La vérité en face
posted by AMG at samedi, février 10, 2007
(Suite
de la note précédente ; les citations à
l'intérieur du texte de V. Descombes sont de Tocqueville.)
« Lorsque
l'autorité cesse [ prétendument (note de Heil
Myself !) ] d'être
extérieure, lorsqu'elle est comme remise à chaque individu [ ça
c’est la propagande : remise mon cul ], elle n'en disparaît pas pour autant. L'individu reste dépendant d'une
source à laquelle puiser des opinions qu'il est bien incapable de former
par lui-même. “Ainsi, la question n'est
pas de savoir s'il existe une autorité intellectuelle dans les siècles
démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la
mesure”. Tocqueville écarte, sans mobiliser pour cela un grand
appareil anti-sceptique, la méthode critique du philosophe post-cartésien. Il
écrit cette phrase qu'on pourrait trouver aussi bien dans un texte de
Peirce ou de Wittgenstein : “Il
n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de
choses sur la foi d'autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités
qu'il n'en établit”.
» Voici par conséquent le sens de
l'individualisation du jugement du point de vue d'une philosophie
sociale : le trait propre des sociétés démocratiques n'est pas qu'on trouve
la “source principale des croyances” en soi et non plus au ciel, c'est
qu'on trouve ces croyances “dans la raison humaine”, c'est-à-dire dans
l'opinion commune, et non plus dans le surnaturel.
» Tocqueville, pourrait-on dire, est
sociologue en ce qu'il entend placer sa philosophie politique (normative)
dans la dépendance d'une philosophie sociale (descriptive). C'est pourquoi
il n'écrit pas, comme le font encore aujourd'hui les héritiers
individualistes de la philosophie des Lumières : jadis, les hommes
étaient conduits par la tradition, maintenant, chaque homme est
conduit par sa propre raison. Tocqueville tiendra un langage
conforme au principe comparatif qu'il applique dans ses descriptions des
sociétés américaine et française : jadis, les hommes cherchaient
l'autorité intellectuelle là où ils apercevaient une supériorité (ancêtres
fondateurs, maîtres incontestés), aujourd'hui ils la cherchent dans “la
raison humaine”, ce qui veut dire dans l'opinion commune des hommes,
laquelle se traduit pour eux par l'opinion du plus grand nombre de leurs
voisins. “Aux Etats-Unis, la majorité
se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites, et
les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres.”
La religion elle-même est reçue comme étant l'opinion commune (plutôt
qu'une révélation). Il est d'ailleurs concevable que la liberté
individuelle de penser puisse être moindre en régime démocratique (si
l'opinion majoritaire devient trop puissante) qu'en régime aristocratique.
» Dira-t-on que Tocqueville décrit
un homme démocratique qui se laisser aller au conformisme ? Peut-être,
mais qui ira reprocher à l'homme démocratique de prendre ses opinions
personnelles dans l'opinion commune, alors même que nous le félicitons de ne
plus les prendre dans une “raison supérieure” ? On dira : mais
pourquoi ne tire-t-il pas ses opinions d'une source personnelle, sa propre
raison ? Mais dire cela, c'est revenir à l'idée qu'une conscience
cartésienne puisse fournir au citoyen des vérités premières sur lesquelles
il lui serait possible de fonder tous ses jugements et toutes ses décisions
en matière politique. Ces vérités premières seraient signalées par le
sentiment inébranlable de vérité qu'est censé procurer (...) le contact
cognitif avec soi. En réalité, la légende du sujet des temps modernes ne
peut pas espérer survivre à la philosophie de la conscience. »
(Descombes, Le Complément du sujet, 2004, pp. 371-73)
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De Profundis !
A bon entendeur
Chaque
série se rapprochant à chaque étape de sa propre fin, la France se rapproche
chaque jour que Dieu fait de sa dissolution, nous-même de la mort (infarctus,
bavure, Sida, "belle mort", etc.) : il est réconfortant que
l'on puisse encore lire un peu de Vincent Descombes, pour en apprendre sur
soi.
« Qu'est-ce
qui rend croyable une opinion, demande Condorcet ? Quels sont les
motifs de sa crédibilité ? Ils peuvent être réels ou faux, car il y a
de bonnes raisons de croire, mais aussi de mauvaises raisons. Condorcet
distingue trois espèces de motifs de crédibilité :
» 1°
les motifs réels (qui tiennent à la façon rationnelle d'acquérir des
opinions) ;
» 2°
le motif de l'habitude (les préjugés) ;
» 3°
le motif de l'autorité attachée à celui qui émet l'opinion.
» Comme on voit, Condorcet applique
une classification qui est déjà celle dont se servira Max Weber pour
construire sa typologie des trois formes de légitimité : rationalité,
tradition, charisme (ou prestige). Or la difficulté est la même chez Weber
et chez lui. Parmi les trois formes de légitimité qui nous sont proposées,
il y a une authentique légitimité (celle qui est qualifiée de rationnelle)
et deux qui sont spécieuses. Il en va de même pour les motifs de
croire : il y a des motifs de croire les opinions réellement dignes
d'être crues, et il y a de (faux) motifs de croire des opinions qui, en
réalité, ne sont pas croyables.
» L'épistémologie qu'esquisse
Condorcet est mentaliste. Il est ici pris au piège d'une philosophie
assimilant la croyance du sujet à un état interne sur lequel ce sujet peut
nous renseigner parce qu'il est le mieux placé pour s'introspecter. Soit un
individu qui doit juger si l'opinion p est vraie. Condorcet
l'invite à s'examiner lui-même. Quel sentiment éprouve-t-il lorsqu'il
considère que p? A-t-il les mêmes sentiments qu'envers des
résultats scientifiques bien établis ? Ou bien sent-il qu'au fond il
ne le croit pas ? La subjectivation des critères du vrai est ici
complète. Le sujet doit déterminer s'il croit réellement les choses
qu'il se vante de croire. Un examen de son sentiment doit lui apprendre
s'il cède à une habitude, à une autorité extérieure ou à un sentiment réel
d'évidence.
» Mais comment exclure que les
sujets procédant ainsi arrivent à des résultats divergents ?
L'individu A s'examine et conclut qu'il croit réellement que p, B
parvient à la conclusion opposée : il croyait croire que p,
mais il découvre qu'en réalité il ne le croyait pas réellement, mais
seulement en apparence.
» Que se passe-t-il lorsqu'il y a
divergence ? L'individu A dit qu'il croit que p,
mais il le dit sur la foi de sa conscience qui lui présente son état
subjectif comme celui de quelqu'un qui croit que p. (Ici, ne
demandons pas à quoi ressemble un tel état, ce serait ruiner toute la manœuvre du philosophe.) A dit croire
que p, mais cela ne prouve pas qu'il est dans cet état
doxastique. En réalité, le fait que A dise qu'il croit que p
ne prouve qu'une chose : s'il est sincère, il croit, à tort ou
à raison, qu'il croit que p. Mais qu'en est-il de son état réel
de croyance ? De son côté, B a dit qu'il croyait tout à l'heure
croire que p, mais qu'il vient de s'apercevoir qu'en réalité il
ne le croyait pas réellement. Mais qu'en est-il de sa croyance présente
relativement à sa croyance passée ? Est-ce une croyance réelle ou
seulement une croyance qu'il professe sans réellement la sentir en
lui ? Toute cette analyse de la croyance en termes d'états ressentis
comme plus ou moins intenses par le sujet conduit ainsi à des incohérences.
» Dire que je crois que p,
ce n'est certainement pas prononcer un jugement sur le point de savoir si
je crois que p. Le philosophe du sujet voudrait insérer un
rapport à soi de type réfléchi entre le sujet de croyance et l'expression
de sa croyance, mais aucune place n'a été ménagée dans le langage pour une
telle opération subjective. La seule façon de décider si je crois que p,
c'est de considérer que j'ai de solides raisons de croire que p.
Ce n'est pas en m'examinant moi-même que je pourrai jamais faire la
différence entre les motifs réels de crédibilité et ceux qui ne sont pas
réels. » (Descombes, Le complément de sujet, Gallimard, 2004,
pp. 364-365).
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