter l’exigence de rentabilité du capital, avec des coûts du crédit très élevés. Le pouvoir dans les entreprises a été modifié avec la montée des actionnaires qui se sont appuyés sur ce nouveau contexte financier. Il y a eu une augmentation du coût du capital relativement au coût du travail, d’abord dans les années 1980 à la suite de la très forte montée des taux d’intérêt pour casser l’inflation, puis de la désindexation des salaires pour poursuivre la désinflation. Ensuite dans les années 1990, c’est l’irruption des pays émergents dans l’économie internationale qui a accru énormément l’offre de travail dans le monde entier et provoqué une pression baissière sur les prix industriels.

Ces changements durables dans la structure des prix ont transformé la gouvernance des entreprises. Les finalités, le business model, ont été modifiés, en passant du compromis social de croissance de l’entreprise traduisant la situation après la Deuxième Guerre mondiale à la valorisation de la valeur actionnariale. Ce qui revenait à faire du marché financier et du cours boursier le régulateur de l’entreprise, la jauge de son efficacité.

Cela illustre la montée du libéralisme, souvent évoquée ?

Michel Aglietta : Oui, mais c’est un type de libéralisme purement économique, qui n’a rien à voir avec le libéralisme que l’on connaissait jusque-là et qui était un mode de compromis politique, fondé sur les libertés démocratiques. Ici, le marché financier devient le pôle unificateur de l’ensemble des pratiques et des finalités de l’entreprise. C’est un premier point important : les entreprises se mettent à la recherche de la haute rentabilité financière.

Après 1989 et l’effondrement de l’Union Soviétique, cette conception va être projetée dans le monde entier. Le modèle dominant en Occident vise à se propager partout. Les pays émergents voient l’entrée massive de capitaux et la transformation de leurs propres institutions par la logique du capitalisme définie par ce qu’on a appelé le consensus de Washington. Celui-ci est la traduction d’un projet d’hégémonie globale.

La première crise à ne pas être liée comme les précédentes à la dette publique mais à l’expansion du capital financier, est la crise asiatique. Elle entraîne à partir de 1997 un chapelet de crises dans les pays émergents, l’Argentine fermant le ban en 2002.

Ces crises sont l’effet de la suraccumulation du capital dans des pays alors en forte croissance, avec une épargne importante. Il y a eu un surcroît de flux financiers, ce qui produit des bulles spéculatives.

Sous quelle forme se manifestent concrètement ces flux ?

Michel Aglietta : Ce sont des prêts bancaires et des investissements de portefeuille. Ils ont permis aux banques de Corée, de Taiwan, de Thaïlande de financer des opérations de consommation, des opérations immobilières. Il y a eu en même temps appréciation du change et création de très grands déséquilibres dans des systèmes financiers qui n’étaient pas capables de les supporter.

La crise asiatique est donc une crise du crédit, tout à fait standard, doublée d’une crise du change – les emprunts sont en monnaie étrangère alors que les prêts sont en monnaie nationale. C’est cette double crise, appelée pour cela une crise duale, qui va entraîner non pas, comme c’était le cas antérieurement, une absorption de la crise avant un nouveau départ selon le même modèle de croissance, mais une transformation profonde, politique et économique, dans les pays concernés. Il y a eu un changement du rythme de croissance. On ne reviendra plus dans ces pays à une croissance tirée par la dette et la consommation intérieure. La croissance a été redéployée sur l’exportation, avec une volonté de désendettement et la recherche de l’autonomie politique. L’arme pour cela, elle-même tirée de la crise, est la dépréciation massive du taux de change. Il est sous-évalué et va être verrouillé par la décision de le lier au dollar. La Corée, en déficit jusqu’en 1997, va par exemple faire ensuite des excédents gigantesques à partir de la reprise de 1999.

Cette sous-évaluation du taux de change devient source de compétitivité. On assiste donc à un redéploiement de la production sur l’extérieur. Ce phénomène sera favorisé aussi par l’excès des capacités de production industrielle qui subsistaient du fait de la très forte accumulation antérieure, et favorisé par la chute brutale de la demande intérieure. Celle-ci va en effet rester faible parce que la baisse du taux de change rend les importations plus coûteuses.

Ce changement de la structure des prix va réorienter la politique économique des pays émergents. Les gouvernements, dans cette situation, ont simplement intérêt à maintenir le taux de change comme il est. Ils emmagasinent des réserves de change à cette fin. Ce qui est un renversement pour ces pays qui étaient les débiteurs du monde et qui en sont devenus les créanciers. Tout cela s’est passé en quelques années seulement, à partir de 2002. C’est un premier grand choc structurel, mais il est décisif.

Le deuxième choc est différent mais il s’est produit en même temps. Les deux pays qui étaient restés extérieurs à la première vague de libéralisation (l’Inde et la Chine) sont entrés dans l’économie mondiale par la voie du commerce et non par celle de la libre circulation des capitaux.

À la différence des pays plus petits mais déjà développés de l’Asie, ils se caractérisent par un énorme excédent structurel de main-d’œuvre. L’entrée de la Chine à l’OMC et les changements en Inde avec l’arrivée au pouvoir d’un parti nationaliste mais en même temps favorable aux échanges, ont une conséquence majeure : l’économie mondiale, où le pouvoir du capital domine déjà le travail, devient une économie à excédent structurel de main-d’œuvre.

Nouvelle conséquence, le changement des prix chez nous, ce qui est une deuxième caractéristique de la globalisation. Il y a non seulement renversement des rapports financiers entre les pays développés et les pays émergents, comme je l’ai dit, mais aussi transformation dans la formation des prix en Occident même. Le régime de formation des prix restait, malgré la désinflation, sous le contrôle des banques centrales. Les vendeurs, c’est-à-dire les entreprises, gardaient un certain pouvoir sur les prix. Et, par conséquent, les salariés à travers la capacité d’agir sur leur pouvoir d’achat, même si cette capacité est modulée par le niveau du chômage. Aux États-Unis, à la fin des années 1990, il y a des hausses de salaires assez considérables, liées à la hausse de la productivité. Ce qui montre que le pouvoir des salariés restait important en situation de plein emploi.

Mais ce pouvoir décline à la suite du retournement des cours boursiers après 2002. L’économie repart alors avec une inflation très basse. Cela est dû au fait que les prix sont dorénavant déterminés par les acheteurs, ce qui renverse totalement la relation salaires/prix/marges. En Occident, ils sont en effet désormais fondamentalement liés aux coûts de production en Asie, coûts transmis aux prix de vente par le commerce international qui va se déployer à vive allure. La cause première de ce changement, celle qui donne la capacité de le faire, c’est l’excédent structurel de main-d’œuvre déjà évoqué et, bien entendu, les effets des règles de l’OMC.

S’ajoute à cela la capacité de ces très grands pays à ne plus rester confinés dans une frange étroite de produits compétitifs mais à élargir leur offre à l’ensemble des produits industriels au fur et à mesure qu’ils continuent à acquérir de la technologie.

Le système des prix est donc modifié. On commence à parler de risque déflationniste et, surtout, les salaires se déconnectent complètement de la productivité.

Au détriment des salaires ?

Michel Aglietta : Oui, au détriment des salaires. Les États-Unis vont chercher une solution en innovant à travers le développement économique par le crédit. Ils sortent de la récession de 2001. Les pays émergents, devenus créanciers après avoir été débiteurs, disposent d’une masse énorme d’épargne « orientale », à laquelle va s’ajouter l’épargne des pétroliers. Cette épargne cherche à s’investir sur le marché le mieux à même de l’absorber par sa liquidité et par les avantages du dollar. Cela crée un multiplicateur de liquidités sur le marché américain au moment où la FED baisse les taux d’intérêt à court terme pour relancer l’économie.

Cette épargne se porte donc sur les obligations et le long terme, y compris sur les obligations privées, et notamment le crédit immobilier. Cela donne aux banques des facilités extraordinaires pour stimuler la consommation à travers le crédit, qui prend en quelque sorte le relais des salaires, désormais incapables de jouer ce rôle. Les biens immobiliers vont même jouer le rôle de collatéral pour la consommation elle-même, c’est-à-dire qu’ils vont servir de garantie pour des prêts à la consommation.

Les conditions générales du crédit deviennent donc favorables aux emprunteurs. Les banques d’affaires vont saisir l’occasion pour transformer cela en un mécanisme d’amplification à travers la titrisation du crédit, qui va se greffer sur la facilité des crédits immobiliers initiaux à des taux bas. S’ajoute à cela l’action des investisseurs institutionnels, dont les banques d’affaires sauront tirer profit aussi.

Qui sont ces investisseurs institutionnels aux États-Unis ?

Michel Aglietta : Ce sont surtout les fonds de pension à cette époque, au-delà même des fonds américains. Dans les pays asiatiques où la population est élevée et déjà mature du point de vue démographique, on a le souci des retraites. Il y a ainsi des fonds de retraite importants à Taiwan, en Corée, etc. Pour la Chine, on n’en était pas encore là en 2000, et tout passait par la banque centrale et les fonds qu’elle a accumulés.

Mais le point commun est que tous ces opérateurs cherchent du rendement à long terme, du fait de leurs engagements vis-à-vis des retraités. Les taux d’intérêt publics ne leur conviennent pas, car trop faibles. Il y a donc un appel implicite à des instruments financiers de rendement plus élevé. Ce que vont réussir les banques d’affaires et les agences. Elles feront croire que leurs instruments financiers répondent à cette demande, sans plus de risques que les obligations d’État. C’est sur cette tromperie que va se développer le nouveau modèle de crédit, basé sur les obligations, plus intéressantes que les actions, et où la titrisation, qui n’était cependant pas une nouveauté, va jouer un rôle essentiel.

Pouvez-vous préciser en quoi cela consiste exactement ?

Michel Aglietta : L’objectif est de transférer le risque de crédit. Jusque-là, les crédits de type immobilier étaient portés par des banques ou des agences publiques aux États-Unis. La seule exception était les crédits extrêmement sûrs, qui étaient confiés aux compagnies d’assurance. L’idée a été de généraliser le processus de transformation de crédits en titres pour pouvoir transférer le risque, et bien sûr le rendement aussi, à des « non-banques ». La titrisation est le processus qui permet, à travers des techniques financières nouvelles – les dérivés de crédits – de différencier l’initiation du crédit (les prêts consentis pas les banques) et le risque, par la vente de ce risque à travers des chaînes de plus en plus compliquées, jusqu’à ceux qui investissent en acceptant ce risque. Il n’y aurait rien à redire si la « qualité initiale du crédit » n’était pas altérée au cours de ces opérations et si l’information ne se perdait pas au long du processus. En somme, il faudrait que ceux qui prennent le risque sachent à quoi ils s’engagent et qu’ils puissent faire leur propre évaluation du risque pris. En réalité, ces deux conditions ont été bafouées.

La rémunération des banques devrait être la rémunération du risque qu’elles prennent ?

Michel Aglietta : Absolument. Mais ici l’altération de ce modèle a été très forte. Les banques qui font crédit en sachant qu’elles vont vendre le crédit n’ont pas la même attitude en effet à l’égard de ceux à qui elles prêtent. Comme elles perçoivent une commission automatique, ce qui les intéresse, c’est le volume des crédits vendus et non pas leur qualité. Il y a donc eu détérioration massive de la qualité des crédits à l’origine.

C’est ce que vous appelez le recul de l’aversion au risque ?

Michel Aglietta : Oui, et ce recul est lié à tout ce que je viens de dire. Il résulte au niveau global du grand recyclage de l’épargne dans le monde. Il fait que des agents nouveaux, détenteurs de masses énormes de capitaux, arrivent sur le marché. Comme ils demandent de gros rendements, ils sont enclins à réduire leur aversion pour le risque. Cela va contaminer tout le système. On peut montrer que l’aversion pour le risque a baissé de façon systématique après 2001.

Pensez-vous que l’on paie aujourd’hui le prix de la politique de faibles taux d’intérêt d’Alan Greenspan, l’ancien président de la FED, pourtant considéré longtemps comme une sorte de magicien de l’économie ?

Michel Aglietta : Oui, mais la responsabilité essentielle est quand même celle des banques d’affaires et des agences de notation, qui sont les intermédiaires de l’alchimie qui a consisté à fabriquer des tranches de risque sous forme de titres que l’on revend, dans l’opacité la plus totale, sans donner l’information aux acheteurs finaux et en leur disant : « De toute façon, vous êtes couverts par l’évaluation des agences ».

Les banques ont regardé non seulement les revenus effectifs de ceux qui empruntent, mais leur richesse potentielle. En l’espèce, elles ont procédé par anticipation en prêtant non plus contre le revenu des ménages américains mais contre le prix de l’immobilier. La hausse du prix de l’immobilier a constitué ainsi le collatéral des prêts. La rapidité de cette hausse a permis de financer le bien lui-même mais aussi davantage, c’est-à-dire la consommation.

Les banques ont démarché de manière inouïe. Il existe des travaux là-dessus, très détaillés, par zones géographiques. Deux périodes ont été étudiées : 1995-2000 et 2002-2006 (2000-2002 étant une période de crise). Les zones dans lesquelles le crédit s’est le plus développé après 2002 sont celles où il y avait eu le plus de crédits refusés avant 2000. Il s’agit donc de crédits de moins bonne qualité qui sont acceptés parce qu’ils sont titrisés. On a touché des catégories de ménages nouvelles, qu’on n’avait pas intérêt à toucher avant à cause du risque. La titrisation est faite pour éloigner le risque. On pense ainsi faire accéder tous les ménages à la propriété – ce qui est un des grands mythes de la société américaine – grâce à l’ingénierie financière !

Comment s’organisent concrètement les relations entre une banque et ses clients ?

Michel Aglietta : Dans la toute dernière période, celle des subprimes après 2006, on allait voir des gens, on leur faisait signer un papier, sans même tenir compte de leur feuille de paie, en leur disant : « Pendant deux ans, vous ne paierez presque rien, on renégociera les taux d’intérêt ensuite, mais cela n’aura pas d’importance car votre richesse va croître davantage du fait des prix de l’immobilier ». Ces démarches ont été un facteur d’accélération des crédits. Cela marche d’autant mieux que tous les intermédiaires, de la personne qui fait signer le crédit aux banques d’affaires qui titrisent et aux agences de notation, en passant par les cabinets d’avocats qui fabriquent les contrats de titrisation, sont rémunérés en fonction du volume de prêts placés.

Les banques d’affaires elles-mêmes se contentent d’acheter des pools d’actifs et fabriquent les titres en contrepartie. Avant que les investisseurs n’achètent les tranches titrisées, ce sont elles qui portent le risque. On pourrait s’attendre à ce qu’elles gardent les titres à leurs bilans jusqu’à ce qu’elles les vendent. Mais cela les contraindrait à mettre du capital en face, comme contrepartie. Ce qui aurait réduit leur profit. Or, nous sommes dans un univers de profits élevés et les banques en prennent une large part. Deux chiffres pour l’illustrer : le total des profits du secteur financier faisait 10% du total des profits du secteur privé en 1990. Ce taux est monté à 40% en 2006. Le secteur ne fait pourtant que 5% de l’emploi privé et 15% de la valeur ajoutée. Cela donne une idée de la rente générée. Maximiser cette rente supposait que rien ne gêne les banques.

Elles ont donc créé des banques parallèles (shadow banking system). Ce sont des structures hors bilan, un peu comme les hedge funds. À leur actif, elles ont les titres résultant de la titrisation. Elles les vendent de gré à gré à des investisseurs. Ce sont ces structures qui portent les risques. Mais, étant des banques non régulées, elles sont financées à très court terme par des prêts de la banque d’affaires qui les a créées.

Dans ce système, ce qui compte, c’est la valeur du collatéral, c’est à dire le prix immobilier. Tant que celui-ci est haut et qu’on peut anticiper des hausses, le système tient. Dès qu’il y a retournement à ce niveau, il se répercute sur les produits les plus « dangereux » en termes de risques. Ce processus a commencé au second semestre 2006. Le problème est alors le refinancement de ces structures. Qui refinance ? Les investisseurs commencent à se dire qu’ils n’ont plus intérêt à acheter ces titres qui se retrouvent ainsi gelés dans ces structures. Les agences ne peuvent plus alors tenir les notes d’évaluation de risques accordées précédemment.

Les agences font en effet partie du système et ne peuvent afficher n’importe quoi. À partir du printemps 2007, elles ont commencé à dégrader massivement les notes initiales. Ce qui a produit le gel du financement. Les banques parallèles n’ont plus pu refinancer ces titres dont la valeur avait beaucoup baissé. Personne ne voulait plus leur prêter de l’argent de l’extérieur. Le 8 août 2007 par exemple, la BNP a dû reconnaître qu’elle ne connaissait plus la valeur de ses titres, déclenchant une mini panique. Les banques ne sachant plus de combien d’argent elles allaient avoir besoin pour compenser les pertes ont cessé de se prêter de l’argent les unes aux autres. D’où un gel du marché interbancaire, faute de confiance. Chacun pour soi ! Les mauvaises créances ont contaminé d’autres pools, non immobiliers, et le doute a gagné l’ensemble des titres. Le paroxysme a été atteint en mars 2008, une grande banque d’investissement se retrouvant en difficulté.

Les banques centrales ont dû intervenir, l’objectif étant de ne jamais stopper le marché interbancaire. Elles ont ajusté leurs méthodes après avoir constaté qu’il ne suffisait pas d’injecter des liquidités à court terme. Elles ont commencé par acheter des actifs immobiliers dont le marché ne voulait plus alors même qu’il s’agissait de titres sûrs. Mais elles finiront par acheter aussi, en cas de besoin, des subprimes douteux. Ce qui reviendra à socialiser les pertes.

Vous n’avez parlé que des États-Unis et des pays émergents. Les autres sont-ils hors jeu ?

Michel Aglietta : Non, cela ne se passe pas seulement entre les États-Unis et les pays émergents. Les banques européennes ont joué un rôle très actif, d’abord en participant à la titrisation via leurs succursales installées aux États-Unis (la BNP, la Deutsche Bank, des banques suisses, etc.). Elles ont donc été du côté des « arrangeurs » de titres. Du côté de ceux qui achètent, il y a eu des fonds asiatiques, mais aussi beaucoup de banques européennes. La Commission européenne interdit aux collectivités de garantir les banques publiques, ce qui contraint celles-ci à rechercher du profit. L’investissement dans les subprimes était donc particulièrement tentant !

Les banques européennes ont donc les mêmes problèmes. Tout ce qui est effet de la crise sur le ralentissement du crédit, la prudence dont elles vont devoir faire preuve, le fait qu’elles vont être conduites à réduire leurs engagements sur le marché des dettes pour se recapitaliser, va avoir pour effet de rendre le crédit plus cher, aux États-Unis mais aussi en Europe. Il y a donc une transmission financière directe vers l’Europe et le reste du monde.

Et pour la croissance économique en général ?

Michel Aglietta : On pouvait espérer que la crise financière n’aurait pas d’effet sur l’économie. Le ralentissement aux États-Unis allait, pensait-on, provoquer une accélération ailleurs pour compenser la demande américaine. Mais, comme le montrent les dernières prévisions du FMI, cela ne va pas se produire. Tout se passe comme s’il y avait un marché immobilier global du fait de la liquidité de l’économie mondiale. Les bulles spéculatives sont donc en train d’éclater partout, en Espagne, en Afrique du Sud, en Inde et en Chine bientôt. Cela entraîne des effets récessifs communs. Le découplage des pays émergents ne sera donc probablement pas significatif. Ils vont peut-être ralentir moins que les autres mais ralentir quand même.

Au total, les banques centrales ont à peu près enrayé le danger de voir le système financier s’effondrer. Il est clair que la FED, qui n’en a pourtant pas la responsabilité légale, a décidé qu’il n’y aurait pas de faillite dans les banques d’affaires [publié avant le 4 juin 2008]. Il restera donc la crise économique avec une récession américaine et un très fort ralentissement en Europe. On peut s’attendre à une baisse importante des profits qui va elle-même faire replonger les bourses qui sont actuellement dans une phase de fausse euphorie parce que la crise financière semble terminée. Enfin, on se rend compte que la consommation des ménages a moins résisté qu’on ne l’espérait. Les difficultés économiques sont donc devant nous.

Voyez-vous des solutions, notamment à partir de vos réflexions antérieures sur la régulation ?

Michel Aglietta : À court terme, le problème est la gestion politique d’une tendance récessive, en évitant si possible une spirale, réelle celle-là, du pessimisme des agents économiques. À plus long terme, il faut une reconstitution de la finance, sur d’autres bases. Quels peuvent en être les grands axes ? Les banques vont évidemment résister aux tentatives de les contrôler. Mais la « franchise bancaire », c’est-à-dire l’accès direct à la banque centrale ne peut pas aller sans contrepartie en termes de réglementation.

Le périmètre des banques a été modifié par la nouvelle ingénierie financière. La différence entre banques commerciales, banques d’investissement et même banques parallèles devient de plus en plus difficile à définir. Quel doit être alors le périmètre à soumettre à des règles prudentielles ? C’est un peu l’inverse des années 30. On a alors segmenté les banques pour résoudre la crise. Les banques d’investissement n’avaient plus le droit de faire du crédit, par exemple. La loi bancaire Glass-Steagall, adoptée en 1935, n’a été abolie qu’en 1999 après un intense lobbying.

Aujourd’hui, l’imbrication des marchés par les dérivés est telle qu’il est difficile de dire : « On supprime les dérivés ». Et cela d’autant moins si on pense que le transfert de risques se justifie parce qu’il a aussi des aspects positifs et que les investisseurs institutionnels ont besoin d’une offre large d’actifs. Il faudrait donc généraliser ce qu’on appelle la banque au sens strict, c’est-à-dire mettre toutes ces structures sous la dépendance de la banque centrale.

Une des grosses erreurs de la lutte contre l’inflation a été de séparer les banques centrales de la régulation prudentielle en disant : « La banque centrale doit être indépendante et ne s’occuper que de la monnaie ». Le retour de la régulation prudentielle sous le parapluie de la banque centrale serait ainsi une réforme très importante.

Ces deux aspects vont ensemble. En Espagne, cela n’a jamais été séparé. Quand il y a eu en 2003 l’expansion du crédit, les banques ont consulté la banque centrale pour savoir si elles pouvaient titriser et créer des structures parallèles. On leur a répondu oui, à condition de mettre la même provision en capital et de s’appuyer sur les mêmes règles que si elles gardaient les actifs au bilan. La titrisation doit donc être ramenée aux conditions dans lesquelles on peut montrer qu’elle est économiquement utile et meilleure que le crédit standard.

Les marchés sont donc incapables de s’autoréguler dans ce sens ?

Michel Aglietta : Pour qu’ils s’autorégulent dans ce sens, c’est-à-dire pour que la discipline de marché joue au niveau où on porte un crédit que la banque ne veut pas garder, il faut que toute la transparence sur le mécanisme de la titrisation soit faite. Ceux qui ont les moyens d’avoir leurs propres analystes seront alors capables de faire une évaluation contradictoire, au même titre que la banque d’affaires qui leur dit : « Ces titres sont bons, etc. ». Dans ces conditions, on pourrait avoir une régulation possible par le marché. Les acteurs portant le risque le feraient en connaissance de cause.

Est-ce que l’opacité fait partie du système ?

Michel Aglietta : Absolument. De là d’ailleurs l’importance du politique. Dans tout ce que je dis, il n’y a rien de spontané. Il faut que la régulation soit repensée et qu’elle soit une couverture universelle par un accord international, sinon les banques trouveront toujours des échappatoires, comme par exemple en localisant leurs activités dans des places offshore qui sont des zones de non droit. C’est le rôle des autorités de marché. Mais c’est le retour des banques sous le parapluie des banques centrales qui me paraît le plus important.

 

M. Ripley s’amuse