La crise actuelle révèle des
changements structurels du capitalisme. Les banques d’affaires et
les agences de notation ont réduit leur « aversion au risque » dans un
contexte marqué par une abondante épargne mondiale. La titrisation des
créances, dont Michel Aglietta décrit ici les mécanismes, traduit une
accélération de ce processus, générateur de profits bancaires démesurés. Mais
le retournement sur le marché immobilier a provoqué une crise qui menace le
système d’effondrement. Michel Aglietta plaide pour que toutes les institutions
de crédit, et pas seulement les banques, soient soumises au contrôle des
banques centrales. Mais cela ne sera pas possible une impulsion politique en ce
sens.
Un texte issu du numéro 4 de
la revue Savoir/Agir
Parution 4 juin 2008
Comment caractériseriez-vous
l’évolution actuelle du capitalisme, depuis la crise asiatique en gros, pour ne
pas remonter à 1929 ? Pourquoi cela a-t-il cessé de fonctionner, selon
vous ?
Michel Aglietta : Il faut partir des
changements structurels qui ont eu lieu depuis une vingtaine d’années, en
liaison avec la libéralisation financière. Ces changements ont touché le cœur
du système capitaliste, dans les pays développés, mais ils ont eu aussi des
effets, moins attendus au départ, dans les pays émergents.
Les changements dans le cœur
du système commencent à être bien connus. Ce sont les conséquences de la
désinflation et des changements radicaux dans le domaine économique au cours
des années 1980. Ils ont fait monter l’exigence de rentabilité du capital, avec
des coûts du crédit très élevés. Le pouvoir dans les entreprises a été modifié
avec la montée des actionnaires qui se sont appuyés sur ce nouveau contexte
financier. Il y a eu une augmentation du coût du capital relativement au coût
du travail, d’abord dans les années 1980 à la suite de la très forte montée des
taux d’intérêt pour casser l’inflation, puis de la désindexation des salaires
pour poursuivre la désinflation. Ensuite dans les années 1990, c’est
l’irruption des pays émergents dans l’économie internationale qui a accru énormément
l’offre de travail dans le monde entier et provoqué une pression baissière sur
les prix industriels.
Ces changements durables
dans la structure des prix ont transformé la gouvernance des entreprises. Les
finalités, le business model, ont été modifiés, en passant du compromis
social de croissance de l’entreprise traduisant la situation après la Deuxième
Guerre mondiale à la valorisation de la valeur actionnariale. Ce qui revenait à
faire du marché financier et du cours boursier le régulateur de l’entreprise,
la jauge de son efficacité.
Cela illustre la montée du
libéralisme, souvent évoquée ?
Michel Aglietta : Oui, mais c’est un type de
libéralisme purement économique, qui n’a rien à voir avec le libéralisme que
l’on connaissait jusque-là et qui était un mode de compromis politique, fondé
sur les libertés démocratiques. Ici, le marché financier devient le pôle
unificateur de l’ensemble des pratiques et des finalités de l’entreprise. C’est
un premier point important : les entreprises se mettent à la recherche de
la haute rentabilité financière.
Après 1989 et l’effondrement
de l’Union Soviétique, cette conception va être projetée dans le monde entier.
Le modèle dominant en Occident vise à se propager partout. Les pays émergents
voient l’entrée massive de capitaux et la transformation de leurs propres
institutions par la logique du capitalisme définie par ce qu’on a appelé le
consensus de Washington. Celui-ci est la traduction d’un projet d’hégémonie
globale.
La première crise à ne pas
être liée comme les précédentes à la dette publique mais à l’expansion du
capital financier, est la crise asiatique. Elle entraîne à partir de 1997 un
chapelet de crises dans les pays émergents, l’Argentine fermant le ban en 2002.
Ces crises sont l’effet de
la suraccumulation du capital dans des pays alors en forte croissance, avec une
épargne importante. Il y a eu un surcroît de flux financiers, ce qui produit
des bulles spéculatives.
Sous quelle forme se
manifestent concrètement ces flux ?
Michel Aglietta : Ce sont des prêts bancaires
et des investissements de portefeuille. Ils ont permis aux banques de Corée, de
Taiwan, de Thaïlande de financer des opérations de consommation, des opérations
immobilières. Il y a eu en même temps appréciation du change et création de
très grands déséquilibres dans des systèmes financiers qui n’étaient pas
capables de les supporter.
La crise asiatique est donc
une crise du crédit, tout à fait standard, doublée d’une crise du change – les
emprunts sont en monnaie étrangère alors que les prêts sont en monnaie
nationale. C’est cette double crise, appelée pour cela une crise duale, qui va
entraîner non pas, comme c’était le cas antérieurement, une absorption de la
crise avant un nouveau départ selon le même modèle de croissance, mais une
transformation profonde, politique et économique, dans les pays concernés. Il y
a eu un changement du rythme de croissance. On ne reviendra plus dans ces pays
à une croissance tirée par la dette et la consommation intérieure. La
croissance a été redéployée sur l’exportation, avec une volonté de
désendettement et la recherche de l’autonomie politique. L’arme pour cela,
elle-même tirée de la crise, est la dépréciation massive du taux de change. Il
est sous-évalué et va être verrouillé par la décision de le lier au dollar. La
Corée, en déficit jusqu’en 1997, va par exemple faire ensuite des excédents
gigantesques à partir de la reprise de 1999.
Cette sous-évaluation du
taux de change devient source de compétitivité. On assiste donc à un
redéploiement de la production sur l’extérieur. Ce phénomène sera favorisé
aussi par l’excès des capacités de production industrielle qui subsistaient du
fait de la très forte accumulation antérieure, et favorisé par la chute brutale
de la demande intérieure. Celle-ci va en effet rester faible parce que la
baisse du taux de change rend les importations plus coûteuses.
Ce changement de la
structure des prix va réorienter la politique économique des pays émergents.
Les gouvernements, dans cette situation, ont simplement intérêt à maintenir le
taux de change comme il est. Ils emmagasinent des réserves de change à cette
fin. Ce qui est un renversement pour ces pays qui étaient les débiteurs du
monde et qui en sont devenus les créanciers. Tout cela s’est passé en quelques
années seulement, à partir de 2002. C’est un premier grand choc structurel,
mais il est décisif.
Le deuxième choc est
différent mais il s’est produit en même temps. Les deux pays qui étaient restés
extérieurs à la première vague de libéralisation (l’Inde et la Chine) sont
entrés dans l’économie mondiale par la voie du commerce et non par celle de la
libre circulation des capitaux.
À la différence des pays
plus petits mais déjà développés de l’Asie, ils se caractérisent par un énorme
excédent structurel de main-d’œuvre. L’entrée de la Chine à l’OMC et les
changements en Inde avec l’arrivée au pouvoir d’un parti nationaliste mais en
même temps favorable aux échanges, ont une conséquence majeure :
l’économie mondiale, où le pouvoir du capital domine déjà le travail, devient
une économie à excédent structurel de main-d’œuvre.
Nouvelle conséquence, le
changement des prix chez nous, ce qui est une deuxième caractéristique de la
globalisation. Il y a non seulement renversement des rapports financiers entre
les pays développés et les pays émergents, comme je l’ai dit, mais aussi
transformation dans la formation des prix en Occident même. Le régime de
formation des prix restait, malgré la désinflation, sous le contrôle des
banques centrales. Les vendeurs, c’est-à-dire les entreprises, gardaient un
certain pouvoir sur les prix. Et, par conséquent, les salariés à travers la
capacité d’agir sur leur pouvoir d’achat, même si cette capacité est modulée
par le niveau du chômage. Aux États-Unis, à la fin des années 1990, il y a des
hausses de salaires assez considérables, liées à la hausse de la productivité.
Ce qui montre que le pouvoir des salariés restait important en situation de
plein emploi.
Mais ce pouvoir décline à la
suite du retournement des cours boursiers après 2002. L’économie repart alors
avec une inflation très basse. Cela est dû au fait que les prix sont dorénavant
déterminés par les acheteurs, ce qui renverse totalement la relation
salaires/prix/marges. En Occident, ils sont en effet désormais fondamentalement
liés aux coûts de production en Asie, coûts transmis aux prix de vente par le
commerce international qui va se déployer à vive allure. La cause première de
ce changement, celle qui donne la capacité de le faire, c’est l’excédent
structurel de main-d’œuvre déjà évoqué et, bien entendu, les effets des règles
de l’OMC.
S’ajoute à cela la capacité
de ces très grands pays à ne plus rester confinés dans une frange étroite de
produits compétitifs mais à élargir leur offre à l’ensemble des produits
industriels au fur et à mesure qu’ils continuent à acquérir de la technologie.
Le système des prix est donc
modifié. On commence à parler de risque déflationniste et, surtout, les
salaires se déconnectent complètement de la productivité.
Au détriment des
salaires ?
Michel Aglietta : Oui, au détriment des
salaires. Les États-Unis vont chercher une solution en innovant à travers le
développement économique par le crédit. Ils sortent de la récession de 2001.
Les pays émergents, devenus créanciers après avoir été débiteurs, disposent d’une
masse énorme d’épargne « orientale », à laquelle va s’ajouter
l’épargne des pétroliers. Cette épargne cherche à s’investir sur le marché le
mieux à même de l’absorber par sa liquidité et par les avantages du dollar.
Cela crée un multiplicateur de liquidités sur le marché américain au moment où
la FED baisse les taux d’intérêt à court terme pour relancer l’économie.
Cette épargne se porte donc
sur les obligations et le long terme, y compris sur les obligations privées, et
notamment le crédit immobilier. Cela donne aux banques des facilités
extraordinaires pour stimuler la consommation à travers le crédit, qui prend en
quelque sorte le relais des salaires, désormais incapables de jouer ce rôle.
Les biens immobiliers vont même jouer le rôle de collatéral pour la
consommation elle-même, c’est-à-dire qu’ils vont servir de garantie pour des
prêts à la consommation.
Les conditions générales du
crédit deviennent donc favorables aux emprunteurs. Les banques d’affaires vont
saisir l’occasion pour transformer cela en un mécanisme d’amplification à
travers la titrisation du crédit, qui va se greffer sur la facilité des crédits
immobiliers initiaux à des taux bas. S’ajoute à cela l’action des investisseurs
institutionnels, dont les banques d’affaires sauront tirer profit aussi.
Qui sont ces investisseurs
institutionnels aux États-Unis ?
Michel Aglietta : Ce sont surtout les fonds
de pension à cette époque, au-delà même des fonds américains. Dans les pays
asiatiques où la population est élevée et déjà mature du point de vue
démographique, on a le souci des retraites. Il y a ainsi des fonds de retraite
importants à Taiwan, en Corée, etc. Pour la Chine, on n’en était pas encore là
en 2000, et tout passait par la banque centrale et les fonds qu’elle a
accumulés.
Mais le point commun est que
tous ces opérateurs cherchent du rendement à long terme, du fait de leurs
engagements vis-à-vis des retraités. Les taux d’intérêt publics ne leur
conviennent pas, car trop faibles. Il y a donc un appel implicite à des
instruments financiers de rendement plus élevé. Ce que vont réussir les banques
d’affaires et les agences. Elles feront croire que leurs instruments financiers
répondent à cette demande, sans plus de risques que les obligations d’État.
C’est sur cette tromperie que va se développer le nouveau modèle de crédit,
basé sur les obligations, plus intéressantes que les actions, et où la
titrisation, qui n’était cependant pas une nouveauté, va jouer un rôle
essentiel.
Pouvez-vous préciser en quoi
cela consiste exactement ?
Michel Aglietta : L’objectif est de
transférer le risque de crédit. Jusque-là, les crédits de type immobilier
étaient portés par des banques ou des agences publiques aux États-Unis. La
seule exception était les crédits extrêmement sûrs, qui étaient confiés aux
compagnies d’assurance. L’idée a été de généraliser le processus de
transformation de crédits en titres pour pouvoir transférer le risque, et bien
sûr le rendement aussi, à des « non-banques ». La titrisation est le
processus qui permet, à travers des techniques financières nouvelles – les
dérivés de crédits – de différencier l’initiation du crédit (les prêts
consentis pas les banques) et le risque, par la vente de ce risque à travers
des chaînes de plus en plus compliquées, jusqu’à ceux qui investissent en acceptant
ce risque. Il n’y aurait rien à redire si la « qualité initiale du
crédit » n’était pas altérée au cours de ces opérations et si
l’information ne se perdait pas au long du processus. En somme, il faudrait que
ceux qui prennent le risque sachent à quoi ils s’engagent et qu’ils puissent
faire leur propre évaluation du risque pris. En réalité, ces deux conditions
ont été bafouées.
La rémunération des banques
devrait être la rémunération du risque qu’elles prennent ?
Michel Aglietta : Absolument. Mais ici l’altération
de ce modèle a été très forte. Les banques qui font crédit en sachant qu’elles
vont vendre le crédit n’ont pas la même attitude en effet à l’égard de ceux à
qui elles prêtent. Comme elles perçoivent une commission automatique, ce qui
les intéresse, c’est le volume des crédits vendus et non pas leur qualité. Il y
a donc eu détérioration massive de la qualité des crédits à l’origine.
C’est ce que vous appelez le
recul de l’aversion au risque ?
Michel Aglietta : Oui, et ce recul est lié à
tout ce que je viens de dire. Il résulte au niveau global du grand recyclage de
l’épargne dans le monde. Il fait que des agents nouveaux, détenteurs de masses
énormes de capitaux, arrivent sur le marché. Comme ils demandent de gros
rendements, ils sont enclins à réduire leur aversion pour le risque. Cela va
contaminer tout le système. On peut montrer que l’aversion pour le risque a
baissé de façon systématique après 2001.
Pensez-vous que l’on paie
aujourd’hui le prix de la politique de faibles taux d’intérêt d’Alan Greenspan,
l’ancien président de la FED, pourtant considéré longtemps comme une sorte de
magicien de l’économie ?
Michel Aglietta : Oui, mais la responsabilité
essentielle est quand même celle des banques d’affaires et des agences de
notation, qui sont les intermédiaires de l’alchimie qui a consisté à fabriquer
des tranches de risque sous forme de titres que l’on revend, dans l’opacité la
plus totale, sans donner l’information aux acheteurs finaux et en leur
disant : « De toute façon, vous êtes couverts par l’évaluation des
agences ».
Les banques ont regardé non
seulement les revenus effectifs de ceux qui empruntent, mais leur richesse
potentielle. En l’espèce, elles ont procédé par anticipation en prêtant non
plus contre le revenu des ménages américains mais contre le prix de
l’immobilier. La hausse du prix de l’immobilier a constitué ainsi le collatéral
des prêts. La rapidité de cette hausse a permis de financer le bien lui-même
mais aussi davantage, c’est-à-dire la consommation.
Les banques ont démarché de
manière inouïe. Il existe des travaux là-dessus, très détaillés, par zones
géographiques. Deux périodes ont été étudiées : 1995-2000 et 2002-2006
(2000-2002 étant une période de crise). Les zones dans lesquelles le crédit
s’est le plus développé après 2002 sont celles où il y avait eu le plus de
crédits refusés avant 2000. Il s’agit donc de crédits de moins bonne qualité
qui sont acceptés parce qu’ils sont titrisés. On a touché des catégories de
ménages nouvelles, qu’on n’avait pas intérêt à toucher avant à cause du risque.
La titrisation est faite pour éloigner le risque. On pense ainsi faire accéder
tous les ménages à la propriété – ce qui est un des grands mythes de la société
américaine – grâce à l’ingénierie financière !
Comment s’organisent
concrètement les relations entre une banque et ses clients ?
Michel Aglietta : Dans la toute dernière
période, celle des subprimes après 2006, on allait voir des gens, on leur
faisait signer un papier, sans même tenir compte de leur feuille de paie, en
leur disant : « Pendant deux ans, vous ne paierez presque rien, on
renégociera les taux d’intérêt ensuite, mais cela n’aura pas d’importance car
votre richesse va croître davantage du fait des prix de l’immobilier ».
Ces démarches ont été un facteur d’accélération des crédits. Cela marche
d’autant mieux que tous les intermédiaires, de la personne qui fait signer le
crédit aux banques d’affaires qui titrisent et aux agences de notation, en
passant par les cabinets d’avocats qui fabriquent les contrats de titrisation,
sont rémunérés en fonction du volume de prêts placés.
Les banques d’affaires
elles-mêmes se contentent d’acheter des pools d’actifs et fabriquent les
titres en contrepartie. Avant que les investisseurs n’achètent les tranches
titrisées, ce sont elles qui portent le risque. On pourrait s’attendre à ce
qu’elles gardent les titres à leurs bilans jusqu’à ce qu’elles les vendent.
Mais cela les contraindrait à mettre du capital en face, comme contrepartie. Ce
qui aurait réduit leur profit. Or, nous sommes dans un univers de profits
élevés et les banques en prennent une large part. Deux chiffres pour
l’illustrer : le total des profits du secteur financier faisait 10% du
total des profits du secteur privé en 1990. Ce taux est monté à 40% en 2006. Le
secteur ne fait pourtant que 5% de l’emploi privé et 15% de la valeur ajoutée.
Cela donne une idée de la rente générée. Maximiser cette rente supposait que
rien ne gêne les banques.
Elles ont donc créé des
banques parallèles (shadow banking system). Ce sont des structures hors
bilan, un peu comme les hedge funds. À leur actif, elles ont les titres
résultant de la titrisation. Elles les vendent de gré à gré à des
investisseurs. Ce sont ces structures qui portent les risques. Mais, étant des
banques non régulées, elles sont financées à très court terme par des prêts de
la banque d’affaires qui les a créées.
Dans ce système, ce qui
compte, c’est la valeur du collatéral, c’est à dire le prix immobilier. Tant
que celui-ci est haut et qu’on peut anticiper des hausses, le système tient.
Dès qu’il y a retournement à ce niveau, il se répercute sur les produits les
plus « dangereux » en termes de risques. Ce processus a commencé au
second semestre 2006. Le problème est alors le refinancement de ces structures.
Qui refinance ? Les investisseurs commencent à se dire qu’ils n’ont plus
intérêt à acheter ces titres qui se retrouvent ainsi gelés dans ces structures.
Les agences ne peuvent plus alors tenir les notes d’évaluation de risques
accordées précédemment.
Les agences font en effet
partie du système et ne peuvent afficher n’importe quoi. À partir du printemps
2007, elles ont commencé à dégrader massivement les notes initiales. Ce qui a
produit le gel du financement. Les banques parallèles n’ont plus pu refinancer
ces titres dont la valeur avait beaucoup baissé. Personne ne voulait plus leur
prêter de l’argent de l’extérieur. Le 8 août 2007 par exemple, la BNP a dû
reconnaître qu’elle ne connaissait plus la valeur de ses titres, déclenchant
une mini panique. Les banques ne sachant plus de combien d’argent elles
allaient avoir besoin pour compenser les pertes ont cessé de se prêter de
l’argent les unes aux autres. D’où un gel du marché interbancaire, faute de
confiance. Chacun pour soi ! Les mauvaises créances ont contaminé d’autres
pools, non immobiliers, et le doute a gagné l’ensemble des titres. Le
paroxysme a été atteint en mars 2008, une grande banque d’investissement se
retrouvant en difficulté.
Les banques centrales ont dû
intervenir, l’objectif étant de ne jamais stopper le marché interbancaire.
Elles ont ajusté leurs méthodes après avoir constaté qu’il ne suffisait pas
d’injecter des liquidités à court terme. Elles ont commencé par acheter des
actifs immobiliers dont le marché ne voulait plus alors même qu’il s’agissait
de titres sûrs. Mais elles finiront par acheter aussi, en cas de besoin, des subprimes
douteux. Ce qui reviendra à socialiser les pertes.
Vous n’avez parlé que des
États-Unis et des pays émergents. Les autres sont-ils hors jeu ?
Michel Aglietta : Non, cela ne se passe pas
seulement entre les États-Unis et les pays émergents. Les banques européennes
ont joué un rôle très actif, d’abord en participant à la titrisation via leurs
succursales installées aux États-Unis (la BNP, la Deutsche Bank, des banques
suisses, etc.). Elles ont donc été du côté des « arrangeurs » de
titres. Du côté de ceux qui achètent, il y a eu des fonds asiatiques, mais
aussi beaucoup de banques européennes. La Commission européenne interdit aux
collectivités de garantir les banques publiques, ce qui contraint celles-ci à
rechercher du profit. L’investissement dans les subprimes était donc
particulièrement tentant !
Les banques européennes ont
donc les mêmes problèmes. Tout ce qui est effet de la crise sur le
ralentissement du crédit, la prudence dont elles vont devoir faire preuve, le
fait qu’elles vont être conduites à réduire leurs engagements sur le marché des
dettes pour se recapitaliser, va avoir pour effet de rendre le crédit plus
cher, aux États-Unis mais aussi en Europe. Il y a donc une transmission
financière directe vers l’Europe et le reste du monde.
Et pour la croissance
économique en général ?
Michel Aglietta : On pouvait espérer que la
crise financière n’aurait pas d’effet sur l’économie. Le ralentissement aux
États-Unis allait, pensait-on, provoquer une accélération ailleurs pour
compenser la demande américaine. Mais, comme le montrent les dernières
prévisions du FMI, cela ne va pas se produire. Tout se passe comme s’il y avait
un marché immobilier global du fait de la liquidité de l’économie mondiale. Les
bulles spéculatives sont donc en train d’éclater partout, en Espagne, en
Afrique du Sud, en Inde et en Chine bientôt. Cela entraîne des effets récessifs
communs. Le découplage des pays émergents ne sera donc probablement pas
significatif. Ils vont peut-être ralentir moins que les autres mais ralentir
quand même.
Au total, les banques
centrales ont à peu près enrayé le danger de voir le système financier
s’effondrer. Il est clair que la FED, qui n’en a pourtant pas la responsabilité
légale, a décidé qu’il n’y aurait pas de faillite dans les banques d’affaires [publié avant le 4 juin 2008]. Il restera donc la crise
économique avec une récession américaine et un très fort ralentissement en
Europe. On peut s’attendre à une baisse importante des profits qui va elle-même
faire replonger les bourses qui sont actuellement dans une phase de fausse
euphorie parce que la crise financière semble terminée. Enfin, on se rend
compte que la consommation des ménages a moins résisté qu’on ne l’espérait. Les
difficultés économiques sont donc devant nous.
Voyez-vous des solutions,
notamment à partir de vos réflexions antérieures sur la régulation ?
Michel Aglietta : À court terme, le problème
est la gestion politique d’une tendance récessive, en évitant si possible une
spirale, réelle celle-là, du pessimisme des agents économiques. À plus long
terme, il faut une reconstitution de la finance, sur d’autres bases. Quels
peuvent en être les grands axes ? Les banques vont évidemment résister aux
tentatives de les contrôler. Mais la « franchise bancaire »,
c’est-à-dire l’accès direct à la banque centrale ne peut pas aller sans
contrepartie en termes de réglementation.
Le périmètre des banques a
été modifié par la nouvelle ingénierie financière. La différence entre banques
commerciales, banques d’investissement et même banques parallèles devient de
plus en plus difficile à définir. Quel doit être alors le périmètre à soumettre
à des règles prudentielles ? C’est un peu l’inverse des années 30. On a alors
segmenté les banques pour résoudre la crise. Les banques d’investissement
n’avaient plus le droit de faire du crédit, par exemple. La loi bancaire
Glass-Steagall, adoptée en 1935, n’a été abolie qu’en 1999 après un intense lobbying.
Aujourd’hui, l’imbrication
des marchés par les dérivés est telle qu’il est difficile de dire :
« On supprime les dérivés ». Et cela d’autant moins si on
pense que le transfert de risques se justifie parce qu’il a aussi des aspects
positifs et que les investisseurs institutionnels ont besoin d’une offre large
d’actifs. Il faudrait donc généraliser ce qu’on appelle la banque au sens
strict, c’est-à-dire mettre toutes ces structures sous la dépendance de la
banque centrale.
Une des grosses erreurs de
la lutte contre l’inflation a été de séparer les banques centrales de la
régulation prudentielle en disant : « La banque centrale doit être
indépendante et ne s’occuper que de la monnaie ». Le retour de la
régulation prudentielle sous le parapluie de la banque centrale serait ainsi une
réforme très importante.
Ces deux aspects vont
ensemble. En Espagne, cela n’a jamais été séparé. Quand il y a eu en 2003
l’expansion du crédit, les banques ont consulté la banque centrale pour savoir
si elles pouvaient titriser et créer des structures parallèles. On leur a
répondu oui, à condition de mettre la même provision en capital et de s’appuyer
sur les mêmes règles que si elles gardaient les actifs au bilan. La titrisation
doit donc être ramenée aux conditions dans lesquelles on peut montrer qu’elle
est économiquement utile et meilleure que le crédit standard.
Les marchés sont donc
incapables de s’autoréguler dans ce sens ?
Michel Aglietta : Pour qu’ils s’autorégulent
dans ce sens, c’est-à-dire pour que la discipline de marché joue au niveau où
on porte un crédit que la banque ne veut pas garder, il faut que toute la
transparence sur le mécanisme de la titrisation soit faite. Ceux qui ont les
moyens d’avoir leurs propres analystes seront alors capables de faire une
évaluation contradictoire, au même titre que la banque d’affaires qui leur
dit : « Ces titres sont bons, etc. ». Dans ces
conditions, on pourrait avoir une régulation possible par le marché. Les
acteurs portant le risque le feraient en connaissance de cause.
Est-ce que l’opacité fait
partie du système ?
Michel Aglietta : Absolument. De là
d’ailleurs l’importance du politique. Dans tout ce que je dis, il n’y a rien de
spontané. Il faut que la régulation soit repensée et qu’elle soit une
couverture universelle par un accord international, sinon les banques
trouveront toujours des échappatoires, comme par exemple en localisant leurs
activités dans des places offshore qui sont des zones de non droit.
C’est le rôle des autorités de marché. Mais c’est le retour des banques sous le
parapluie des banques centrales qui me paraît le plus important.