Q. —Mon Général, la guerre a éclaté au
Moyen-Orient, il y a six mois. Elle s’est aussitôt terminée comme on sait. Que
pensez-vous de l’évolution de la situation dans ce secteur depuis le mois de
juin dernier ?
R. —
L’établissement, entre les deux guerres mondiales, car il faut remonter
jusque-là, l’établissement d’un foyer sioniste en Palestine et luis, après la
Deuxième Guerre mondiale, l’établissement d’un État l’Israël,
soulevait, à l’époque, un certain nombre d’appréhensions. On pouvait se
demander, en effet, et on se demandait même chez beaucoup de Juifs, si
l’implantation de cette communauté sur des terres qui avaient été acquises dans
des conditions plus ou moins justifiables et au milieu des peuples arabes qui
lui étaient foncièrement hostiles n’allait pas entraîner d’incessants,
d’interminables, frictions et conflits’ Certains même redoutaient que les
Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui
étaient restés ce qu’ils avaient été de tous temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de
lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur
ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits
très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles.
Cependant, en
dépit du flot tantôt montant, tantôt descendant, des malveillances qu’ils
suscitaient dans certains pays et à certaines époques un capital considérable
d’intérêt et même de sympathie s’était accumulé en leur faveur, surtout, il
faut bien le dire, dans la
Chrétienté ; un capital qui était issu de l’immense souvenir
du Testament, nourri par toutes les sources d’une magnifique liturgie,
entretenu pare la commisération qu’inspirait leur antique malheur et que
poétisait, chez nous, la légende du Juif errant, accru par les abominables
persécutions qu’ils avaient subies pendant la
Deuxième Guerre mondiale et grossi, depuis qu’ils avaient
retrouvé une patrie, par leurs travaux constructifs et le courage de leurs
soldats.
C’est pourquoi,
indépendamment des vastes concours en argent, en influence, en propagande, que
les Israéliens recevaient des milieux juifs d’Amérique et d’Europe, beaucoup de
pays, dont la France,
voyaient avec satisfaction l’établissement de leur État sur le territoire que
leur avaient reconnu les Puissances, tout en désirant qu’ils parviennent, en
usant d’un peu de modestie, à trouver avec leurs voisins un « modus vivendi »
pacifique.
Il faut dire
que ces données psychologiques avaient quelque peu changé depuis 1956; à la
faveur de l’expédition franco-britannique de Suez, on avait vu apparaître, en
effet, un État d’Israël guerrier et résolu à s’agrandir. Ensuite, l’action
qu’il menait pour doubler sa population par l’immigration de nouveaux éléments,
donnait à penser que le territoire qu’il avait acquis ne lui suffirait pas
longtemps et qu’il serait porté, pour l’agrandir, à utiliser toute occasion qui
se présenterait. C’est pourquoi, d’ailleurs, la
Ve République
s’était dégagée, vis-à-vis d’Israël, des liens spéciaux et très étroits que le
régime précédent avait noués avec cet Étatet s’était appliquée, au contraire à favoriser la détente dans le
Moyen-Orient. Bien sûr, nous conservions avec le Gouvernement israélien des
rapports cordiaux et, même, nous lui fournissions pour sa défense éventuelle
les armements qu’il demandait d’acheter, mais, en même temps, nous lui
prodiguions des avis de modération, notamment à propos des litiges qui
concernaient les eaux du Jourdain ou bien des escarmouches qui opposaient
périodiquement les forces des deux camps. Enfin, nous nous refusions à donner
officiellement notre aval à son installation dans un quartier de Jérusalem dont
il s’était emparé et nous maintenions notre ambassade à Tel-Aviv.
D’autre part,
une fois mis un terme à l’affaire algérienne, nous avions repris avec les
peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié, de coopération, qui avait
été pendant des siècles celle de la
France dans cette partie du monde et dont la raison et le
sentiment font qu’elle doit être, aujourd’hui, une des bases fondamentales de
notre action extérieure. Bien entendu, nous ne laissions pas ignorer aux Arabes
que, pour nous, l’État d’Israël était un fait accompli et que nous
n’admettrions pas qu’il fût détruit. De sorte que, on pouvait imaginer qu’un
jour viendrait où notre pays pourrait aider directement à ce qu’une paix réelle
fût conclue et garantie en Orient, pourvu qu’aucun drame nouveau ne vînt le
déchirer.
Hélas ! le
drame est venu. Il avait été préparé par une tension très grande et constante
qui résultait du sort scandaleux des réfugiés et Jordanie, et aussi d’une
menace de destruction prodiguée contre Israël. Le 22 mai, l’affaire
d’Akaba, fâcheusement créée par l’Égypte ♦, allait offrir un
prétexte à ceux qui rêvaient d’en découdre. Pour éviter les hostilités, la
France avait, dès le 24 mai, proposé aux trois autres
grandes puissances d’interdire, conjointement avec elles, à chacune des deux
parties, d’entamer le combat. Le 2 juin, le Gouvernement français avait
officiellement déclaré, qu’éventuellement, il donnerait tort à quiconque
entamerait le premier l’action des armes, et c’est ce que j’avais moi-même, le
24 mai, déclaré à M. Eban, ministre des Affaires étrangères d’Israël,
que je voyais à Paris. « Si Israël est attaqué, lui dis-je alors en
substance, nous ne le laisserons pas détruire, mais si vous attaquez, nous
condamnerons votre initiative. Certes, malgré l’infériorité numérique de votre
population, étant donné que vous êtes beaucoup mieux organisés, beaucoup plus
rassemblés, beaucoup mieux armés, que les Arabes, je ne doute pas que, le cas
échéant, vous remporteriez des succès militaires, mais, ensuite, vous vous
trouverez engagés sur le terrain, et au point de vue international, dans des
difficultés grandissantes, d’autant plus que la guerre en Orient ne pet pas
manquer d’augmenter dans le monde une tension déplorable et d’avoir des
conséquences très malencontreuses pour beaucoup de pays, si bien que c’est à
vous, devenus des conquérants, qu’on en imputerait peu à peu les
inconvénients. »
♦ L’Égypte, après
avoir demandé le retrait des forces de l’O.N.U. qui contrôlaient depuis dix ans
le débouché du golfe d’Akaba, au détroit de Tiran, avait annoncé qu’elle
bloquerait la navigation en provenance ou à destination du port d’Elath par lequel Israël
reçoit son approvisionnement pétrolier en provenance de l’Iran et qui constitue
son seul débouché sur la mer Rouge, en raison de la fermeture du canal de Suez
aux navires battant pavillon israélien, décidée par le Gouvernement du Caire.
On sait que la
voix de la France
n’a pas été entendue. Israël ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de
combat, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant, il organise, sur les territoires qu’il a
pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions,
et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour, il
qualifie de terrorisme. Il est vrai que les deux belligérants observent,
pour le moment, d’une manière plus ou moins précaire et irrégulière, le
cessez-le-feu prescrit par les Nations Unies, mais il est bien évident que le conflit n’est que
suspendu et qu’il ne peut pas avoir de solution, sauf par la voie
internationale. Mais un règlement dans cette voie; à moins que les
Nations Unies ne déchirent elles-mêmes leur propre Charte, un règlement doit
avoir pour base l’évacuation des territoires qui ont été pris par la force, la
fin de toute belligérance et la reconnaissance réciproque de chacun des États
en cause par tous les autres. Après quoi, par des décisions des Nations Unies,
en présence et sous la garantie de leurs forces, il serait probablement
possible d’arrêter le tracé précis des frontières, les conditions de la vie et
de la sécurité des deux côtés, le sort des réfugiés et des minorités et les
modalités de la libre navigation pour tous, notamment dans le golfe d’Akaba et
dans le canal de Suez. Suivant la
France, dans cette hypothèse, Jérusalem devrait recevoir un
statut international.
Pour qu’un tel
règlement puisse être mis en œuvre, il faudrait qu’il y eût l’accord des
grandes puissances (qui entraînerait ipso facto celui des Nations Unies) et, si
un tel accord voyait le jour, la
France est d’avance disposée à prêter sur place son concours
politique, économique et militaire, pour que cet accord soit effectivement
appliqué. Mais on ne voit pas comment un accord quelconque pourrait naître, non
point fictivement sur quelque formule creuse, mais effectivement pour une
action commune, tant que l’un des plus grands des Quatre ne se sera pas dégagé
de la guerre odieuse qu’il mène ailleurs. Car tout se tient dans le monde
d’aujourd’hui. Sans le drame du Viêt-Nam, le conflit entre Israël et les Arabes
ne serait pas devenu ce qu’il est et si, demain l’Asie du Sud-est voyait
renaître la paix, le Moyen-Orient l’aurait bientôt recouvrée à la faveur de la
détente générale qui suivrait un pareil événement.
[Charles De
Gaulle, Mémoires d’espoir, Volumes Plon, p. 1061]